La hausse sans fin des dépenses publiques

« En exagérant sans cesse les dépenses publiques, les gouvernants sont dans leur rôle ; ils obéissent à leur nature », écrit Gustave de Molinari en mai 1846, dans un article du Courrier français où il analyse les extrêmes proportions du nouveau budget discuté à la Chambre.


(Extrait des Œuvres complètes de Gustave de Molinari, volume II, en préparation.)

Sur le budget de 1847

[11 mai 1846. — Conjectural, Presque certain.]

 

Le rapport de l’honorable M. Bignon, organe inamovible des commissions du budget, pendant le cours de la législature qui finit, peut être considéré comme le testament financier de la Chambre élue en 1842. Au moment où cette déplorable assemblée va comparaître devant les collèges électoraux, il est à propos de constater la situation qu’elle nous a faite, pour qu’elle en subisse la responsabilité.

Depuis et compris l’exercice de 1840 jusqu’à celui de 1847, dont il s’agit de fixer provisoirement les besoins et les ressources, pas un de nos huit budgets n’aura pu couvrir ses dépenses ; pas une session où l’on ne fasse annoncer solennellement par la couronne que l’équilibre des finances est enfin rétabli ; pas un exercice dont les comptes ne viennent donner à ce programme un démenti aussi énergique, aussi formel, que ceux qu’a jamais reçus le fameux programme de l’Hôtel-de-Ville. La commission évalue déjà le déficit de l’année courante à plus de 57 millions, et l’insuffisance probable des ressources de l’année prochaine à 40 millions au moins, ce qui porterait à 411 millions l’ensemble des huit exercices, c’est à dire, en moyenne, à plus de 50 millions par an. Notez que ce résultat ne comprend que les dépenses ordinaires, celles auxquelles il doit être pourvu au moyen des revenus annuels de l’État.

Il a été voté en outre, ou demandé aux Chambres, pour travaux extraordinaires, plus de seize cent millions à imputer sur les ressources du crédit. Sur cette somme, un milliard en nombres ronds, est payable avant le 1er janvier 1848. En face de ce milliard, le Trésor n’a obtenu, en voies et moyens effectifs, que l’emprunt de 450 millions. Restent 550 millions à payer avec ce qu’on appelle assez plaisamment les ressources de la dette flottante, c’est-à-dire en empruntant aux caisses d’épargne, aux communes, aux hospices, aux receveurs généraux, aux particuliers qui ont des fonds disponibles, et en contractant des obligations exigibles, les unes à volonté, les autres à des termes plus ou moins courts. Et comme il existe en outre un vieux passif antérieur à 1840, auquel on ne peut opposer que des ressources du même genre, et qui s’élève à 256 millions, nous arrivons à un découvert, ou si l’on veut, à une dette flottante de plus de 800 millions, qui pèsera sur le Trésor à la fin de l’année 1847. M. Bignon ne porte ce chiffre qu’à 758 millions : mais il a passé sous silence dans son calcul le déficit probable de 40 millions qu’il annonce pour 1847, et qui absorbera, sur les réserves de l’amortissement de la même année, une somme égale qu’il a comptée parmi les ressources disponibles du Trésor.

En ajoutant à ces 800 millions de passif, 600 millions qui resteront à imputer sur les exercices ultérieurs, en exécution d’engagements contractés jusqu’à ce jour ; en déduisant 213 millions pour avances à recouvrer sur les compagnies concessionnaires de chemins de fer, et pour prix d’immeubles à vendre, on trouve que le Trésor est sous le poids d’obligations qui, sans tenir compte du passif antérieur à 1840, absorberont toutes les réserves possibles de l’amortissement jusque et y compris une partie de l’année 1857 ! L’année dernière, un calcul du même genre n’étendait les engagements de l’État que jusqu’en 1854 : ainsi, dans le cours d’une seule session, l’on a engagé trois années de plus de l’avenir du pays ! La France est avertie qu’elle pourra être libérée dans l’espace de onze ans, mais, dit le rapporteur, à quatre conditions : 1° que la paix ne sera point troublée ; 2° que les fonds publics à 4% et au-dessus ne tomberont pas un seul instant au-dessous du pair ; 3° que les budgets ordinaires ne présenteront plus de déficits ; 4° enfin, que l’on renoncera d’une manière absolue à voter des fonds pour de nouveaux travaux.

