L’argent et ses critiques

Dans cette conférence prononcé devant un public majoritairement composé d’ouvriers, Henri Baudrillart explique les mécanismes de la monnaie, la formation du capital, l’échange (1867). Dans son exposé, il balaie l’un après l’autre les conceptions fausses et les sophismes qui ont eu cours pendant de nombreux siècles — si même ils n’ont pas survécu jusqu’à lui, et peut-être jusqu’à nous.


CONFÉRENCES POPULAIRES

FAITES À L’ASILE IMPÉRIAL DE VINCENNES

SOUS LE PATRONAGE

DE S. M. L’IMPÉRATRICE

L’ARGENT ET SES CRITIQUES

par

H. BAUDRILLART

Membre de l’Institut, Professeur au Collège de France et à l’Association Polytechnique

LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie

1867

Messieurs,

Je ne vous dissimule pas que je veux prendre aujourd’hui la défense de l’argent. L’argent a eu de nombreux critiques — en théorie. Il en a même encore aujourd’hui. Il a pour critiques tous ceux qui trouvent noble d’en parler avec mépris sans renoncer à désirer tout ce qu’il procure. Il a pour critiques tous ceux à qui il fait défaut, et qui ont mis à la mode et rendu proverbiale l’expression de maudit argent, expression qui a servi de titre, à un des plus ingénieux écrits du plus attrayant de nos économistes, Frédéric Bastiat. Je n’ai pas l’intention d’essayer de répéter avec moins de bonheur ce qu’il dit avec tant de force et tant de grâce piquante, et je ne puis faire mieux que de renvoyer ceux d’entre vous qui en auraient le loisir à ce petit ouvrage fait pour la masse encore plus que pour les savants, et que son prix, autant que sa forme, rend accessible à tous. Frédéric Bastiat est l’économiste du peuple. Il amuse en instruisant. Je voudrais du moins que ce que j’ai à vous dire pût captiver votre intérêt pendant quelques moments. Par lui-même le sujet le mérite. Il vous touche de plus près que vous n’êtes peut-être disposés à le croire.

On paraît croire souvent en effet que la monnaie d’or et d’argent n’est utile qu’à ceux qui en ont beaucoup, tandis que ce serait au contraire une invention tout à fait stérile et même funeste pour ceux qui en ont peu. C’est à ceux-ci qu’on s’adresse pour leur parler de l’infâme capital, de l’affreuse tyrannie de l’argent. Que vous manque-t-il pour être heureux ? L’argent. Quel maître rencontrez-vous sans cesse pour vous exploiter ? L’argent. L’argent, toujours l’argent ! Là est le mal, ou plutôt la source même du mal. De là vient qu’aujourd’hui encore il se rencontre des réformateurs qui, très sérieusement, proposent d’abolir la monnaie d’or et d’argent. Plus d’argent, et dès lors plus de misère dans les masses, plus d’inégalités sociales.

Est-il donc vrai, faut-il croire que tout irait mieux pour le peuple, si, ce qui ne me paraît pas trop vraisemblable, la société allait par hasard se décider à renoncer à une habitude aussi ancienne et aussi universelle, sur la foi de quelques hommes se croyant plus sages que le genre humain tout entier ? Les anciens philosophes ont beaucoup écrit contre l’or et l’argent, je dirai même qu’ils ont beaucoup déclamé. Avouons au reste qu’ils avaient en face d’eux une société bien dépravée. C’était la société païenne avec ses vices, se faisant servir par des esclaves, et se procurant trop souvent l’argent par le pillage des provinces conquises. D’ailleurs ces philosophes, si sages qu’ils fussent, ne pouvaient deviner l’économie politique. À quelques exceptions près, ils se rendaient mal compte du rôle de la monnaie dans les échanges, et voyant la richesse monétaire servir de moyen à la corruption ils étaient naturellement disposés à reprocherà l’or et à l’argent d’avoir répandu sur la terre tous les désordres. Un illustre naturaliste, qu’on nomme Pline l’Ancien, va jusqu’à écrire que le plus criminel des mortels est l’inventeur des anneaux d’or que les homme de son temps avaient pris l’habitude de porter. Cela lui paraissait une habitude efféminée. Le plus coupable ensuite fut, d’après le même Pline, celui qui frappa la monnaie. Vous voyez que l’accusation contre l’argent n’est pas nouvelle.

Qui de vous n’a en tendu parler de ces Pères de l’Église, grands docteurs, grands orateurs, qui, dans les premiers siècles du christianisme, eurent l’honneur d’émettre des pensées bien plus favorables au bonheur du peuple et àsa dignité morale que les plus grands philosophes de l’antiquité ? Eh bien ! ils ont aussi dit beaucoup de mal de l’argent. Ils y voyaient également un moyen de corruption, d’oppression. L’un d’eux, Tertullien, parle de la monnaie comme d’une invention damnable. Saint-Chrysostome, saint Jérôme, saint Ambroise, qui furent de hautes intelligences, ont tenu sur l’argent un langage analogue. Il est vrai qu’ils attaquaient aussi avec une austérité de cénobites tout ce qui est industrie, élément de richesse et de bien-être. Grands hommes assurément, mais qui allaient trop loin dans leurs critiques, emportés par un saint zèle ; qui quelquefois parlaient de la société comme d’un couvent, et qui, en censurant l’or et l’argent, n’ont pas assez aperçu que ces métaux ne sont que des intermédiaires ; en effet, sans eux les moyens de corrompre ne feraient pas défaut à la perversité humaine, tant le diable est fin, et tant il a de prises de différents genres sur nos mauvais instincts !

Aujourd’hui même, alors que l’on supposerait toute monnaie absente, le raffinement dans la manière de vivre, la splendeur des maisons, les riches équipages, l’opulence et la beauté des vêtements, tout ce qui tente la sensualité, tout ce qui flatte l’orgueil en resterait-il moins l’écueil de la probité et de la vertu ? Est-ce que c’est l’épée qui est coupable ?Non, c’est celui qui s’en sert pour tuer.L’argent n’est qu’un instrument puissant pour le bien comme pour le mal. Vous allez voir qu’il a rendu infiniment plus de services qu’il n’a causé de dommage, semblable en ceci à toutes les grandes inventions, à tous les grands mécanismes.

