De l’union douanière entre la France et la Belgique

Louis Wolowski, De l’union douanière entre la France et la Belgique (Journal des économistes, novembre 1842)


DE L’UNION DOUANIÈRE ENTRE LA FRANCE ET LA BELGIQUE[1].

 

« Le gouvernement ne se laissera point dominer par les clameurs intéressées qui l’ont assailli : qu’il poursuive son œuvre ; il se le doit à lui-même, il le doit au pays. » L’examen attentif des graves intérêts liés aux négociations commerciales avec la Belgique nous avait fait exprimer cette espérance, il y a quelques mois ; mais notre attente a été déçue : dominé par des considérations en grande partie étrangères à la question industrielle proprement dite, le gouvernement vient d’ajourner des négociations qui touchaient à leur terme.

La cause de l’union franco-belge semble donc perdue pour le moment ; cependant les adversaires de ce grand acte, à la fois politique et commercial, ne paraissent pas devoir se féliciter longtemps de leur triomphe. Ils ne l’ont obtenu que par une espèce de surprise ; ils se sont présentés comme les représentants des intérêts menacés du pays tout entier ; mais le pays donne un éclatant démenti à ces assertions tout au moins téméraires. Les démonstrations les plus décisives se succèdent en faveur de l’union : comme l’avait déjà fait Mulhouse, centre de notre industrie cotonnière, Reims, qui vient au premier rang pour la fabrique de lainage, déclare n’avoir rien à redouter de la concurrence belge, et demande une extension du marché national. À Lyon, le conseil des prud’hommes, expression sincère et complète des besoins de la grande industrie lyonnaise dans toute son étendue, puisqu’il se compose de fabricants et d’ouvriers, a fait une manifestation énergique contre le système ultra-protecteur qui nous ruine en provoquant des représailles au détriment de nos plus riches produits. Dans l’intérêt de l’industrie française en général, plus encore que dans le sien propre, Lyon demande au gouvernement d’agrandir les relations commerciales de la France par des traités ou des actes d’union. Plus le marché sera vaste, moins les crises seront à craindre, plus il y aura de sécurité pour tout le monde. L’industrie française est forte déjà : un acte d’union qui lui associerait de nouveaux producteurs, et par conséquent de nouveaux consommateurs, ne pourrait que la servir.

La Chambre de commerce de Lyon a sanctionné les principes si sagement développés par le conseil des prud’hommes : elle a émis un vote favorable à l’union belge.

Nous avons eu déjà occasion de parler du Mémoire si remarquable rédigé dans le même sens par la Chambre de commerce de Bordeaux ; les armateurs, négociants et propriétaires de cette métropole du Midi ont encore, ces jours derniers, adressé une lettre énergique à M. le ministre des affaires étrangères pour solliciter la prompte conclusion d’un traité qui promet d’utiles résultats pour notre population manufacturière et agricole, et ne se trouve combattu avec tant d’acharnement que par suite de la résistance aveugle de quelques intérêts privés.

Nous ne ferons que mentionner les délibérations récentes des Chambres de commerce de Metz et d’Arras, également favorables au projet d’union, et nous ajouterons que l’industrie parisienne, qui ne connaît pas de rivale pour le bon goût, le fini et la beauté de ses produits, verrait ses débouchés s’accroître dans une proportion notable, si le marché belge se trouvait complétement assimilé au marché français.

Ainsi donc Paris, Lyon, Bordeaux, Mulhouse, Reims, Metz, Arras, loin d’avoir à perdre à un rapprochement intime entre la France et la Belgique, en recueilleront un bénéfice certain. Il suffit de citer les noms de ces localités importantes, de songer à la variété des intérêts agricoles, industriels et commerciaux qu’elles représentent, pour faire justice de cette vaine fantasmagorie d’arguments usés, évoqués à grand bruit par la coalition des fabricants opposés à l’union.

Le ministère s’est trop hâté de céder à l’explosion d’un mécontentement partiel. Il est juste de dire que rien n’a été épargné pour faire illusion sur l’état véritable des esprits : la coalition des intérêts qui se croient menacés par la suppression de la ligne des douanes du côté de la Belgique a manœuvré avec un rare ensemble et une habileté peu commune ; elle a suppléé, par la promptitude et l’énergie de ses décisions, à la force qui lui manquait. Aujourd’hui encore, elle est loin de se reposer sur un premier triomphe, car elle comprend à merveille que la vérité ne tardera pas à se faire jour dans toutes les consciences désintéressées. Elle domine le présent, mais elle craint que l’avenir ne lui échappe. Aussi, dans le premier enivrement du succès, ce n’était plus seulement l’abandon des négociations que les prétendus défenseurs exclusifs de la production indigène entendaient exiger, c’était la déclaration formelle qu’elles ne seraient jamais reprises. Il fallait, à leur sens, élever une barrière d’airain contre une pareille tentative ; il ne suffisait pas d’empêcher le gouvernement d’agir aujourd’hui, il fallait le lier définitivement, le priver de toute initiative, jeter l’interdit sur l’avenir.

Nous sommes loin de nous plaindre de cette naïve explosion d’exigences absurdes : le pays a vu jusqu’à quelle déraison peut pousser l’aveuglement de l’intérêt personnel, et l’espèce de résistance brutale à tout progrès dans nos rapports commerciaux avec l’étranger. Le sentiment d’une mauvaise cause fait redouter un retour d’opinion ; on voudrait conjurer le danger en se fortifiant d’une manière inébranlable dans la triple enceinte des droits protecteurs, en érigeant l’immobilité en loi. Mais c’est tout simplement rêver l’impossible, car personne en France n’a le droit d’opposer, à une amélioration réalisable, une interdiction absolue, et d’enchaîner l’avenir. Grâce à Dieu, les fautes du présent peuvent du moins être réparées, et nos mœurs, nos intérêts, nos lois, s’accordent pour protester contre l’étrange prétention de confisquer la liberté d’action du pays. Loin de travailler à plonger nos fabricants dans la quiétude de la routine en leur présentant comme un droit acquis et inébranlable l’impôt dont ils frappent le consommateur, nous devons les avertir de mettre la production intérieure au niveau de la concurrence étrangère, d’améliorer les conditions de la fabrication, pour être prêts à soutenir un jour la lutte dont la masse de la population sera appelée à profiter. Ceux qui tiennent à nos industriels un autre langage préparent de tristes catastrophes par leur obséquieux aveuglement. Les nations ne sauraient rester longtemps dans leur état actuel d’isolement ; les locomotives renverseront les barrières de douanes ; les chemins de fer sont destinés à réaliser prochainement les merveilles que l’imprimerie a jadis enfantées. Le monde moderne a succédé au Moyen âge, grâce au génie de Guttenberg ; le génie de Watt et de Fulton nous promet une transformation non moins féconde.

