Deux pertes pour un profit

Ernest Martineau, « Deux pertes pour un profit » (La Nouvelle Revue, 1893, Tome 83).


DEUX PERTES POUR UN PROFIT

Est-il vrai que le protectionnisme protège réellement, efficacement, la production agricole et industrielle d’une nation ?

Y a-t-il un profit certain à se couvrir de tarifs, suivant une formule chère au leader du protectionnisme, M. Méline, pour se défendre contre les hauts tarifs de l’étranger ?

Les intérêts des peuples sont-ils tellement opposés par leur nature que chacun d’eux doit repousser les importations des produits étrangers, et que, comme le disait un publiciste, M. Domergue, dans le numéro du 20 octobre dernier de la Réforme économique — revue fondée sous le patronage de M. Méline — à propos du projet de traité franco-suisse : « En traitant avec la Suisse, nous nous dépouillerions au profit de l’Allemagne, au profit de toutes les nations à qui nous avons déjà concédé notre tarif minimum, en sorte que toute réduction de tarifs serait un sacrifice tel qu’il constituerait une duperie ?

Il est impossible de méconnaître l’importance de ces questions, et qu’elles méritent au premier chef d’attirer l’attention.

Si les protectionnistes ont raison, la fraternité des peuples n’est qu’une chimère ; il faut rayer sans retard ce mot de la formule de la Révolution française et du programme des démocraties modernes.

Là où les intérêts sont opposés, la fraternité ne peut faire que des frères ennemis, et je ne sais pas d’ironie plus cruelle que le langage de ceux qui disaient naguère au peuple suisse, à propos du projet de traité de commerce :

« Vous avez droit à toutes nos sympathies, et vous pouvez être assurés de notre plus cordiale affection, mais notre intérêt bien entendu nous commande de vous tourner le dos et nous vous invitons à garder vos produits chez vous. »

Donc, pas de conciliation possible là-dessus, il faut de toute nécessité opter.

Si l’antagonisme est la loi des rapports économiques des nations, si cette vieille maxime « le profit de l’un est le dommage de l’autre », maxime empruntée par Montaigne à la cité antique, aux âges de la conquête et de la barbarie, doit s’appliquer aussi aux relations des peuples modernes, au monde du travail et de l’échange, c’est vainement que les philosophes et les publicistes nous vantent les bienfaits de la fraternité entre les hommes : ces philosophes prétendus ne sont que des utopistes, à la sagesse menteuse et fausse, prenant leurs illusions pour la réalité des choses, et l’intérêt commande impérieusement aux peuples de résister à un sentimentalisme dangereux, qui ne pourrait aboutir qu’à l’appauvrissement et à la ruine de tous.

Voilà le problème économique dans sa gravité : abordons-le d’un cœur sincère, avec la ferme volonté de le résoudre, disposés à accepter la solution, quelle qu’elle soit, que nous indiquera notre raison.

Rappelons les données du problème, d’accord avec nos adversaires :

Une nation consent des réductions sur ses tarifs de douane protecteurs : ces réductions de tarifs sont-elles un sacrifice et une duperie ? cette nation dépouille-t-elle ainsi ses producteurs au profit de l’étranger ?

Prenons pour exemple la réduction de tarifs proposée dans le projet de traité franco-suisse, sur les fromages suisses.

Déjà M. Méline, le leader protectionniste, au cours de la discussion générale sur le tarif des douanes, en mai 1891, disait à ce sujet, à la tribune de la Chambre des députés :

« Prenons le mouvement commercial pour les fromages, dont la production est si considérable en Suisse.

« En 1877, elle nous envoyait seulement 7 millions de fromages ; depuis, les fromages suisses ont reflué sur la France, et les importations se sont élevées de 7 millions en 1877 à 13 millions en 1886. »

Et M. Méline de s’effrayer de cette abondance de fromages sur notre marché, et de se demander si l’on voulait laisser la France devenir « le déversoir des autres marchés » !

La majorité du Parlement, partageant ses craintes, a frappé les fromages d’un droit de 15 francs.

D’après le projet de traité, le droit était réduit de 15 à 11 francs : cette réduction de 4 francs aurait-elle été une duperie, aurait-elle dépouillé nos producteurs au profit des producteurs étrangers ? Dans la pensée des membres de la majorité du Parlement qui ont rejeté le traité, l’avantage du maintien du tarif à 15 francs, c’est de permettre aux producteurs de fromages des Vosges et autres lieux de vendre leurs fromages à un prix plus rémunérateur : débarrassés, dans une certaine mesure, de la concurrence étrangère, grâce à la rareté ainsi opérée sur le marché, les producteurs pourront vendre leurs fromages plus cher.

