Introduction à la huitième année du Journal des économistes

Après une année de troubles, marquée par les évènements de février puis de juin 1848, le Journal des Économistes dresse un premier bilan d’ensemble pour ouvrir sa huitième année d’existence. Face à la menace socialiste, qui couve encore malgré ses récentes défaites, l’organe du libéralisme économique maintient fermement ses valeurs et ses idéaux, qu’il propose en contre-poison pour rétablir la société sur ses bases sérieusement ébranlées. 


Introduction à la huitième année, Journal des Économistes, décembre 1849 

 

INTRODUCTION À LA HUITIÈME ANNÉE.

 

L’année dernière, à pareille époque, nous déplorions la somnolence du pays ; nous ne nous doutions guère qu’une tempête allait surgir de ce calme plat, et qu’avant peu MM. Guizot et Duchâtel feraient place à MM. Ledru-Rollin, Garnier-Pagès, Louis Blanc, etc. La révolution de Février nous a surpris comme tout le monde ; mais, dès le premier jour, la connaissance spéciale que nous avions de la situation intellectuelle et morale du pays nous a donné le pressentiment amer des catastrophes qui devaient suivre. Nous suivions depuis longtemps d’un œil attentif et inquiet les progrès des doctrines socialistes, et plus d’une fois nous avions averti le pouvoir du danger dont elles menaçaient la société ; plus d’une fois nous l’avions engagé à les combattre par une propagation active des saines doctrines économiques. Mais on ne nous écoutait point ; ou bien on se moquait de nos craintes, Cassandres que nous étions ! Comme le remarquait le bonhomme La Fontaine, le pouvoir est un grand endormeur :

Lorsque sur cette mer on vogue à pleines voiles,
Et que l’on a pour soi les vents et les étoiles,
On s’endort aisément sur la foi des zéphyrs. 

On s’est réveillé le 24 février.

Supposez cependant que les conseils de l’économie politique eussent été suivis ; supposez que des notions justes, saines sur l’organisation naturelle de la société, sur le grand arrangement des choses humaines eussent été partout répandues à pleines mains ; supposez qu’au lieu de retarder et de fausser les intelligences par l’étude des langues et des nations mortes, l’enseignement officiel se fût attaché davantage à montrer aux jeunes générations, la société de nos jours et les ressorts qui la font mouvoir, aurions-nous vu les sophismes grossiers du socialisme envahir si aisément les intelligences ? Ne seraient-ils pas venus s’y briser contre le sens commun fortifié par les enseignements de la science ? Ne suffit-il pas de semer du bon grain dans une bonne terre pour en éloigner les herbes parasites et les plantes vénéneuses ?

Mais la routine officielle a refusé de vulgariser l’enseignement de l’économie politique, et notre pays vient d’apprendre à ses dépens ce que peut coûter une éducation mal faite. Espérons, au moins, que la leçon ne sera pas perdue !

Le socialisme, qui avait poussé dru dans ces dernières années, grâce à l’absence du bon grain économique, se trouva maître du terrain le 24 février. Examinons brièvement quelles ont été ses œuvres. 

Il y avait au sein du gouvernement provisoire deux sortes d’hommes, des socialistes avancés comme MM. Louis Blanc et Albert, des socialistes en retard comme MM. Garnier-Pagès, Ledru-Rollin, Flocon, Lamartine. Les premiers croyaient naïvement que la société pouvait sans grande difficulté être refaite du jour au lendemain, et ils tenaient tout prêt leur plan de reconstruction : « Nous avons, disait M. Louis Blanc au Luxembourg, assumé sur nous la responsabilité du bonheur de toutes les familles de France… Si la société est mal faite, ajoutait-il encore en s’adressant aux délégués des corporations ouvrières, eh bien ! refaites-la. » Voilà le socialiste pur sang ! Les autres comprenaient bien, nous leur rendons cette justice, que la société ne se peut refaire en un jour, mais ils croyaient qu’elle se peut refaire ; à leurs yeux, M. Louis Blanc n’était pas un esprit faux, c’était seulement un esprit exagéré ou trop avancé. Ils ne voulaient pas se précipiter en casse-cou sur la voie du socialisme, mais ils consentaient, sans difficulté, à y marcher. M. Garnier-Pagès signa des deux mains, le 25 février, la promesse de la garantie du travail ; ses collègues n’hésitèrent pas à la signer après lui. Les ateliers nationaux furent ensuite décrétés à l’unanimité des membres du conseil.

