Intervention des 5 et 6 février 1846 sur l’Algérie

Intervention sur l’Algérie

Première partie. — 5 février 1846.

[Moniteur, 6 février 1846.]

 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Messieurs, si je ne consultais que mon impression personnelle en présence de la fatigue de la chambre, que malheureusement j’ai contribué à produire, je ne prolongerais pas sur l’adresse un débat déjà trop long ; mais je suis convaincu qu’il n’est dans la pensée de personne qu’une question aussi grave que celle de l’Algérie, plus grave peut-être aujourd’hui qu’elle ne l’a jamais été, puisse être écartée de notre discussion, parce qu’elle a le malheur d’arriver la dernière. 

Je l’aborde donc tout de suite, et je préviens la chambre que je m’efforcerai d’en écarter, avec le plus grand soin, toutes les questions qui seraient ou irritantes, ou inopportunes. 

Il y a deux choses dont je ne veux rien dire devant la chambre. La première, c’est la guerre qui se fait en ce moment en Afrique. Les opérations militaires sont engagées ; nos armées sont aux prises avec l’ennemi ; il me paraît que dans le moment où nos soldats se battent, ce n’est pas celui de discuter. Si j’en parlais, ce ne serait que pour rendre hommage à la lutte difficile et glorieuse qu’ils soutiennent, et dans laquelle, j’ose le dire, à aucun prix la France ne les abandonnera. (Très bien ! très bien !) 

Il y a une autre chose dont je ne veux rien dire non plus : ce sont les plans de campagne contre le Maroc. Le gouvernement a annoncé, il y a peu de temps, ou on a annoncé en son nom, qu’on voulait poursuivre Abd-el-Kader dans le Maroc. 

Quelle serait l’étendue de cette entreprise ? Jusqu’où irait-on ? Quels seraient ces moyens ? Je ne sais ; ce sont des questions, à mon sens, très délicates, et sur lesquelles je n’ai pas, je l’avoue, d’avis arrêté. Je m’abstiendrai d’en parler. 

La seule chose dont je voudrais entretenir la chambre, c’est la situation qui résulte de faits passés, accomplis, sur lesquels son appréciation est possible, et sur lesquels elle doit porter son jugement dès l’instant qu’elle le peut. 

Messieurs, notre établissement en Afrique est aux prises avec deux grandes difficultés. En Algérie, l’hostilité des populations indigènes, profondément séparées de nous par des mœurs contraires et par une religion différente ; au Maroc, sur les frontières de l’Algérie, l’hostilité, non pas de l’empire du Maroc, mais des populations marocaines, animées des mêmes passions que celles fanatisées pour Abd-el-Kader, et qui recèlent dans leur sein un foyer d’agression contre nous. 

En Algérie, le gouvernement dompte les résistances par la guerre, et il pousse la guerre jusque dans ses dernières conséquences : la soumission des tribus, la conquête. Il a raison ; ce n’est pas seulement le meilleur moyen, c’est le seul possible. 

Dans le Maroc, il procède un peu différemment : il repousse les agressions ; il admet même qu’il peut et doit poursuivre ces agressions jusque sur le territoire marocain ; mais il s’arrête à cette limite ; il ne veut pas conquérir dans le Maroc ; et, à mon avis, il a encore raison. Si notre occupation a éprouvé dans un temps un péril, celui d’être trop restreinte, il y aurait peut-être aujourd’hui un danger plus grand, celui d’être trop étendu. 

Que résulte-t-il de cette double situation ? La conséquence que voici : c’est que, si en Algérie notre action militaire est sans limite, au Maroc elle est limitée ; c’est que, précisément parce qu’au Maroc nous ne pouvons agir qu’incomplètement par les armes, il est d’autant plus nécessaire de suppléer à la guerre par la politique ; qu’il faut que nous y soyons influents par notre diplomatie, pour n’avoir point à y montrer notre force et n’être point entraînés jusqu’à cette conséquence extrême de la guerre, la conquête ; c’est que, pour être forts et influents au Maroc par notre diplomatie, il faut que, dans ses rapports avec ce pays, notre gouvernement se place et se tienne toujours dans l’attitude d’une grande puissance, qui, quand elle veut une chose, la veut invariablement ; qui, quand elle a montré une prétention, ne cède pas ; qui peut se montrer modérée dans ses exigences, mais qui, quand elle les a fait connaître, ne les réduit jamais. 

