Le Travail Intellectuel , n°2, 15 septembre 1847

LE TRAVAIL INTELLECTUEL

JOURNAL DES INTÉRÊTS SCIENTIFIQUES, LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES

(paraissant le 15 de chaque mois)


NUMÉRO 2. Mercredi 15 septembre 1847


AVIS.

À dater d’aujourd’hui, 15 septembre, les bureaux du Travail intellectuel sont transférés rue Saint-Lazare, n° 79, et demeureront ouverts tous les jours, excepté les dimanches, de midi à quatre heures.


SOMMAIRE.

Réponse aux adhérents du Travail intellectuel. — Organisation. — Loi sur les brevets d’invention, du 8 juillet 1844. — Nouvelles adhésions ; lettres de MM. Frédéric Bastiat, Jobard (de Bruxelles), Paul Féval, Jules Lacroix (bibliophile Jacob), Jules Janin. — De la situation politique des gens de lettres en cas d’admission des capacités ; de leur situation sous le régime électoral actuel. — Utilité de la propriété intellectuelle au point de vue de la diffusion des lumières. — Le tombeau de Napoléon. — Calomnies de la magistrature envers les gens de lettres. — Bulletin. — Projet d’un club de gens de lettres.


RÉPONSE AUX ADHÉRENTS DU TRAVAIL INTELLECTUEL.

MESSIEURS,

En prêtant au Travail intellectuel l’appui de votre nom et l’autorité morale de votre adhésion, vous n’avez pas seulement obligé un homme qui vous garde une profonde reconnaissance, vous avez encore fait un acte hautement significatif qui aura bientôt son retentissement en France. Le mot de liberté du travail intellectuel n’existait pas ; il existe désormais : l’idée vit et vivra, et j’ai la confiance que ceux qui m’ont aidé à en arborer le drapeau salueront un jour son triomphe. Le mot de propriété intellectuelle gisait enfoui dans quelques livres excellents, mais obscurs : nous l’en avons exhumé ; nous lui donnons par le journal l’éclat, la vie, le mouvement, la pensée. La pensée, je le répète : car, il ne faut point se le dissimuler, messieurs, ce n’est pas le droit et la justice seuls qui appellent de tous leurs vœux l’établissement de la propriété intellectuelle ; la politique aussi doit la réclamer comme contrepoids nécessaire, indispensable de la propriété foncière.

Merci donc à vous, messieurs, qui avez inauguré la venue d’une nouvelle idée libérale ; merci en mon nom personnel et au nom des cent mille hommes en France qui attendent de ce mouvement une législation régénérée qui leur donnera la liberté du travail et leur en assurera les fruits !

J’aurais voulu, messieurs, exprimer à chacun de vous en particulier les sentiments de gratitude qui m’animent, mais cette feuille serait trop étroite pour en contenir l’expression. Puisque l’espace me manque, qu’il me soit donc permis de passer rapidement en revue les lettres que vous m’avez fait l’honneur de m’adresser.

La lettre de M. Michel Chevalier est un chef d’œuvre d’éloquence. Elle prouve qu’au milieu des légistes du Conseil d’État, le professeur du Collège de France a toujours conservé cette haute estime de la théorie qu’on rencontre si rarement aujourd’hui ; elle prouve aussi aux détracteurs de l’économie politique que cette science est bien éloignée du matérialisme abject dont on l’accuse. L’adhésion de M. Michel Chevalier m’est précieuse à plus d’un titre : elle assure au Travail intellectuel un accueil favorable dans les hautes sphères de l’enseignement public, un appui au Conseil d’État, quand viendra le grand jour de la discussion des droits de l’intelligence.

Il appartenait à M. Horace Say, membre du conseil général de la Seine, fils d’un de nos plus grands économistes, esprit à la fois élevé et positif, précis et pénétrant, de résoudre en une seule phrase un des points les plus délicats de la question. « Sans doute, nous écrivait-il, la découverte des lois de la nature ne saurait devenir un patrimoine et donner un droit exclusif aux applications qui peuvent en être faites, car les lois de la nature appartiennent d’une manière imprescriptible à tous les hommes. Mais la forme donnée à la description de ces lois, la combinaison des idées qu’elles font naître, sont des œuvres intellectuelles. » Je ne saurais trop remercier M. Horace Say d’avoir posé d’une main si ferme les fondations sur lesquelles j’espère élever l’édifice de la propriété littéraire.

