Un réaliste au temps des systèmes : Ferdinando Galiani (1728-1787)

L’étude de Ferdinando Galiani (1728-1787), l’abbé « machiavélique » tantôt théoricien de la monnaie, tantôt adversaire virulent des physiocrates, apparaît d’emblée semée d’embuches. Un récent ouvrage collectif permet d’y voir plus clair. 


Un réaliste au temps des systèmes :
Ferdinando Galiani (1728-1787)

 

par Benoît Malbranque

Recension de : André Tiran & Cecilia Carnino (dir.), Ferdinando Galiani, économie et politique, éditions Classiques Garnier, 2018, 566 pages.

L’étude de Ferdinando Galiani (1728-1787), l’abbé[1] « machiavélique » tantôt théoricien de la monnaie, tantôt adversaire virulent des physiocrates, apparaît d’emblée semée d’embuches. Apprécié par les économistes libéraux, de Morellet à Turgot, pour sa contribution inestimable à l’étude de la valeur, de la monnaie et des prix, il fut vilipendé par ceux-ci mêmes, ainsi que par les physiocrates, pour ses ingénieux mais aussi maladroits et idéologiquement viciés Dialogues sur le commerce des blés (1770) qui favorisèrent une réaction interventionniste après des décennies de succès graduels de la cause du libre-échange.

Dégager de ses écrits la teneur de sa position sur la question de la liberté du commerce des grains n’en est d’ailleurs pas moins une gageure. Après avoir pris position pour la liberté en 1763 et avoir réaffirmé cette préférence, quoiqu’avec des nuances, jusqu’en 1769, Galiani opéra un revirement soudain qui lui fit adopter une forme de demi-mesure, teinté d’un soi-disant réalisme, où restriction et liberté se trouvaient mêlées. Il y a pire : après la publication des Dialogues, qui foudroyèrent le camp de la liberté du commerce et causèrent une perte de crédit durable et même irréversible pour les physiocrates, Galiani n’eut de cesse de mettre en garde ses correspondants sur le sens caché de son livre, à savoir qu’il n’est pas contre, mais pour la liberté, qu’il est même le vrai ami de la liberté du commerce, contre ses partisans outrés. [2]

De ce parcours curieux, fait de prises de position très fermes mais pour le moins changeantes, naissent plusieurs problématiques. Tout d’abord, comment expliquer son cheminement du libéralisme au modérantisme ? Sur la base de quels faits ou de quelles théories Galiani troqua-t-il son libéralisme complet pour un libéralisme restreint ou nuancé ? Parallèlement, quelle cohérence peut-on trouver entre le Della Moneta (De la monnaie, 1751), son ouvrage de théorie monétaire, et ses Dialogues sur le commerce des blés (1770) ?

Ses questions sont importantes puisqu’elles permettent seules de fixer la place de l’abbé Galiani dans la séquence historique qui, de 1750 à 1775, vit la cause du libéralisme se développer, s’affirmer, puis connaître de sérieux revers, et donc de bien comprendre cette séquence même.

Galiani, auteur en marge, ami et ennemi des mêmes auteurs et des mêmes doctrines, mérite un examen suivi et circonstancié. C’est l’objet de l’ouvrage collectif publié sous la direction d’André Tiran et de Cecilia Carnino, que les éditions Classiques Garnier ont récemment publié. À travers les différentes contributions assemblées dans le volume, le lecteur peut se faire une représentation complète et à mon sens assez juste de qui fut Galiani et de quelles furent son œuvre et son influence.

Prodige de théorie monétaire ou porte-parole d’un groupe de pression ?

L’image communément retenue de Galiani est celle d’un jeune prodige de théorie économique. On retient en effet qu’il est l’auteur du Della Moneta, « l’ouvrage de théorie monétaire le plus important de tout le XVIIIe siècle et en grande partie du XIXe » selon André Tiran[3], qu’il publia à l’âge de 23 ans. Nous savons en outre que sept ans auparavant, il entreprenait la traduction de Some considerations of the consequence of the lowering of interest, etc., par John Locke, qu’il n’acheva toutefois pas, à cause d’une trop grande divergence de vues avec l’auteur anglais. [4] Son étude de la littérature économique s’étendit encore à l’ouvrage de Jean-François Melon, l’Essai politique sur le commerce (1734), dont la faiblesse était compensée par le désert de publications économiques dans lequel on évoluait alors. Ce dernier livre fut, selon Koen Stapelbroek, « le texte le plus important pour le jeune Galiani »[5] et le seul dont il vantera les mérites dans son propre livre. [6]

