Rapport sur la commission du budget (1834). Par Hippolyte Passy. (Extraits)

Hippolyte Passy, Rapport sur la commission du budget, chargée d’examiner le projet de budget du ministère de la guerre (Exercice 1835). (Chambre des députés, séance du 9 avril 1834.)


[…]

Dépenses de l’occupation d’Afrique.

Les dépenses de l’occupation sont créditées aux divers chapitres du budget, et il serait très difficile de les en extraire pour les rassembler et en former une spécialité distincte. Toutefois pour en faciliter l’examen et permettre d’en saisir l’ensemble, au budget est annexé un tableau indiquant le montant et la subdivision des previsions, tant pour les troupes françaises et les corps étrangers, que pour les services administratifs et civils ; et, d’après ce tableau, les dépenses à la charge du département de la guerre doivent être évaluées à la somme totale de 19 617 000 francs, à raison d’un effectif de 23 954 hommes et de 4 329 chevaux.

Ce chiffre, toutefois, est loin d’être exact, et ce serait à tort qu’on le prendrait comme indiquant la totalité des dépenses que nous faisons à Alger. M. le ministre des finances, dans le discours qui précède le projet de budget, porte à 30 millions le montant des frais annuels de l’occupation. Nous ne savons sur quels calculs repose cette évaluation ; mais tant de dépenses vraiment faites pour Alger sont soldées chaque année sur les fonds alloués au service intérieur, que nous ne doutons pas qu’elle soit bien fondée.

C’est un fait, par exemple, que l’effectif voté pour Alger a constamment été dépassé ; que des renforts considérables l’ont grossi à diverses reprises, et que, dans ce moment même, au lieu de consister en 23 328 hommes, il est de 30 631 hommes. C’est donc 7 333 hommes qui sont allés consommer en Afrique les fonds affectés à leur entretien en France ; et comme ces hommes touchent les allocations de guerre, il faudra, pour faire face aux frais, ou réclamer un crédit supplémentaire ou réduire encore par des congés l’effectif assigné à l’intérieur, de manière à recouvrer, sur un incomplet, l’excédent de dépense.

Quelque résolution qui soit prise à cet égard, il n’en demeure pas moins constant à nos yeux que tout soldat transporté à Alger doit être compris dans l’effectif de l’armée d’occupation ; et puisque cet effectif compte 7 333 hommes de plus que ne l’a prévu le budget de la guerre, c’est 5 163 000 francs à ajouter au montant des dépenses énoncées et créditées par les Chambres.

D’autres dépenses difficiles à supputer, mais qui ne laissent pas que d’être considérables, sont celles qui résultent de l’envoi d’une multitude d’effets de matériel pris dans les réserves et les approvisionnements de la guerre. On puise dans nos arsenaux et nos magasins au profit d’Alger et de là un vide qu’il faut combler à l’aide de crédits ouverts pour service à l’intérieur. D’après un document demandé au ministère, les objets ainsi transportés depuis trois ans à Alger valaient 6 951 941 francs, et chaque année leur dépréciation doit être calculée à raison de 792 120 francs. Ce sont des poudres, des projectiles, des effets d’hôpitaux, de campement, de casernement des voitures, des chevaux, des fourgons, des forges, des blockhaus, des fers, bois, moellons propres aux constructions, et enfin une multitude d’autres articles divers. Ces sortes de fournitures décroîtront plutôt qu’elles n’augmenteront à l’avenir ; mais si nous en calculons la valeur en principal et moins-value ou déchet annuel, elles ont jusqu’ici occasionné une dépense d’environ 3 millions par an.

De même, les bouches à feu qui garnissent les remparts des villes ou forment les batteries de campagne sont sorties de nos arsenaux. C’est un placement fait à Alger, ce qui, en affaiblissant nos ressources, nécessite un remplacement de pareille valeur. À en juger d’après un inventaire des effets d’artillerie envoyés en Afrique, ce materiel représente, au prix payé en France, une somme de 3 199 594 francs.

Il serait naturel d’évaluer encore les frais occasionnés par les dépenses de première mise, d’habillement, d’équipement de tous les hommes appartenant aux regiments français et quittant les dépôts pour passer en Afrique ; puis ceux qui résultent de la perte annuelle en hommes tués ou périssant dans les hôpitaux. Depuis la prise de Bone, les maladies ont fait de plus grands ravages, et le nombre des décès s’est élevé à plus de 2 300. Avec chaque homme ainsi perdu, disparaissent des effets délaissés ou vendus à vil prix, et de là des consommations à imputer pour les soldats des corps français sur les frais de l’occupation.