M. Béranger a chanté la liberté, et la France en chœur a répété ses odes immortelles ; M. Michelet a soutenu du haut de la chaire les droits de la liberté, et les murs du Collège de France se sont trouvés vingt fois trop étroits pour contenir la foule qui aurait voulu l’entendre et l’applaudir. Je les remercie tous deux d’avoir inscrit sur cette feuille leurs noms si populaires. La propriété, je le sais, les épouvante ; qu’ils ne m’en permettent pas moins de les considérer comme mes alliés, car j’espère leur prouver avant peu qu’ils s’effraient plus du mot que de la chose, et que, dans l’espèce, liberté et propriété sont inséparables.

Je n’ai point de remerciements publics à décerner à M. de Molinari : c’est un ami ; mais j’irai lui serrer la main quand il reviendra de sa tournée en Belgique, où il répand de grandes vérités sur la législation des grains. M. G. de Molinari est une de ces jeunes et larges intelligences sur qui reposent les destinées à venir de la France.

M. Dunoyer est membre de l’Institut et conseiller d’État ; il a vu de près les légistes et s’effraie de leurs chicanes. Mais M. Dunoyer est aussi vice-président de l’association du libre échange ; il sait ce que vaut et ce que peut l’esprit libéral et m’encourage dans cette haute entreprise. Les Bridoisons des Chambres et du Conseil d’État n’étoufferont pas le sentiment de la liberté.

Au milieu de ses travaux et de ses voyages en France, où il va répandant de ville en ville les excellentes idées de liberté du commerce, M. Frédéric Bastiat a appris la naissance du Travail intellectuel. L’apparition d’un journal destiné à conquérir de nouvelles libertés a été pour le rédacteur en chef du Libre-Échange une véritable fête, car nul ne sait mieux que lui par quels rigoureux enchaînements les libertés se touchent. Aussi M. Frédéric Bastiat n’est pas seulement sympathique à nos idées, il s’y associe de tout cœur. L’adhésion longuement motivée qu’il a pris la peine de m’écrire est une profession foi publique dont je lui sais un gré infini.

Je connaissais depuis longtemps par ses œuvres M. Jobard, de Bruxelles, directeur du Musée de l’industrie belge. La longue lettre qu’il a daigné m’écrire est à la fois pleine de sens, d’esprit et de vigueur. M. Jobard touche, en passant, à un grand nombre de questions que je désire soulever, et les résout d’un trait de plume. Lui aussi a consacré son travail et sa fortune à la vulgarisation des idées de propriété intellectuelle. Qu’il me permette de lui offrir ici l’hommage que mérite son infatigable dévouement. J’ai puisé et je puiserai bien des enseignements dans ses livres ; et je ne crains pas de le dire, si j’avais autour de moi dix hommes aussi puissants par l’énergie et la constance, il ne faudrait pas cinq ans pour écraser les vieilles lois qui nous oppriment. Je n’ai rien à dire à M. Paul Féval ; lui aussi est mon ami, un ami sincère, un grand cœur, un grand talent. Tous ses confrères l’aiment et l’estiment. Il recrutera pour nos milices intellectuelles et chez les romanciers, où il occupe une si haute place ; et chez les auteurs dramatiques, parmi lesquels il vient tout récemment de conquérir un rang distingué.

M. Paul Lacroix (bibliophile Jacob) m’offre son appui dans le Bulletin des Arts, dont il dirige la rédaction. Je l’accepte et l’en remercie. M. Paul Lacroix est homme de lettres dans l’antique acception du mot. Je le considère dès à présent comme un de mes plus fermes soutiens.

Quant à M. Jules Janin, faisant allusion à des faits antérieurs, il veut bien se considérer comme l’obligé de ma bienveillante critique. C’est beaucoup trop ; il n’est l’obligé que de son inimitable talent et de mon impartialité.