Le caractère exceptionnel de la contribution du jeune Galiani, avec le Della Moneta, est renforcé aux yeux du lecteur non avisé, justement par cette manière avec laquelle l’auteur avait masqué la presque totalité de ses inspirations et de ses emprunts. André Tiran souligne bien que « Galiani, de l’avis de beaucoup d’historiens, fait preuve d’ingratitude en refusant de reconnaître les dettes qu’il peut avoir à l’égard des auteurs qui l’ont précédé. » [7] Riccardo Soliani et Alain Clément reviennent plus loin sur ce point, et précisent l’incrimination en écrivant : « Dans Della moneta l’auteur (anonyme) dit qu’il n’avait jamais rien lu sur le sujet ; mais à ce moment-là, il avait traduit Locke et connaissait Davanzati, Melon, Serra, Charles-Irénée Castel et bien d’autres. » [8] À ce stade, l’œuvre doit donc céder son caractère héroïque et accepter de n’apparaître que comme extrêmement méritoire.

Une question supplémentaire se pose cependant, celle de la paternité exacte du livre. L’ouvrage est-il bien de Galiani, et l’a-t-il composé seul ? Il est certain qu’en écrivant on n’est jamais seul, à proprement parler, non par des effusions de schizophrénie maladive, mais parce que chaque auteur porte dans sa plume le suc nourricier de toutes les générations passées : Galiani de même était accompagné de Melon et des autres en écrivant ; mais ce n’est pas de cette sorte de collaboration dont nous voulons parler. C’est l’hypothèse, plus précise, que ce livre aurait été écrit par plusieurs auteurs, dont Galiani. André Tiran évoque cette dimension et écrit : « Les différents commentateurs sont aujourd’hui d’accord pour considérer que De la monnaie est bien l’œuvre de Galiani. Même si lorsqu’il revendique l’avoir écrit seul et sans aucune aide il exagère sans doute beaucoup… Le volume de la monnaie pourrait être lu comme l’émanation d’un groupe de pression et pas simplement comme le produit d’un esprit précoce doué d’une grande force analytique. » [9] Nous faisons ainsi face à une pratique courante de l’époque, que l’on retrouvera en France à la même époque avec les productions économiques issues du groupe de Vincent de Gournay. Ici, Galiani fut entouré d’auteurs qu’il côtoyait au sein du cercle de Bartolomeo Intieri.

Ensemble, ces auteurs tachèrent de fournir une solution rigoureuse mais aussi éminemment pratique à la question qui agitait toute l’Italie sur les moyens de rendre la monnaie stable, sûre et fiable, d’en poser les bases scientifiquement et rationnellement. C’est ce qui explique qu’au-delà de son caractère théorique, subsiste une teinte très marquée de politique pratique. Car « l’ouvrage a un objet politique bien précis, écrit André Tiran, qui est d’influencer les réformes en cours dans le royaume de Naples. Il ne s’agit donc pas simplement d’un ouvrage n’ayant qu’un objectif scientifique mais bien d’un texte qui doit pouvoir être lu par toutes les élites éclairées du royaume. » [10] Les parties au cours desquelles l’auteur, ou les auteurs, précisent la portée politique de leurs recommandations, doivent ainsi être entendues non comme des compléments accessoires, mais comme le cœur, la finalité du propos et de la démarche du livre. C’est en ce sens que l’on peut dire que l’ouvrage de Galiani est « un véritable manuel de politique économique pratique à usage des gouvernants sur les questions de la politique monétaire, de politique fiscale, l’usage de la dévaluation (rehaussement), les règles d’une bonne refonte des monnaies. » [11]