Voilà la pensée qui a dicté le vote du Parlement : sans cela, ce vote n’aurait aucun sens.

Dans quelle mesure la cherté est-elle ainsi relevée ?

Supposons que la différence entre les deux tarifs profite tout entière aux producteurs protégés : en ce cas, ils vendront une quantité donnée de fromages 4 francs plus cher au tarif de 15 francs qu’au tarif projeté de 11 francs.

Un profit de 4 francs : voilà le profit, l’avantage certain, incontestable et incontesté, pour le producteur national, résultant du tarif protecteur, et M. Méline triomphant monte au Capitole, suivi de sa fidèle majorité, aux applaudissements de ses électeurs, les fromagers des Vosges.

Mais cet effet immédiat du tarif protecteur est-il l’effet unique du tarif ? L’opération se réduit-elle à ce profit incontesté ?

Ce profit, d’où le producteur protégé le tire-t-il ?

Ne soyons pas seulement un peuple spirituel, tâchons d’être un peuple sérieux, et nous verrons ce qui crève les yeux, à la plus simple réflexion, à savoir que ce profit est tiré de la bourse des consommateurs.

À côté et en face du profit de 4 francs du producteur protégé, nous avons donc déjà la perte égale de 4 francs du consommateur dépouillé.

Qui pourrait le contester ? Ce ne sera sans doute pas l’honorable M. Méline, qui disait textuellement, dans un discours à la tribune de la Chambre, en date du 9 juin 1890 :

« Si vous protégez l’un, vous atteignez forcément l’autre, C’EST INÉVITABLE. »

Donc, c’est un premier point acquis, le profit du producteur protégé est déjà compensé par la perte ÉGALE du consommateur dépouillé.

Mais ce n’est pas tout ; cette perte du consommateur n’est pas la seule perte résultant de l’opération du tarif ; à cette première perte, il faut en ajouter une seconde d’une égale importance. Laquelle ? La voici. La seconde perte, à la charge du tarif protecteur, c’est celle du producteur quelconque, agricole, industriel, ou autre, qui n’a pas pu vendre un produit valant 4 francs par suite de l’amoindrissement du pouvoir d’achat des consommateurs.

Tachons de bien établir cela : la question vaut la peine qu’on s’y arrête et qu’on y réfléchisse.

Si j’achète 15 francs, grâce à la protection, un produit que, sous un régime libre, j’aurais acquis au prix de 11 francs, il est clair que n’ayant plus dans ma bourse les 4 francs de renchérissement, je ne puis pas faire l’achat d’un produit quelconque valant 4 francs.

Or, tout achat implique apparemment une vente et, par suite, le défaut d’achat suppose une vente qui ne se fait pas, qui ne peut pas se faire.

La seconde perte causée par le tarif protecteur, c’est donc la perte du producteur quelconque, lésé dans ses intérêts, lui aussi, par le tarif, à cause de l’appauvrissement de sa clientèle.

Voilà comment, POUR UN PROFIT UNIQUE, le protectionnisme amène à sa suite, fatalement, inévitablement, DEUX PERTES ÉGALES CHACUNE AU PROFIT, soit, comme effet définitif, une perte sèche sans compensation pour l’ensemble de la richesse nationale.

Et ce qui se produit pour les fromages, dans l’exemple que nous venons de prendre, se produit dans tous les cas possibles et imaginables, on le comprend, d’application des tarifs dits PROTECTEURS.

Il y a, à notre tarif général des douanes, douze cents articles protégés ; lors de chaque achat d’un produit protégé quelconque, à la place du profit promis par les protectionnistes, c’est une perte sèche qui reste, comme résultat final, pour notre richesse nationale.

Est-ce vrai, cela ? La démonstration est-elle invincible ? Cherchons quelle objection on pourrait y faire.

Direz-vous que si la perte du consommateur est indéniable, la seconde perte, la perte du producteur lésé, ne se produira pas, parce que, si le consommateur n’a plus ses 4 francs pour acheter, le producteur protégé qui les a reçus les dépensera, en achetant le produit valant 4 francs à la place dudit consommateur ?

Mais la réponse est facile : il apparaît, à la plus simple réflexion, que si le producteur protégé est mis à même de dépenser 4 francs de plus, le producteur lésé, qui aurait reçu, sous un régime libre, les 4 francs du consommateur, les aurait également dépensés.

