La religion, point de tension du libéralisme français

À toutes les époques, le libéralisme français a été traversé par deux courants : ceux qui admirent la religion catholique et la présentent comme le soutien nécessaire de l’avancée vers la liberté ; et ceux qui la condamnent, la moquent ouvertement et espéreraient qu’elle s’effaçât ou qu’elle n’eût pas existé.


La religion, point de tension du libéralisme français

par Benoît Malbranque

 

Recension de : Robert Sirico, Catholique et libéral. Les raisons morales d’une économie libre, traduit par Solène Tadié, éditions Salvator, 2018, 286 pages.

 

J’ai devant moi un livre qui n’a pas vocation à m’avoir pour public et que je ne jugerai pas à cette aune. Œuvre pédagogique, c’est un plaidoyer libéral profond, quoique naturellement sans grand originalité. Auprès du grand public, ce livre possède une force de conviction et de persuasion que je ne me dissimule pas, quoique je n’en puisse être touché, et je m’empresse de lui faire ce compliment qu’il est bien fait pour son emploi, car il a été écrit pour convaincre les non-partisans. Il ne me coûte rien d’ajouter qu’il est élégamment traduit, et de cela l’Institut Coppet peut s’enorgueillir un peu, car Solène Tadié fit un temps pour nous quelques traductions.

Le père Sirico, fondateur de l’Institut Acton après sa conversion tardive à la religion et au libéralisme (mais « Tard je t’ai aimé, ô beauté si ancienne et si nouvelle, tard je t’ai aimée ! — Saint Augustin), cherche à montrer dans ce livre que la liberté forme le fond ultime de la religion catholique, et que correctement entendus, libéralisme et catholicisme, loin de s’exclure, se complètent, se renforcent mutuellement. « Lorsque la liberté divorce de la foi, les deux en souffrent » affirme l’auteur. « La liberté sans orientation morale n’a pas d’étoile polaire pour guider ses pas. » (Catholique et libéral, p.17)

Il multiplie les développements en faveur de la comptabilité entre catholicisme et libéralisme. Le partage chrétien, la charité chrétienne, fondés sur la liberté, n’ont rien à voir avec la redistribution socialiste, fondée sur la contrainte. (p.59) Avidité et économie de libre marché ne vont pas nécessairement de pair : « Rien dans les affaires ou dans l’économie de marché n’impose l’adoption d’une éthique égoïste et impitoyable. » (p.127) Etc.

Des quelques passages où le père Sirico adresse de front cette question de la comptabilité du catholicisme et du libéralisme, on en conclut qu’il cherche à le faire avec honnêteté, et sans exagération. « Il ne s’agit pas de dire, reconnaît-il par exemple à un endroit, que l’Église catholique a officiellement approuvé les jugements prudentiels des théoriciens du libre marché, que j’ai moi-même adoptés. » (p.39) Et il tâche, étape par étape, d’en déterminer les raisons. L’un des problèmes pour lui, c’est ainsi que par leur position, leur activité, « les responsables religieux sont particulièrement sujets aux préjugés négatifs sur le monde des affaires. » (p.77)

Au-delà de ces quelques développements, toutefois, l’ouvrage est surtout rempli d’anecdotes, de récits, de commentaires, destinés à défendre les fondements moraux d’une société et d’une économie libre. Ainsi le père Sirico nous raconte-t-il comment il a cessé d’être gauchiste, comme l’entreprenariat est ce qui manque aux pays en voie de développement, etc., ce qui en toute honnêteté n’était pas pour me contenter. « La liberté économique et l’entreprise libèrent les individus de la pauvreté. L’absence de liberté les y enferme. » (p.73) Soit. Peut-être était-il possible d’aller au-delà. Sans prétention universitaire ou scientifique, j’aurais apprécié de la part du père Sirico une discussion frontale des raisons pour lesquelles catholicisme et libéralisme sont bel et bien compatibles, voire indissociables. Car pour poursuivre dans l’honnêteté, et même sans dire ce qu’est sur le sujet mon propre sentiment, ce qui n’intéresserait personne, il faut bien avoir en tête que pour toute personne qui a une idée complète de l’histoire du libéralisme français, la comptabilité du catholicisme et du libéralisme est loin d’être évidente.

À toutes les époques, le libéralisme français a été traversé par deux courants : ceux qui admirent la religion catholique et la présentent comme le soutien nécessaire de l’avancée vers la liberté ; et ceux qui la condamnent, la moquent ouvertement et espéreraient qu’elle s’effaçât ou qu’elle n’eût pas existé.

Si le jeune Turgot, en 1753, consacrait un grand discours à la Sorbonne sur « les avantages que la religion chrétienne a procurés au genre humain », Jean-Baptiste Say, cinquante ans plus tard, dans son premier ouvrage, soutenait que « les religions n’ont pas amélioré les mœurs du genre humain ; c’est une vérité dont l’histoire offre malheureusement des preuves trop multipliées. Les temps de la plus grande dévotion ont toujours été les temps de la plus grande férocité, de la plus profonde barbarie ; les temps que chaque nation aurait voulu pouvoir effacer de ses annales. » (Oblie, note c.) Une même haine de la religion en général, et du catholicisme en particulier, infuse d’ailleurs tout le reste de son œuvre, et offre aux lecteurs du Traité d’économie politique et du Cours complet des passages hargneux mais souvent savoureux.