M. Rossi l’a dit avec raison, le système prohibitif succombera sous ses propres excès. Le soin inquiet avec lequel les adversaires de l’union belge ont essayé d’étouffer la discussion n’a pas peu contribué à dessiller les yeux les plus prévenus ; la réunion convoquée rue de Richelieu, qu’on a été jusqu’à affubler du nom pompeux d’états-généraux de l’industrie française, comptait sur la mollesse avec laquelle les producteurs intéressés à l’extension du marché national ont l’habitude de se défendre ; cette illusion n’a pas été de longue durée. Aussi les prétentions de l’assemblée sont-elles devenues moins tranchantes ; elle croyait n’avoir qu’à protester ; il faut qu’elle discute. Si une habile épuration a éloigné les contradicteurs, et fait régner une touchante unanimité parmi les défenseurs du monopole, ils comprennent qu’ils ont à compter avec l’opinion publique, et ils en viennent à poser des questions, au lieu de s’en tenir à des affirmations hautaines. On aurait voulu supprimer la discussion parce qu’elle peut être mortelle à des prétentions exclusives, on est obligé de la subir. Désormais personne ne saurait regarder l’ajournement du débat comme l’équivalent de l’abandon du projet. Sans doute l’indécision du ministère est fatale ; elle remet en question ce qui semblait déjà résolu ; mais des intérêts trop puissants rapprochent la Belgique de la France, pour que les fautes de quelques hommes compromettent sans retour une assimilation de marché à laquelle se rattachent de si légitimes espérances.

L’ajournement ne saurait être de longue durée. En effet, jamais moment ne fut plus opportun pour mener à bien un projet qui ne date pas d’hier, car son exécution est le complément nécessaire de la situation nouvelle faite à la Belgique par la révolution de septembre.

Un acte récent, la convention du 16 juillet, relative aux fils et tissus de lin, a posé le principe dont il ne s’agit plus que de poursuivre les conséquences rationnelles. La Belgique a adopté le tarif français à ses frontières extérieures ; elle a été admise à la jouissance d’un droit différentiel ; là est le point de départ d’une union complète. En étendant à tous les produits la règle admise pour certains articles dans la convention du 16 juillet, et en y ajoutant la diminution successive, d’année en année, des droits différentiels ainsi stipulés, on arrive à confondre sous peu les deux marchés, à supprimer la ligne de douane qui les sépare, à reporter à la frontière belge les limites de la libre circulation de nos produits.

D’un autre côté, l’industrie métallurgique est celle qui conçoit les plus vives alarmes ; elle dispose dans les deux Chambres et auprès du gouvernement d’une influence périlleuse ; mais elle s’exagère singulièrement le danger ; elle oublie trop dans quelles circonstances un rapprochement graduel avec la Belgique est à la veille de s’opérer.

Les chemins de fer exerceront sur la solution favorable de cette question une immense influence. Destinés à renverser les barrières de douanes une fois qu’ils seront achevés, ils serviront, même en cours d’exécution, à opérer sans péril l’union commerciale de la Belgique et de la France. En effet, sans rien enlever aux débouchés actuels de la production indigène, ils fourniront un écoulement facile au fer, à la houille, le seul pour lequel la concurrence belge soit périlleuse. Comme toute la question de notre infériorité relative se résout en une question de voies de communication, à mesure que la construction du réseau avancera de front avec l’achèvement des canaux et l’amélioration de leur service, les conditions du travail tendront à s’équilibrer dans les deux pays. Ainsi donc, la création du réseau modère l’effet de la concurrence étrangère et prépare les moyens de la supporter sans danger. Jamais moment ne fut donc mieux choisi pour opérer sans secousse violente un mouvement nécessaire de transformation.

L’intérêt français, sous le rapport matériel, est ici aussi évident que l’intérêt belge. Puisque tout porte à croire que la majeure partie, sinon la totalité du réseau, sera exécutée par l’État, avec l’argent de l’impôt, il faudra au moins ne rien épargner pour diminuer la charge si lourde imposée aux contribuables. Personne n’oserait proposer aux Chambres de voter une subvention de cent millions en faveur de nos maîtres de forges, et cependant c’est là ce qu’on ferait si on leur réservait, aux prix actuels, la fourniture exclusive des rails et des accessoires de la voie. Le Trésor n’est pas assez riche pour permettre de pareilles largesses, et le besoin des chemins de fer est trop urgent pour qu’on risque, par des dépenses inutiles, de restreindre le développement du réseau.

Il est donc nécessaire de recourir à la Belgique pour une portion notable des fournitures ; l’occasion d’un traité de commerce se présente par là d’elle-même. Ce traité, pour être efficace sous le point de vue politique et industriel, doit aboutir à l’union.

Il est deux sortes de protection que l’industrie nationale peut réclamer du gouvernement :

L’une consiste à favoriser une production arriérée, à couvrir les établissements, créés dans des conditions mauvaises, du bouclier des tarifs, en les délivrant du contact de la concurrence extérieure. On arrive ainsi à produire mal et à des prix élevés, car ceux-ci se régleront toujours sur le taux de l’offre faite par les fabricants qui n’existent qu’à l’ombre du tarif, tout comme la rente du sol s’élève à mesure que l’on défriche des terrains de qualité inférieure. Ceci explique pourquoi les droits protecteurs, qu’on établit d’abord comme un levier temporaire pour l’encouragement de l’industrie indigène, finissent par être défendus comme une condition indispensable d’existence. Il arrive toujours, dans toutes les branches de la production, quand elle serait la plus prospère, une limite extrême à laquelle on ne travaille qu’autant que le droit protecteur permet de travailler ; si celui-ci diminue ou disparaît, l’exploitation s’efface avec lui. Mais il n’est pas à dire pour cela que telle ou telle branche du travail national soit destinée à périr ; seulement les profits des fabricants placés aux degrés supérieurs de l’échelle diminuent ; le consommateur profite de la différence.

Par un habile artifice d’argumentation, les producteurs dont l’existence n’est nullement menacée se mettent à couvert derrière la ruine imminente de quelques exploitations isolées, fondées uniquement sur l’appât du privilège, et trop faibles pour exister d’une manière indépendante. Ils généralisent un argument valable tout au plus dans un cercle fort restreint, et en ayant l’air de conjurer la destruction d’une source de produits indigènes, ils défendent leurs riches bénéfices.

Cette protection défensive engendre donc nécessairement des industries factices, dont le pays fait les frais, en subissant un véritable impôt de consommation ; elle exagère outre mesure les profits des industries créées dans des conditions normales d’exploitation, en se réglant non pas sur les besoins de celui qui travaille bien, mais sur les besoins de celui qui travaille mal. Elle conduit donc tout droit à tous les abus de la routine et du monopole ; elle détourne les capitaux de leur destination naturelle, et substitue un travail à produits chétifs, au travail à produits abondants.