Les spécificités de paternité et d’objectif visé colorent donc ce livre et doivent guider notre interprétation. En partant de cette réalité, on s’explique du reste toutes les audaces de langage et de style, la multiplication d’effets, que comporte le livre. La raison en est que, comme l’analyse Anne Machet, le Della Moneta « ne vise pas non plus en priorité les gens informés, mais monsieur tout le monde. Sans doute, comme il était d’usage à l’époque, des passages entiers ont-ils été lus dans le cercle amical d’Intieri. La prose superbe prend tout son relief lue à voix haute ; l’appui de la voix qui soutient le rythme ou met en relief les allitérations, les incises ou les chutes de phrase, favorise la compréhension du texte lui-même. » [12] Toutes ces raisons expliquent qu’il y ait déjà, dans le Della Moneta, beaucoup d’effets de style, comme plus tard dans les Dialogues. Anne Machet poursuit : « Ici et ailleurs il est possible de parler de théâtralité, d’un texte subtilement composé, pour que le lecteur ne soit jamais lassé. Le recours au je, fréquent pour marquer que le point de vue est personnel, est l’un des moyens choisis pour aviver ce texte de toute la fougue d’un jeune homme rompu à l’art du discours et de la conversation, dans le cercle studieux d’Intieri. » [13] « Fort probablement bien des pages ont été lues, comme c’était l’habitude au XVIIIe siècle entre amis, entre connaisseurs, et certains bons mots imagés relèvent de l’art de la conversation, ceci favorisant la théâtralité, une sorte de mise en scène. » [14]

Sur le fond, le Della Moneta a été de tout temps loué pour sa profondeur, quitte à ce que les appréciations élogieuses se contredisent les unes par les autres. C’est qu’au-delà des anticipations sur l’utilité marginale ou le subjectivisme, le mérite se trouve dans la cohérence d’ensemble et la représentation globale qui est faite de la monnaie. En abordant le Della Moneta, il est essentiel en effet se parer de prudence et ne pas vouloir en extraire ce qui n’y est pas exprimé explicitement, car, en creusant, nous pourrions bien aboutir à des déceptions. André Tiran nous en dissèque quelques-unes par l’examen du livre, et il conclut par exemple, sur un point célèbre : « Il paraît très difficile de vouloir faire de Galiani celui qui a posé les bases du concept d’utilité marginale ». [15]

Il est vrai que l’on trouve dans ce livre de quoi accréditer de nombreuses thèses. À côté de propos qui rappellent l’analyse subjectiviste, que Turgot tirera aussi de Galiani, on lit des affirmations contraires, comme ici sur le travail comme fondement de la valeur : « Maintenant, j’arrive à la question du travail, écrit Galiani ; non seulement dans toutes les œuvres qui sont fruits de l’art, comme les tableaux, les sculptures, les gravures, etc. mais aussi dans de nombreux corps, tels que les minéraux, les pierres, les fruits des bols, etc., le travail est le seul élément qui donne valeur à la chose ». [16] Cette ambivalence, qu’il faut se garder d’oublier, pour prêcher l’un ou l’autre des principes selon nos propres préférences, avait été bien remarquée par Joseph Schumpeter, entre autres, qui écrivait dans son Histoire de l’analyse économique que le Della Moneta contenait non pas une, mais deux théories de la valeur : l’une fondée sur l’utilité, l’autre sur le travail. [17]

À force de patience et au prix de distinctions, la force du Della Moneta peut nous toucher. Et c’est alors qu’en confiance on saura en saisir les principes et la portée, tout en appréciant, en passant, certaines analyses fines qui nous feront quelque effet. C’est le cas par exemple de la représentation d’un équilibre naturel, d’une providence, qui à la manière de la main invisible d’Adam Smith, maintient l’ordre en toutes choses pour le bien-être général. Sur ce sujet Galiani écrit distinctement : « Cet équilibre [de la quantité et de la valeur des métaux précieux] s’accorde merveilleusement à la juste abondance des commodités de la vie et au bonheur sur cette terre, même s’il n’est pas le résultat de la prudence humaine ou de la vertu, mais plutôt d’un méprisable appétit de lucre sordide. La Providence, en raison de son amour infini pour les hommes, a si bien agencé l’ordre de toutes choses que souvent même nos passions mesquines, comme malgré nous, sont ordonnées au bien général. »[18]

Jusque dans ses recoins insoupçonnés, le Della Moneta peut revendiquer sa qualité scientifique. Il est à bon droit « l’ouvrage de théorie monétaire le plus important de tout le XVIIIe siècle et en grande partie du XIXe »[19] ainsi qu’« un chef d’œuvre de la discussion sur les monnaies dans le milieu du siècle. »[20] Ces jugements ressortent indemnes, malgré la reconnaissance d’une paternité partagée et d’une portée plus éminemment pratique et politique pour un livre qu’on aurait tendance à juger comme le manuel d’un homme de science désintéressé.

Quoique remarquable, il s’en faut de beaucoup pour que ce livre ait obtenu la célébrité qu’il méritait. Il fut certes reconnu comme un ouvrage majeur sur la monnaie, par plusieurs économistes de premier plan, comme Vincent de Gournay[21], Turgot[22] ou Morellet[23], et plus tard Jean-Baptiste Say présentera Galiani de manière extrêmement bienveillante dans son Traité d’économie politique et vantera ses mérites.