On se rappelle la fermentation dangereuse que ces premières mesures socialistes provoquèrent au sein de la classe laborieuse. Les ouvriers que l’on illusionnait ainsi comme à plaisir ne tardèrent pas à manifester des exigences excessives ; au début d’une épouvantable crise, dans un moment où la rente était tombée de 120 à 60, ils réclamèrent à la fois une diminution de travail et une augmentation de salaire ; M. Louis Blanc, qui avait transporté au Luxembourg les pénates du socialisme, leur fit accorder l’une par le gouvernement provisoire, et il convoqua les patrons pour leur faire accorder l’autre. En même temps, par ses prédications enflammées, il entretenait l’agitation dans les esprits.

Il n’y avait qu’un moyen d’arrêter ce débordement du socialisme, c’était de convoquer immédiatement l’Assemblée nationale. Mais le gouvernement de l’Hôtel-de-Ville n’était pas pressé de déposer ses pouvoirs. Pendant que M. Louis Blanc s’efforçait de socialiser la France, M. Ledru-Rollin voulait la démocratiser, et M. Garnier-Pagès remanier de fond en comble son système financier. M. Ledru-Rollin représentait au sein du gouvernement provisoire la politique de la Réforme, et M. Garnier-Pagès l’économie politique, ou pour mieux dire le socialisme du National, socialisme infiniment plus dangereux que celui de M. Louis Blanc, car il était plus applicable. Substituer, comme le voulait M. Louis Blanc, des associations ouvrières commanditées par l’État, et étroitement réglementées, aux entreprises particulières, et dans ce but racheter le matériel d’exploitation des industries, exproprier les industriels, c’était, en effet, une trop gigantesque folie pour qu’on pût aisément la tenter ; mais racheter les chemins de fer, remettre les assurances, les banques, etc., aux mains de l’État, comme le voulaient les prétendus économistes du National, M. Garnier-Pagès en tête, cela paraissait beaucoup plus raisonnable et surtout plus pratique. Nous n’avons pas craint un seul instant l’application des théories de M. Louis Blanc, nous avons très sérieusement redouté la mise en pratique des idées financières de M. Garnier-Pagès. Nul ne songeait, bien entendu, à opérer la moindre réduction sur les dépenses. À quoi bon ? puisque l’État allait désormais absorber de plus en plus l’activité sociale, n’était-il pas naturel que ses dépenses fussent considérables ? Ne devaient-elles pas le devenir bien plus encore ? On se garda bien de toucher au budget des dépenses de la monarchie ; mais, voyez l’inconséquence ! on toucha aux recettes ; on modifia ou on supprima certains impôts essentiellement productifs ; on abolit l’exercice, on annonça la réduction prochaine de la taxe des lettres et la suppression de l’impôt du sel.

Au milieu de ce débordement des mauvaises doctrines et des catastrophes qu’elles suscitaient, que faisait l’économie politique ? Dès les premiers jours, frappée dans un de ses membres les plus éminents, expulsée de l’enseignement officiel par les Vandales qui avaient envahi le ministère de l’instruction publique, elle ne demeura pas cependant inactive. Le 16 mars, une députation de membres de l’Association pour la liberté des échanges se rendit à l’Hôtel-de-Ville pour demander le dégrèvement du tarif des subsistances et des matières premières. M. Horace Say portait la parole au nom de l’Association. M. Marrast, qui s’était chargé de recevoir la députation, lui fit une réponse sympathique, mais parfaitement évasive. C’était tout simple. Le National avait naguère poursuivi de ses sarcasmes l’Association de Montesquieu hall ; il s’était nettement prononcé contre la liberté du commerce. Comment, arrivé aux affaires, aurait-il fait triompher les doctrines qu’il combattait naguère ? L’Association ne retira donc aucun fruit de sa démarche. Plus tard, une députation de la Société d’économie politique se rendit auprès de M. de Lamartine, afin de protester contre la brutale destitution de M. Michel Chevalier. Elle ne fut pas plus heureuse dans sa tentative.

Mais, à la même époque, nos amis donnaient le signal de la lutte contre le socialisme : M. Michel Chevalier consacrait les loisirs que venait de lui faire une vieille rancune socialiste à la publication de ses remarquables Lettres sur l’organisation du travail ; M. Léon Faucher publiait, dans la Revue des Deux-Mondes, un examen approfondi du système de M. Louis Blanc ; M. Bastiat écrivait pour le Journal des Économistes ses excellents tracts intitulés Propriété et Loi, Justice et Fraternité ; M. Wolowski allait combattre M. Louis Blanc au Luxembourg ; M. Joseph Garnier prenait énergiquement, dans la presse quotidienne, la défense de la prétendue « tyrannie du capital » ; enfin chacun s’efforçait, dans sa sphère, de faire prévaloir les saines doctrines, et de réagir contre les funestes illusions du socialisme.