On est toujours certain de trouver M. Jules Janin partout où se forme, au nom des lettres et des arts la moindre levée de boucliers ; son adhésion ne pouvait manquer au Travail intellectuel. Seulement M. Janin, ayant vu en Belgique trente mille charretées de volumes qu’un libraire en faillite laissait à ses créanciers, se demande comment nous liquiderons tous ces bouquins. M. Janin oublie que nous ne pouvons et ne voulons pas avoir d’effet rétroactif. Nous ne travaillons pas dans le passé, mais dans le présent et dans l’avenir. N’est-ce pas déjà beaucoup ? Quant à ces milliers de charretées de bouquins qui l’embarrassent si fort, qu’il ne s’en inquiète pas : les rats, l’humidité et le pilon se chargeront de leur liquidation. Nul ne contestera que le sentiment artistique ne soit plus développé chez nous que chez les Belges ; or, lorsque nous aurons conquis la liberté du travail intellectuel, l’imprimerie et la librairie françaises, délivrées de leurs entraves, donneront à bon marché des éditions bien supérieures aux contrefaçons tronquées qui encombreront encore les vieux fonds de magasins de la Belgique.

M. J. Janin s’émerveille aussi de mon courage devant les difficultés du succès. — Ah ! monsieur, vous avez bien raison ! Les lois qui nous régissent ne permettent guère de créer un journal ; mais vous oubliez que c’est pour renverser ces lois iniques que j’en crée un ; vous oubliez que ceci n’est point une entreprise commerciale, mais un acte de dévouement que je poursuivrai jusqu’à mes dernières ressources, s’il n’y a pas en France trois cents hommes qui joignent leurs deniers aux miens, et donnent pour la cause de l’intelligence le prix d’un diner chez Véry ; vous oubliez que s’il n’y a point de place pour la spéculation, il y a toujours de la place dans le pays pour la justice et le bon droit.

Un grand nombre de publicistes, de littérateurs, d’artistes et d’inventeurs m’ont spontanément, soit verbalement, soit par lettres, offert leur concours ; je suis pénétré pour eux de la plus vive gratitude, et j’attends l’exécution de leurs promesses.

J’ai fini. Et maintenant, messieurs, il ne me reste plus qu’à faire un dernier appel à votre dévouement. Songez qu’il s’agit d’une grande chose : il s’agit de rendre à la liberté cent mille parias de génie que dix-huit cents ans n’ont pas encore émancipés !

Amis ou ennemis, je veux qu’on le sache bien, personne n’éteindra le feu de mes convictions. — Quelques-uns d’entre vous, messieurs, en exaltant mon courage, ma témérité, semblent me vanter comme on vante un ami obstiné qui se dévoue à une cause glorieuse, mais perdue ; qui marche à la gloire, mais qui trouvera la mort au bout du chemin. Point de ces éloges funèbres, je vous prie. Je les pardonne à ceux qui me les adressent, parce qu’ils ont beaucoup souffert ; parce qu’après avoir longtemps combattu isolément, ils sentent la force leur manquer. Mais la preuve que cette cause n’est point une cause perdue, c’est qu’elle continue son ascension ; c’est que vos efforts isolés se condensent ; c’est que votre pensée se perpétue en moi, qui la transmettrai à d’autres, si ce que Dieu me réserve d’ans n’y suffit point.

Messieurs, n’oubliez pas que le jour où Richard Cobden quitta sa femme, ses enfants, son foyer, sa fabrique, les intérêts de son cœur et ceux de sa fortune, et s’en vint à Londres pour renverser la loi des céréales, il fut aussitôt un objet de railleries de la part des lords. — Mais c’est la constitution anglaise que vous voulez renverser ! lui disait-on. — Soit, leur répondit tranquillement Cobden. Dix ans après il enlevait quatre cents voix au Parlement ! dix ans après la loi des céréales s’écroulait ! dix ans après la vieille constitution anglaise recevait au cœur le coup qui la mine aujourd’hui et dont elle périra demain ! — Voilà un grand exemple, messieurs ! voilà de quoi répondre aux incrédules, aux sceptiques et aux malveillants !

La liberté et la propriété intellectuelles valent bien la peine qu’on organise aussi une ligue en leur faveur, je suppose. S’il faut dix ans, s’il faut vingt ans de lutte pour renverser la constitution intellectuelle de la France, nous lutterons dix ou vingt ans. Rien n’abat le courage qui porte en lui-même la foi dans ses principes et la confiance dans la justice.

Pour moi, messieurs, secondé par vous, je serai heureux d’avoir consacré mon temps, ma fortune, ma vie à la plus noble de toutes les causes, et je ne me reposerai que lorsque j’aurai entendu la Chambre des Députés proclamer l’émancipation de l’intelligence.

Hippolyte CASTILLE.


ORGANISATION.