Ah ! Messieurs, gardons-nous bien, en appréciant les œuvres de Dieu et les œuvres de l’homme, de n’y porter qu’une critique négative. Prenons garde, croyez-moi, d’en méconnaître, par une préoccupation exclusive de ce qui blesse ou déplaît, l’ensemble harmonieux et la grandeur bienfaisante. C’est là l’écueil des esprits étroits et sans étendue. Tâchons de nous élever plus haut, et avant de blâmer, soyons sûrs d’avoir compris !

Oui, Messieurs, la monnaie, comme la société, comme la propriété, comme la science, comme tout ce qui présente dans le genre humain un caractère d’universalité et de permanence, est une chose bonne par essence malgré les abus qu’on peut en faire. Elle est bonne à tous les degrés de la société. C’est ce qui ressortira de cet entretien. Nous examinerons d’abord les reproches qui lui sont adressés au point de vue des intérêts populaires. Puis, dans une seconde partie, nous verrons quel bien elle fait au travail par la facilité qu’elle donne à l’épargne et aux échanges.

I

Le reproche le plus fréquent adressé à la monnaie d’or et d’argent au point de vue populaire, reproche renouvelé sous nos yeux avec beaucoup de vivacité par quelques écrivains[1], c’est d’engendrer ces inégalités qui se traduisent par la richesse des uns et par la misère des autres. L’argent serait représenté par une sorte de quantité immobile et fixe dans laquelle les uns auraient le privilège de puiser, tandis que les autres en seraient exclus, par cela même que les premiers auraient tout pris. À ce reproche spécieux, mais encore plus vain, on va le voir, s’ajoute celui d’exploiter les masses par ce qu’on nomme l’intérêt de l’argent, lequel intérêt serait pris sur la part du travail. Je ne pourrai que toucher rapidement à ces deux accusations si graves dont chacune mériterait un long examen. Pourtant je ne désespère pas, Messieurs, d’y répondre par un petit nombre d’observations allant au fond des choses.

Est-il exact d’imputer à l’existence de la monnaie et en général des métaux précieux la distinction de la société en riches et en pauvres ? Est-ce de cette source que dérive l’inégalité des conditions ? Laissez-moi d’abord vous dire un mot de cette inégalité qui a arraché tant de plaintes, suscité tant de systèmes, produit aussi, surtout quand elle était excessive et peu justifiée, tant de révolutions. Laissez-moi d’abord distinguer la bonne et la mauvaise inégalité. J’appelle bonne inégalité celle qui est conforme à la justice et utile à la société. En effet une telle inégalité existe. Vainement on cherche à vous prévenir contre une vérité, contre une nécessité aussi inévitable. Ne croyez pas que ce soit d’aujourd’hui que certains esprits rêvent d’appliquer à la société le nivellement absolu et le régime du communisme. Ils n’y ont jamais réussi. N’est-ce pas qu’ils avaient contre eux, aussi bien que nos modernes communistes, la nature des choses ? Comment admettre que les conditions puissent et doivent être parfaitement égales ? Non, vous me serviriez au besoin de témoins que les travailleurs eux-mêmes ne le veulent pas. Ils repoussent l’égalité des salaires. Ils n’entendent pas que celui qui travaille et que le paresseux soient mis sur le même rang. Ils n’admettent point que le même sort soit fait à celui qui épargne et à celui qui dissipe pour son plaisir. Je suis sûr de ne pas me tromper en avançant que votre conscience et votre bon sens se soulèvent énergiquement contre cette prétendue égalité, qui ne serait que la plus choquante des injustices.

Mais, ajoutent les ennemis de toute inégalité, dans la manière dont les biens sont répartis les différences qui résultent de l’épargne et du travail ne sont pas tout. On tient compte ainsi de l’intelligence. Est-ce là un sérieux grief de la part de ces réformateurs ? Quoi ! ils voudraient que l’intelligence créât des devoirs sans impliquer aucun droit correspondant, en un mot, qu’aucune rémunération ne s’y attachât ? Est-ce que cela ne vous choque pas profondément ? Ainsi on demande que la qualité du travail soit comptée pour rien[2]. L’homme capable sera traité comme l’individu incapable devant la rétribution. Mais avec cette nouvelle façon de comprendre la justice, où ira-t-on ? L’intelligence, ne recevant aucun encouragement, fera-t-elle de bien grands progrès ? Le nombre de ceux qui se livreront au travail intellectuel, s’ils sont traités niplus ni moins que s’ils ne faisaient qu’une besogne matérielle, sera-t-il grand ? Ignorez-vous donc que pour développer son intelligence il faut posséder du loisir ? N’allez pas croire que le travail de tête exige moins d’efforts que le travail musculaire ; il en exige plus. Ah ! ne l’oubliez pas, vous qui travaillez surtout de la main. La science a ses risques comme le travail du simple manœuvre. Trop de métiers dangereux ou insalubres mettent encore en danger la vie ou la santé des travailleurs, je le sais bien ; mais hélas ! combien de maladies s’attachent aussi aux savants et aux lettrés ! Que de fois le cerveau et le système nerveux reçoivent de terribles atteintes dans cette vie d’âpre contention ! Et puis ne savez-vous pas que les découvertes des savants sont méconnues, leurs personnes persécutées par l’ignorance et la routine ? Quel champ est plus rempli d’épines ?Quelle carrière vit tomber plus de victimes en tous les temps ? Contester ses droits à l’intelligence, non, vous ne vous laisserez pas entraîner à ce blasphème, qui, s’il était pris au sérieux, vous ramènerait bientôt, vous et la société, à la barbarie et à la misère primitive, à l’absolu dénûment dont les efforts de la science nous ont seuls tirés !