C’est cette espèce de protection, si commode pour les privilégiés, si funeste pour le pays, que l’on entend invoquer sans cesse, au détriment de la protection positive, qui consiste à améliorer les conditions du travail national, à le mettre en état, par la richesse et le bon marché de ses produits, de ne redouter aucune concurrence. La protection positive concilie tous les intérêts, elle tient la balance égale entre tous les droits, elle admet la nation entière à profiter de ses avantages.

Cependant les producteurs privilégiés n’ont garde de renoncer à leur douce immobilité ; ils préfèrent rançonner leurs concitoyens, au lieu de demander à une application perfectionnée des forces dont ils disposent, de plus riches résultats. Ils se cantonnent donc dans le statu quo, et opposent à toute tentative de changement, d’abaissement de droits, l’éternel argument de la ruine de leur industrie, alors que le caput mortuum de telle branche de production se trouverait seul sérieusement menacé.

Quoi que l’on fasse, dans quelque position que l’on se place, ce caput mortuum existera toujours ; le mouvement naturel des capitaux les pousse jusque dans les rangs inférieurs de chaque fraction de la production nationale. Dans une pareille position, toute secousse devient mortelle.

C’est pour avoir méconnu cette vérité élémentaire, que l’on s’est exposé à d’étranges erreurs et à de cruels embarras. On a pensé qu’une protection temporaire suffirait pour élever l’industrie à un degré de maturité tel, qu’elle serait la première à déclarer, à un moment donné, qu’elle peut marcher sans l’appui du tarif. Mais on a oublié qu’à mesure que les profits s’accroissent, il se crée toujours de nouvelles exploitations dans des conditions inférieures ; quelque rapide que soit la marche ascendante de l’industrie, envisagée dans son ensemble, la position de ceux qui viennent par derrière reste la même. Ils sont nés à l’abri du tarif, et ils en ont besoin pour vivre. À leur point de vue, ils ont raison ; c’est le législateur qui seul a eu tort de ne pas fixer à l’avance la limite de la protection.

Ainsi s’explique ce singulier phénomène, qui fait que les arguments produits il y a onze ans contre la réunion de la Belgique à la France, renaissent aujourd’hui avec leur cortège obligé de lamentations et de menaces. Alors on réclamait contre un brusque revirement dans la situation du marché, mais on ne demandait que du temps pour se mettre en mesure de satisfaire les justes exigences des consommateurs, pour faire aussi bien et à aussi bon compte qu’ailleurs.

Aujourd’hui, les mêmes protestations se renouvellent ; on ne craint pas d’exhumer les opinions émises en 1831, comme des motifs invincibles d’opposition à tout projet de traité ; on oublie qu’au siècle où nous vivons, avec le rapide développement du génie inventif, onze ans suffisent pour modifier entièrement l’état de la question.

Ce qui est vrai, c’est qu’aujourd’hui comme alors, des établissements placés au degré inférieur de l’échelle de prospérité souffriront d’un déplacement quelconque ; mais c’est là un argument éternel, qui revivra sans cesse, quelque grands que soient les progrès accomplis par l’ensemble des producteurs.

Ces progrès ont été notables depuis onze ans ; les objections qui pouvaient avoir quelque valeur alors se sont donc singulièrement affaiblies, si elles n’ont pas complétement disparu. L’union commerciale entre la France et la Belgique n’expose à aucune perturbation radicale les industries qui s’effrayent le plus à cette pensée ; il leur suffira de se trouver averties quelque temps à l’avance et de se préparer, par une transition prudemment ménagée, aux conditions nouvelles de leur existence.

Sans doute le projet d’union rencontre des difficultés sérieuses, mais ce n’est pas dans les intérêts sainement entendus de l’industrie. Ces difficultés sont d’un autre ordre, elles viennent de la juste susceptibilité de la nation belge, qui, après avoir supporté de grands sacrifices pour asseoir son indépendance, craint de voir son œuvre détruite, son individualité effacée, et de s’absorber complétement dans la puissance française. Elles viennent aussi du mode d’exécution qu’il s’agira d’adopter pour traduire dans la pratique la grande idée de fusion des intérêts matériels de deux peuples dont la nationalité distincte se trouve maintenue et respectée. Nous sommes loin de nous dissimuler ce que le remaniement ultérieur des tarifs, la garde de la frontière commune, le jugement des délits spéciaux, l’établissement des monopoles et des taxes indirectes uniformes, et la répartition des recettes peuvent présenter de délicat et d’embarrassant.

Néanmoins, ces difficultés sont loin de nous paraître insolubles ; on peut, si l’on est de bonne foi de part et d’autre, arriver à un résultat positif. C’est là le côté sérieux des négociations et de la discussion : c’est là l’examen que les fabricants privilégiés ont essayé d’interdire, sans doute parce qu’ils prévoyaient que des stipulations conciliantes parviendraient à mettre les deux pays d’accord. Le véritable obstacle naît ici de l’irritation habilement suscitée par ceux qui craignent la réalisation de l’union ; ils servent, sans se l’avouer, d’auxiliaires actifs aux puissances étrangères, qui n’opposeront jamais la force à la conclusion du traité, mais qui ne négligeront aucune manœuvre pour l’empêcher, car elles savent combien notre influence et notre sécurité ont à y gagner.

L’intérêt politique suffirait seul pour faire même passer par-dessus des sacrifices matériels ; mais c’est là un point de vue qu’il ne nous appartient pas d’aborder ici. Ce qu’il y a d’essentiel à démontrer, c’est que les intérêts matériels sont loin de se trouver en désaccord avec les intérêts politiques, que ce que la politique commande, le soin de notre prospérité industrielle et commerciale le conseille également.

Il serait parfaitement inutile de s’occuper des moyens de réalisation de la mesure, si celle-ci se trouvait condamnée en elle-même. Du moment, au contraire, où il deviendra bien clair que le pays a tout à gagner à la suppression de la ligne de douane, les objections secondaires s’évanouiront, les obstacles que l’on grossit à plaisir, dans les saillies d’une mauvaise volonté peu déguisée, s’aplaniront d’eux-mêmes.

On ne peut se défendre d’un sentiment de tristesse quand on voit les erreurs accumulées pour entraver l’union franco-belge, et pour soulever contre elle d’injustes préventions.

Que dire de l’objection banale, que nous allons livrer aux Belges un marché de 34 millions d’habitants, en échange d’un marché neuf fois moins étendu ? Les hommes ne sont pas des unités abstraites ramenées au niveau d’une égalité absolue ; quand on compare deux États sous le point de vue économique, ce sont leurs facultés de consommation et de production qu’il s’agit de rechercher, pour en déduire un parallèle exact. Or, les relevés des douanes belges et françaises fournissent à cet égard des renseignements pleins d’intérêt. Nos importations ont atteint en 1841, au commerce spécial, c’est-à-dire pour les mises en consommation, le chiffre le plus élevé auquel elles soient jamais arrivées. Elles ont dépassé 804 millions ; la même année, le commerce spécial de la Belgique a vu les importations monter à plus de 210 millions. Ainsi donc, ce pays possède à l’égard des produits étrangers une faculté de consommation qui dépasse le quart de celle dont la France est douée.