 Toutefois, le Della Moneta n’a pas marqué durablement la pensée économique française. La raison en est peut-être qu’il ne fut traduit dans notre langue que très tardivement, quoique ce fait relève plus du symptôme que de la cause ultime. L’explication provient du mouvement des idées qui, à cette époque précise, ne lui était pas favorable. Comme l’explique André Tiran, le Della Moneta « représente à la fois l’achèvement de toutes les théories monétaires antérieures et le moment de l’éviction de la monnaie comme objet central de la théorie économique. » [24] Par conséquent, aussi admiré fût-il, il ne pouvait manquer d’être éclipsé par des productions plus en phase avec les préoccupations du moment, comme les écrits des auteurs physiocrates sur la régénérescence de l’agriculture et la liberté du commerce des grains, et même par le propre ouvrage de Galiani sur ce même thème, les Dialogues sur le commerce des blés (1770).

Paris, 1759-1769 : l’effritement d’une conviction

Le 10 janvier 1759, l’abbé Galiani fut nommé secrétaire de l’ambassade de Naples à Paris. Il quitta Naples en avril 1759 et arriva à Paris en mai de la même année. Son activité diplomatique se déploya alors dans des bornes assez larges et avec l’assentiment de ses supérieurs. Le 15 mars 1760, Galiani fut nommé chargé d’affaires par Bernardo Tanucci.

Ces années de mission à Paris s’interrompirent pour quelques mois entre mai 1765 et octobre 1766 pour des raisons de santé : Galiani quitta Paris et partit se soigner aux cures thermales à Ischia. Il revint alors à Paris en novembre 1766, ville qu’il quitterait trois ans plus tard, le 25 juin 1769, après la divulgation malheureuse d’informations secrètes concernant le « Pacte de famille ».

Durant son séjour à Paris, Galiani séduisit toute l’élite intellectuelle, assemblée dans les fameux salons, où l’originalité, la vivacité d’esprit et la fougue étaient particulièrement appréciées. [25]

Dans ce milieu où on se devait d’avoir une opinion sur tout, sa préférence sur le sujet de la liberté du commerce, qui était l’objet alors de grands débats après la promulgation de l’Édit de 1763, paraissait arrêtée.

Dans une lettre à Tanucci datée du 25 juin 1764, Galiani se montrait favorable au libre-échange. Il répéta cette même conviction l’année suivante, dans un mémoire intitulé « Storia dell’avvenuto sugli Editti del libero commercia de grani in Francia promulgati nel 1763 e 1764 », et à nouveau en 1767, dans deux autres lettres à Tanucci, datées du 21 septembre 1767 et du 2 novembre 1767. Enfin, dans une lettre du 7 mars 1768 au même, tout en adoptant mesure et réalisme, il ne désavouait pas son opinion première.

En 1768, Galiani révisa pourtant sa position et évolua d’un libéralisme complet à un libéralisme borné, auquel allait se joindre, pour la confusion des lecteurs, un très ardent combat de personne contre les physiocrates, ainsi qu’une absence de sérieux clamée haut et fort.

Le basculement des principes de Galiani relativement à la question de la liberté du commerce eut lieu à la fin de l’année 1768, lorsque les prix des grains s’envolèrent et que cette hausse s’accompagna d’émeutes.

Il est assez naturel de supposer qu’au terme de cette évolution intellectuelle, Galiani composa ses Dialogues pour professer sa nouvelle opinion et discréditer les partisans outrés de la liberté du commerce. Il semblerait toutefois qu’il ait été animé d’un autre motif, sans doute cumulatif, celui d’attaquer le ministre Choiseul. Il faut rappeler que les deux hommes se détestaient : Choiseul avait eu affaire avec Galiani pour les questions diplomatiques et en avait conservé une très mauvaise opinion, qu’on retrouve dans sa correspondance. [26] C’est l’abbé Morellet, par ailleurs proche de Galiani, qui donna cette interprétation dans ses Mémoires, en écrivant à propos des Dialogues : « C’était bien moins le développement des principes de l’abbé, qui n’en avait guère, qu’une malice contre M. de Choiseul, protecteur de la liberté du commerce des grains. » [27]

Ce qui compose le fond de ce livre — qui est curieux surtout par la forme, tant dans les idées son originalité est minime — c’est le pragmatisme. Après des années de maturation et d’observations, Galiani y professait ce réalisme qui n’avait cessé de l’accompagner dans sa carrière diplomatique, comme en témoigne ses réflexions sur les traités de commerce à signer avec Naples, sujet sur lequel il lui paraissait naturel d’associer liberté et protection selon les circonstances et les intérêts.