Eh bien ! revenant à l’objet qui nous occupe, nous demanderons, Messieurs, si cette inégalité que nous considérons comme bienfaisante et légitime, mais que d’autres attaquent avec tant de persistance et d’amertume, naît de l’existence de l’or et de l’argent. Le  contraire n’est-il pas évident ? N’est-il pas certain que cette inégalité s’attache à la manière dont sont distribuées les forces, les facultés, les vertus, les circonstances plus ou moins heureuses ? Ne comprenez-vous pas qu’à défaut de l’or et de l’argent elle a pour manifestation et pour signe l’inégale possession de tous les objets de jouissance et tous les instruments de production ? On n’aura pas plus ou moins d’argent, eh qu’importe! si l’on a plus ou moins de blé, de vin, d’aliments de choix, de beaux meubles, et plus ou moins d’esprit, plus ou moins de vigueur, plus ou moins de bonheur, en un mot ?

Je ne vous ai parlé que de cette inégalité qui fait que la société a des chefs en tout genre, ce qui est une condition de progrès, et qui n’empêche pas chacun de chercher à améliorer sa position. Mais il est, je ne prétends vous le cacher, une autre inégalité. Il a existé beaucoup de mauvais privilèges. Il y a eu un temps où les masses étaient sans droit. La noblesse seule avait les privilèges. Le peuple payait seul l’impôt. Il ne jouissait que d’une liberté de travail très incomplète ; il subissait des vexations ;il était soumis à la corvée. Aujourd’hui les institutions, je parle de notre pays, sont fondées sur le principe de l’égalité des droits. Les mauvaises lois qui poussaient systématiquement à l’enrichissement des uns, à l’appauvrissement des autres, les lois constitutives des castes, les lois de monopole et de privilège non justifiées par l’intérêt général, ont été de plus en plus battues en brèche. Mais qu’il me suffise de dire ici que cette inégalité oppressive et injuste n’avait pas pour cause, elle non plus, les métaux précieux. Les castes théocratiques de l’Orient ne possédaient que des terres. Que l’injuste distribution des biens se fasse en nature au lieu de s’effectuer en argent, qu’importe du moment que la situation au fond ne s’en trouve pas modifiée ?

D’ou vient pourtant qu’on s’en prend aux métaux précieux des pires inégalités et de la misère ? De l’apparition fréquente de la monnaie dans les transactions, du pouvoir d’achat conféré à l’or et à l’argent sur tout le reste. De là une confusion qui a joué un immense rôle dans l’histoire des erreurs humaines, la confusion de l’argent et de la richesse. Je voudrais dire qu’elle n’en joue plus aucun, mais ce serait bien à tort. Elle règne encore dans beaucoup d’esprits. Et ne croyez pas qu’en m’exprimant ainsi, j’aie seulement en vue l’ignorance très excusable où peuvent être sur ce sujet des travailleurs manuels qui n’ont point eu le temps de s’instruire sur les faits de cette espèce ; je fais allusion aux hommes qu’on appelle éclairés, et qui le sont en effet à beaucoup d’autres égards. Aussi les choses fort simples, d’ailleurs, que je me propose de vous apprendre, je les dirais, Messieurs, et dans des termes peu différents, devant un savant auditoire. Aussi bien, pourquoi distinguer ? Quand je parle devant des personnes que l’instruction et l’aisance ont favorisées, je me dis : « Ce sont des hommes sujets à l’erreur. » Quand je parle devant ceux dont les nécessités du travail quotidien ont absorbé tous les instants, je me dis : « Ce sont des hommes capables aussi de comprendre et de recevoir la vérité pour laquelle sont faites toutes les intelligences comme l’œil est fait pour la lumière ! »

Qu’est-ce donc que la richesse ? Tout ce qui est utile, tout ce qui a une valeur. Cette définition, seule conforme à la nature des choses, suffit pour ôter à l’or et à l’argent leur titre de richesse unique. Est-il vrai qu’ils forment du moins la richesse principale ? Vous vous convaincrez aisément du contraire. La valeur de la propriété immobilière en France a été estimée en 1851 à 83 milliards 744 millions. Or, pour le monde entier on calcule approximativement qu’il existe environ 23 milliards en or et 17 en argent, ce qui signifie que toute la richesse métallique de l’univers n’équivaut pas à la moitié de la propriété immobilière de la France. Cette somme de 40 milliards ne semble-t-elle pas se noyer dans la masse des autres richesses de tout genre ? Mais voici qui est plus fort. Supposons que par an chaque citoyen français, en portant le nombre des habitants à 40 millions, dépense en moyenne 15 francs pour sa chaussure. Cela fait une valeur créée, chaque année, de 600 millions Ainsi les cordonniers créent beaucoup plus que la production annuelle des mines. La voilà fort réduite, quant à à la valeur, cette production de la richesse métallique qu’on disait être la principale richesse Quant à l’utilité, vous ne mettrez pas en doute que, quels que soient les services rendus par les métaux précieux comme ustensiles, comme vaisselle, et surtout comme monnaie, la perte de l’or et de l’argent porterait moins de préjudice à la société que celle des métaux plus vils, desquels nous tirons une multitude d’usages de première nécessité. Le fer et la houille, par leur union féconde, produisent une quantité de force et de mouvement indispensable à l’industrie et qui s’évalue parmilliards. Enfin, comme masse, l’or et l’argent occupent aussi beaucoup moins de place que vous n’êtes tentés sans doute de le penser. On a calculé que tout l’or existant dans le monde tiendrait entassé dans un salon de médiocre étendue, et, ce qui vous surprendra peut-être encore davantage, tout l’argent fondu en une masse ne dépasserait pas en hauteur les deux tiers de la colonne de la place Vendôme.

Vous voyez par là ce qu’il faut penser de cet argument que la richesse étant une masse fixe, plus les uns en ont, moins il en reste pour les autres, sans que la condition de ceux-ci puisse jamais s’améliorer. C’est vrai de l’argent jusqu’à un certain point, quoiqu’il circule de main en main. C’est vrai aussi des terres qui sont limitées : mais n’est pas vrai des richesses agricoles et manufacturières. La preuve, c’est que nous avons vu le commerce extérieur quintupler, et la production totale tripler ou quadrupler en France depuis trois quarts de siècle. Il n’y a presque pas de limite assignable à cette augmentation de la production. La terre est en effet fort loin d’être mise en culture. L’intelligence humaine, armée de toutes les forces nouvelles de la science et de l’industrie, est capable de progrès dont les bornes semblent reculer devant nous. On peut s’en faire une idée par les admirables découvertes accomplies depuis une centaine d’années. Plus cette masse de produits s’accroîtra, plus la part de chacun augmentera, sous la condition du travail, de l’épargne et de lois justes. Aujourd’hui, si toutes les choses utiles étaient partagées également entre tous, cette part de chacun, il faut que vous le sachiez, serait très minime et fort insuffisante pour constituer le bien-être : ellen’atteindrait pas, a-t-on dit, une valeur équivalente à 2 francs par tête. Que ferait à cela l’or porté à une quantité dix fois plus grande ? À peu près rien. Sauf un mouvement momentané dans les affaires plus rapide peut-être, la masse des choses utiles mises à la disposition de vos besoins ne serait pas accrue pour cela. Le seul effet qui en résulterait, serait que cette masse monétaire subitement accrue se déprécierait, comme cela a eu lieu chaque fois qu’on l’a vue augmenter sensiblement ; tous les prix monteraient, deviendraient deux fois plus élevés.