Quant à la faculté de production, quelles que soient les richesses du sol et l’industrie des habitants de la Belgique, ce serait aller bien loin que d’estimer les valeurs qui s’y trouvent créées, au quart de celles que produit la France. Ainsi donc, au marché plus restreint correspond une force d’action également inférieure, et l’équilibre qu’on craint tant de voir détruire ne court aucun danger.

Le chiffre de 210 millions d’importations fait à lui seul justice de ces singulières idées, qui attribuent à nos voisins une sorte d’omnipotence industrielle, qui les signalent comme les pourvoyeurs futurs de notre marché dans toutes les branches de l’industrie. Pas plus qu’aucun autre pays, la Belgique ne peut se suffire à elle-même pour fournir un aliment exclusif à la consommation intérieure. Elle ne commettra point la lourde faute de créer chez elle, à grand prix, des produits qu’elle peut se procurer ailleurs à bon compte et d’une qualité supérieure ; sans doute elle forme un puissant atelier de production ; mais du moment où elle vend au dehors, elle doit s’y approvisionner aussi, car on ne saurait trop le répéter, on ne solde des produits qu’avec des produits. Cela seul doit nous rassurer sur les éventualités de l’union ; si nous demandons certains articles en plus grande quantité à nos voisins, ils augmenteront leurs achats de nos produits naturels et manufacturés dans la même proportion ; nous pensons même que ce rapport promet d’être modifié à notre avantage, car nous ne sommes pas seulement destinés à lier avec la Belgique des relations plus suivies, dans une progression ordinaire, nous devons nous y substituer en grande partie aux autres nations qui concourent maintenant à approvisionner ce riche marché. Ce ne sont pas uniquement les propriétaires de vignobles qui sont chez nous intéressés à la conclusion du traité : du moment où le marché belge se trouvera assimilé au marché français, beaucoup de nos manufactures y gagneront d’une manière notable. Aujourd’hui, sauf quelques articles exceptés par la convention du 16 juillet, nous rencontrons en Belgique la concurrence, à conditions égales, des marchandises que nos tarifs assujettissent à des droits élevés ou repoussent entièrement. L’union douanière ferait reporter ces tarifs à la frontière belge, et par conséquent assurerait à nos expéditions un placement favorable.

Le commerce spécial de la Belgique a demandé, en 1841, à l’Angleterre, pour 48 368 292 francs de marchandises ; aux Pays-Bas, pour 35 524 264 francs ; à la Prusse, pour 18 742 564 francs.

La masse totale de toutes les importations s’est élevée à 166 627 547 fr., en dehors des 43 402 486 fr. provenant de France. Notre commerce trouverait donc là un champ fertile à exploiter ; nos produits, favorisés par l’absence du droit qui frapperait les autres provenances, se substitueraient sans effort à une partie notable des produits étrangers. Il ne s’agit pas, en effet, de lever uniquement les droits, assez modérés, qui pèsent en Belgique sur les importations françaises, mais d’augmenter en même temps les tarifs à l’égard des autres nations, de changer par conséquent à notre avantage les deux termes du rapport, ce qui créera en notre faveur une position privilégiée, et devra étendre nos débouchés.

Les publications officielles relatives au commerce extérieur peuvent induire en de graves erreurs, lorsqu’on ne les examine point avec une attention suffisante. En signalant les résultats de 1841, les adversaires de l’union ont triomphalement mis en regard les chiffres relatifs de nos importations et de nos exportations, en ce qui concerne le commerce entre la France et la Belgique. Ces chiffres, les voici :

La Belgique a importé chez nous pour 101 685 533 fr. de marchandises ; sur ce total du commerce général, il en est entré en consommation pour 89 915 391 fr.

La France a exporté en Belgique pour 53 558 222 fr. de marchandises, dont 45 895 701 fr. provenaient des produits de notre sol et de notre industrie.

En mettant en regard les chiffres du commerce spécial, celui qu’il importe le plus de connaître pour apprécier la situation respective des deux pays, nous voyons que la Belgique a fourni à notre consommation une valeur de 89 915 391 fr., tandis que nous lui avons envoyé, de nos propres produits, pour une valeur de 45 895 701 fr.

Quand ces chiffres marqueraient en réalité le rapport exact de la part respective des productions belge et française, nous serions loin de partager l’erreur des adversaires de l’union, qui voient, dans la différence indiquée par ces données statistiques, la preuve du danger que nous courons. Les vieilleries économiques de la balance du commerce ne nous inquiètent guère : nous savons que l’équilibre rompu d’un côté se rétablit nécessairement de l’autre, qu’en définitif ce sont les produits qui soldent les produits. Et, en effet, personne n’ignore que l’Angleterre nous envoie moins de marchandises que nous ne lui en fournissons ; elle nous paye avec les produits belges ; car à son tour elle exporte en Belgique beaucoup plus qu’elle n’en retire. Une grande compensation s’établit dans les comptes ouverts de ces trois peuples voisins, dont les rapports sont si actifs.

Mais il y a loin, de l’idée que la simple inspection des chiffres mentionnés dans notre tableau du commerce extérieur pourrait faire concevoir, à la réalité des choses. Deux observations sont ici nécessaires : en premier lieu, il importe de ne pas oublier que les états publiés ne mentionnent que les valeurs dites officielles, c’est-à-dire les valeurs moyennes qui, à la suite d’une enquête approuvée par l’ordonnance royale du 29 mai 1826, ont, pour la rédaction de ces états, été attribuées à chaque marchandise. Le tarif des valeurs que l’on suit depuis cette époque pour ramener toutes les marchandises à un dénominateur commun, est et doit rester permanent. Les points de comparaison manqueraient de fixité si l’on avait sous les yeux, chaque année, la valeur des importations et des exportations établie d’après les prix courants, sans cesse affectés par des circonstances diverses.

Ce n’est pas ici le moment d’examiner si l’administration des douanes ne devrait point adjoindre au tableau des valeurs officielles un tableau de valeurs réelles, qui, insuffisant à lui tout seul, donnerait une idée plus nette et plus sûre de la situation.

Il nous suffira de faire observer que depuis 1826 la valeur de tous les objets a grandement varié ; les chiffres auxquels on s’attache aujourd’hui n’ont plus leur signification première : il faut ne les admettre qu’avec réserve ; ils ont une valeur relative fort grande pour indiquer le mouvement des relations commerciales ; ils n’ont pas une valeur absolue bien assise.