Le Travail intellectuel a rencontré dès son premier numéro un concours de sympathies auquel il était loin de s’attendre, eu égard à son apparition récente. Nous avons donc résolu de donner immédiatement à sa pensée toute l’extension qu’elle comporte : notre appui était promis aux inventeurs ; dès à présent nous travaillons à leur émancipation, et nous déclarons la guerre à la loi de 1844.

Publicistes, littérateurs, artistes, n’oublions pas que toute œuvre sortie du cerveau humain, qu’elle ait jailli de cette source profonde sous la forme d’un livre inspiré, d’une toile étincelante, d’un marbre olympien ou d’une machine aux formidables engrenages, n’en est pas moins fille de la pensée. L’esprit ne saurait se choquer de voir à travers les siècles Watt et Papin donner la main à Phidias, Franklin la tendre au vieil Homère. Et pourquoi de nos jours l’homme qui a écrit les Souffrances d’un inventeur ne ferait-il pas cause commune avec l’inventeur ? — Les souffrances doivent se comprendre. — Vous êtes tous deux lésés par des législations également mauvaises, mauvaises par suite des mêmes injustices, mauvaises par suite des mêmes préjugés ; unissez vos efforts contre elles.

Travailleurs intellectuels, de quelque ordre d’idées que vous releviez, vous êtes tous les artisans de la civilisation et du bonheur du monde. Parmi vous, les uns se dévouent à la recherche du beau idéal, les autres contraignent la matière à se plier aux besoins de l’homme, qu’importe ! vous accomplissez tous deux votre œuvre : le beau est la morale de l’art, l’utile est la morale de l’invention ; vous civilisez par le beau, vous civilisez par l’utile.

Mais qu’est-il advenu ? Avec vos labeurs entassés de siècle en siècle vous avez fait de votre nation la reine du monde ; vous avez fait du peuple dont vous êtes fils, le peuple le plus intelligent de la terre ; le pays a tiré gloire et profit de vous, sa richesse et sa renommée s’en sont accrues. Vous avez eu votre part de la renommée, il est vrai : car, cette part, nulle puissance humaine ne peut vous l’arracher ; mais dans la distribution de la richesse on vous a oubliés. Vous êtes, pour le plus grand nombre, à peu près dans la situation de ce pauvre Gil Blas quand il était au service du duc de Lerme : comblés d’honneurs et de misère.

On a fait plus, on a donné des fers à l’intelligence et géhenné la pensée par des lois contraires au but de la Charte. L’esprit militaire, dernier vestige de l’Empire, à qui nous devons presque toutes les mauvaises lois actuelles, l’esprit militaire, avec ses vues étroites, antiprogressives, a voulu discipliner la presse, l’art et l’invention, phalange d’élite qui n’est disciplinable que par la liberté. Dieu sait jusqu’où l’on a été ; Dieu sait jusqu’où va la brutalité des gouvernements qui se laissent entraîner par les législatures guerrières. Il en est plus d’un qui ferait fusiller Guttemberg s’il venait pour la première fois, avec la douceur et la majesté d’un dieu, tendre à l’humanité sa main, pleine de ses types immortels.

Disons-le en deux mots.

Si le sentiment de la propriété n’était point inné chez l’homme, vous le lui eussiez inspiré par la forme attrayante que vous donnez aux choses. La propriété s’est donc faite sous vos auspices. — Chacun s’est approprié son œuvre, on vous a dépouillés de la vôtre.

Si le sentiment de la liberté n’était pas le premier sentiment de l’homme, vous le lui eussiez soufflé par la voix de vos poètes. Le peu de liberté qu’on a, c’est à vous qu’on le doit : — vous en avez moins que les autres.

Résumez donc vos griefs, exposez vos plaintes, énumérez vos souffrances, racontez vos injustices, formulez votre requête, faites comprendre au gouvernement, au peuple, à tout le monde, que les préjugés des vieilles législatures vous ont laissés hors du droit commun ; en un mot, déposez vos placets aux pieds de la nation, et la nation, comme une mère trop longtemps abusée par le mensonge et la calomnie, reconnaîtra ses erreurs et vous rendra au banquet des lois la place qui vous est due.

Il ne s’agit point ici d’une supplique obscure et isolée ; il ne s’agit point d’une pétition apostillée d’un ou deux représentants et déserte de signatures : vous êtes cent mille hommes en France qu’atteignent à divers degrés les lois oppressives que vous voulez abattre ; vous formez une immense cohorte, une masse imposante par le nombre, l’intelligence et la volonté ; or, vous le savez, le placet des masses, c’est le journal.