Au reste vous vous ferez une idée de ce développement exagéré de la richesse monétaire par rapport aux autres biens en vous rappelant la fable célèbre du roi Midas, dont un poètea dit :

Midas, le roi Midas a des oreilles d’âne.

Et c’était un âne en effet ! Bacchus, qu’il avait accueilli dans ses États, lui avait promis de lui accorder tout ce qu’il demanderait. Midas demanda, le pouvoir de changer en or tout ce qu’il toucherait ; son vœu fut exaucé mais bientôt Midas, voyant se transformer ainsi, sous sa main, même les mets qu’il portait à sa bouche, reconnut l’imprudence de sa demande. Le dieu, pour le délivrer de ce funeste don, le fit baigner dans le Pactole. C’est depuis ce temps que le Pactole roule de l’or. Vous n’avez pas besoin que j’ajoute que je ne garantis pas l’anecdote. Mais qu’il y a de sens dans cette fable !

L’Espagne fut-elle plus raisonnable que ce prince dont la fable nous entretient ? On peut en douter. Elle négligea pour ses mines son agriculture et son industrie. Il est vrai que d’autres causes de dépression intellectuelle agirent plus efficacement encore. L’Espagne fut, pour ainsi dire, un pays mal élevé, j’entends qui laissa dépérir ou s’égarer dans de funestes directions les facultés de ses habitants. Quoi qu’il en soit, l’Espagne trouva le moyen d’être un des pays où se trouvaient le plus de métaux précieux et le moins de richesse réelle.

Retenez donc bien ceci : les inégalités injustes et la misère ne viennent ni de ce qu’il n’y a point assez d’argent ni de ce que les uns en possèdent plus ; elles ont eu et ont des causes plus profondes : la misère aujourd’hui, sans parler des causes morales, dépend d’une production insuffisante des vraies richesses. — Je pourrais faire un pas de plus et montrer historiquement que l’or et l’argent ont puissamment agi dans le sens de l’égalité sociale. Cela vous étonne. Vous ne vous ne vous attendiez guère à voir présenter comme des niveleurs ces instruments apparents des inégalités de fortune. Voyons pourtant si ce ne serait pas une des vérités les plus incontestables de notre histoire nationale.

Reportez-vous à plusieurs siècles en arrière, et demandez-vous quelle était la condition de vos pères. Sur ce sol de France régnait un état de choses qu’on appelait la féodalité. Les seigneurs féodaux étaient les détenteurs du sol partagé en de vastes domaines, que cultivaient des colons et des serfs réduits à la condition la plus dure. Il se fit deux parts parmi eux : les uns restèrent aux champs, et bien lentement ils purent se racheter, souvent par leur épargne amassée sou à sou,maisils demeurèrent soumis aux impôts les plus lourds, à la corvée et à tous les jougs humiliants ; les autres, pour satisfaire à ce besoin de commerce et d’industrie qu’éprouvent toutes les sociétés, se groupant autour du manoir féodal, formèrent des bourgs et des villes. Beaucoup restèrent ouvriers, soumis aussi à bien des servitudes, moindres pourtant que celles qui pesaient sur les habitants des campagnes ; un certain nombre, s’élevant par le travail, l’épargne, la capacité industrieuse, forma la bourgeoisie. Cette bourgeoisie réussit à conquérir, au prix de luttes persévérantes, le privilège de travailler et de posséder avec plus de sécurité, et elle jeta le fondement des libertés nationales, dans ce qu’on a nommée l’affranchissement des communes. Dès le XIVsiècle, plusieurs de ces descendants d’une race asservie étalaient, non sans orgueil, dans de riches cités industrielles et commerçantes, une opulence qui faisait envie aux seigneurs et aux princes. Ainsi on raconte que dans une importante ville de Flandre, enrichie par la laine, la femme d’un puissant roi, Philippe le Bel, s’écriait, à la vue de ces belles bourgeoises mises avec unfaste opulent: « Je croyais être seule reine, et j’en vois ici par centaines ! » Ces bourgeois continuèrent à acheter la terre, qui, depuis les croisades, entreprises d’abord pour aller àla conquête du saint tombeau de Jésus-Christ, jusqu’à la Révolution, ne cessa guère de se morceler. Qu’était-ce cela, je vous prie, qu’était-ce que ce développement du tiers état, sinon la propriété née de l’industrie et du commerce, la propriété mobilière, comme on dit, qui se posait en rivale de la propriété féodale ? Pour combien, Messieurs, ne faut-il pas compter dans ce grand événement, dans cette puissante transformation, l’or et l’argent, si mobiles, si propres à se dérober aux exactions, si bien faits pour les expéditions lointaines, si universels par leur nature ! Leur acquisition, due au travail, à l’habileté, contrebalança la puissance de la force brutale ; les lumières se développèrent avec la richesse et les accroissements de la liberté ; la science, la philosophie, les lettres s’élevèrent à côté de l’industrie, et c’est ainsi que le tiers état montant sans cesse prit civilement et politiquement la place qui lui était due ; c’est ainsi que furent renversées, pour ne plus se relever jamais, en 1789, les vieilles forteresses du privilège !