La Belgique nous fournit principalement de la houille, des laines en masse, des toiles, des graines oléagineuses, du lin, des fils de lin et de chanvre, de la fonte, tous objets dont le prix a été fort affecté par les progrès de l’industrie depuis 1826 ; aussi faut-il en rabattre sur l’évaluation présumée de la valeur des envois qu’elle nous fait. Nous en trouvons une preuve évidente dans les états d’exportation belge. Le système des valeurs officielles admis en France est également suivi en Belgique ; mais la fixation des prix moyens remonte seulement à 1834 ; par conséquent ils se rapprochent davantage de la réalité. La différence du mode d’évaluation explique la différence qu’accusent les chiffres des exportations belges avec ceux des importations françaises. Tandis que notre tableau de 1841 annonce au commerce général une somme de 101 655 533 fr. de marchandises reçues de Belgique, les publications de ce pays ne portent le total des exportations pour la France, dans le cours de la même année, qu’à 95 934 525 fr.

Mais, et c’est ici le point capital, cette somme ne représente pas la totalité des produits belges ; elle se trouve accrue des résultats du transit ; le commerce spécial de la Belgique n’y figure en réalité que pour 64 554 784 fr. C’est ce chiffre seul qui peut être mis en parallèle avec celui de 45 895 701 fr. d’exportations françaises dirigées en Belgique, chiffre qui est à peu de chose près l’équivalent de la consommation de ce pays, à l’égard de nos provenances. De cette manière seulement nous pourrons prendre une idée exacte de la quotité des marchandises que chacun des deux pays, entre lesquels on projette l’union, déverse sur l’autre.

La disproportion n’est donc pas aussi large que les fabricants opposés à l’union le prétendent. En outre, ici encore, on ne doit pas s’arrêter à la surface, il faut pénétrer l’essence même de nos rapports commerciaux, interroger leur nature.

Ce qu’il y a de plus étrange, c’est que nos relations avec la Belgique, si vivement attaquées, répondent à beaucoup d’égards aux vœux souvent exprimés par les défenseurs exclusifs du système protecteur. Les adeptes de cette école admettent comme principe fondamental qu’il est avantageux de recevoir des matières premières, et d’exporter des produits manufacturés : tel est justement le cas dans la question qui nous occupe. Les importations de France en Belgique consistent principalement en objets manufacturés ; les exportations de Belgique en France consistent en matières premières. Nous parlons ici, nous le répétons, du commerce spécial, qui se compose, d’après le langage adopté par les douanes, à l’importation, des denrées et produits qui entrent dans le pays pour la consommation ou pour le travail intérieur, et à l’exportation, des denrées provenant du sol ou de l’industrie du pays. En 1841 (Tableau général du commerce de la France), la Belgique nous a envoyé pour 57 899 390 fr. de matières nécessaires à l’industrie ; pour 15 170 635 fr. d’objets naturels destinés à la consommation, et seulement pour 16 845 366 fr. d’objets fabriqués ayant la même destination. Nous y avons exporté pour 15 398 311 fr. d’objets naturels, et pour 30 197 390 fr. d’objets manufacturés. Des proportions analogues se rencontrent dans les années antérieures.

Ainsi donc, ce que la Belgique nous fournit en grande abondance, ce sont des instruments de travail à bon compte ; notre industrie ne saurait manquer de profiter des rapports plus faciles et moins onéreux que l’on essaye de fonder. C’est pour avoir présenté en bloc des chiffres qu’il s’agit de classer, de décomposer dans leurs divers éléments, afin d’en saisir la signification réelle, qu’on est parvenu à faire illusion sur la position véritable du problème. On a exagéré outre mesure le danger de la concurrence belge, et, en même temps, les bénéfices matériels que l’union peut nous procurer ont été soigneusement laissés dans l’oubli.

On s’est plu à dépeindre ce pays comme pouvant non seulement largement suffire à sa consommation, mais encore inonder notre marché, le saturer dans tous les sens. Comment expliquera-t-on alors que dans ce moment même, où les barrières de douane existent encore, où des droits frappent nos produits, nous envoyions officiellement en Belgique (commerce spécial de 1841), sans tenir compte de la contrebande, qui ne laisse pas que d’être très active, les articles suivants :

Valeurs officielles.

Tissus de coton. . . . . . . . . . . . . 6,078,706
Tissus de soie.. . . . . . . . . . . . . 6,263,366
Tissus de laine. . . . . . . – – – – – – 5,021,424
Vins.. . . . . . · · · · · · · · · · · . 4,596,859
Fils de laine. . . . . . . . . . . . . . 1,328,240
Livres et gravures. . .. .. . . . . .. 1,170,798

et d’autres produits pour une valeur totale de 48,895,701 fr.

« La Belgique peut tout produire, tout fabriquer, elle menace de nous envahir. » Et cependant la Belgique a mis en consommation, en 1841, plus de 210 millions de marchandises importées de l’étranger !

« La Belgique produit plus qu’elle ne peut consommer, » s’écrie-t-on encore. Sans aucun doute, il en est ainsi pour certaines branches d’industrie ; mais s’il en était autrement, que deviendrait le commerce extérieur ? C’est là une situation normale, commune à tous les peuples qui ne veulent pas voir, suivant la belle pensée de Sully, toute la terre dans les limites d’un seul État, ni renoncer à entretenir des communications au dehors. Chaque nation échange les objets qui abondent chez elle contre ceux dont elle manque ou qu’elle ne pourrait créer dans les mêmes conditions de prix et de qualité : « Dont il suit par ce moyen que le prince, le pays et subjets tout ensemble, sont réciproquement accomodés de ce qui leur est nécessaire. » (Préambule de l’édit de Henri II du 4 février 1557.)

Nous n’avons pas jusqu’ici entendu faire reproche à la France de ce qu’elle fabriquait des soieries au-delà des besoins du marché intérieur. La division du travail entre les nations conduit à l’échange des objets que chacune d’elles crée à des conditions meilleures ; de cette manière, la masse totale de la production s’accroît, et par conséquent le fonds commun à répartir entre les hommes augmente, l’aisance pénètre dans les couches inférieures de la population, la misère des classes laborieuses s’adoucit ; car, on ne saurait trop le répéter, le régime ultra-protecteur est un levier de paupérisme : la liberté des échanges pourra seule contribuer à porter un remède radical et efficace à cette plaie sociale.

On ajoute que les produits de la Belgique et de la France sont similaires ; par conséquent, l’échange ne saurait avoir lieu sans un détriment notable pour celui des deux peuples qui subit des conditions de travail moins favorables. Cet argument ne nous paraît guère plus concluant que les autres. Il ne suffit pas de signaler en masse certaines catégories d’industries analogues, il faut étudier les qualités auxquelles on s’attache de préférence dans la fabrication des deux pays, et voir jusqu’à quel point ces qualités sont identiques, jusqu’à quel point les uns ne tendraient point à produire des objets que recommandent le goût et le fini du travail, tandis que les autres se concentreraient dans la création de marchandises plus communes. Il faut aussi ne pas oublier que l’obstination avec laquelle nous repoussons les provenances étrangères qui viennent s’offrir en échange de nos produits oblige nos voisins à naturaliser chez eux les industries qui font la richesse de la France ; car ils ne peuvent toujours acheter si nous les empêchons toujours de vendre. Si la Belgique possède maintenant une manufacture de glaces fondée sur une large échelle, c’est à la fausse politique commerciale de la France qu’elle le doit, et, pour peu que nous persistions à son égard dans les errements du système protecteur, nous l’obligerons à restreindre de plus en plus ses demandes par la création d’autres établissements industriels pareils aux établissements français. Il y aura ainsi lutte et perte pour tout le monde, au lieu des bénéfices mutuels qu’un rapprochement commercial assurerait aux deux nations.