C’est-à-dire qu’il n’y pas à s’occuper de la circulation ultérieure des 4 francs ; ce qu’il faut s’attacher à observer, c’est l’effet entier, total, du tarif protecteur, la répercussion de ce tarif sur le consommateur appauvri dans sa puissance d’achat, d’où suit la double perte et de ce consommateur qui au lieu d’avoir deux produits n’en a qu’un, et du producteur quelconque lésé par l’amoindrissement du pouvoir d’achat de sa clientèle.

Dira-t-on encore que, grâce à la concurrence intérieure entre nos producteurs de fromages, le renchérissement de prix ne sera pas de 4 francs, mais de 3 francs seulement ou de 2 francs ou même de 1 franc ?

La réponse est que, quel que soit le chiffre du renchérissement, la double perte signalée se produira toujours, dans la proportion du renchérissement ; toujours, comme résultat final, il restera une perte à la place d’un profit.

Donc, aucune réfutation sérieuse n’est possible et notre argumentation reste debout, avec toute sa force.

Que devient dès lors cette objection d’apparence si formidable — celle qu’on a appelée la grosse objection, l’objection décisive lors de la discussion du traité franco-suisse — l’objection que nous avons reproduite ci-dessus d’après M. Domergue : 

« En traitant avec la Suisse, nous nous dépouillerons au profit de l’Allemagne, au profit de toutes les nations qui jouissent de notre tarif minimum, et toute réduction de tarifs de notre part serait une duperie. »

C’est le contraire qui est vrai ; c’est en gardant, en maintenant les hauts tarifs protecteurs que nous dépouillons la masse du public consommateur, M. Tout-le-Monde, au profit d’une oligarchie de privilégiés ; nous organisons ainsi un régime de pertes à jet continu, au lieu d’accroître les profits de l’ensemble de nos producteurs.

Que reste-t-il de cet antagonisme d’intérêts entre les nations, tant de fois invoqué par nos adversaires, et que M. Méline opposait au début même de son discours du 24 décembre dernier, lors de la discussion du traité franco-suisse, en répondant à M. Jules Roche :

« M. J. Roche a présenté avec une grande force les raisons de la Suisse pour obtenir les concessions, les réductions de tarifs qu’elle réclame ; il n’a oublié qu’une chose, c’est de faire valoir les raisons, les excellentes raisons de la France pour les refuser. »

« Les excellentes raisons de la France pour les refuser », eh bien, non il n’y a pas de raison, d’excellente raison, à donner d’un pareil refus !

Non, heureusement non, ces excellentes raisons n’existent pas : la vérité, au contraire, c’est qu’il y a toutes sortes de bonnes raisons à faire valoir pour abaisser la barrière de tarifs, dans l’intérêt bien entendu des nations.

À la place de ce monstrueux antagonisme que supposent les protectionnistes, il y a, sous un régime libre, harmonie d’intérêts entre les nations.

Si les producteurs de fromage de la Suisse ont intérêt à importer leurs produits sur le marché français, la masse du peuple français a intérêt à cette importation qui met à la disposition des consommateurs une abondance de produits — abondance qui est la véritable richesse des peuples — et l’ensemble des producteurs français n’a rien à perdre à cette importation, puisque, grâce au bon marché, elle permet aux consommateurs d’acheter des produits que, sous le régime de renchérissement factice des tarifs, ils ne pourraient pas acheter.

DEUX PERTES POUR UN PROFIT, c’est la devise du protectionnisme ; cette devise, si elle est vraie, il ne faut jamais qu’elle sorte de notre mémoire : la paix des nations modernes, l’avenir de la démocratie tout autant que le développement de la richesse en dépendent.

Deux pertes pour UN PROFIT : comment cette vérité a-t-elle pu être jusqu’ici méconnue dans notre pays ?

De quelle source mystérieuse pensait-on donc que sortiraient ces hausses de prix promises à nos producteurs abusés par le mécanisme des tarifs protecteurs ?

Du jour où le leader protectionniste a été amené à faire, du haut de la tribune, cet aveu significatif : « Si vous protégez l’un, vous atteignez l’autre, c’est inévitable », il semblait que le système qui enrichissait ainsi les uns en appauvrissant les autres aurait dû succomber sous la réprobation publique.

Mais l’égoïsme est toujours, comme du temps de Pascal, ce merveilleux instrument qui sert à nous crever agréablement les yeux.

Il a suffi à M. Méline, pour réussir, de s’adresser successivement à chaque branche de producteurs et de faire luire à leurs yeux l’appât du renchérissement par les tarifs.