Ce pragmatisme se retrouve dans les Dialogues sous la forme d’une condamnation du caractère systématique des recettes des physiocrates, pour qui la liberté et le laissez faire forment évidemment la politique la plus avantageuse, quel que soient les temps et les lieux. Galiani en prend le contre-pied et propose une analyse circonstanciée et qui prend en compte les faits. Comme l’écrivent Riccardo Soliani et Alain Clément, c’est là le principe structurant du propos de Galiani dans les Dialogues. « L’impossibilité d’appliquer directement la même théorie à tous les pays, et la nécessité de considérer quels sont les groupes sociaux qui peuvent être avantagés ou désavantagés par des réglementations différentes, apparaît comme la problématique centrale des Dialogues. » [28]

Après avoir observé la situation économique, sociale et politique de la France de l’époque, Galiani en concluait à la nécessité d’un mélange de restriction et de liberté. Si les faits avaient été autres, la recette de la liberté totale pouvait bien selon lui être méritoire, et dans une lettre à M. Suard, du 8 septembre 1770, il affirmait très clairement que « dans la démocratie, la liberté d’exportation est naturelle et infaillible. Les gouvernants et les gouvernés étant les mêmes personnes, la confiance est infinie. » [29] Seule la spécificité de la situation française forçait à recourir à une autre politique.

Ici, l’influence de Giambattista Vico se fait clairement sentir. Par ses préceptes historicistes, le philosophe italien, que Galiani avait rencontré chez son oncle, apporta des armes contre les idées systématiques et a-historiques des physiocrates. Cette influence était déjà perceptible dans le Della Moneta[30] mais pour la première fois, dans les Dialogues, elle touchait le cœur du message.

La position de Galiani découlait aussi fortement de sa crainte d’un chamboulement politique par suite d’une application trop complète de la liberté du commerce. « Si vous touchez trop à l’administration des blés en France, disait-il, si vous réussissez, vous altérez la forme et la constitution du gouvernement, soit que ce changement soit la cause, ou qu’il soit l’effet de la liberté entière d’exportation. Or, le changement de la constitution est une bien belle chose lorsqu’elle est faite, mais une fort vilaine à faire elle tracasse rudement deux ou trois générations entières, et n’accommode que la postérité. » [31] Rappelant le fait, Joël Thomas Ravix en conclut que « ce n’est pas fondamentalement sur le principe de la liberté du commerce du blé que Galiani s’écarte des économistes, c’est sur les implications politiques qu’ils en tirent et qui doivent selon lui être largement relativisées ». [32]

Cette démarcation entre Galiani et les physiocrates, fondée donc sur autre chose qu’un rejet de la liberté en tant que telle, peut être entendue. Elle s’avère même, à certains endroits, remplie d’un certain bon sens. Ainsi de ce passage, où Galiani professe à nouveau l’avertissement de tenir compte des réalités et des circonstances avant d’appliquer une liberté totale qui, quoique profitable au fond, pourrait se heurter à des obstacles et réclame donc à minima de la prudence :

« Je veux appliquer ces principes à la théorie des blés ; rien n’est si vrai que les prix des blés laissés en liberté se mettent en équilibre. Rien n’est si vrai que le commerce rendu libre répandra du blé partout où il y aura de l’argent et des consommateurs ; rien n’est si vrai en théorie, parce que tous les hommes courent après le gain, ce qui était à démontrer. Mais prenez garde en pratique qu’il faut un temps physique à la poste des lettres pour envoyer la nouvelle du défaut de blé d’une ville à un pays qui en a. Il faut un autre espace de temps pour que le blé arrive ; et si cet espace de temps est de quinze jours, et que vous n’ayez des provisions que pour une semaine, la ville reste huit jours sans pain, et cet insecte appelé homme n’en a que trop de huit jours de jeûne pour mourir, ce qui n’était pas à faire. Ainsi le théorème va bien, le problème va fort mal. » [33]

Il ne faut toutefois pas chercher en Galiani le représentant d’une troisième voie, car celle-ci n’existe pas. Galiani est un partisan des règlements, contre ce qu’il conçoit comme l’anarchie de la liberté totale.