Malheureusement, telle n’est pas la situation dans laquelle s’est établi vis-à-vis du gouvernement marocain le gouvernement français ; je crois que dans ce pays notre diplomatie, au lieu d’aider à nos armes, y a aggravé les difficultés que nos armes ont à résoudre, et qu’elle a provoqué ou exercé les embarras qu’elle devait prévenir. 

M. LIADIÈRES. Je demande la parole. 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Messieurs, la chambre va en juger elle-même ; je ne reviens pas sur le traité de Tanger, et je ne rappellerai pas les tristes et malheureusement trop justes prévisions de l’opposition sur ce traité. 

Je ne crois pas, en vérité, qu’à l’heure qu’il est, il y ait personne qui ne reconnaisse les tristes conséquences qu’il a eues. (Marques de dénégations au banc des ministres.) 

Tout le monde ne les admet pas. Il est cependant difficile de méconnaître que le traité du Maroc a substitué aux réalités de la victoire des promesses dont aucune ne s’est accomplie. 

Voyez ce qui est arrivé. D’une part, exécution sincère et immédiate des engagements pris par la France, l’évacuation d’Ouchda, l’évacuation de l’île de Mogidor. 

De la part du Maroc, au contraire, inexécution absolue de tout ce qu’il avait promis. Abd-el-Kader, qu’il devait expulser ou interner, laissé libre dans l’intérieur de l’empire : tellement libre, qu’il a pu y recruter son armée, non seulement de sujets algériens, mais de Marocains ; tellement libre, qu’il a pu acheter des munitions dans le Maroc, sans aucun obstacle de l’empereur, qui s’était cependant engagé à le lui interdire. 

J’ai souvent entendu dire qu’à l’époque du traité de Tanger, ce traité était la seule chose à faire, parce qu’on ne pouvait pas poursuivre Abd-el-Kader dans le Maroc. 

Mais comment soutenir cela aujourd’hui, lorsque le gouvernement nous annonce que son intention est de l’y poursuivre en ce moment ? Cela résulte d’une lettre adressée par M. le ministre des affaires étrangères à M. Mauboussin. Eh bien, je le demande, si l’on admet l’hypothèse que l’on peut aujourd’hui poursuivre Abd-el-Kader dans le Maroc, je demande si à plus forte raison on ne l’eût pas fait avec plus de facilité après la bataille d’Isly. Sans doute, même après la bataille d’Isly, c’était difficile, mais moins assurément qu’aujourd’hui ; si aujourd’hui c’est possible, mais ce devait être presque facile alors. 

Maintenant, je le demanderai à tout homme de bonne foi, n’est-il pas évident que le plus grand résultat que nous puissions obtenir, après bien des efforts, de grands sacrifices, et même de brillants succès, c’est d’être replacés dans la situation où nous étions le lendemain de la bataille d’Isly ? Eh bien, n’est-il pas triste de penser que tant d’efforts seront faits, que tant de millions seront dépensés, que peut-être beaucoup de sang sera répandu pour arriver au résultat en possession duquel on était et qu’on a perdu par une faute ? 

J’arrive à des faits nouveaux. 

Messieurs, après les faiblesses du traité de Tanger, il était d’autant plus nécessaire pour le gouvernement français de reprendre vis-à-vis du gouvernement marocain, à la première occasion, l’ascendant ébranlé ou perdu. Que voyons-nous cependant ? De nouvelles faiblesses qui sont venues se joindre aux premières, de nouvelles fautes qui sont venues nous affaiblir au lieu de nous fortifier ; enfin, après le traité de Tanger, le traité de Lalla-Maghrnia. Le traité de Tanger avait supprimé l’effet de nos victoires ; le traité de Lalla-Maghrnia a préparé des désordres. 