Comment qualifier le système qui aboutit à de pareils résultats ? Jamais nation ne fut placée, plus que la France de Juillet, dans les conditions d’une immense prospérité financière ; depuis dix ans, le revenu public s’est accru de 40 millions en moyenne chaque année ; mais les dépenses ont grandi plus vite encore. Cette année même, le budget suppose un accroissement de ressources de 34 millions ; tout aussitôt cette somme est absorbée par de nouvelles exigences. « Il est évident, dit M. Bignon, que dans l’établissement annuel des budgets, les dépenses sont exactement calquées sur les revenus ; elles n’ont de limites que l’élévation des recettes. » Vous croyez peut-être que le farouche rapporteur va sabrer sans pitié toutes ces nouvelles demandes de fonds qui ne s’appuient que sur la possibilité matérielle de les payer. Point ; la commission laisse, à 400 000 fr. près, le chiffre des dépenses au taux de 1 455 millions et plus où l’ont porté les devis ministériels. Savez-vous la morale qu’elle tire de cette disposition du pouvoir à dépenser sans limite et sans mesure tout l’argent qui lui passe par les mains ? C’est qu’il faut bien se garder d’affaiblir les recettes, de peur d’imposer un frein à cette prodigalité systématique ; c’est qu’il ne faut point de réforme postale, point de réduction de l’impôt sur le sel, point de suppression du dixième des octrois, etc.

Il y a quelque chose de plus étrange que cette conclusion, c’est la doctrine suivante qu’y rattache le rapporteur : « Le gouvernement n’est pas seul coupable ; les Chambres peuvent revendiquer leur part d’un état de choses que chacun semble reconnaître funeste, mais contre lequel personne ne sait s’armer pour résister. Toutefois, cela ne dégage pas le pouvoir de sa responsabilité, car son devoir est de ne pas céder à ces entraînements et de donner l’exemple de la résistance. » On croit rêver en lisant de pareils non-sens. En exagérant sans cesse les dépenses publiques, les gouvernants sont dans leur rôle ; ils obéissent à leur nature. Les vrais coupables, ce sont les hommes préposés par la constitution pour défendre la bourse des contribuables et qui font litière aux ministres des tributs levés sur le pays ; ce sont les électeurs qui nomment des députés complaisants ; ce sont les commissions des finances qui, en affectant quelquefois le langage grondeur des Géronte de comédie, se laissent toujours duper par les Scapin ministériels. [1]

Il est vrai que ces commissions rejettent le mal les unes sur les autres. Est-ce ma faute, dit la commission du budget, si pendant que je délibère sur un budget de 120 millions pour les travaux extraordinaires de 1847, des lois spéciales examinées par d’autres commissions élèvent cette somme à plus de 200 millions à répartir entre les travaux publics, la guerre et la marine ? Est-ce ma faute, si l’équilibre financier que je suis chargé de maintenir, est incessamment dérangé ailleurs par des propositions tendant à enfler les dépenses ou à entamer les recettes ? Est-ce ma faute, si la Chambre vote à tort et à travers, sans se préoccuper des vues d’ensemble qui devraient exercer leur influence sur ses résolutions ?

Ces doléances, que nous copions dans le rapport de M. Bignon, prouvent invinciblement la nécessité, pour la prochaine législature, d’entrer dans la voie que nous indiquions naguère, celle de l’établissement, au début de la session, d’un Comité des finances, nominé par la Chambre entière, à la pluralité des voix, pour examiner, indépendamment du budget, toutes les demandes de crédits, toutes les propositions financières qui pourront se produire dans le cours de la session ; pour établir, au vrai, la situation du Trésor, et préparer un plan d’ensemble qui, en introduisant les réformes indispensables dans notre système tributaire, en opposant une inflexible résistance à la prodigalité administrative, fonde enfin sur des bases inébranlables l’équilibre des finances, et nous sauve du déficit et de la banqueroute. Oui, de la banqueroute ! Car en restant dans les voies où nous sommes, nous y marchons à grands pas, cela est évident ! Il y a deux ans, l’on fixait au commencement de 1853 le terme de la libération de nos engagements extraordinaires : aujourd’hui, ce terme a reculé de quatre ans, par suite des votes de deux sessions. En continuant ainsi, nous arrivons fatalement à rendre notre libération impossible ; car qui peut se flatter que d’ici à onze ans une guerre, une régence nous surprenant au milieu d’une foule de travaux entrepris aux frais de l’État, sous le poids d’engagements exigibles pour plusieurs centaines de millions, ne viendront pas faire rétrograder nos revenus et créer d’immenses besoins auxquels il sera impossible de satisfaire ?

La situation actuelle, comme le dit M. Bignon, est fort tendue et pleine de périls : heureusement que le mal n’est pas dans les choses, mais dans les hommes, et qu’un éclair de résolution dans les collèges électoraux suffiraient pour tout réparer. Puissent-ils comprendre, mieux qu’ils ne l’ont fait jusqu’à ce jour, combien il leur importe de répudier l’écrasante solidarité d’un système qui, en ruinant et en dégradant le pays, lui prépare, pour un prochain avenir, d’inévitables catastrophes !

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[1] Dans la pièce de Molière, les Fourberies de Scapin (1671), Scapin se joue de Géronte à son insu.

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