Que faut-il penser maintenant de cette accusation intentée à l’argent d’exploiter les travailleurs en donnant lieu à ce qu’on homme l’intérêt du capital ? Ce que nous avons dit précédemment n’établit-il pas déjà que lors même que l’argent n’existerait point, l’intérêt des choses utiles dont un prêteur ferait l’avance, n’en subsisterait pas moins ? Croit-on, par hasard, que celui qui avancerait à son voisin dix hectolitres de froment ne voudrait pas être indemnisé de la privation qu’il s’imposerait et du risque qu’il courrait de ne plus revoir ses sacs de blé, tout aussi bien que celui qui prête une somme de 200 fr. ? Mais, a-t-on dit, l’intérêt de l’argent est injuste, contre nature : au bout d’une année, vingt pièces de cinq francs mises dans un sac n’ont au grand jamais produit une vingt-et-unième pièce. Cela prouve, dit-on, la stérilité naturelle de l’argent. Puissance étrange des apparences : on oublie que l’argent est un instrument de production. Sans doute, l’argent oisif ne produit pas ; sans doute encore, avec de l’argent vous ne labourez pas, mais vous achetez des charrues qui labourent ; vous ne filez ni ne tissez avec de l’argent, mais par lui vous achetez des machines qui tissent et qui filent. Et la preuve que l’argent est ou peut être productif, c’est que celui qui l’a emprunté en a su tirer une plus-value. Il rend intérêt et principal, et il a en outre son bénéfice. Voilà comment l’argent est stérile ! Il l’est à la façon du grain qui, grâce à des soins intelligents et à des circonstances propices, produira la moisson !

Détruire, si c’était possible, l’intérêt du capital, ah ! Messieurs, ce serait détruire dans le cœur des travailleurs la vertu de l’épargne. Ce serait, par conséquent, couper court à la formation du capital même. Or, qu’est-ce que le capital ? C’est la substance sur laquelle vivent les masses ! Le capital c’est l’ensemble des instruments de travail, ce sont tous les moyens qui préparent à l’humanité le vivre, le vêtement, le couvert, c’est enfin le fond des salaires qui s’élèvent, vous le savez, en raison de ce que le capital est plus offert, et le travail plus demandé.

Et cela est si vrai — permettez-moi d’insister sur un point si important — qu’à un certain point de vue, on a pu soutenir que les travailleurs étaient plus intéressés que les capitalistes eux-mêmes à ce que le capital augmentât. Plus le capital augmente, plus baissent les profits des capitalistes se faisant concurrence, plus le capital est forcé d’adoucir les conditions qu’il fait au travail et d’accepter les siennes. Le capital qui s’accroît, c’est l’intérêt qui décroît, et la baisse de l’intérêt est éminemment favorable à l’esprit d’entreprise. Elle a été comparée par un grand homme, ami des masses dont il voulait assurer le bien-être et qui tomba du ministère, sous Louis XVI, parce que cette pensée était odieuse aux privilégiés, elle a été comparée par Turgot à la mer qui se retire, abandonnant de nouvelles plages à la culture.

Ainsi, sachez-le, l’intérêt de l’argent ne doit pas être seulement envisagé par les sacrifices qu’il coûte, mais par les efforts qu’il suscite. L’homme ne travaille pas et ne s’exténue pas au travail sans stimulant, c’est-à-dire sans intérêt. Quels que soient les systèmes d’amélioration que l’on puisse vous proposer en vue de votre bonheur, il faut que le capital se développe, car nous n’avons pas d’autre moyen de domination sur la nature, et d’autre source de bien-être. Tout ce qui ôterait ces stimulants au désir de former du capital, se tournerait contre les masses, c’est-à-dire contre vous.

Combien il y a plus qu’autrefois de propriétaires et d’entrepreneurs grands, moyens et petits ! L’argent n’y a pas nui, il n’a pas mérité les reproches d’engendrer la misère et les inégalités funestes. Ila même contribué au progrès social, mais ce dernier fait a besoin d’être expliqué et serré de plus près. L’argent qui porte intérêt, avons-nous dit, ne prend rien aux travailleurs. Est-ce donc tout ? Que serait le travail dans une société où on prétendrait se passer de monnaie métallique ? Faut-il croire, avec quelques réformateurs contemporains, que la masse des travailleurs y gagnerait en cessant d’avoir en face cet affreux tyran, comme on l’appelle ? C’est sur ce second point que je vous demanderai de vouloir bien fixer votre attention. Je ne vous dirai rien d’ailleurs que le bon sens ne puisse comprendre aisément.

II

La théorie vraiment exacte du rôle joué par l’argent et l’or monnayés est assez nouvellement répandue dans le monde. Elle ne date guère que du dernier siècle. Peut-être êtes-vous surpris qu’une chose aussi familière que la monnaie n’ait pas été plus tôt bien comprise et expliquée. Je vous répondrai que rien n’est plus ordinaire. Les phénomènes les plus familiers sont souvent les derniers qui soient bien connus. La loi de l’attraction a toujours régi l’univers, et elle n’est connue que depuis le grand Newton. C’est depuis peu de temps que la chaleur, la lumière, l’électricité, le magnétisme nous ont révélé une partie de leurs mystères, et la chimie est plus récente encore que la physique. Elle est comme l’économie politique, un fruit du siècle dernier. Aujourd’hui même, croyez-moi, on embarrasserait encore plus d’un millionnaire, en lui demandant une définition bien exacte de la monnaie en sa possession, Il ne tient qu’à nous qui sommes moins riches d’être plus savants. Faible consolation, direz-vous peut-être comme le coq de la fable. La plus petite monnaie serait bien mieux mon affaire. Si vous saviez tout ce que les erreurs sur la monnaie ont entraîné de souffrances pour la masse, ah ! vous cesseriez sans doute de tenir ce langage.

