La place de F. Quesnay dans la science économique

La place de François Quesnay dans l’histoire de la science continue à être minimisée. Au-delà du Tableau économique, sa contribution est dans la réunion d’un groupe d’économistes disciplinés et dévoués.


La place de F. Quesnay dans la science économique

par Benoît Malbranque

(Laissons Faire, n°7, décembre 2013)

 

La France a besoin d’un réformateur, et pourtant peu savent répondre à cet appel. Les talents individuels ne sont pas absents, c’est l’évidence, mais en vain chercherions-nous cette consistance, cette vigueur, cette hauteur même, qui fut le propre des grands hommes du passé, et qui doit devenir celui de nos contemporains. Même s’il est vrai que chaque siècle fait naître de lui-même les hommes qui doivent le guider vers le progrès, l’exemple de l’histoire n’est sans doute pas sans utilité, pour former, couver, et nourrir ceux qui sauveront notre époque. L’exemple de François Quesnay, par les services qu’il a rendu à l’économie politique, est tout à fait significatif.

Les faits de la biographie de François Quesnay sont bien connus, et pourtant sa place dans l’histoire de la science continue à être minimisée. Si on lui attribue bien une intuition, c’est celle que l’agriculture est seule productive, ce qui le condamne à n’être qu’un inventeur malheureux. En réalité, sa contribution est ailleurs, comme nous le verrons ici : c’est par la réunion d’un groupe d’économistes disciplinés et dévoués qu’il a pu avoir une influence réelle sur la science économique.

François Quesnay est né à Méré en 1694, la même année que Voltaire. Éduqué à la campagne, il en tira un souvenir intarissable. Il commença comme modeste chirurgien, mais ses études eurent un tel succès qu’il sortit vite de cette condition moyenne. Il rejoignit l’académie de chirurgie, puis devin le médecin consultant du roi. Au milieu des désastres financiers de la cour, au milieu d’un temps de richesse et de misères mêlées, il s’intéressa aux questions économiques.

Il commença sa carrière d’économiste par deux articles pour l’Encyclopédie, en 1756 et 1757 : d’abord « Fermiers », puis, l’année suivante, « Grains ». En 1758, il conçut un Tableau Economique, imprimé par les presses royales, et dont le roi lui- même fit grand cas. Avec son Tableau, il souhaitait montrer tous le bien que produisait l’agriculture, et pourquoi il fallait la protéger, et aider son développement. La vie du peuple en dépendait, et le roi ne devait pas y être sourd. Ainsi que l’exprimait l’épigraphe : « Pauvres paysans, pauvre royaume ; pauvre royaume, pauvre roi. » [1]

Il publia ensuite des pièces diverses, avec l’aide de Mirabeau, qu’il avait converti à ses doctrines, et d’autres disciples ultérieurs, dans le recueil Physiocratie, qui systématisait ou tentait de systématiser sa démarche théorique. C’est sur ce fondement, et en suivant les avis élogieux des physiocrates eux-mêmes, que les historiens en sont venus à célébrer le Quesnay inventeur des principes physiocratiques (dont la plupart, insistent les historiens, sont faux). Dupont de Nemours dira bien à Jean-Baptiste Say :

« Quesnay n’eut-il pas écrit que cette vingtaine de pages qui sont à la tête de la Physiocratie, il aurait fait et fondé notre science, la vôtre, et ne nous aurait laissé qu’à en exposer les détails ; il mériterait l’éternel honneur des philosophes, des gens de bien, de tous les peuples dignes d’aimer et d’avoir la liberté. Il a posé les fondements du temple de cette noble déesse, il en a construit les gros murs. Nous et vous y avons mis des corniches, des fleurons, des astragales, quelques chapiteaux à des colonnes qui étaient debout. » [2]

C’était là un avis excessif, et même faux à bien des égards. La science économique, Quesnay ne l’avait pas véritablement créé, et s’il l’avait fait, ce n’était certainement ni par ses articles pour l’Encyclopédie, ni par ses textes insérés dans le recueil Physiocratie.