D’autres facettes de Galiani

L’ouvrage collectif qui fait l’objet de cette recension éclaire également d’autres aspects de l’œuvre de Galiani, qui complètent la représentation que l’on peut se faire de lui. Il en va ainsi du curieux morceau que l’abbé composa sur la question des femmes, et dans lequel il affirme cavalièrement que « la femme est un animal naturellement faible »[34] et en conclut le rôle nécessairement subalterne de la femme dans la société. Sur ce sujet, André Tiran et Cecilia Carnino, dans l’introduction, nous semblent donner un peu vite l’absolution à Galiani pour son anti-féminisme, en affirmant : « être anti-féministe était alors, comme aujourd’hui, être anticonformiste ». [35]

Cette question des femmes entre en contact avec une autre, également évoquée dans le volume, celle de l’instruction. Tandis que les physiocrates et Condorcet demandaient une diffusion généralisée de l’instruction publique, en y incluant les jeunes filles, Galiani, en accord avec une large frange des Lumières[36], refuser d’en franchir le pas.

Un autre grand sujet des Lumières, l’esclavage, fut aussi traité par Galiani et ses idées sont étudiées dans le volume. Initialement, c’est-à-dire dans le Della Moneta, Galiani s’affichait comme un adversaire implacable de l’esclavage, écrivant par exemple : « Rien ne me semble plus monstrueux que de voir vilipender, et réduite en esclavage, et traiter comme des bêtes une partie de créatures qui sont semblables à nous : cette coutume, née en des siècles barbares, nourrie par notre orgueil nauséabond, par une vaine estime de certaines qualités extrinsèques, telles que la couleur de la peau, les traits du visage, les vêtements ou autres, dure encore de nos jours. » [37] Mais comme Alessandro Tuccillo l’analyse bien, Galiani s’est ensuite progressivement écarté de cette position, jusqu’à formuler de vives critiques à l’endroit de l’Histoire des deux Indes de l’abbé Raynal, sommet de l’anti-colonialisme et de l’anti-esclavagisme au siècle des Lumières. À cette dernière époque il disait plutôt : « Mon avis est qu’on achète des nègres tant qu’on nous en vendra, sauf à s’en passer si nous réussissons à les faire vivre en Amérique. Mon avis est de continuer nos ravages aux Indes tant que cela nous réussira, sauf à nous retirer quand nous serons battus. Il n’y a pas de commerce lucratif au monde, détrompez-vous. Le seul bon est de troquer des coups de bâton qu’on donne contre des roupies qu’on reçoit. C’est le commerce du plus tort. Voilà mon livre. » [38] Galiani retrouvait là son machiavélisme caustique, parfois déroutant, dont il teinta aussi ses Dialogues sur le commerce des blés.

Conclusion

L’ouvrage collectif ici étudié apporte beaucoup, par touches, sujet par sujet. Certainement tous les articles ne sont-ils pas tous aussi fructueux, aussi intéressants. Certains sont d’une lisibilité limitée, parce que trop spécialisés ou techniques, ou parce que voulant embrasser une trop grande matière et se perdant dans d’infinis aperçus uniquement jetés à l’occasion d’une demi-page. Mais en se tenant bien cramponné, on est certain en lisant ce livre de mieux comprendre Galiani, éternel incompris, ou incompréhensible (par sa faute) dans l’histoire de la pensée économique.

Car comment qualifier Galiani ? Il n’est pas tout à fait un interventionniste ou un réglementariste, quoiqu’il ne se mette pas en peine d’employer à l’occasion leurs recettes et leurs outils. Machiavélique, pragmatique, réaliste, sans doute, il l’est, contre les tendances systématiques de son siècle, et en accord avec ses inspirations, Vico et Machiavel lui-même. [39] Qu’est-il encore ? Dans son livre de 1992, Catherine Larrère proposait un Galiani partisan de la troisième voie. « Galiani ne se prononce pas pour le rétablissement de l’ancien, écrivait-elle, et ne se laisse pas enfermer dans l’alternative de la réglementation ou du système de la liberté ». [40] Enfermé, il l’y est pourtant comme un autre, car la seconde même où il abandonne le programme de la liberté, c’est celui-ci de la réglementation, son alter ego, qu’il embrasse et qu’il devait embrasser, car que diable aurait-il pu inventer que la non-liberté, pour mettre en lieu et place de la liberté ? Dans le but de solutionner cette difficulté, Joël Thomas Ravix propose dans ce volume un nouveau vocable, celui de « baroque », soutenant que Galiani est « un des représentants, sans doute avec Melon et Montesquieu, de ce qu’il est possible de qualifier de moment baroque de l’économie politique et qui explique que ce moment, en raison même de son caractère baroque, ne parvient pas à trouver de place dans la généalogie établie de l’histoire de la pensée économique. » [41] Le terme me paraît encore impropre. De toute évidence, il existe des subtilités à toutes les époques, les grands schémas ne sont jamais pertinents : tout le monde est baroque, dans un sens. Chacun est unique, Galiani comme un autre, Galiani plus qu’un d’autre, mais le degré ne change pas la nature. Les auteurs sont des individualités, toujours des individualités, et on ne les regroupe parfois qu’avec précaution, pour mettre en valeur les trajectoires communes : c’est l’éternelle bonne méthode.