Ce placet, il faut le semer partout ; il faut en inonder le bureau des législateurs afin de les forcer à le lire ; il faut en joncher les tables communes où s’accoudent les désœuvrés ; il faut enfin habituer les yeux et les oreilles à cette phrase qui rayonnera un jour chez tous les peuples : Liberté et propriété intellectuelles. Il faut que par les yeux et les oreilles elle passe dans la mémoire, par la mémoire dans l’opinion, par l’opinion dans la loi !

Voilà pourquoi nous avons imaginé de faire appel à trois cents hommes parmi vous. Nous les nommerons fondateurs, parce qu’ils nous aideront à poser les premières assises d’un monument que les forces d’un seul individu ne suffiraient point à édifier.

Les trois cents fondateurs du Travail intellectuel se diviseront en trois catégories composées chacune de cent individus :

1° Publicistes et littérateurs ;

2° Inventeurs ;

3° Artistes, imprimeurs, libraires.

Chaque fondateur souscrira à un minimum de dix exemplaires du journal (60 fr.). Ces dix exemplaires seront distribués aux membres des deux Chambres, du Conseil d’État, des Sociétés savantes, littéraires et artistiques, à moins que le fondateur n’en fixe lui-même la destination.

Au moyen de ses trois cents fondateurs, le Travail intellectuel acquiert une publicité de trois mille exemplaires qui, joints à ses abonnements ordinaires, lui permettra d’atteindre en moins d’un an le chiffre de quatre ou cinq mille. La propagande ainsi organisée agira sûrement et promptement.

À une époque rapprochée et que nous déterminerons lorsque notre liste sera close, le Travail intellectuel convoquera ses fondateurs et ses abonnés. L’assemblée sera présidée par un comité qui prendra la parole pour exposer le fond de la question, ses progrès, sa situation présente et sa marche future.

Les trois cents fondateurs du Travail intellectuel décideront par vote s’ils jugent l’opinion publique assez préparée pour former une ASSOCIATION EN FAVEUR DE LA LIBERTÉ ET DE LA PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLES.


LOI SUR LES BREVETS D’INVENTION,

PROMULGUÉE LE 8 JUILLET 1844.

Voici le titre premier de la loi Cunin-Gridaine. Les dispositions générales seront, dès notre prochain numéro, l’objet d’un article très approfondi où nous établirons les bases de la propriété perpétuelle en matière d’invention. Nous partirons de ce principe qu’un brevet ne peut être, pour ainsi dire, que l’acte de naissance d’une invention ; que l’invention constatée doit conférer à son créateur une propriété absolue, laquelle sera imposée, comme toute propriété, dans une mesure équitable, lorsque l’État, faisant droit à nos réclamations, organisera la propriété intellectuelle.

D’après ces données, le brevet ne serait plus soumis à la taxe : car il ne conférerait plus un privilège, mais un droit de propriété ; en un mot, le brevet se changerait en une sorte de procès-verbal constatant la création de telle ou telle invention, et en garantissant la libre jouissance à son propriétaire.

La loi du 8 juillet est beaucoup trop volumineuse pour que nous la citions en entier. Nous la démembrerons, nous la désarticulerons titre par titre, section par section, article par article, et nous servirons chaque mois à nos lecteurs un lambeau de cette difforme élucubration. Nous verrons ce qui restera de notre anatomie.

En attendant le mois prochain, nous livrons la tête du monstre à vos regards et à vos méditations.

TITRE 1er.

DISPOSITIONS GÉNÉRALES.

ARTICLE PREMIER. — Toute nouvelle découverte ou invention, dans tous les genres d’industrie, confère à son auteur, sous les conditions et pour le temps ci-après déterminés, le droit exclusif d’exploiter à son profit ladite découverte ou invention.

Ce droit est constaté par des titres délivrés par le gouvernement sous le nom de brevets d’invention.

ART. 2. — Seront considérées comme inventions ou découvertes nouvelles :

L’invention de nouveaux produits industriels ;

L’invention de nouveaux moyens ou l’application nouvelle de moyens connus pour l’obtention d’un résultat ou d’un produit industriel.