N’oublions pas une excellente séance de l’Association pour la liberté des échanges, qui eut lieu au mois de mars. D’unanimes bravos accueillirent, dans cette séance, les protestations de M. Clappier, ancien député de Marseille, et de notre collaborateur M. Ch. Coquelin, contre les promesses du Luxembourg et les décrets anti-économiques de l’Hôtel-de-Ville. N’oublions pas non plus quelques bonnes séances da club de la Liberté du travail, fondé en avril pour vulgariser les notions élémentaires de la science, et combattre les sophismes du socialisme. MM. Coquelin, Fonteyraud, Joseph Garnier, Molinari, Paillotet, quelques autres orateurs improvisés dans l’auditoire, y rompirent des lances contre les champions socialistes, notamment contre M. Jules Lechevalier. Quelques désordres, suscités par les dissidents de l’auditoire, engagèrent les fondateurs du club à cesser leur œuvre de propagande. Peut-être se découragèrent-ils trop tôt.

Mais l’élan était donné : partout le sens commun des masses réagissait contre les inventions maladives du socialisme. Demi-dieu en mars, M. Louis Blanc n’était plus en mai qu’un simple utopiste. L’immense majorité du pays répudiait décidément les doctrines de l’apôtre du Luxembourg.

Vinrent les lamentables journées de juin. Le socialisme, qui était descendu de ses tribunes dans la rue, fut vaincu aux applaudissements de la France et du monde.

Depuis cette époque, l’ordre a été maintenu dans la rue, mais il n’est point encore revenu, hélas ! dans les esprits. Le socialisme n’a point cessé d’agiter les populations naturellement inquiètes et turbulentes de nos grandes villes manufacturières ; les campagnes seules ont réussi jusqu’à présent à éloigner d’elles ce fléau.

Dans l’invasion d’une épidémie, il est curieux de suivre, avec les progrès du mal, les transformations qu’il subit. On a dit de la Révolution qu’elle dévorait ses enfants comme le dieu Saturne. Le socialisme ne respecte pas davantage les siens. Quelle effroyable consommation d’hommes et de doctrines n’a-t-il pas faite en quelques mois ! Comme les guerriers nés des dents du dragon que tua Cadmus, les socialistes tournent avec acharnement leurs armes les uns contre les autres :

…. Furit omnis turba, suoque

Marte cadunt subiti per mutua vulnera fratres.

Nous les avons vus aux prises, ces fils de l’hydre, nous avons vu lutter M. Considérant contre M. Louis Blanc, M. Cabet contre M. Considérant, M. Proudhon contre M. Cabet ; nous venons d’assister enfin à la grande bataille livrée par M. Proudhon à l’armée des petits socialistes de la montagne.

Au moment où nous écrivons, M. Proudhon, qu’une maladroite flétrissure a imprudemment grandi, demeure à peu près seul debout en présence de ses rivaux abaissés ou couchés dans la poussière. L’auteur de la formule : La propriété, c’est le vol, personnifie en ce moment le socialisme. Nous sommes presque tentés de nous en applaudir. Le socialisme de M. Proudhon ne ressemble, en effet, à aucun autre. À part une erreur, grosse comme une montagne, sur le prêt à intérêt, c’est presque de l’économie politique. M. Proudhon, se séparant, en cela, de tous les autres socialistes, répudie complètement l’intervention de l’État dans le domaine de la production, et, de plus, il veut, comme nous, la liberté du travail, entière, absolue. Ces idées saines, nos lecteurs savent où M. Proudhon les a prises. M. Proudhon n’est plus, disons-nous, séparé de l’économie politique que par le sophisme de la suppression totale de l’intérêt, qu’il qualifie d’usure. Mais, si la déclaration qu’a faite récemment M. Proudhon est bien sincère, nous n’avons pas grand chose à redouter de ce sophisme, car l’auteur de la Banque d’échange ne demande rien à l’État pour instituer la gratuité du crédit ; il se contente de quêter des souscriptions volontaires. Vraiment, n’est-ce pas montrer une modération exemplaire ? Nous souhaitons bonne chance à M. Proudhon ; seulement nous plaignons les actionnaires de sa Banque d’échange, si actionnaires il y a ; ils apprendront à leurs dépens que les capitaux, n’en déplaise au grand contempteur des usures, ne sont pas toujours perpétuels.

