La véritable doctrine de Bastiat sur la valeur

Ernest Martineau, « La véritable doctrine de Bastiat sur la valeur », Journal des économistes, octobre 1884


LA VÉRITABLE DOCTRINE DE BASTIAT SUR LA VALEUR.

CORRESPONDANCE.

À M. LE RÉDACTEUR EN CHEF DU Journal des Économistes.

Je viens de lire, avec l’attention qu’elle mérite, la remarquable lettre écrite dans le dernier numéro du Journal des Économistes par M. Paul Lafargue, gendre de Karl Marx, en réponse aux critiques dirigées par M. Paul Leroy-Beaulieu contre la théorie du Capital du célèbre socialiste. Je n’ai pas à intervenir directement dans ce débat et nul ne pourrait répondre avec une plus grande compétence que le savant professeur du Collège de France. Je voudrais seulement relever dans cette lettre une inexactitude bien étrange dans la citation de la doctrine de Bastiat sur la valeur.

M. Lafargue dit, p. 384 : « En estampillant de l’épithète fantaisiste la définition de la valeur, M. Leroy-Beaulieu ne frappe pas Marx, mais les maîtres de l’économie politique classique, et il ne peut exciper de son ignorance car un économiste, M. de Laveleye, avait pris soin de l’avertir que ‘‘Marx fonde son système sur des principes formulés par les économistes de la plus grande autorité : Adam Smith, Ricardo, de Tracy, Bastiat, et la légion de leurs adhérents … que les économistes qui admettent le travail comme source de la valeur et de la propriété ne peuvent qu’admettre le raisonnement de Marx’’ ; c’est-à-dire que la valeur d’une marchandise est déterminée par le quantum de travail humain socialement nécessaire à sa production qu’elle contient. Si l’on admet ces prémisses, continue M. de Laveleye, Marx prouvera avec une logique irréfutable (une logique d’acier, dit-il ailleurs) que le capital est le produit de la spoliation, qu’il n’est que du travail non payé. Mais le qualificatif fantaisiste appliqué aux principes de maîtres de l’économie politique…, etc. »

Ainsi, d’après M. Lafargue, s’appuyant à cet égard de l’opinion de M. de Laveleye, les prémisses de Karl Marx seraient empruntées aux maîtres de l’économie politique, notamment à Bastiat. Bastiat, d’accord avec Adam Smith et Ricardo, admettrait la théorie de la proportionnalité de la valeur au travail, doctrine modifiée légèrement par Marx qui parle de proportionnalité de la valeur au travail moyen.

J’avais déjà lu, dans le livre du Socialisme contemporain de M. de Laveleye, cette singulière citation de l’opinion de Bastiat et, en la relisant dans la lettre de M. Lafargue, je me disais que le fameux proverbe italien traduttore traditore n’est pas complet, et que ce ne sont pas les traducteurs seulement, mais aussi les faiseurs de citations qui sont des traditori.

Si nous nous reportons, en effet, au chapitre de la Valeur des Harmonies de Bastiat, quelle théorie y trouvons-nous développée ? Après avoir répudié le langage adopté par ses prédécesseurs, relativement à la distinction de la valeur en usage et de la valeur en échange, terminologie vicieuse qu’il remplace par la distinction de l’utilité et de la valeur (Karl Marx, qui prétend s’appuyer sur la doctrine de Bastiat, reproduit la distinction de valeur en usage et de valeur en échange), Bastiat formule cette célèbre définition : La valeur est le rapport de deux services échangés. Une foule de circonstances, ajoute-t-il, peuvent augmenter l’importance relative d’un service. Nous le trouvons plus ou moins grand selon qu’il nous est plus ou moins utile, qu’il exige plus ou moins de peine, d’habileté, de temps, qu’il nous en épargne plus ou moins à nous-mêmes.