Permettez-moi encore ici de vous arrêter un moment pour vous citer quelques exemples. Autrefois, l’opinion la plus répandue, c’était que la monnaie n’est qu’un pur signe de convention sans valeur intrinsèque. C’était l’État qui, croyait-on du moins en théorie, donnait à la monnaie sa valeur. Cela devait conduire à altérer la monnaie. Aussi ne s’en fit-on pas faute. Les gouvernements altérèrent si bien la monnaie, pour avoir plus avec moins, que la livre du temps de Charlemagne, qui pesait réellement une livre d’argent fin, n’en était plus, avant la Révolution, que la quatre-vingt-septième partie que représente aujourd’hui notre franc. C’est ainsi de même que l’ancien maravédi d’Espagne qui, dans le principe, était d’or, valait environ 18 fr. La royauté espagnole crut pouvoir le transmuter en argent, puis en cuivre, en lui conservant un haute valeur nominale, et le maravédi est successivement tombé jusqu’à ne plus valoir que 1 c. 1/2. Eh bien ! ceci vous intéresse directement : quelle était l’influence exercée sur la condition du peuple par ces altérations de monnaie ? Elle était déplorable à deux points de vue. Premièrement, la monnaie s’abaissant par la quantité, tout ce qui s’achète renchérissait ; secondement, les salaires ne suivaient que fort tardivement, et quelquefois fort incomplètement, cette augmentation.On ne comprenait pas bien ce phénomène de l’augmentation des prix, et les maîtres ne se montraient pas pressés d’augmenter la paie des ouvriers. Ce qui nous fait soupçonner que les rois savaient pourtant ce qu’ils faisaient, c’est qu’outre le secret qu’on donnait ordre d’observer dans ces opérations déloyales, ils payaient leurs créanciers en monnaie faible et voulaient que l’impôt fût payé en monnaie forte. Qui en souffrait ? Tout le monde, mais, je vous le répète, surtout les pauvres travailleurs, qui vivaient de salaires et sur lesquels retombait presque en entier le poids de l’impôt à cette époque.

Le papier-monnaie dérive de la même erreur ; seulement, pour rendre le signe plus économique encore, au lieu de mettre un peu d’argent, on n’en mettait plus du tout.

Combien encore de conséquences désastreuses pour le peuple résultaient de ces idées fausses sur l’argent qui ont contribué à lui attirer de violentes critiques, comme s’il était responsable de tant d’erreurs et de vices !

Faut-il que je vous rappelle que les peuples s’armèrent les uns contre les autres pour la possession de l’or et de l’argent ? Au lieu de développer parallèlement leurs ressources, ils se disputaient les métaux précieux. Ils vivaient dans un état d’hostilité permanente. S’exagérant de même l’importance de ce genre de richesse, les gouvernements s’opposaient au courant des importations, qui fournissent au travail et à la subsistance du peuple tant de matières. Importer, c’était acheter, c’était se dessaisir de ses métaux précieux. On ne voulait donc qu’exporter ses marchandises chez les étrangers pour soutirer leur or. Système contradictoire et qui se dévorait lui-même, tous voulant en faire autant.

On s’exagérait le rôle de l’argent, et maintenant on parle de n’en plus avoir ! Que ferait-on dans cette supposition de son abolition ? Ou bien on se servirait pour intermédiaire des échanges de telle ou telle denrée, par exemple de blé, de tabac. C’est ce qu’on fit en Virginie autrefois, où le budget même était réglé en tabac et arrêté, en 1748, à 60 000 livres, à raison de 2 pence la livre ; on voyait le tabac croître jusque dans l’intérieur de certaines villes ; on en multipliait la culture dans les jardins ; c’était la monnaie qui poussait sous les yeux des habitants : on la soignait, vous pouvez le croire. Ou bien on se livrerait au troc en nature. C’est ce qu’on a proposé sérieusement il n’y a pas longtemps encore, et je n’ai pas besoin de vous montrer longuement combien la masse en souffrirait. La description de ces inconvénients a été faite bien des fois. Vous désirez du blé et vous avez du vin ; vous portez ce vin, ce qui est peu commode, chez celui qui a du blé. Vous avez du vin, mais c’est de la viande qu’il a besoin, ou bien encore il a besoin de beaucoup moins de vin que vous n’avez besoin de blé. Ou l’échange ne se fera pas, ou il se fera incomplètement, et vous voilà en quête d’un nouvel amateur de vin. Que de démarches ! Que de pertesde temps ! Mais que sera-ce si vous possédezdes objets indivisibles ou auxquels la division fait perdre la plus grande partie de leur valeur ? Est-ce des meubles que vous avez ? Comment avec un secrétaire vous procurerez-vous les menus objets de consommation ? Pouvez-vous offrir aux fournisseurs un quart de fauteuil ? Vous possédez un bœuf, un mouton : pouvez-vous acheter des chaussures, des bas, des chapeaux pour la valeur d’un bœuf ou d’un mouton ? On peut les tuer, dit-on, et les débiter par morceaux : soit. Mais tout le monde ne peut pas se faire boucher, et les morceaux se gâteront, s’ils ne trouvent un prompt écoulement. Que d’embarras, et on n’aurait pas de peine à supposer des échangesbeaucoup plus difficiles à accomplir encore, quelquefois même tout à fait impossibles.

Je vous ai cité quelques-unes de ces monnaies primitives dont les peuples, à mesure qu’ils faisaient quelques nouveaux pas dans la civilisation, imaginèrent de se servir, afin de s’épargner ces démarches ridicules et ruineuses que suppose le troc en nature. On s’est servi de bien des substances plus imparfaites encore, de peaux, de coquillages, de sels, etc. Il faut parler de ces vieilles monnaies avec la même reconnaissance que nous parlons de ces antiques véhicules qui mettaient quinze jours ou un mois pour conduire un habitant de Paris en Bretagne. Sans doute cela valait mieux que d’être obligé d’y aller à pied. Mais personne ne songe, en face des diligences et surtout des chemins de fer, à revenir à ces vieux serviteurs qu’on vénère de loin mais dont on ne veut plus.

Il faut donc une monnaie ; et parmi les substances qui peuvent remplir cet office, il en est-qui le remplissent mieux, d’autres plus mal. Pourquoi l’or et l’argent le remplissent-ils mieux sans comparaison que toute autre matière ?

Eh bien ! pour répondre à cette question nous allons faire une hypothèse. Admettez pour un instant, je vous prie, que vous n’avez jamais entendu parler de l’or et de l’argent, et que tombant dans un monde où ils n’existent pas, ce sera la lune, si vous voulez, ou, puisque bien décidément les astronomes la déclarent inhabitable, ce sera la planète Jupiter, Mars, ou toute autre ; vous vous creusez la tête pour chercher comment combler cette grande lacune de l’échange. Quelle qualité demanderez-vous à cette monnaie idéale que vous désirez voir s’établir pour l’avantage de vos semblables, pour le vôtre, pour la prospérité de l’industrie, pour l’accroissement du travail, en un mot, pour le bonheur général de ces habitants de Mars ou de Jupiter, dont vous voici devenir les compatriotes ?