ART. 3. Ne sont pas susceptibles d’être brevetés :

1° Les compositions pharmaceutiques ou remèdes de toute espèce, lesdits objets demeurant soumis aux lois et règlements spéciaux sur la matière, et notamment au décret du 18 août 1810, relatif aux remèdes secrets ;

2° Les plans et combinaisons de crédit ou de finances.

ART. 4. — La durée des brevets sera de cinq, dix ou quinze années.

Chaque brevet donnera lieu au paiement d’une taxe qui est fixée ainsi qu’il suit, savoir :

Cinq cents francs pour un brevet de cinq ans ;

Mille francs pour un brevet de dix ans ;

Quinze cents francs pour un brevet de quinze ans.

Cette taxe sera payée par annuités de cent francs, sous peine de déchéance si le breveté laisse écouler un terme sans l’acquitter.


Nouvelles adhésions.

« Mugron, le 9 septembre 1847.

« Monsieur,

« J’apprends avec une vive satisfaction l’entrée dans le monde du journal que vous publiez dans le but de défendre la propriété intellectuelle.

« Toute ma doctrine économique est renfermée dans ces mots : Les services s’échangent contre les services, ou en termes vulgaires : Fais ceci pour moi, je ferai cela pour toi, ce qui implique la propriété intellectuelle aussi bien que matérielle.

« Je crois que les efforts des hommes, sous quelque forme que ce soit, et les résultats de ces efforts, leur appartiennent, ce qui leur donne le droit d’en disposer pour leur usage ou par l’échange. J’admire comme un autre ceux qui en font à leurs semblables le sacrifice volontaire ; mais je ne puis voir aucune moralité ni aucune justice à ce que la loi leur impose systématiquement ce sacrifice. C’est sur ce principe que je défends le libre échange, voyant sincèrement dans le régime restrictif une atteinte, sous la forme la plus onéreuse, à la propriété en général, et en particulier à la plus respectable, la plus immédiatement et la plus généralement nécessaire de toutes les propriétés, celle du travail.

« Je suis donc, en principe, partisan très prononcé de la propriété littéraire. Dans l’application, il peut être difficile de garantir ce genre de propriété. Mais la difficulté n’est pas une fin de non-recevoir contre le droit.

« La propriété de ce qu’on a produit par le travail, par l’exercice de ses facultés, est l’essence de la société. Antérieure aux lois, loin que les lois doivent la contrarier, elles n’ont guère d’autre objet au monde que de la garantir.

« Il me semble que la plus illogique de toutes les législations est celle qui régit chez nous la propriété littéraire. Elle lui donne un règne de vingt ans après la mort de l’auteur. Pourquoi pas quinze ? pourquoi pas soixante ? Sur quel principe a-t-on fixé un nombre arbitraire ? sur ce malheureux principe que la loi crée la propriété, principe qui peut bouleverser le monde.

« Ce qui est juste est utile : c’est là un axiome dont l’économie politique a souvent occasion de reconnaître la justesse. Il trouve une application de plus dans la question. Lorsque la propriété littéraire n’a qu’une durée légale très limitée, il arrive que la loi elle-même met toute l’énorme puissance de l’intérêt personnel du côté des œuvres éphémères, des romans futiles, des écrits qui flattent les passions du moment et répondent à la mode du jour. On cherche le débit dans le public actuel que la loi vous donne, et non dans le public futur dont elle vous prive. Pourquoi consumerait-on ses veilles à une œuvre durable, si l’on ne peut transmettre à ses enfants qu’une épave ? Plante-t-on des chênes sur un sol communal dont on a obtenu la concession momentanée ? Un auteur serait puissamment encouragé à compléter, corriger, perfectionner son œuvre, s’il pouvait dire à son fils : « Il se peut que de mon vivant ce livre ne soit pas apprécié. Mais il se fera son public par sa valeur propre. C’est le chêne qui vous couvrira, vous et vos enfants, de son ombre. »

« Je sais, monsieur, que ces idées paraissent bien mercantiles à beaucoup de gens. C’est la mode aujourd’hui, de tout fonder sur le principe du désintéressement chez les autres. Si les déclamateurs voulaient descendre un peu au fond de leur conscience, peut-être ne seraient-ils pas si prompts à proscrire dans l’écrivain le soin de son avenir et de sa famille, ou le sentiment de l’intérêt, puisqu’il faut l’appeler par son nom. — Il y a quelque temps, je passai toute une nuit à lire un petit ouvrage où l’auteur flétrit avec une grande énergie quiconque tire la moindre rémunération du travail intellectuel. Le lendemain matin, j’ouvris un journal, et, par une coïncidence assez bizarre, la première chose que j’y lus, c’est que ce même auteur venait de vendre ses œuvres pour une somme considérable. Voilà tout le désintéressement du siècle, morale que nous nous imposons les uns aux autres, sans nous y conformer nous-mêmes. En tous cas, le désintéressement, tout admirable qu’il est, ne mérite plus son nom même s’il est exigé par la loi, et la loi est bien injuste si elle ne l’exige que des ouvriers de la pensée.