Dès lors, le siège de la majorité était fait, la lumière ne pouvait plus luire pour ces aveugles.

C’est aux sages, aux esprits sérieux et réfléchis que nous nous adressons pour leur signaler l’erreur des protectionnistes.

L’erreur du protectionnisme, on ne saurait trop le répéter, vient de l’oubli des intérêts des hommes comme consommateurs.

Chose étrange : nos adversaires, qui affectent de nous appeler des théoriciens, et de se réclamer exclusivement des faits et de la pratique, ne voient pas, ne veulent pas voir ce fait qui crève les yeux, la division du travail, la séparation des fonctions et des métiers.

Les protectionnistes ne voient pas, ne veulent pas voir un fait sans lequel il n’y aurait pas d’état social, pas de société, mais des individus juxtaposés, sans lien entre eux.

La division du travail, en effet, c’est le lien qui réunit les hommes en société : la société, au point de vue économique, n’existe que par l’échange, conséquence nécessaire de la division du travail. Lisez les livres, les discours des théoriciens du protectionnisme ; partout et toujours il est question des intérêts de telle ou telle branche des producteurs, des heureux effets des tarifs élevés sur les prix de vente de leurs produits.

La répercussion de ces tarifs, de ces taxes douanières, est pour eux une quantité négligeable : comme s’il pouvait y avoir des ventes sans achats ; comme si l’augmentation des profits des vendeurs protégés n’impliquait pas l’appauvrissement des acheteurs spoliés !

Que dis-je ? L’ignorance est telle en cette matière qu’au cours de la discussion du traité franco-suisse à la Chambre des députés, il s’est rencontré un député qui, proclamant bien haut qu’il était un libre-échangiste de principe, se déclara opposé au projet de traité avec la Suisse, en se fondant sur le défaut de réciprocité, sur ce que les réductions de tarifs consenties par la Suisse étaient moindres que celles consenties par le gouvernement français.

Dans ce raisonnement, on retrouve à la base l’erreur du protectionnisme, l’oubli des intérêts des hommes en tant que consommateurs : ce soi-disant libre-échangiste ne comprend pas que les taxes protectrices agissent, à l’intérieur même du pays protégé, dans les rapports des nationaux les uns vis-à-vis des autres, puisque les taxes protectrices ne protègent utilement qu’en provoquant un renchérissement de prix ; il raisonne en comparant la situation des producteurs nationaux à celle des producteurs de l’étranger, abstraction faite de la masse du public consommateur !

Voilà l’erreur, la fondamentale erreur du protectionnisme ; nul n’a le droit de se dire libre-échangiste s’il appuie, dans la discussion de cette question, son argumentation sur une base aussi insuffisante, aussi étroite.

DEUX PERTES POUR UN PROFIT : c’est la conclusion à laquelle on arrive toutes les fois que, dans les données du problème, l’on rétablit ce facteur oublié par les protectionnistes, le consommateur, et le raisonnement qui aboutit à cette conclusion a la valeur d’un raisonnement mathématique.

À quel chiffre s’élèvent les pertes qu’un pareil régime infligera à notre pays ?

Aux États-Unis, d’après un calcul appuyé sur une argumentation des plus sérieuses, un publiciste remarquable, M. Mongrédien, dans une brochure intitulée le Fermier de l’Ouest américain, a évalué à trois milliards par an le tribut payé par les agriculteurs aux industriels protégés, et cela avant l’établissement des tarifs Mac-Kinley, sous l’empire des anciens tarifs protecteurs !

De là une réaction, devenue inévitable à la suite de l’aggravation des tarifs par les bills Mac-Kinley ; l’élection, à la majorité des deux tiers des voix, du président Cleveland en novembre dernier, a marqué le triomphe éclatant du libre-échange.

Comment en douter en présence du programme qui a servi de plate-forme électorale au parti vainqueur, au parti démocrate ? 

Ce programme, les lecteurs de la Nouvelle Revue pourront, en le lisant, mesurer l’étendue de la victoire gagnée, dans la grande démocratie américaine, sur le protectionnisme.

« Nous dénonçons, y est-il dit, la protection comme une fraude, comme un vol au profit de quelques-uns, aux dépens de la majorité de la nation.

« Nous déclarons comme un principe fondamental que le gouvernement n’a pas le droit d’imposer et de percevoir des taxes de douane, sauf dans un but fiscal.

« Nous dénonçons la loi du tarif Mac-Kinley comme le comble de l’atrocité d’une législation de classe.