On a cherché le principe de la valeur dans une de ces circonstances qui l’augmentent ou qui la diminuent, matérialité, durée, travail, fausse direction imprimée dès l’origine à la science. Ainsi, le principe de la valeur est, pour Adam Smith, dans la matérialité et la durée, pour Ricardo dans le travail. Plus loin, critiquant les autres systèmes, Bastiat ajoute : Par une mauvaise définition, l’économie politique a mis la logique du côté des communistes… L’erreur de Proudhon, au sujet de l’intérêt des capitaux, a sa racine dans l’erreur de Smith qui assigne à la valeur pour principe le travail, sous la condition de la matérialité et de la durée… Il y a deux vices dans la définition de Smith… Dire que la valeur est dans le travail c’est induire l’esprit à penser qu’ils se servent de mesure réciproque, qu’ils sont proportionnels entre eux. En cela, cette définition est contraire aux faits, et une définition contraire aux faits est défectueuse. Comment pourrait-on établir une corrélation, une proportion nécessaire entre la valeur et le travail ? La valeur est dans le service plutôt que dans le travail, puisqu’elle est proportionnelle à l’un plutôt qu’à l’autre.

Plus loin, il ajoute encore : J’admettrai avec Ricardo que le travail est le fondement de la valeur, pourvu qu’on prenne le mot travail dans le sens le plus général et, ensuite, qu’on ne conclue pas à une proportionnalité contraire à tous les faits.

 Telle est la doctrine de Bastiat, exposée et développée dans le chapitre de la valeur des Harmonies. Et c’est cette doctrine que l’on dit identique à celle d’Adam Smith, de Ricardo et de Marx !

Voilà un auteur qui prend soin d’exposer avec de grands développements sa théorie de la valeur. Il examine ensuite et critique la théorie des économistes de l’école anglaise (d’Adam Smith et de Ricardo), il dit de la façon la plus précise et la plus nette que c’est une fausse doctrine que celle qui déclare la valeur proportionnelle au travail, et il se rencontre des écrivains qui affirment que la doctrine de ce maître de l’économie politique est la même que celle des économistes anglais qu’il critique, et qu’il admet la théorie de la proportionnalité de la valeur au travail !

Je n’insisterai pas davantage. Les lecteurs du Journal sont édifiés à cette heure sur l’exactitude de la citation de la doctrine de Bastiat ; je dirai seulement à M. Paul Lafargue : Cessez d’invoquer à l’appui de vos systèmes l’autorité d’un auteur qui est avec vous en complète contradiction, cette autorité vous échappe : que dis-je ? elle se retourne contre vous de toute sa puissance.

 Vous dites : « Bastiat est dans nos rangs, il a posé les prémisses dont, avec sa logique d’acier, Marx a déduit des conclusions rigoureuses, irréfutables », et Bastiat vous répond par ses écrits : « Non, je vous reconnais, vous n’êtes pas des alliés mais des adversaires. C’est contre vous que j’ai combattu, durant toute ma vie de publiciste, le bon combat au nom de la liberté et de la justice. Les prémisses que j’ai posées conduisent à des conclusions diamétralement contraires aux vôtres, à une réfutation décisive de vos doctrines antisociales. Si j’ai relevé avec tant de soin dans les théories de mes maîtres vénérés, Adam Smith, Ricardo, Say, certaines inexactitudes, si j’ai insisté notamment dans mes critiques contre leur théorie de la valeur basée sur la matérialité et la proportionnalité au travail, c’est que j’y trouvais le germe des doctrines socialistes et que, sur ces bases fausses, le collectivisme essaierait d’appuyer ses dangereux systèmes. »

 Voilà la rectification que je tenais à faire pour les lecteurs du Journal, la protestation que je voulais élever contre l’inexactitude de la citation de M. Paul Lafargue au sujet de la doctrine de Bastiat.

Que M. Lafargue consulte le chapitre de la valeur des Harmonies, qu’il le lise et le médite, et il reconnaîtra sans doute loyalement qu’il s’est trompé, qu’il a eu tort de ne pas lire l’auteur qu’il citait et de croire, sur la foi du livre de M. de Laveleye, que Bastiat était d’accord avec Adam Smith, Ricardo et Marx sur la théorie de la valeur alors que sa doctrine contient la réfutation complète, décisive, de la doctrine de Marx.

 E. MARTINEAU.

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