« Pour moi, convaincu par une observation constante et par les actes des déclamateurs eux-mêmes, que l’intérêt est un mobile individuel indestructible et un ressort social nécessaire, je suis heureux de comprendre qu’en cette circonstance, comme dans beaucoup d’autres, il coïncide dans ses effets généraux avec la justice et le plus grand bien universel : aussi je m’associe de tout cœur à votre utile entreprise.

« Votre bien dévoué,

Frédéric BASTIAT,

« Rédacteur en chef du Libre-Échange. »

***

« Bruxelles, 2 septembre 1847.

« Monsieur,

Je vous remercie d’avoir bien voulu vous souvenir qu’il existait encore dans un coin de l’Europe un ancien défenseur de la propriété intellectuelle prêt à marcher sous la noble bannière que vous avez le courage d’arborer au milieu de la mêlée du laissez faire ou de la libre déprédation.

« Savez-vous qu’il est beau, qu’il est grand, qu’il est même téméraire aujourd’hui d’oser fonder un journal pour démontrer qu’il fait soleil en plein midi, ou que la propriété des œuvres du génie est la plus sacrée de toutes les propriétés et la plus juste ? Il est vrai que la postérité pourra bien s’étonner qu’on ait écrit des volumes, forme une ligue et bataillé pendant un siècle pour établir en principe qu’il serait bon, équitable et utile que chacun fût propriétaire et responsable de ses œuvres. Mais, comme l’a dit M. V. Cousin, l’esclave ne sait pas toujours qu’il est esclave ; il faut qu’on le lui dise et qu’on le lui prouve avant qu’il consente à réclamer sa liberté.

« Ce qu’il y a de singulier, c’est que les penseurs, les écrivains, les philosophes, qui se sont chargés d’éclairer les peuples sur leur état de servitude et les ont délivrés de la chaîne féodale, sont ceux qui s’opposent avec le plus d’obstination à leur propre affranchissement. Il n’est pas d’efforts de dialectique que n’aient faits de très habiles écrivains pour démontrer que les produits de la littérature, des arts et des sciences n’étaient et ne devaient pas constituer une propriété[1] ; d’autres ont dépensé beaucoup de génie pour démontrer que les hommes de génie n’ont presque aucun droit sur leurs découvertes, attendu, disent-ils, que toute invention n’est que le produit du travail accumulé de nos devanciers. Ne dirait-on pas des serfs russes qui menacent de massacrer leurs seigneurs, s’ils s’avisent de leur donner la liberté ?

« Songez-y bien, monsieur, la résistance à votre plan d’émancipation des serfs de l’intelligence viendra surtout des hommes d’intelligence. Voyez l’illustre chantre de la liberté, ce vieil Homère qui a passé sa vie à tourner la meule de plus d’un maître libraire et qui a nourri tant de contrefacteurs : Béranger, le bonhomme qu’il est, ne veut pas de votre cadeau. Il ne veut pas devenir propriétaire de ses œuvres, dans la crainte, sans doute, d’en restreindre la propagation en les vendant trop cher ; il redoute surtout de se laisser influencer jusqu’à refuser d’accorder à qui bon lui semblerait le droit de les réimprimer gratis ; et puis, s’il lui arrivait, par distraction, d’accepter de l’argent pour cette permission, le pauvre homme pourrait peut-être devenir riche. Vous voyez à quelle infortune vous pourrez le conduire en lui faisant obtenir malgré lui la propriété perpétuelle de ses œuvres et en le laissant libre de ne pas poursuivre les contrefacteurs ! Quelle tyrannie !