Nous sommes convaincus, du reste, que M. Proudhon, qui trouve si bien le défaut de la cuirasse d’autrui, ne tardera guère à découvrir le défaut de la sienne, et qu’il ne sera pas le dernier à jeter sa Banque d’échanges au panier des vieux systèmes. S’il examine bien alors son bagage, il s’apercevra, cet implacable pourfendeur des économistes, cet anti-malthusien forcené, qu’il ne reste plus dans son porte-manteau que des dépouilles d’Adam Smith, de J.-B. Say, de Ricardo et de Malthus.

Certes, nous ne nous plaindrons pas de ce qu’on a pris notre bien : que les saines doctrines de l’économie politique soient communiquées aux masses par M. Proudhon ou par nous-mêmes, il n’importe ! Nous ne tenons pas du tout à garder comme un monopole le dépôt sacré de la science ; il nous plaît assez qu’on nous vole notre propriété, et nous voyons avec plaisir M. Proudhon ne s’en point faire scrupule.

Mais ne serait-il pas bien curieux de voir le socialisme, après avoir rempli le monde de ses désordres et parfois aussi de ses fureurs, après avoir tenté de bouleverser la société défendue par les économistes, rentrer paisiblement au bercail de l’économie politique ? Ce jour-là, ne nous serait-il pas bien permis de tuer le veau gras ?

Quoi qu’il advienne, soit que le socialisme se rapproche de nous, soit qu’il s’en éloigne, nous avons bonne confiance dans l’avenir. Appuyés sur les éternelles vérités de la science, nous observons avec calme, mais non sans tristesse les tempêtes qui agitent la surface de la société. Nous savons qu’elles passeront, ces tourmentes, où, nous aussi, nous avons laissé une chère et illustre victime, et que la société restera ; nous le savons, et, au milieu de tant d’épreuves douloureuses, nous éprouvons quelque consolation à penser que la force irrésistible des choses poussera la société à réaliser successivement les vérités fécondes que l’économie politique enseigne ; nous supportons plus légèrement les maux et les incertitudes du présent en songeant que l’avenir, n’en déplaise aux utopistes et aux conservateurs-bornes, appartient à la liberté illimitée du travail et des échanges.

Telle était hier notre foi, telle elle est demeurée aujourd’hui, telle elle sera demain.

M.

 

 

De l’avis de la plupart de nos collaborateurs et de plusieurs amis de la science, nous croyons devoir reprendre la mensualité.

Le lendemain de la Révolution de février, lorsque nous primes le parti de scinder notre publication et de paraître tous les quinze jours, nous nous étions fait l’illusion que l’économie politique aurait, infiniment plus que par le passé, voix au chapitre, et que nous serions obligés de nous mettre plus souvent en communication avec nos abonnés pour les tenir au courant des réformes et des progrès que nous croyions devoir s’accomplir. Notre espoir, hélas ! n’a pas tardé à être déçu. Sous le gouvernement provisoire, il est vrai, il a paru décrets sur décrets ; mais, à très peu d’exceptions près, ces décisions étaient inspirées par les préjugés de la veille, surexcités par la fièvre du lendemain. Cette fièvre s’est peu à peu calmée, dès que la Constituante a été réunie, et nous voilà depuis quelques mois revenus, pour la situation économique, à peu près en l’état où nous étions aux premiers jours de 1848, avant l’explosion politique. La seule différence, c’est qu’alors nous couvions une maladie très dangereuse, et qu’aujourd’hui, après une médication très douloureuse et très épuisante, nous en sommes encore à redouter une rechute.

Le Journal des Économistes reprend donc sa première allure, celle qui convient particulièrement aux recueils scientifiques, et laisse à ses collaborateurs plus de temps pour préparer leurs travaux et pour offrir à ses abonnés, dans chaque numéro, des articles moins scindés, plus complets, et une série plus variée de questions traitées et d’appréciations de toute nature, en comptes rendus, en bulletins, en correspondances, en analyses bibliographiques, etc.

La septième année de notre publication a fini avec le numéro 92 du 15 novembre, tome XXI.

Ce numéro-ci, le 93e, commence la huitième année et le tome XXII.

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