 

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[1] Galiani avait reçu les ordres mineurs en 1745, lui donnant ainsi le titre d’abbé (en italien abate Galiani, nom repris dans la plupart des études qui lui sont consacrées). Il fut fait abbé de Santa Caterina à Celano.

[2] Lettre de Galiani à l’abbé Morellet, 26 mai 1770 ; Opere di Ferdinando Galiani, édités par F. Diaz et L. Guerci, 1975, p. 1033

[3] André Tiran, « Galiani (1728-1787) et le Della Moneta (1751) : une relecture », in Ferdinando Galiani, économie et politique, op. cit., p. 57

[4] Il écrira plus tard, dans une note de la deuxième édition du Della Moneta : « Je ne partageais guère beaucoup de ses principes et de ses opinions. » (De la monnaie / Della Moneta, édité par André Tiran, Economica, 2005, p. 565)

[5] Koen Stapelbroek, « Les fondements de l’économie politique de Galiani », in Ferdinando Galiani, économie et politique, op. cit., p. 463

[6] « Parmi les auteurs qui traitent de la monnaie, je ne vois guère à distinguer que l’auteur de l’Essai sur le commerce, que l’on croit être de Monsieur Melon, homme de très grand talent, esprit droit et vertueux. » (Della Moneta, édition Tiran, p. 23)

[7] André Tiran, « Notes sur la vie et l’œuvre de Ferdinando Galiani », in Ferdinando Galiani, économie et politique, op. cit., p. 39

[8] Riccardo Soliani et Alain Clément, « Les fondements philosophiques de l’approche économique de Ferdinando Galiani », in Ferdinando Galiani, économie et politique, op. cit., p. 128

[9] André Tiran, « Galiani (1728-1787) et le Della Moneta (1751) : une relecture », in Ferdinando Galiani, économie et politique, op. cit., p. 70

[10] Ibid., p. 71

[11] Ibid., p. 84

[12] Anne Machet, « Convaincre par l’image », in Ferdinando Galiani, économie et politique, op. cit., p. 171

[13] Ibid., p. 176

[14] Ibid., p. 181

[15] André Tiran, « Galiani (1728-1787) et le Della Moneta (1751) : une relecture », in Ferdinando Galiani, économie et politique, op. cit., p. 90

[16] Della Moneta, édition Tiran, p. 85.

[17] Joseph A. Schumpeter, Histoire de l’analyse économique, Tome I, Gallimard, p. 419-421

[18] Della Moneta, éd. Tiran, p. 99

[19] André Tiran, « Galiani (1728-1787) et le Della Moneta (1751) : une relecture », in Ferdinando Galiani, économie et politique, op. cit., p. 57

[20] Franco Venturi, Settecento riformatore, 1969, p. 490

[21] L’inventaire après décès de Vincent de Gournay indique qu’il possédait le livre.

[22] Turgot mentionne directement le Della Moneta dans son texte « Valeurs et monnaies » (1769), dont il dit s’inspirer.

