La réforme de l’impôt et les taxes dites de protection douanière

Ernest Martineau, « La réforme de l’impôt et les taxes dites de protection douanière » (La Nouvelle Revue, 1892, Tome 75)


LA RÉFORME DE L’IMPÔT ET LES TAXES DITES DE PROTECTION DOUANIÈRE

Une Ligue vient d’être constituée à Paris, sur l’initiative d’un certain nombre de membres du Parlement, en vue d’entreprendre la réforme, la refonte générale de notre système d’impôts.

Le motif principal mis en avant par les promoteurs de la réforme est que le système d’impôts établi et organisé par la monarchie ne saurait convenir à une république, notamment à une république démocratique comme la nôtre, dont les bases fondamentales sont la justice et l’égalité. « Ce que veulent, ce qu’exigent impérieusement, dit-on, l’équité, le droit, l’égalité entre tous les citoyens de la démocratie française, c’est que l’impôt soit réparti entre tous, proportionnellement à leur fortune, sinon progressivement ; et dans la longue liste des impôts actuellement existants, au premier rang des impôts iniques, il faut placer les impôts indirects, les impôts dits de consommation, tels que l’octroi, l’impôt des boissons, impôts progressifs à rebours, puisqu’ils frappent les contribuables, non en raison de leurs facultés contributives, de leurs ressources, mais en raison de leurs besoins. »

Tels sont, sommairement indiqués, les griefs mis en avant contre le système actuel de nos impôts et, à l’occasion d’une réunion publique, organisée par la Ligue, à Paris, tout récemment, deux publicistes éminents, MM. Anatole de La Forge et Auguste Vacquerie, empêchés d’assister à la réunion, ont adressé au président des lettres dans lesquelles ils résument de la manière suivante les critiques concernant nos lois d’impôts :

« La répartition des impôts, dit M. de La Forge, doit être désormais plus équitablement établie en vue de donner une base inébranlable à notre fortune nationale, d’assurer un nouvel essor à nos grandes transactions commerciales, industrielles et agricoles… C’est le but de la Ligue d’assurer une meilleure répartition des charges publiques, et c’est pour cela qu’elle est éminemment française, parce qu’elle représente une idée de justice et de progrès. La devise de la Ligue pourrait être : De la justice ! Toujours plus de justice ! »

De son côté, M. Auguste Vacquerie écrivait : « L’impôt de la république ne peut pas être l’impôt de la monarchie. La répartition des charges ne peut pas être la même sous un régime de justice et d’égalité, que sous un régime d’inégalité et de privilèges… LA RÉFORME DE L’IMPÔT EST UNE RÉFORME URGENTE, QUE JE VOUDRAIS VOIR PASSER AVANT TOUTES LES AUTRES. »

L’opinion publique et la presse, notamment la presse républicaine, ont fait en général bon accueil au programme de la Ligue, et il est aisé de comprendre les motifs de cet accueil dans une démocratie aussi généreuse que la démocratie française.

Au reste, un tel programme repose sur des bases sérieuses, et malheureusement trop fondées : il est incontestable que notre système d’impôts se ressent de l’esprit de réaction et de privilèges, qu’il est, notamment en matière d’impôts indirects, en opposition marquée avec le principe de l’égalité et de la proportionnalité des charges. Un membre éloquent de la Ligue, M. le député Millerand, au cours d’une conférence publique, faite à Lille, le dimanche 31 janvier dernier, signalant le caractère essentiel du projet de réforme, disait que la Ligue avait en vue d’introduire l’idée de justice dans l’impôt et d’en rendre la constitution proportionnelle aux facultés, et il montrait les impôts indirects progressifs à rebours, ceux qui grèvent surtout le pauvre, en progression constante depuis le commencement du siècle. L’œuvre de la réforme de l’impôt est donc une œuvre de justice, une œuvre conforme au programme général de la démocratie ; à ce titre elle mérite un accueil favorable de la part de tous ceux qui portent au cœur le sentiment du droit et de l’équité. Cependant, si urgente que soit la réforme de l’impôt, il en existe une autre, se rattachant indirectement à celle-là, qui nous apparaît avec un caractère d’urgence encore plus marquée, c’est la réforme et l’abolition des taxes dites de protection.