« Nous signalons ce fait que les foyers et les fermes du pays sont chargés d’une dette hypothécaire de douze milliards, non compris les autres formes de dettes.

« Nous dénonçons une politique QUI PROTÈGE SURTOUT LE TRAVAIL DES HUISSIERS. »

Quoi de plus net, de plus précis ?

Le protectionnisme y est dénoncé et flétri en termes sévères, et l’effet des tarifs soi-disant protecteurs est apprécié, comme il convient de faire, dans les rapports des nationaux les uns vis-à-vis des autres, au point de vue des pertes qu’ils infligent à la nation, sans préoccupation de réciprocité de tarifs de l’étranger. 

En France, on a mis en avant des chiffres plus ou moins élevés pour évaluer l’étendue des pertes que causera l’application du système.

Dans le beau discours qu’il a prononcé au cours de la discussion générale du tarif douanier, en mai 1891, M. Léon Say disait que les pertes pourraient s’élever de deux à quatre milliards par an.

Qu’on y réfléchisse bien, d’ailleurs : ce ne sont pas seulement des richesses matérielles qui sont gaspillées par ce néfaste système ; quel qu’en soit le chiffre — chiffre énorme, si l’on songe que dans tout achat d’un produit protégé il y a, comme résultat final, une perte sèche pour l’ensemble de notre richesse nationale — ces pertes sont peu de chose auprès des ruines morales que ce système accumule après lui.

Gardons-nous d’incriminer les intentions ; c’est un système, ce ne sont pas des personnes que nous dénonçons et nous n’oublions pas que l’un des plus grands génies de l’antiquité, Aristote, proclamait l’esclavage — cet odieux régime de vol légal qui dépouillait l’individu de sa liberté et du fruit de son travail —, proclamait, dis-je, l’esclavage une institution naturelle et nécessaire.

Le protectionnisme, ce régime de fraude et de vol légal, pour reprendre la formule des démocrates américains, est un reste d’esclavage, qui dépouille l’individu du fruit de son travail, et si les intentions sont hors de cause, nous avons le droit de flétrir le système qui porte de pareils fruits. La fraude, le vol dans la loi, quoi de plus effrayant, de plus démoralisateur ? Combien de temps un tel système est-il susceptible de durer en France ?

La loi ne peut pas être, ne doit pas être, entre les citoyens d’un même pays, un instrument de fraude et de spoliation, arrachant à la masse du peuple le fruit de son honnête travail, faussant la loi naturelle de l’équitable répartition des richesses, pour en faire jouir une minorité de privilégiés.

C’était la loi, l’effroyable loi des vieilles civilisations, des temps de la barbarie et de la conquête, que le grand nombre était sacrifié à une minorité de maîtres et d’oppresseurs ; c’est l’honneur de la Révolution française d’avoir proclamé les droits de l’homme et du citoyen, et, au premier rang, la liberté du travail, qui implique la libre disposition des produits de ce travail.

Nous en appelons du suffrage universel mal informé au suffrage universel mieux informé ; nous lui dénonçons un système économique qui draine l’épargne des petits, des masses, ou plutôt qui empêche cette épargne de se former, qui la tarit jusque dans sa source en renchérissant artificiellement les prix des produits protégés.

Le protectionnisme est l’argent des autres ou il n’est rien : voilà le dilemme, et nous le plaçons sous l’autorité du leader protectionniste disant naguère à la tribune de la Chambre des députés :

« Si vous protégez l’un, vous atteignez inévitablement l’autre. »

N’ayez crainte : la démocratie française n’est pas moins avide de justice et de probité que la démocratie des États-Unis, et elle saura s’inspirer de l’exemple que lui fournit cette dernière.

Comment pourrait-il en être autrement ? La démocratie des États-Unis est la sœur aînée de la démocratie française.

Il y a plus d’un siècle passé, après la fameuse Déclaration d’indépendance des colonies américaines de 1776, la France a prêté le concours de ses armes à l’Amérique pour l’aider à conquérir son indépendance politique ; aujourd’hui, la démocratie américaine s’acquitte de sa dette en nous montrant le chemin, en nous aidant par l’influence toute-puissante de l’exemple — et quel exemple dans cet admirable programme du parti démocrate — à conquérir à notre tour notre indépendance économique.

Nous pouvons, sans crainte d’être téméraire, prédire la chute prochaine d’un régime qui, du point de vue moral, est la négation de la justice et de la propriété, et qui, d’autre part, au point de vue de la richesse matérielle, se résume dans cette formule : 

DEUX PERTES POUR UN PROFIT.

Ernest MARTINEAU.

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