[23] Morellet, autre abbé, tenait le livre en haute estime et avait entrepris sa traduction en français. Christophe Salvat en a reproduit les restes qui ont été conservés en annexe de sa thèse : Formation et diffusion de la pensée économique libérale. André Morellet et l’économie politique du dix-huitième siècle, thèse, volume II, annexe 6, Ms. Morellet 256a, p. 160-166

[24] André Tiran, « Galiani (1728-1787) et le Della Moneta (1751) : une relecture », in Ferdinando Galiani, économie et politique, op. cit., p. 58

[25] « Ce qui lui servit beaucoup, racontera Luigi Diodati, ce fut sa vivacité d’esprit et son charme, avec sa vaste culture, qui variait dans chaque domaine, avec lesquelles il amusait toute la société, et il plaisait à tout le monde. » (Luigi Diodati, Vita dell’abate Ferdinando Galiani, 1788, p. 30)

[26] En voici un florilège, d’après les lettres citées par Arnault Skornicki dans son article :

« L’abbé Galiani n’est qu’un plat bouffon et un petit esprit, que j’ai traité ici beaucoup mieux qu’il ne méritait, et qui dans l’espérance de faire fortune se livra servilement à la passion de M. de Tanucci contre la France ». (Affaires étrangères (AE), Correspondance particulière (CP) Naples 86, Lettre à Dumas, Versailles, 29 juillet 1766, f° 288)

« L’abbé Galiani n’est qu’un fanfaron qui joue successivement toutes sortes de notes, quelquefois avec une forme d’esprit, et plus souvent avec beaucoup de méchanceté ; ses éloges ou ses critiques ne méritent que beaucoup de mépris, et je suis fort porté à croire que M. de Tanucci apprécie à sa juste valeur les services que ce plat bouffon n’a cessé de rendre, et ne l’emploie qu’aux choses pour lesquelles les instruments dont on se sert, n’ont besoin ni de grandes lumières ni des vertus les plus communes. » (AE, CP Naples 92, Lettre à Bérenger, Versailles, 23 janvier 1770, f° 18)

« M. de Tanucci ne cessera jamais de tracasser, et l’abbé Galiani vil instrument des passions de ce ministère, sera toujours un intrigant subalterne qui ne mérite que le plus souverain mépris » (AE, CP Naples 92, Lettre du 23 juillet 1770, Compiègne, f° 233)

Lettres citées par Arnault Skornicki, « Le pour et le contre », in in Ferdinando Galiani, économie et politique, op. cit., p. 327-328

[27] André Morellet, Mémoires, édition Mercure de France, p. 193

[28] Riccardo Soliani et Alain Clément, « Les fondements philosophiques de l’approche économique de Ferdinando Galiani », in Ferdinando Galiani, économie et politique, op. cit., p. 121

[29] Lettre à M. Suard, 8 septembre 1770 ; Lettres de l’abbé Galiani, Paris, 1881, volume 1, p. 138.

[30] Dans le Della Moneta, Galiani explique que tout est régi selon un rythme périodique. « Rien de moins sûr que d’espérer en ce monde une perpétuelle stabilité et immobilité », écrit-il, car il existe plutôt un « constant retour des mêmes accidents, qui s’enroulent dans certaines limites sur eux-mêmes, et l’infini qu’ils n’ont pas dans une progression, ils l’ont en tournant » (Della Moneta, édition Tiran, p. 99), reprenant directement l’image des corsi e ricorsi de l’histoire chère à Vico.

[31] Lettre à M. Suard, 8 septembre 1770 ; Lettres de l’abbé Galiani, Paris, 1881, volume 1, p. 138.

[32] Joël Thomas Ravix, « Entre Arlequin et Machiavel », in Ferdinando Galiani, économie et politique, op. cit., p. 119

[33] Dialogues sur le commerce des blés, Huitième dialogue.

[34] Croquis d’un Dialogue sur les femmes, in Opere, p. 636. — Le dialogue sur les femmes de Galiani est conçu de la même manière que les Dialogues sur le commerce des blés, avec les mêmes personnages.

[35] André Tiran et Cecilia Carnino, Introduction, in Ferdinando Galiani, économie et politique, op. cit., p. 9

[36] Cf. Voltaire, article « Femme » du Dictionnaire philosophique ; J.-J. Rousseau, Contrat social ; Helvétius, De L’Esprit.

[37] Della Moneta, éd. Tiran, p. 249

[38] Lettres de l’abbé Galiani, Paris, 1881, volume 1, p. 371.

[39] Les mêmes conceptions sur le caractère cyclique de l’histoire se trouvent en effet chez Machiavel. (cf. par exemple Histoire de Florence, Œuvres, 1996, p. 829.)

[40] Catherine Larrère, L’invention de l’économie au XVIIIe siècle, 1992, p. 261-262

[41] Joël Thomas Ravix, « Entre Arlequin et Machiavel », in Ferdinando Galiani, économie et politique, op. cit., p. 120

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