Quoi qu’en dise M. Vacquerie, la réforme qui doit passer avant toutes les autres, logiquement en cette matière, c’est celle des tarifs dits de protection. Pour s’en convaincre, il suffit de bien se pénétrer du caractère et des éléments essentiels du système protecteur.

Si nous parvenons à démontrer, par des preuves irrécusables, que les taxes de protection sont destinées, non à grossir le Trésor public, mais à augmenter les profits des producteurs protégés, il s’ensuivra évidemment que ces taxes — perçues grâce au mécanisme des tarifs de douane au profit de certains individus — sortent de la catégorie des impôts proprement dits et se rattachent aux dîmes, aux privilèges de l’Ancien régime, ne sont pas autre chose, en réalité, que des excroissances parasites greffées sur la douane fiscale. Ainsi sera justifiée notre proposition, à savoir qu’avant tout, au seuil même de la réforme de l’impôt, et préalablement à toute autre chose, il faut abolir les taxes de protection. C’est cette démonstration que nous nous proposons de faire le plus brièvement possible.

Qu’est-ce que la protection ? Pourquoi l’a-t-on instituée ? 

M. Méline, le leader incontesté des protectionnistes, va nous le dire. « Nous voulons, disait M. Méline à la Chambre des députés, dans la séance du 11 juillet 1891, augmenter le profit des producteurs » ; précédemment, lors de la discussion de la taxe de 3 francs sur les maïs, il disait, dans la séance du 9 juin 1890 : « Si vous protégez l’un, vous atteignez forcément les autres, c’est inévitable ; ainsi les taxes sur le blé, l’avoine, sont payées par les cultivateurs qui consomment du blé, de l’avoine, et qui n’en produisent pas. »

Cette déclaration est d’une netteté saisissante ; il est impossible de mieux marquer le caractère et la destination des taxes de protection. Pour la compléter, nous citerons cette proposition tirée du livre de la Révolution économique, livre écrit sous le patronage de M. Méline : « Les droits de douane protecteurs ont été institués dans l’intérêt du producteur national. » (page 47 de la 3e édition)

Comment le produit des taxes de protection est-il perçu ainsi au profit des producteurs protégés, à l’aide du mécanisme des tarifs douaniers ? C’est ce qu’il est facile de comprendre. La douane fiscale est une sorte d’octroi national : la barrière qu’elle met à l’entrée des produits étrangers n’a pas pour but de les empêcher d’entrer, non plus que la barrière de l’octroi, mais de leur faire payer au passage une taxe destinée à remplir le Trésor public. À ce point de vue, moins la taxe est élevée, plus il entre de produits et, par conséquent, plus le Trésor s’enrichit.

Par un procédé ingénieux et des plus simples, les prohibitionnistes ont fait du tarif douanier un instrument de protection : il leur a suffit, pour cela, de hausser la barrière de manière à prohiber, le plus possible, l’entrée des produits.

Sous prétexte d’invasion, d’inondation, ils repoussent le produit du dehors dans l’intérêt des producteurs, aux dépens des consommateurs. Ils partent de ce principe que moins il y a de produits sur le marché, plus le prix s’élève. Raréfier pour renchérir, proscrire l’abondance pour créer une disette artificielle, tel est donc le but de la protection, et on voit comment la barrière de douane, détournée de sa destination primitive, peut être utilisée comme instrument de prohibition.

Un orateur protectionniste distingué, M. le député Viger, rapporteur de la taxe de 3 francs sur les maïs, a fort bien expliqué la chose à l’aide de l’exemple suivant : « On prétend que la protection ne sert à rien, vous pouvez cependant en constater les effets : depuis la taxe de 70 francs mise sur les alcools étrangers, il n’en entre qu’une quantité infinitésimale. Avec la taxe ancienne de 30 francs, il en entrait en moyenne, par an, 60 000 hectolitres ; depuis la taxe de 70 francs, il n’entre plus que 3 000 hectolitres. » (Journ. Officiel du 3 juin 1890.) Avec le droit de 30 francs, le Trésor public, sur 60 000 hectolitres, percevait 1 800 000 francs ; avec le droit de 70 francs, sur 3 000 hectolitres seulement, il ne perçoit plus que 210 000 francs, soit une perte, pour le Trésor, de plus de 1 500 000 francs par an. Qui bénéficie donc de cette taxe ? Le trésor particulier des protégés qui, à raison de la diminution de la quantité sur le marché, voit enchérir ses prix. Voilà à l’aide de quel procédé le droit de douane protecteur fonctionne, comme dit M. Méline, dans l’intérêt du producteur national. On voit également comment, toujours d’après M. Méline, si vous protégez l’un, vous atteignez inévitablement les autres.