Qu’on ne dise pas : « La Belgique a plus besoin de nous que nous n’avons besoin de la Belgique » ; car, comme nous l’avons déjà fait observer, les chiffres d’exportation et d’importation scrutés dans leurs éléments prouvent que nous empruntons à nos voisins des instruments de travail et que nous leur expédions des objets dont la valeur primitive a été accrue par le labeur intelligent de nos ouvriers.

Et d’ailleurs, nous ne comprenons pas pourquoi la concurrence belge devrait tant nous effrayer. En vérité, les alarmes intéressées de quelques fabricants nous rapetissent trop aux yeux du monde. Notre sol n’est pas moins riche que celui de la Belgique, et notre génie industriel ne le cède pas à celui de nos voisins. Les sacrifices que l’État demande au citoyen par la voie de l’impôt seront les mêmes dans les deux pays une fois que les contributions indirectes y auront pris la même assiette, ce qui est la condition première de l’union. Les conditions du travail se trouveront bientôt dans un équilibre complet, et des mesures de prévoyance empêcheront les douleurs de l’époque de transition.

Les écrivains qui combattent le projet de l’union ne sont pas éloignés de reconnaître l’exactitude de cette assertion ; seulement ils disent que la Belgique ne se trouve pas maintenant dans son état normal, qu’elle travaille à perte, qu’elle sacrifie l’intérêt des immenses capitaux engagés dans ses usines. M. Eugène Flachat, qui a pris en main la défense des intérêts des maîtres de forge, dit expressément que les prix de revient du fer seraient les mêmes en Belgique et en France si l’industrie de nos voisins n’était pas en quelque sorte en liquidation. Mais si la Belgique demande l’union, c’est justement pour se retrouver dans des conditions normales de production. On ne fabrique pas à perte sans user promptement ses ressources ; on ne prolonge pas une crise lorsque l’avenir donne les moyens d’en sortir. Nous pensons donc que les prix se relèveront assez pour calmer les frayeurs exagérées de nos maîtres de forges, mais pas au point de faire disparaître l’aiguillon nécessaire de la concurrence légitime et l’avantage notable que nous promet le traité projeté pour l’approvisionnement de notre réseau de chemins de fer.

La prétendue faculté illimitée de la production belge n’est qu’une chimère ; au moment où la surexcitation de l’esprit de spéculation avait multiplié outre mesure les usines métallurgiques, la production du fer belge n’a pas atteint la moitié de la production française, et à quelles conditions s’est-elle ainsi étendue ? À condition de payer à des prix fort élevés et la houille, et le minerai, et le salaire des ouvriers. À mesure que la production augmente, elle accroît le prix de revient ; par conséquent, pourvu qu’on sache ménager la transition, ce que nous sommes les premiers à demander, notre industrie métallurgique n’aura pas à souffrir de l’union. On pourra lui accorder une protection temporaire en posant le principe des tarifs décroissants, jusqu’au moment où cette barrière temporaire, imposée à la circulation du fer belge, disparaîtra complétement.

Ajoutons que le fer à la houille est seul exposé à une lutte pénible contre les provenances belges ; car le fer au bois n’a rien à redouter de la concurrence. Or, nous produisons 52 000 tonnes de fer à la houille, qui représentent en forge une valeur d’environ 16 millions de francs. Voilà l’expression exacte du plus considérable des intérêts qui s’agitent contre le traité.

Si l’on dressait la statistique exacte des produits que donnent les branches d’industrie qui réclament avec tant d’âpreté contre l’extension de notre marché, on arriverait aisément à démontrer dans quelle proportion minime elles se trouvent à l’égard de la masse de la production nationale. En outre, qu’on ne croie pas que, prises dans leur ensemble, ces parties spéciales du travail indigène soient sérieusement affectées par un déplacement des tarifs ; ceux qui travaillent dans des conditions normales gagneront moins, il est vrai ; mais rien n’oblige le pays à leur fournir une subvention déguisée, au moyen d’un impôt fort lourd pour les consommateurs ; ceux qui ne vivent que dans des conditions artificielles, et c’est le petit nombre, devront sans doute ou améliorer ces conditions, ou quitter la place ; mais personne ne saurait soutenir sérieusement que nous ayons passé un bail éternel avec la routine et la production vicieuse. Nous le répétons, le caput mortuum de l’industrie doit disparaître, et le pays sera loin d’en souffrir ; s’il augmente ses demandes en Belgique, la Belgique accroîtra aussi le débouché des objets que nous produisons mieux et à meilleur compte qu’elle ; nos ouvriers obtiendront un travail à produits abondants en place d’un travail à produits médiocres ; leur salaire y gagnera, car c’est dans les industries les plus protégées que leur rémunération est la moins large, qu’ils obtiennent, non pas assez pour vivre, mais seulement assez pour ne pas mourir de faim. Quand nous entendons défendre le système protecteur au nom des intérêts des classes ouvrières, nous réprimons difficilement un mouvement de répulsion ; il y a en effet, chez les apôtres d’une pareille doctrine, ou un étrange aveuglement, ou peu de bonne foi.

Ce n’est pas seulement des ouvriers que les adversaires de l’union se constituent les patrons officieux ; à les entendre, ils protègent aussi la cause de l’agriculture, et même celle des consommateurs. Il faut, en vérité, que l’intérêt personnel soit sujet à de bien étranges illusions, pour causer de pareils écarts de jugement…

Le consommateur est appelé à profiter du bon marché des produits ; il mérite bien aussi d’être compté pour quelque chose, car le consommateur, c’est tout le monde. On croirait, en présence de ces plaintes et de ces protestations qui concourent à nous mettre en garde contre la ruine du pays, dont l’union belge deviendrait le signal, que si le coût de certaines marchandises diminue, si nous les obtenons à meilleur compte, c’est la Belgique qui recueillera le bénéfice de la différence. Il n’en est rien pourtant ; ce que nous payerons de moins viendra accroître les fonds de l’épargne, et fournira un nouvel appel au travail, en augmentant le capital disponible ; ou bien nous obtiendrons ainsi le moyen de satisfaire des besoins plus nombreux, en activant la consommation. Au compte de nos fabricants, tout accroissement spontané de richesse équivaudrait à une calamité, et si la manne venait à tomber du ciel, il faudrait lui appliquer les lois du blocus continental.