C’est par son groupe d’économiste, le premier dans ce genre, que Quesnay fut amené à jouer un rôle fondamental dans l’histoire de la science de l’économie politique. Si Vincent de Gournay n’avait qu’un groupe de membres épars sur toute la France, Quesnay forma lui une école unie, géographiquement et idéologique- ment. Cette première école de pensée économique fut une vraie source d’étonnement pour les hommes de lettres de l’époque ; c’est ce qui explique en partie pourquoi elle fut si repoussée. L’économiste Galiani se moqua par exemple de la fidélité des membres, ne trouvant rien de pareil chez les économistes des autres pays ou des siècles passés. Ce fut pour lui un instrument de moquerie. Ainsi il dira par exemple : « Quesnay ne rejette du nombre de ses disciples aucun imbécile, pourvu qu’il soit enthousiaste. » [3]

À partir du début des années 1760, ces disciples vont pourtant travailler ensemble, et polariser autour d’eux toutes les discussions économiques. Vont graviter autour de cette école, réunie dans l’entresol des appartements de Mme de Pompadour, une somme vraiment admirable de penseurs, spécialistes de l’économie politique ou simples philosophes. Leur zèle et leur oubli de toute autre préoccupation que celle qui les réunissait chaque jeudi, restent aujourd’hui encore des raisons de les admirer. Surtout, la dévotion de Quesnay à l’économie politique marquait chacun de ses amis. « Tandis que les orages se formaient, et se dissipaient au-dessous de l’entresol de Quesnay, notera Marmontel, il griffonnait ses axiomes et ses calculs d’économie rustique, aussi tranquille, aussi indifférent à ces mouvements de la cour, que s’il en eût été à cent lieues de distance. Là-bas on délibérait de la paix, de la guerre, du choix des généraux, du renvoi des ministres, et nous, dans l’entresol, nous raisonnions d’agriculture, nous calculions le produit net ou quelquefois nous dînions gaiement avec Diderot, d’Alembert, Duclos, Helvétius, Turgot, Buffon ; et madame de Pompadour, ne pouvant pas engager cette troupe de philosophes à descendre dans son salon, venait elle-même les voir à table et causer avec eux. » [4]

L’entresol de Quesnay recevait ainsi régulièrement tout une troupe de penseurs, qui échangeaient dans la plus complète liberté, comme si on s’était trouvé à mille kilomètres de Versailles, alors l’antre du pouvoir. Selon Gustave Schelle, et l’avis nous semble justifié, c’est dans ces réunions, auxquelles se mêlèrent les plus éminents esprits du siècle, que naquit véritablement l’économie politique.

« Marmontel s’est rencontré chez Quesnay avec Diderot, d’Alembert, Helvétius, Buffon, Turgot. Mme du Hausset y a vu Paris-Duverney. Y venaient aussi Le Mercier de la Rivière, que Quesnay regardait comme le plus grand génie et le plus propre à conduire les finances, le marquis de Mirabeau, Du Pont de Nemours, que le docteur « décrassait », peut-être Vincent de Gournay, qui en 1758 fut mis en rapport avec Quesnay, peut-être Adam Smith, dont Du Pont de Nemours a dit qu’il avait été à l’école avec lui, peut-être aussi Condillac à qui Baudeau, dans les Nouvelles Ephémérides, rappela en mai 1766 qu’il avait été le disciple et l’ami du docteur. C’est dans l’entresol qu’a été fondée l’économie politique, plus par les conversations de Quesnay que par ses écrits. » [5]

 

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[1] Léonce de Lavergne, Les économistes français du dix-huitième siècle, Paris, Guillaumin, 1870, p.70

[2] Lettre de Dupont de Nemours à Jean-Baptiste Say, 23 avril 1815, Collection des Principaux Economistes, t. II, p.396

[3] Lettre de Galiani à Mme D’Epinay, 28 avril 1770, Correspondance de Galiani, tome 1, pp.128-129

[4] Marmontel, Mémoires d’un père pour servir à l’instruction de ses enfants, in Œuvres posthumes, Tome II, Paris, 1804, p.34

[5] Gustave Schelle, Le Docteur Quesnay, p.122

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