Restent encore les dépenses de la marine qui montent à 800 000 francs pour les bateaux à vapeur, et à plus d’un million pour frais d’armement, de navigation et de station des bâtiments affectés momentanément ou manuellement au service de l’armée d’Afrique : enfin les dépenses du ministère des finances, qui sont d’un peu plus de 70 000 francs.

Ainsi, Messieurs, comme M. le ministre des finances, c’est à plus de 30 millions que nous sommes obligés d’évaluer le montant des dépenses annuellement faites en Afrique ; et dans cette somme ne figurent pas cependant quelques dépenses d’une certaine importance, telles que les frais forcément à la charge des corps qui ont des détachements à Alger, et les pertes en effets appartenant aux militaires tués dans les combats ou morts dans les hôpitaux.

De cette dépense doit être défalqué, toutefois, le montant du revenu fourni par le pays : c’est, d’après les évaluations du budget des recettes, une somme de 1 550 000 francs.

Un fait dont il faut tenir compte, toutes les fois qu’il s’agit de l’occupation d’Afrique, c’est la nécessité d’y tenir en tout temps des forces considérables. Les indigènes nous combattent et nous repoussent ; et comme ils se montreraient menaçants si nous avions quelque guerre européenne à soutenir, ce ne serait pas le moment d’affaiblir l’armée dont la présence est indispensable pour les contenir. À coup sûr, cependant, le manque de 30 000 soldats nous serait pénible, si quelque lutte périlleuse venait à exiger l’emploi simultané de toutes les ressources militaires dont nous disposons.

En vous retraçant ces faits, Messieurs, nous remplissons un devoir. Il importe que la France sache bien à quelles conditions elle possède et garde la régence d’Alger ; qu’elle ne puisse se méprendre sur l’étendue et la portée des sacrifices auxquels il lui faut souscrire.

Quelque lourd que soit d’ailleurs le fardeau, quels que soient les embarras financiers, les charges qu’il nous impose, nous aurions tort de nous en plaindre, s’il est prouvé que nous semons pour recueillir, s’il est certain que bientôt l’Afrique, subjuguée par nos armes, éclairée, vivifiée, enrichie par nos arts et notre civilisation, nous dédommagera des avances qu’elle nous coûte. C’est ici une question d’avenir, et par cela même hasardeuse à traiter : nous n’hésiterons pas toutefois à l’aborder.

À l’époque où Alger passa dans nos mains, furent conçues de vastes et magnifiques espérances. C’était la suprématie de la Méditerranée qui venait de nous échoir ; c’était un sol d’une admirable fécondité, où ne tarderaient pas à affluer des flots de population européenne dont il paierait avec usure les efforts laborieux qu’un coup de fortune nous avait livré ; c’était un continent tout entier que nous allions appeler aux bienfaits de l’industrie et de la civilisation ; en un mot, gloire, puissance, richesse, tout ce qui flatte l’orgueil, tout ce qui fait la grandeur et la prospérité des nations, nous devions tout rencontrer, tout voir croître et fleurir sous le ciel d’Afrique.

Ces espérances, les faits accomplis ne les ont point justifiées. Vainement depuis près de quatre ans avons-nous entretenu à Alger une armée formidable ; vainement tous les points importants du littoral sont-ils tombés successivement en notre pouvoir, avec nos possessions n’ont cessé de croître nos dépenses ; jusqu’à présent aucun avantage, aucun progrès réel n’en a été le fruit. Bien plus : loin de fléchir devant la supériorité de nos lumières et de nos armes, loin de goûter les bienfaits que nous croyons attachés à nos formes administratives et de se résigner à notre domination, les populations ont fui notre approche, et nous sont devenues ou restées hostiles. Partout a diminué ou fini le peu de commerce qui existait avant notre conquête : un seul point aujourd’hui a quelque activité mercantile, c’est la ville d’Alger, où les consommations d’une garnison de 14 000 hommes et les dépenses du gouvernement ont offert aux spéculateurs européens de nombreuses chances de lucre et de bénéfice.

Sans doute, il faut le reconnaître des fautes graves ont été commises ; des actes de violence et d’oppression ont atteint plusieurs fois les indigènes ; peut-être aussi l’ardeur militaire des chefs leur a-t-elle fait accepter, sans nécessité, plus d’une occasion de péril et de gloire ; mais pouvons-nous en conclure qu’une administration plus habile, plus sage, plus équitable, aurait suffi pour aplanir tous les obstacles contre lesquels nous avons à lutter ?