Pour qu’une monnaie soit aussi parfaite que possible, vous direz-vous, il faut quelle soit facilement acceptée de tous, son caractère étant de servir d’intermédiaire universel dans les échanges. Pour cela il faudra d’abord qu’elle ait une valeur par elle-même. Quand je livre une pendule, une bibliothèque, vingt mètres de soie (nous supposons toujours que ces objets sont connus dans Jupiter ou dans Mars), je suis bien aise qu’on me remette entre les mains autre chose que des coquilles ou du papier. Je veux un équivalent qui constitue réellement un paiement intégral, et non une simple espérance d’être payé un jour en valeurs égales. Une monnaie faite d’une substance ayant une valeur intrinsèque, d’une matière, qu’on emploie à divers usages, une marchandise ayant son cours, en un mot, sera donc une condition nécessaire pour une bonne monnaie. Mais cela suffira-t-il ? Si c’est une denrée lourde, encombrante, de peu de valeur, voilà les transactions exposées de nouveau à tous les inconvénients signalés plus haut. Il faudra donc que cette monnaie ait une grande valeur sous un petit volume. Mais si c’était une masse, compacte, ne pouvant être partagée sans perte, ne serait-ce pas un autre défaut tout aussi grave ? Par exemple le diamantne serait-il pas impossible comme monnaie ? Sa valeur est trop grande pour les échanges ordinaires, et divisé en quatre ou cinq parties, il perd forcément au-delà du quart et du cinquième de sa valeur totale. Il est donc vivement à souhaiter que la substance dans laquelle elle est faite puisse être divisée assez facilement, sans qu’il résulte pour les parties dont elle se compose aucune perte de valeur, et de manière à pouvoir se proportionner à l’étendue plus ou moins grande des échanges. Valeur réelle sous une faible étendue qui la rende portative, substance divisible se prêtant commodément aux transactions les plus vastes et les plus minimes, voilà des conditions nécessaires, mais ce ne sont pas encore les seules. Qu’arriverait-il si cette monnaie était susceptible de se corrompre ? Elle se déprécierait entre les mains du possesseur, comme la neige fond quand on la presse, et les contrats seraient dépourvus de toute sécurité : bien plus, on perdrait au moment même de l’achat toute certitude de posséder un équivalent réel. Le but que se propose la monnaie serait entièrement manqué. Il est donc de toute nécessité que la substance monétaire soit inaltérable. Maintenant sera-ce une chose exposée à toutes les variations brusques de valeur que présente par exemple le blé d’une année à une autre ? Non, s’il en était ainsi, l’objet que doit remplir la monnaie serait manqué non moins complètement d’une autre manière. Cet objet, ne l’oublions pas, c’est de servir de mesure commune aux échanges. Or, une mesure commune qui varierait autant que tout le reste perdrait le principal mérite qu’une mesure doit présenter, celui d’une certaine fixité. Si le mètre s’allongeait ou se rétrécissait tous les jours, pourrions-nous opérer des mesurages tant soit peu exacts et rassurants ? La monnaie variera donc moins que le reste. Elle ne se produira pas avec ces quantités soudainement exagérées qui bouleversent toutes les transactions, ou si de pareils faits ont lieu, ils seront extrêmement rares ; on ne les verra pas une fois peut-être en cinq ou six siècles, ils constitueront des événements tels qu’ils laisseront un long souvenir dans la mémoire des hommes ; de plus, quand ils se manifesteront, le surcroît nouvellement produit trouvera dans la masse monétaire déjà existante une résistance suffisante à la dépréciation trop rapide de l’instrument des échanges. Enfin, que cette substance monétaire soit en tout lieu identiquement la même, homogène dans toute ses parties, qu’elle soit tout ensemble assez dure et assez malléable pour recevoir et garder une empreinte attestant sa pureté, empreinte à laquelle l’autorité publique investie de la confiance générale donnera sa garantie, n’aurons-nous pas cette monnaie que nous cherchons ?

Ne vous apercevez-vous pas que sous l’apparence d’une supposition, c’est l’histoire même de l’or et de l’argent que nous venons de tracer ? Nous ne sommes pas allés dans la planète Jupiter. Nous sommes restés sur notre pauvre petite planète, la seule que nous connaissions un peu. Peut-être ai-je flatté l’esprit humain en le supposant capable de former ainsi à l’avance, si nulle expérience le guidait, le programme d’une monnaie parfaite ou, je le répète, aussi parfaite que possible. Mais l’esprit humain n’a eu besoin de rien imaginer. Les entrailles de la terre contenaient ces substances douées de toutes les qualités requises pour servir aux transactions humaines. Les métaux précieux existaient. Si nous admirons la main de Dieu dans la constitution du globe et dans l’organisation du corps humain, sera-ce donc, Messieurs, une faiblesse de notre esprit ou une diminution de la grandeur divine que de voir une intention providentielle dans l’existence de ces deux métaux, les seuls, remarquez-le bien, qui soient propres aux échanges ? Si Dieu dans ses décrets éternels a voulu que la société humaine existât, est-il donc absurde de supposer qu’il a préparé ce qui devait y concourir, et que la monnaie, comme le langage, comme l’écriture, ont été du moins rendus possibles par la prévoyante sagesse qui en a fourni les moyens et crée les matériaux ?

Persistera-t-on à soutenir encore que l’argent nuit au travail et aux travailleurs ? Niera-t-on encore que l’argent ne joue un rôle utile à la masse humaine ? Sans lui où en seraient les échanges ? Et où en serait aussi l’épargne ?