Tel étant le caractère et l’effet des taxes dites de protection, nous soutenons pour notre compte qu’elles n’ont d’un impôt que le nom et qu’elles constituent au premier chef un privilège, une dîme. En effet, l’impôt est et ne peut être que l’acquittement et le prix d’un service public.

Tous les publicistes le reconnaissent, tous déclarent que l’impôt est le paiement d’une dette sociale, et le nom même sous lequel les citoyens sont désignés en tant que débiteurs de l’impôt, l’étymologie du mot : contribuable (cum tribuere), suffiraient à eux seuls pour justifier notre thèse, pour prouver invinciblement qu’on ne doit d’impôt qu’à l’État.

Ce qui est à noter, c’est que même les publicistes des régimes de monarchie constitutionnelle, par exemple M. Bluntschli, reconnaissent et affirment formellement que l’impôt est une dette sociale dont l’État seul est le légitime créancier. Notre grand publiciste Rossi disait, d’autre part, que le droit administratif emprunte au droit constitutionnel des têtes de chapitres. Or, dans tous les traités de droit administratif, nous voyons au chapitre des impôts, en tête, cette mention : « De l’État créancier des impôts. » Les constitutions de tous les peuples modernes proclament donc unanimement ce principe et, seuls, les régimes de caprice et de bon plaisir, répudiant cette garantie précieuse des peuples libres, se réclament de cet autre principe : « L’impôt est dû à des particuliers, à des classes. »  C’est qu’en effet, la liberté et la justice ne souffrent aucune atteinte dans le cas où l’impôt est payé à l’État. Le principe fondamental, en matière économique, est le principe de la mutualité des services, de l’échange des travaux, des services. Ce principe trouve ici sa naturelle application : si les fonctionnaires de l’État travaillent pour les citoyens, il est juste que les citoyens travaillent pour les fonctionnaires, qu’ils rémunèrent leurs services, et cette rémunération des services publics se traduit par l’impôt. L’impôt, prélevé sur tous, est dépensé au profit de tous. De là cette règle idéale de la proportionnalité des charges, qui prescrit que les dépenses publiques soient payées, pour chaque contribuable, au prorata de ses moyens, de sa fortune.

Si l’impôt est, en ce cas, légitime et avouable, la taxe dite de protection, perçue sur la masse des consommateurs au profit des particuliers, des producteurs protégés, comme l’avouent MM. Méline et Domergue, est donc au premier chef illégitime et inavouable. Si le contribuable ne doit l’impôt qu’à l’État, il ne le doit pas à des particuliers, à des classes de producteurs, et si le contribuable n’est pas leur débiteur, comment ceux-ci pourraient-ils être ses légitimes créanciers ?

L’objection est sans réplique et notre conclusion ne saurait être douteuse.

La protection, concluons-nous, n’a de l’impôt que l’apparence ; c’est une excroissance parasite, greffée sur la douane fiscale, une dîme prélevée au profit d’une classe de particuliers, de producteurs, de l’aveu même de MM. Méline et Domergue. Les réformateurs de l’impôt ont donc pour premier devoir d’abolir la protection et de ramener l’impôt à sa destination naturelle essentielle, qui est d’être perçu au profit de l’État. Que ces vaillants et excellents esprits, MM. Vacquerie et de la Forge y réfléchissent bien ; qu’ils se pénètrent du véritable caractère des taxes de soi-disant protection ; que les chefs et promoteurs de la Ligue, M. Maujan, Goblet, Millerand, etc., fassent de même, et nous ne doutons pas de leur adhésion à nos idées. Répudiant cet héritage du régime de ces monarchies absolues, ils diront, avec nous, en rectifiant la formule de M. Vacquerie :

La soi-disant protection est pire que le pire des impôts ; la protection, c’est la dîme. Avant tout, la réforme la plus urgente est donc l’abolition de cette dîme, la soi-disant protection. Delenda est

 Ernest MARTINEAU.

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