Le traité de Tanger contenait le germe de deux négociations. Aux termes des art 6 et 7 de ce traité, il avait été convenu, premièrement, qu’il serait fait une nouvelle délimitation des frontières de l’Algérie et du Maroc ; et, en second lieu, qu’il serait procédé à une révision des traités de commerce. Ce sont ces deux objets qui ont fait le fond de la négociation de Lalia-Maghrnia. Ici j’appelle particulièrement l’attention de la chambre. (À demain ! à demain !) 

Je n’aurais certes point osé solliciter la remise de la séance à demain, quoique l’heure soit déjà un peu avancée, quoiqu’un peu d’indisposition me le fasse désirer ; cependant je ne cache pas à la chambre que, s’il lui convenait de prononcer cette remise, je m’en estimerais heureux. (À demain ! à demain !) 

M. LE PRÉSIDENT. Y a-t-il opposition au renvoi à demain ? (Non ! non ! — Oui ! oui !) 

Plusieurs voix. La chambre n’est plus en nombre ! 

M. LE PRÉSIDENT. M. de Beaumont demande à la chambre de vouloir bien continuer la discussion à demain. Je consulte la chambre sur ce point. 

(La chambre décide que la discussion est renvoyée à demain.) 

La séance est levée à cinq heures un quart.

***

Ordre du jour du vendredi 6 février. 

À une heure et demie, séance publique. 

Suite de la discussion du projet d’adresse.


Première partie. — 5 février 1846.

[Moniteur, 6 février 1846.]

 

La délibération est engagée sur le paragraphe 9. La parole est à M. Gustave de Beaumont. 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Lorsqu’à la fin de la séance d’hier j’ai abordé le paragraphe de l’adresse relatif aux affaires de l’Algérie, je me proposais d’appeler particulièrement l’attention de la chambre sur les négociations qui ont amené le traité de Lalla-Maghrnia, et sur les transactions qui l’ont suivi. 

Il y a là, en effet, une question extrêmement grave sur laquelle devra s’établir un débat très sérieux. 

Ce débat pouvait prendre sa place dans la discussion de l’adresse, il pourra, je crois plus utilement encore et avec plus d’intérêt se représenter à l’occasion de la loi des crédits supplémentaires. 

Je crois donc devoir déclarer à la chambre et, en cela, me conformer à la disposition qu’elle doit éprouver après une grande lassitude, que j’ajourne à cette époque la discussion à laquelle je me proposais de me livrer. 

Je ne dirai qu’un mot sur un autre point. 

Je me propose d’adresser à M. le ministre de la guerre une question sur un fait qui a vivement ému l’opinion publique. La province de Constantine, celle de nos provinces de l’Algérie où les guerres sont le plus rares, et qui est maintenant dans un état complet de paix, a été récemment le théâtre d’une triste et douloureuse catastrophe. Une de nos colonnes, engagée dans une expédition au moins malheureuse, a été décimée par le froid, engloutie en quelque sorte sous des torrents de neige, et a succombé en partie sous les rigueurs du climat. Tout le monde a su ce triste événement ; tout le monde en a été ému ; mais ce que je crois qu’on n’a pas su exactement, ce que, pour mon compte, je n’ai pas pu découvrir, ce que le gouvernement sait sans doute et ce qu’il pourrait nous apprendre, c’est le chiffre exact des perles que nous avons éprouvées ; combien de morts, combien de blessés, combien à l’hôpital aujourd’hui ? (Rumeurs.) 

Que M. le ministre de la guerre ne se méprenne pas sur le sens de ma question ; je n’accuse personne : s’il y a eu quelque faute grave commise, dont quelqu’un doive encourir la responsabilité, ce que j’ignore, je suis convaincu que la sollicitude et l’attention de M. le ministre de la guerre ont été éveillées, et que, s’il y a des investigations à faire, elles auront lieu, et avec d’autant plus d’efficacité, qu’elles n’auront été précédées d’aucune discussion à cette tribune. 

Mais ce que je demande, c’est, je le répète, seulement la constatation exacte des pertes que nous avons éprouvées, et auxquelles nous devons être si sensibles ; et je désire que nous le sachions, ne fût-ce que pour les entourer de nos regrets et de notre douleur.

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