Alger, malgré les avantages attachés au peu de distance qui nous en sépare, ne peut devenir une possession profitable qu’à une condition : c’est qu’il s’y formera une population assez nombreuse, assez riche, assez florissante pour nous rendre en contributions et en bénéfice commerciaux l’équivalent des frais que nous imposent la défense et l’administration du pays. Or, ce but, tout atteste qu’il n’y a que deux voies pour l’atteindre.

Ou les races indigènes, heureuses de notre domination et entraînées par nos exemples, se ploieront aux formes de notre civilisation, et deviendront paisibles, laborieuses et riches, ou elles feront place à des colons européens qui, attirés par la facilité de se créer une existence prospère, croîtront rapidement en nombre et en opulence. À l’accomplissement de l’un de ces faits tiendra l’avenir de la conquête : ce n’est qu’autant que l’autre se réalisera, que nous ne prodiguerons pas sans fruit le sang et les trésors de la France. Voyons donc si l’expérience et les données de la raison offrent quelque certitude à cet égard.

Il faut bien se garder de confondre les populations qui couvrent les campagnes de l’ancienne régence avec ces races agricoles et sédentaires de l’Inde et de l’Égypte qui, énervées par de longs siècles d’oppression, ont perdu toute idée d’indépendance, et sont toujours prêts à se résigner au joug des conquérants que leur amènent des invasions heureuses. Ce sont, au contraire, des populations hardies, belliqueuses que les Turcs eux-mêmes n’ont jamais assujetties complètement. Maîtres des villes, les deys d’Alger n’exerçaient au-dehors qu’un pouvoir vacillant et souvent contesté. C’est en tenant auprès des diverses tribus des agents chargés de les surveiller et d’en fomenter les discordes ; c’est en profitant de toutes les occasions pour intervenir dans leurs querelles, en se présentant tour à tour en protecteurs et en adversaires, en alliés et en ennemis. qu’ils réussissaient à leur en imposer et à en obtenir le paiement de quelques subsides. Nour pourrions continuer leur œuvre ; peut-être y gagnerions nous plus de sécurité et moins de dépenses ; mais où nous mènerait ce système de gouvernement ? à laisser les choses sur le pied même où nous les avons trouvées à notre arrivée, à n’être que des suzerains peu respectés d’une contrée dont l’acquisition, loin d’ajouter à notre puissance, l’affaiblirait de tout ce qu’il nous faudrait sacrifier à sa conservation.

À des nécessités inconnues aux Turcs, doit répondre une politique autre que la leur. Vivre à côté des indigènes ne nous suffirait pas : ce qu’il nous faut, c’est recouvrer le montant de nos avances, c’est faire de l’Afrique, pour qu’elle puisse payer les frais de son propre gouvernement, un pays où règnent les travaux, le commerce, les usages de l’Europe. Nous doutons que le succès d’une telle entreprise soit assuré.

L’état social des populations indigènes est précisément celui qui, dans tous les temps et dans tous les pays, s’est montré le plus rebelle aux progrès et aux innovations. Divisés en tribus distinctes, et souvent aux prises entre elles, les Arabes et les Kabyles vivent au milieu de périls, dont la continuité nourrit, avec leur orgueil de race, le vil attachement qu’ils portent à leurs vieilles coutumes. Héritiers des querelles et des vindictes de leurs pères, le besoin même de se conserver leur commande d’en conserver les mœurs et les inclinations guerrières, d’en garder fidèlement les habitudes de ruse, de turbulence et de pillage ; et tout, dans leur existence inquiète et aventureuse, leur interdit ces travaux paisibles et réguliers, qui font la richesse de l’Europe, et dont, chez eux, les fruits ne seraient jamais en sûreté. Aussi leurs occupations sont-elles encore plus pastorales qu’agricoles ; les tribus des plaines ne séjournent aux mêmes lieux que pendant la courte durée des moissons ; elles vont cherchant sans cesse de nouveaux pâturages, établissant de nouveaux campements ; et ce n’est pas tant qu’elles habiteront sous la tente, qu’on verra naître chez elles ni des besoins nombreux, ni l’aisance, fille des labeurs industriels.