La terreur de l’inconnu domine dans l’esprit des hommes opposés au projet d’union ; ils ne se donnent pas la peine d’approfondir la question, de rechercher jusqu’à quel point leurs intérêts se trouveraient affectés : ils pourraient l’être d’une manière quelconque, cela suffit pour ne pas changer la situation présente. Mais si les participants des avantages du système protecteur se trouvent à merveille de cette immobilité, le pays n’est guère de leur avis ; il ne demande pas mieux que d’aider et de soutenir dans une juste mesure la production indigène ; mais il s’étonne, à juste titre, de la voir si timide, si chancelante, après tant de sacrifices accumulés pour la protéger.

Quelques faits concluants prouvent que l’on repousse un rapprochement commercial avec la Belgique, parce que l’on ne veut point abdiquer les douceurs d’un repos commode, et non parce que l’on aurait des craintes sérieuses à concevoir sur l’avenir de l’industrie, aiguillonnée par la concurrence. Nous avons dit déjà que la Belgique a consommé pour 210 millions de denrées et marchandises étrangères en 1841, elle n’est donc pas en mesure, pour beaucoup d’objets, de vaincre nos producteurs sur son propre marché, toute protégée qu’elle soit par une barrière de douanes. Quant aux marchés extérieurs, cette concurrence belge dont on veut nous effrayer, nous la subissons, et sans grand inconvénient. Nos exportations d’objets manufacturés sont dans une progression sensible ; la moyenne des cinq années de 1836 à 1840 avait été de 458 millions ; le chiffre de 1841 s’est élevé à 562 millions. Les tissus de coton et les tissus de laine, dont on présage si hardiment la ruine du moment où les provenances belges entreront en franchise, ont vu leurs débouchés s’accroître. La moyenne quinquennale de l’exportation était, pour les tissus de coton, de 81 millions ; nous en avons vendu, en 1841, pour 104 millions ; quant aux tissus de laine, le chiffre a monté de 55 millions à 64. Quelle a été, durant cette même année, la situation de la Belgique quant à son commerce d’exportation ? Celui-ci n’a pas dépassé au total 154 millions pour les produits du sol et de l’industrie belges ; il correspond seulement au cinquième de nos exportations, tandis que la consommation des produits étrangers s’est élevée en Belgique au quart de la nôtre. Certes, on ne saurait voir là une preuve de cette exubérance de production dont on nous menace sans cesse pour nous dissuader de l’union.

Si nous consultons les chiffres relatifs aux articles spéciaux signalés plus haut, nous voyons que la Belgique a exporté des draps et autres tissus de laine pour 15 millions, et des cotonnades pour 6 millions. Il y a bien loin de ces chiffres à ceux de notre commerce extérieur, toute proportion gardée entre l’activité industrielle des deux pays.

Les exemples nous prouvent que, sur les marchés où nous rencontrons les Belges à conditions égales, nous conservons une supériorité marquée : elle doit nous tenir en garde contre des craintes chimériques, contre des protestations, la plupart du temps faites de bonne foi, mais évidemment exagérées dans leur portée.

Ces résultats sont obtenus, bien que la Belgique ne soit pas soumise à nos lois fiscales, que les conditions du travail y diffèrent des nôtres ; l’union ferait disparaître cette inégalité, à l’avantage de nos producteurs. Nous venons de toucher ici une question grave : l’application à la Belgique de nos monopoles, de nos impôts de consommation, est une condition nécessaire de l’union aussi bien que l’adoption de nos tarifs de douane aux frontières extérieures.

Nous n’entrerons pas aujourd’hui dans l’examen de ce côté de la question, si bien étudié d’ailleurs par M. Léon Faucher, dans son beau travail sur l’union du Midi. Ce sont là des difficultés d’exécution, c’est un obstacle dont on devra s’occuper, s’il est démontré que sous le rapport commercial comme sous le rapport politique l’union constitue un acte désirable. Le premier point à établir, c’était de savoir si l’union était utile, si elle compromettait ou non l’existence de certaines branches de notre production ; nous avons cru devoir nous concentrer dans l’examen de cette partie du problème, qui rentre complétement dans la spécialité de ce recueil. Il ne nous appartient pas de nous livrer ici à des considérations d’un ordre politique ; comme M. Léon Faucher, nous pensons qu’il vaut mieux s’assimiler un pays que de le conquérir ; comme lui, nous croyons que la neutralité ne condamne point la Belgique à un suicide industriel, ne lui interdit nullement la liberté de ses mouvements dans les négociations commerciales. Il serait difficile d’ajouter quelque chose à la forte et solide argumentation de cet habile économiste.

La Belgique a des difficultés politiques à vaincre, nous avons des difficultés industrielles à surmonter ; les unes comme les autres s’atténuent singulièrement quand on les aborde avec le désir sincère d’arriver à un résultat positif.

Qu’il nous soit permis de dire un mot de la question financière, sur laquelle les adversaires du traité se sont rabattus en désespoir de cause. L’établissement des monopoles en Belgique se trouve singulièrement favorisé par les besoins du Trésor ; les travaux immenses que ce pays vient d’accomplir, et les sacrifices qu’il a subis depuis la révolution de septembre, rendent les recettes actuelles insuffisantes. Il faut songer à une augmentation d’impôt ; le discours de la couronne vient de l’annoncer d’une manière explicite ; or, n’y a-t-il pas un avantage immense à profiter du monopole du tabac, matière imposable par excellence, pour balancer les dépenses et les recettes, au lieu d’aggraver les autres charges qui pèsent sur la propriété, les transactions ou les objets de nécessité première ? Il est permis de penser qu’indépendamment de l’union projetée, la Belgique prendra sous peu l’initiative d’une réforme dans ce sens ; c’est ce qu’elle aurait de plus sage et de plus utile à faire dans l’intérêt de ses finances.

Tout concourt à démontrer que le moment actuel est des plus opportuns pour réaliser la grande mesure de l’union douanière ; la construction des chemins de fer en France rendra la transition moins pénible pour l’industrie métallurgique, la seule dont les plaintes soient fondées dans une certaine mesure ; les nécessités du Trésor motiveront suffisamment en Belgique des modifications dans l’assiette de l’impôt ; enfin la première ligne de fer internationale étant livrée à la circulation, les barrières de douane devront s’abaisser devant elle.

Il n’y a d’obstacle sérieux que dans l’âpreté avec laquelle certains industriels défendent chez nous leur position privilégiée.

Au moment où nous terminions ce travail, nous avons pris connaissance de l’adresse rédigée par la réunion convoquée rue Richelieu dans le but hautement proclamé d’empêcher la conclusion de l’union. Cette adresse a été remise à M. le président du conseil et à MM. les ministres des affaires étrangères et du commerce.