Rien n’eut été plus difficile que l’épargne en nature, toutes les denrées étant susceptibles de se gâter plus ou moins vite, toutes étant soumises à l’aléatoire sans borne des vicissitudes du commerce. Mais, dit-on encore, l’argent divise les hommes. Erreur : ce sont les intérêts qui quelquefois divisent ; par lui-même l’argent tend plutôt au rapprochement. Il unit les classes par les profits, par les salaires qu’il solde sous une forme commode. Il unit les nations. Il est cosmopolite de sa nature. Il n’a d’autres limites que celles du monde même. Le travail dans l’univers entier en reçoit un immense élan.

Vous avez vu des révolutions. Que se passe-t-il quand l’argent vient à disparaître, à se raréfier à l’excès ? Tout languit ; le travail se resserre ; point d’esprit d’entreprise ; le commerce est suspendu ; tout le corps social paraît comme atteint de marasme et comme frappé d’atonie dans ses ressorts les plus essentiels. C’est alors que les sociétés aux abois recourent à un moyen dont l’abus est bien près de l’usage et dont l’économie politique a fait sagement de signaler les périls. On émet du papier. Au moment où il se répand, les ressorts entravés semblent un moment reprendre leur élasticité. C’est comme si on rouvrait les écluses d’un canal où l’eau ne trouvait plus d’issue. La production se ranime ; la vie se dilate et s’épanouit de nouveau. Au début du célèbre système de Law, il y a un siècle et demi, au début des assignats, sous la République française, aux États-Unis, avant et après la guerre de l’indépendance, partout et toujours, lorsque l’émission du papier-monnaie trouva de réels motifs dans l’absence de numéraire métallique, de tels effets se sont manifestés : mais au prix de quels désordres, on ne le sait que trop ! La pente est trop facile et trop séduisante pour qu’on s’y arrête. Le papier ne tarde pas à se déprécier. On cherche à combler le gouffre par de nouvelles émissions qui précipitent la dépréciation jusqu’à ce que, de chute en chute, on arrive à l’avilissement et presque à l’anéantissement de cette monnaie chimérique. Mais l’exemple de la fécondité passagère du papier, dénué par lui-même de valeur, ne montre que mieux l’indispensable besoin que le travail a de la monnaie pour activer les échanger et favoriser l’écoulement de ses produits.

Messieurs, nous en avons fini avec bien des sophismes, avec bien des préjugés, sur ce sujet si controversé toujours de l’argent au point de vue des intérêts populaires. Que vous dirais-je de plus ? Ce n’est pas dans des mesures insensées, quand même on les supposerait praticables, comme est l’abolition du numéraire métallique, ce n’est pas dans des combinaisons de papier-monnaie mettant une ombre vaine à la place des réalités, que les masses populaires trouveront le moindre adoucissement à leurs maux. De tels moyens ne feraient que les aggraver en atteignant dans leur source les développements de l’industrie et du bien-être. La voie lente, mais sûre, est dans le travail, l’épargne, l’association des efforts et des petits capitaux, enfin dans le crédit reposant sur la base morale de l’énergie productive et sur la base matérielle du capital déjà formé. Le fameux axiome : « On ne fait rien avec rien », reste toujours vrai.

Vouloir tirer le bien-être de simples arrangements, dont des bons de papier seraient le fondement, est une entreprise aussi chimérique que l’était l’antique recherche de la pierre philosophale. La transmutation du papier en argent n’est pas moins hors de la puissance humaine que la transmutation des métaux vils, par l’alchimie, en métaux précieux. Au-dessus de l’argent nous mettons le travail, et, après avoir prouvé que le travail en reçoit beaucoup de secours, nous nous hâtons de proclamer que le travail crée ou aide à créer jusqu’à la valeur de l’argent. Le travail est tellement la condition primitive d’acquisition de la richesse, que l’argent même ne fait pas exception, malgré l’apparence, à cette loi générale qui est et restera la loi de l’humanité du premier jour jusqu’au dernier. Cet argent a coûté, sachez-le, immensément de travail, et de capitaux, et on peut même dire que sa valeur ne fait que représenter à peu près les avances nécessaires pour l’exploration souvent infructueuse des mines ; pour leur exploitation si coûteuse ; pour les frais qu’exigent et le transport des métaux, et leur transformation en monnaies. « Les vraies mines du Pérou, disait Sully, sont le labourage et le pâturage. » Oui, Messieurs, et ce sont aussi la persévérance, l’habileté, la puissance des mécanismes et des procédés perfectionnés. Ces mines, ce n’est pas le hasard qui les trouve, ce n’est pas l’aveugle fortune qui les distribue. On ne se les dispute pas les armes à la main, et jamais la violence des bourreaux et le meurtre des victimes ne les ont souillées de sang. C’est en nous que sont ces trésors; c’est l’instruction qui les développe ; c’est une volonté courageuse qui les met en valeur. Le magicien qui a défriché les forêts, comblé les vallées, percé les monts, rendu les rivières navigables, utilisé les chutes d’eau, traversé les mers, sillonné de routes les continents, imposé à la vapeur la tâche de vêtir et de transporter l’humanité, confié à l’électricité invisible la tache de faire communiquer entre elles les pensées des hommes d’un bout à l’autre de l’univers, ce magicien a pu se servir de l’or comme de tout autre levier, mais la source de sa puissance est en lui-même. L’esprit humain est son nom ! L’esprit humain, Messieurs, s’appliquant au monde, par le travail qui le transforme, voilà la mesure de tous les progrès. Muni de la science, il invente, il combine, et soumet la terre. Pourvu de l’idée du juste, il met l’ordre dans la société et en lui-même. Il règne en un mot par la puissance morale qui ne s’agenouille devant aucune idole, comme l’argent et l’or. C’est à accroître cette puissance morale que nous devons tous travailler, riches et pauvres, forts et faibles ; car le succès a été mis à ce prix, et quel que soit d’ailleurs le succès, c’est en cela que consistent la grandeur de notre nature et notre véritable destinée.

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[1] J’ai peu de goût dans ces conférences populaires à faire intervenir les noms propres devant mes auditeurs. Mais les lecteurs auront aisément reconnu M. Proudhon.

[2] Je ne défigure point, j’expose fidèlement en tout ceci les idées de M. Proudhon, que je n’ai point nommé, je le répète, d’autant qu’il n’a pas inventé ce système auquel il a prêté seulement son argumentation dans le livre sur la Propriété et dans d’autres ouvrages.

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