On pourra leur offrir des présents qu’elles accepteront ; mais imaginer que, grâce à l’attrait de notre commerce, à la possibilité d’envoyer sur nos marchés le peu de bétail et de grains dont ils disposent, des hommes accoutumés dès l’enfance aux haines et aux tumultes de la vie des clans, se transformeront en artisans industrieux, en laboureurs sédentaires, c’est se méprendre. Si l’appât des jouissances attachées à la consommation des produits délicats de l’Orient a tant contribué en Europe à vaincre la barbarie du Moyen-âge, c’est que les seigneurs féodaux, maîtres absolus d’un peuple asservi à la glèbe, pouvaient le contraindre à redoubler d’efforts et de travail. Les scheiks et les marabouts de l’Afrique n’ont pas tant de pouvoir. Dans leurs mains ne se concentre pas le peu de superflu dont jouit la communauté ; et ce n’est qu’en ménageant habilement les préjugés de la population, qu’en en exigeant peu, qu’ils s’en font obéir. Voyez au surplus si la facilité des échanges, si l’aspect du bien-être réservé aux sociétés agricoles, ont eu jusqu’ici la moindre influence sur les tribus de Bédouins qui, depuis tant de siècles, viennent camper sous les murs des villes de l’Égypte et de la Syrie, ou sur les hordes turcomanes qui viennent encore dresser leurs tentes jusque sur les rives du Bosphore.

En Afrique, d’ailleurs, existe une cause particulière d’aversion pour les arts et les mœurs de l’Europe. Nous sommes chrétiens, et, à ce titre, ne pouvons être aux yeux des populations que des infidèles. Chez elles, l’esprit religieux, tout puissant d’ordinaire à leur degré de civilisation, doit aux souvenirs des vieilles luttes avec l’Espagne une exaltation qui l’a fait dégénérer en haine aveugle contre tout ce qui ne partage pas leur croyance. Il y a plus : déjà, nous ne les avons que trop blessées dans leurs affections, leurs susceptibilités pieuses, et nous sommes condamnés à le faire encore. Quand des contrastes saillants, des dissemblances profondes existent entre les idées, le langage, la religion, les notions de devoirs et de bienséance, les formes de la vie extérieure, en un mot, entre tout ce qui constitue l’individualité des peuples, il faut des siècles pour qu’ils arrivent à se comprendre ; et si jamais les tribus arabes et kabyles marchent à la civilisation, ce sera par des voies qui leur seront propres et que ne leur enseigneront ni nos exemples, ni nos règlements de police et d’administration.

Mais si tant de causes s’opposent à ce que notre civilisation devienne le partage des peuples de l’Afrique, ne pouvons-nous jeter sur le sol qu’ils habitent des milliers de families européennes dont l’industrie active et féconde en changerait bientôt la face ? Ici encore le succès nous semble incertain !

Dans les contrées où les colonisations agricoles ont rencontré le moins d’obstacles, dans l’Amérique du Nord, par exemple, où les Européens n’eurent à repousser que quelques poignées de pauvres sauvages nus et désarmés, les premiers pas ont été pénibles et les résultats longtemps mal assurés. En Afrique, tout est bien different c’est en présence d’une population nombreuse, aguerrie, rusée, vindicative, qu’il faut prendre possession d’un sol qu’elle n’hésitera pas à disputer. Déjà il est vrai, quelques terres sont aux mains des spéculateurs de l’Europe ; mais ces terres, bien que situées dans la banlieue d’Alger, et qu’elles aient appartenu à des Turcs et des Maures qui les faisaient exploiter par les Arabes, des tribus les plus voisines, et conséquemment les plus soumises, a-t-on osé, jusqu’ici, les ensemencer hors des avant-postes français ? Ne demande-t-on pas des troupes pour en protéger et recueillir les moissons ? Ne réclame-t-on pas pour couvrir les défrichements de la Mitidja des lignes de forts et des rangées de soldats derrière lesquelles se placeront les travailleurs ? À coup sûr, à un tel mode de colonisation manquerait le seul ressort qui puisse en étendre le succès, la sûreté des bien et des personnes ; ou si ce ressort on le créait à force d’hommes et d’argent, il ne se récolterait pas un épi qui n’eût coûté à la France vingt fois plus qu’il ne rendrait à son maître.

Au reste, ne nous le dissimulons pas : au développement de la colonisation agricole s’attacherait vraisemblablement une fatale et détestable nécessité, celle d’expulser et d’exterminer les indigènes. Pas d’avenir, pas même de possibilité pour les colons de recueillir les fruits de leurs sueurs, tant qu’ils resteront exposés aux incursions dévastatrices de populations dont leur présence éveillera le courroux. Plus ils gagneraient de terrain, plus, à l’aspect d’étrangers s’emparant du sol qui forme leur héritage, fermenteraient les passions ardentes, les préjugés haineux des tribus des environs ; et c’est à force de meurtres et de pillages que celles-ci combattraient l’invasion. Dès lors régnerait la guerre et une guerre d’autant plus acharnée que, des deux côtés, on serait mû par le besoin le plus impérieux, par le besoin de vivre et de se conserver. De telles luttes prendraient bientôt un caractère impitoyable. Au milieu des dangers qu’elles appelleraient, s’irriteraient de plus en plus les antipathies, les ressentiments qu’enfantent avec tant de promptitude les oppositions d’intérêts et de prétentions entre des races diverses de culte, de langage, d’origine ; et les colons, si la France leur en prêtait la force, avanceraient, détruisant ou refoulant devant eux des populations dont le voisinage ne leur laisserait ni repos ni sécurité. Ce ne sont point là de simples conjectures, c’est de l’histoire. Voyez ce qui s’est passé dans toutes les contrées où des étrangers sont venus s’établir au milieu des indigènes, dans toutes ont éclaté des luttes de race dont le terme a été l’expulsion, l’extermination ou la mise en servitude des vaincus.