Cette espèce de manifeste, rédigé avec tant de solennité, ne contient rien qui ne soit depuis longtemps connu, et réfuté à l’avance ; il ne démontre qu’une seule chose d’une manière évidente, c’est qu’on s’est réuni avec le parti pris de protester, de condamner les négociations, sans en connaître la forme ni les conditions. On annonce une espèce d’enquête pour signaler le danger qui menace nos industries ; il eût semblé plus rationnel de faire précéder toute délibération d’un examen approfondi de la question, car cet examen pouvait seul expliquer des procédés hostiles. Qu’arrivera-t-il en effet si, comme nous en avons la conviction, des études sérieuses, faites avec bonne foi, viennent à démontrer l’absence de tout péril d’une certaine gravité ? Mais nous avons tort de nous inquiéter d’un pareil résultat ; les commissaires enquêteurs marcheront fidèlement dans la voie frayée par la réunion elle-même : elle a eu soin d’exclure les contradicteurs, ils ne négligeront pas également de laisser de côté les motifs qui militent en faveur de l’union franco-belge ; ils ont reçu pour mission de rédiger un plaidoyer en faveur d’une opinion fixée à l’avance, cela rend leur tâche plus facile ; elle se bornera à réunir les arguments qui traînent depuis longtemps en faveur du système ultra-protecteur, et les accusations dont certains fabricants et certains grands propriétaires de bois ont été si prodigues, à l’égard du traité. À quoi bon comparer, scruter les éléments du débat, s’élever au niveau de l’intérêt général, quand l’intérêt privé a prononcé, et qu’il a dicté la sentence ?

Nous ne savons pas si de nouvelles investigations favoriseront mieux la bonne volonté des membres du congrès industriel ; mais jusqu’ici ils n’ont pas été heureux dans leurs tentatives. Leur adresse, qui vise à l’effet d’une espèce de manifeste, sans rien ajouter aux démonstrations des localités qui se sont déjà prononcées dans le même sens, sans sortir des lieux communs de la discussion, renferme d’incroyables aveux. Si l’industrie du coton donne, comme le dit ce document et comme nous sommes loin de le nier, des tissus d’une variété, d’une perfection et d’un bas prix presque inimaginables, l’industrie du coton est hors de cause ; elle n’a point à réclamer contre la suppression de la douane du côté de la Belgique : elle est prête à soutenir la concurrence, comme le chiffre de nos exportations le démontre d’ailleurs suffisamment.

Si par l’union tous les intérêts, agricole, manufacturier, maritime, devaient réellement décroître chez nous et prospérer en Belgique, ne faudrait-il point en accuser ce système protecteur qui gêne l’expansion naturelle de notre activité, et ne serait-on pas bienvenu d’en demander le maintien superstitieux avec de pareils arguments ?

« Ce système économique, presque tous les peuples de l’Europe l’adoptent et se l’approprient ; chacun défend son travail contre le travail étranger. Pourquoi seuls abandonnerions-nous un système si heureusement éprouvé ? pourquoi seuls ouvririons-nous nos marchés à l’invasion de nos voisins ? »

En établissant ces principes et en posant ces questions, le comité industriel oublie que la France a pris l’initiative des entraves qui gênent sur le continent la libre circulation des produits ; qu’elle a provoqué les représailles commerciales, dont nos débouchés ont tant à souffrir ; que si elle persévère dans la même voie, elle s’expose à voir les marchés du dehors se fermer de plus en plus devant ses produits, car nous ne saurions forcer à acheter ceux que nous empêchons de vendre. L’extension du système protecteur, qui gagne de proche en proche sur le continent, n’est qu’un contre-coup des fautes que nous avons commises. Pour arrêter cette mauvaise tendance, il faut que nous prenions l’initiative de procédés moins hostiles à la raison et aux intérêts véritables des nations ; il faut que, par des traités de commerce et par des unions douanières, nous nous mettions en mesure de maintenir notre prospérité matérielle et notre légitime influence. Les faits se succèdent avec un enchaînement logique : nous avons repoussé en 1822 les bestiaux de l’Allemagne, l’Allemagne a repoussé nos provenances ; aujourd’hui encore, une augmentation de tarif, arrêtée par l’association douanière, menace les branches les plus florissantes de l’industrie parisienne. Si nous écartons les propositions de la Belgique, elle sera forcée d’user à son tour des armes que nous dirigeons contre elle, et de relever ses droits de douane, si modérés aujourd’hui, pour donner un encouragement à la création d’établissements rivaux des nôtres. On arrivera ainsi à sacrifier successivement nos industries véritablement nationales, aux profits excessifs recueillis par certains producteurs, et au maintien de quelques établissements fondés dans de mauvaises conditions, n’existant que grâce à la vie factice que leur prêtent les tarifs protecteurs. La division du travail entre les nations, cette source de leur prospérité commune, se trouve sérieusement menacée. Nous sommes loin de ces grandes doctrines de Sully, qui comprit si bien les conditions de la richesse et de la grandeur publiques ; de Sully, qui, guidé par l’instinct de son génie, s’éleva aux notions les plus magnifiques de la liberté commerciale, avec une grandeur dans les vues, un sentiment philosophique de la portée des intérêts sociaux, que personne n’a depuis égalés !

« Sire, disait-il à Henri IV, votre majesté doit mettre en considération qu’autant il y a de divers climats, régions et contrées, autant semble-t-il que Dieu les ait voulu diversement faire abonder en certaines propriétés, commodités, denrées, matières, arts et métiers spéciaux et particuliers, qui ne sont point communes, ou pour le moins de telle bonté aux autres lieux, afin que par le trafic et commerce de ces choses, dont les uns ont abondance, et les autres disette, la fréquentation, conversation et société humaine soient entretenues entre les nations, tant éloignées pussent-elles être les unes des autres, comme ces grands voyages aux Indes orientales et occidentales en servent de preuves. »

Voir toute la terre dans les limites d’un seul État, c’est contrarier les desseins de la Providence. Cette grande vérité avait apparu à l’esprit supérieur de Sully : faut-il qu’elle demeure obscurcie maintenant par les suggestions étroites d’un intérêt personnel mal entendu !

Le plus beau titre de gloire de l’économie politique, c’est d’avoir détruit sans retour ces maximes funestes, qui, rabaissant les intérêts des nations à des calculs mesquins, faisaient supposer qu’un peuple ne saurait gagner à des relations suivies avec un autre peuple, sans que celui-ci y perde. La liberté du commerce profite également aux deux, car chacun est à la fois vendeur et acheteur. L’union franco-belge, utile à la Belgique, le sera aussi à la France ; nous avons essayé de le faire voir, en nous bornant uniquement au côté industriel de la question. La solution affirmative de cette première difficulté doit nécessairement servir de point de départ à la continuation des négociations, et contribuer à calmer les appréhensions mal fondées de notre industrie indigène.

L. WOLOWSKI.

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[1] Voir les livraisons de janvier, page 173, et mars, page 403.

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