Quoiqu’après la mort de Say, en 1832, le libéralisme français ait vécu un temps dans sa dépendance intellectuelle, des auteurs comme Frédéric Bastiat, et bien d’autres, ont défendu la concorde entre catholicisme et libéralisme. Pour l’auteur des Sophismes économiques, ce fut une donnée primordiale, et ses dernières heures, racontées par son fidèle ami Prosper Paillotet dans un texte intitulé « Les derniers jours d’un croyant », expose cela merveilleusement. Toutefois, si pour Bastiat la liberté « est un acte de foi en Dieu et en son œuvre » (Œuvres complètes, IV, p.393), celui-ci n’en exprime pas moins la nécessité, à terme, d’une séparation de l’Église et de l’État (voir Œuvres, VII, p.354)

Que l’opposition sur le sujet de la comptabilité entre catholicisme et libéralisme ne s’est pas refroidie dans la suite de l’histoire de l’école libérale française, est bien démontré par l’exemple du duo Yves Guyot — Gustave de Molinari : le premier, adversaire intransigeant du catholicisme, vu comme source de dégradation de l’homme, de frein au progrès ; le second, présentant cette religion comme la base solide d’une société libre et prospère et lui prédisant un grand avenir.

À lire, l’un après l’autre, Les doctrines sociales du christianisme d’Yves Guyot (1873), puis Religion (1892) par Gustave de Molinari, on peine presque à croire que ces deux auteurs, aux idées si éloignées sur ce sujet, aient pu appartenir à un même courant de pensée, et diriger l’un à la suite de l’autre le fameux Journal des économistes.

Pour Yves Guyot, la religion chrétienne est fondamentalement anti-libérale. « Dégagée des hypocrisies qui l’enveloppent, la doctrine chrétienne se résume en un mot : la servilité ! » Dès ses premières heures, soutient-il, cette religion enseigne le mépris des richesses, l’autorité, le rabaissement de l’individu. Aussi dans ce livre, Guyot se missionne-t-il de la rabaisser elle-même à son tour. Il raconte la vie et les doctrines de Jésus, sa métaphysique obscure, débitée « du haut du vertige où il s’était perdu », enveloppée de mystères et de mystifications, « avec cette subtilité des gens ignorants ». Il continue en récusant ceux qui prétendent que le christianisme fut un progrès au point de vue social, en comparant les idées des disciples de Jésus à celles des philosophes du temps, sur les femmes, la condition du peuple, l’esclavage. Il en conclut au profond retard du christianisme en matière sociale. Je passe ici sur la démonstration par Guyot de « l’équivoque continuelle, l’hypocrisie constante, la tartufferie du christianisme dès le premier jour », et sur le despotisme conclusion nécessaire du christianisme : j’en ai assez dit.

Pour Molinari, tout au contraire, la religion, née d’un besoin naturel de l’homme, a accompagné le développement moral, intellectuel et économique de l’humanité. Elle a servi de base nécessaire à l’amélioration, étant vectrice d’ordre et de concorde. « Plus un peuple est religieux, écrit Molinari, mieux il observe les lois, moins aussi il a besoin de recourir à l’intervention du pouvoir temporel pour les faire respecter. » De là découle d’ailleurs pour lui la grande utilité des religions dans le futur des peuples : la religion doit accompagner l’avancée vers une plus grande liberté, si l’on veut que l’application du libéralisme soit concluante. « Tous les systèmes économiques, eux-mêmes plus ou moins moraux, seront inopérants si les hommes ne sont pas guidés par la religion, transformés, améliorés par la religion. » Ainsi il est futile, pour Molinari, de décrire les religions comme des choses du passé, condamnés par l’expérience, destinés à une mort certaine avec les progrès de la science. Il s’en faudrait de beaucoup, insiste enfin cet auteur, pour que les religions puissent être tenues pour responsables des maux que Guyot, notamment, impute au catholicisme. « Si haut qu’on puisse l’évaluer, écrit Molinari, le passif des religions ne forme certainement pas la centième partie de leur actif. »

Face à cette profonde et radicale opposition de vue, qui, comme je crois l’avoir montré, est une constante dans l’histoire du libéralisme français — et, je ne crains pas de le supposer, dans le libéralisme en général — je crois que le père Sirico, en consacrant un livre à la comptabilité entre catholicisme et libéralisme, aurait dû chercher à la démontrer à fond. Il aura peut-être su, avec cet ouvrage, convaincre nombre de catholiques d’ouvrir un peu davantage les bras au libéralisme, au marché libre, au capitalisme, et c’est une très grande réalisation ; mais je crains que son argumentation ne paraisse pas suffisante, à l’inverse, pour tous ces partisans du libéralisme qui se sont tenus éloignés depuis longtemps du catholicisme et qui considèrent la religion, dans la foulée de Guyot et de Jean-Baptiste Say, comme superflue ou même néfaste.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.