Sans doute, telles ne sont pas les prédictions que nous entendons. L’Afrique, assure-t-on, n’attend que des bras européens pour livrer les immenses richesses qu’elle recèle ; la colonisation n’exige ni grands frais ni grands efforts. Mais ne l’oublions pas : déjà à Alger sont nés des intérêts dont l’empire est de nature à faire illusion ; déjà il y existe des propriétaires aux yeux desquels l’avenir ne peut apparaître que sous un jour favorable aux espérances qui les ont déterminés à acquérir. Et cependant, rien de plus évident : réclamer l’établissement d’une chaîne de forts pour couvrir et défendre les cultures ; appeler des troupes pour contenir et châtier les tribus dont on redoute les hostilités ; qu’est-ce ? sinon vouloir un premier pas dans les voies sanglantes et désastreuses où nous pensons que la colonisation contraindra de marcher.

Ainsi, Messieurs, tout nous fait craindre qu’il ne faille attendre ni du succès des projets de civilisation intérieure, ni de la transplantation de colons tirés de l’Europe, aucun des avantages dont nous avons besoin pour compenser les charges de l’occupation d’Afrique. D’autres systèmes ont été conçus. On a proposé de concentrer les forces françaises autour du seul point d’Alger, dont on ferait le centre unique de la colonisation ; on a proposé encore de les confiner dans les murailles des villes de la côte, sans les mettre en contact avec les populations des campagnes. Certes, moins d’argent serait dépensé ; mais, dans l’un de ces systèmes, ce serait la colonisation avec toutes ses difficultés, ses violences et ses luttes ; dans l’autre, tout annonce que nous achèterions à trop haut prix encore, et le peu de commerce que permettrait l’indigence de populations à demi-nomades, et le faible avantage de posséder quelques ports de plus dans la Méditerranée.

À Alger, nous avons accompli une grande et honorable tâche. La piraterie a pris fin ; la Méditerranée est débarrassée des forbans qui la sillonnaient en tous sens ; l’Afrique a appris à connaître et à redouter la supériorité des armes de l’Europe ; notre devoir maintenant, c’est d’assurer les fruits de la victoire, c’est d’empêcher qu’ils soient jamais compromis ou perdus. Maîtres des villes de la côte, libre à nous d’en régler le sort ; mais, dans cette œuvre, ne consultons que les intérêts vrais, directs, permanents de la France ; n’allons pas surtout nous croire engagés à réaliser l’impossible, à poursuivre à grands frais un système de conquête et de colonisation auquel manque toute garantie, toute certitude de succès.

Nous ne l’ignorons pas : cette opinion aura des contradicteurs ; elle en a trouvé dans le sein de la commission ; peut-être même nous accusera-t-on de méconnaître toute l’étendue des ressources, toute la portée du génie national ; mais plus les nations sont disposées à se laisser éblouir et entraîner par les apparences de gloire et de grandeur que révèlent à leurs yeux les conquêtes et les acquisitions territoriales, plus il importe de leur rappeler des vérités dont l’oubli en a précipité plus d’une dans des entreprises dont la réussite même est devenue pour elles une source d’appauvrissement et de faiblesse. Pour nous, dans le système suivi jusqu’ici à Alger, nous n’apercevons que deux résultats qui semblent assurés ; l’un, c’est la continuation des charges dont la France est grevée ; l’autre, c’est la nécessité périlleuse de rester privés désormais de forces militaires, dont, en cas de guerre, nous aurions besoin pour défendre notre propre territoire.

Nous voici, Messieurs, au terme de l’examen dont le soin nous a été confié. ……

 

***

Plus loin dans la discussion, M. Garnier-Pagès dit : « Nous avons entendu ou cru entendre des conclusions tendant à l’abandon d’Alger. » — Hippolyte Passy répondit immédiatement : « Du tout, du tout. »

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