« Que la résistance vienne des hommes sans capacité, des parasites obligés de vivre aux dépens d’autrui, cela se conçoit beaucoup mieux : c’est plus nature, comme on dit. C’est ainsi que les cerveaux stériles s’opposent aux brevets d’invention, que les fraudeurs votent contre la marque obligatoire, que les contrefacteurs écrivent contre la propriété des dessins et tissus de fabrique, que les voleurs de nuit sont hostiles à l’éclairage au gaz ; mais on ne conçoit pas comment un auteur peut prendre la plume pour écrire contre la propriété des œuvres de la plume ; comment un avocat, fanatique admirateur des bons résultats de l’appropriation du sol par les anciens, peut trouver une parole contre l’appropriation de la bruyère intellectuelle par les modernes !

« Ce n’est point une propriété, disent-ils, puisqu’elle ne paie pas d’impôt ! Mais qui vous dit qu’elle n’en veut pas payer ? Qui vous empêche de lui faire supporter sa part dans les charges de l’État, en échange de la protection que l’État lui donne ? — Car il faut admettre en règle générale que toute espèce de propriété reconnue et protégée doit payer sa quote-part des frais de protection ; il serait injuste de chercher à s’y soustraire, de la part des auteurs, et illégal, de la part du gouvernement, d’exempter de l’impôt la nouvelle et nombreuse catégorie de propriétaires dont vous voulez renforcer les rangs des anciens.

« Admettez tout d’abord que les titulaires de la propriété littéraire, artistique, scientifique, industrielle et commerciale seront soumis à l’impôt dans la proportion des garanties que l’État leur accorde : ceci vous gagnera la confiance et l’appui des propriétaires du sol dont vous venez alléger les charges ; vous aurez les sympathies du gouvernement dont vous offrez de remplir les coffres ; vous séduirez le pouvoir en augmentant le nombre des conservateurs et en diminuant celui des malcontents. Ce n’est pas tout : vous donnerez satisfaction à tous les travailleurs intellectuels en leur assurant la jouissance des fruits de leur travail ; vous ouvrirez la porte de l’affranchissement à tous les parias de la pensée, à tous les individus doués de l’esprit d’invention, de combinaison et d’application ; vous accomplirez enfin pacifiquement et sans choc la grande réforme sociale tentée par les écoles de Saint-Simon et de Fourier, en substituant à leurs vœux honnêtes, mais stériles, un moyen simple, efficace, infaillible, de rénovation universelle.

« En effet, si chacun était propriétaire de ses œuvres, celui qui ferait de grandes œuvres aurait beaucoup, celui n’en ferait que de médiocres aurait peu, et celui qui n’en ferait pas n’aurait rien ; mais, en définitive, chacun aurait selon ses œuvres et selon sa capacité, véritable pléonasme, désir enfantin, dont la réalisation est impossible en dehors des voies que vous tracez.

« Votre pensée résout également le problème de Fourier, l’association du capital, du talent et du travail ; car le capital, qui a toute la valeur, ne consentira jamais à s’associer avec le talent qui n’en a pas et le travail qui n’en a guère ; mais si vous donnez de la valeur au talent, en lui donnant la propriété de ses œuvres, l’association devient possible, nécessaire et forcée. Le capital, ne pouvant plus s’emparer du talent comme d’un esclave, consentira bientôt à traiter avec lui de puissance à puissance.

« Si chacun signait on marquait ses articles, il en assumerait ainsi la responsabilité morale, et chacun aurait selon sa probité. Ceci compléterait le code de la propriété, rasseoirait la société et ouvrirait une large voie aux progrès de la civilisation.

« Vous devez croire d’après cela que tout le monde doit être pour vous, puisque tout ce qui compte pour quelque chose en ce monde ne peut vous refuser son appui ; eh bien, je suis fâché de vous le dire, vous comptez sans votre hôte, c’est-à-dire sans les eunuques, sans les malhonnêtes gens, sans les imbéciles et les paresseux, que vous excluez du festin. Or ces messieurs sont assez nombreux, assez influents et même assez actifs aujourd’hui pour faire échouer votre navire avec sa cargaison de bonnes intentions et de généreux projets. Votre journal est exposé à périr comme la Tribune de la propriété intellectuelle, sous la conspiration du silence.

« Vous avez le tort d’avoir trop raison, ce qui ne m’empêche pas, moi, d’applaudir à vos efforts et d’y joindre les miens, dont voici la nomenclature : — De la propriété de la pensée, 1837. — Création de la propriété intellectuelle, 1843. — Nouvelle économie sociale, 1844. — Le Monautopole, 1845. — De la propriété des dessins et modèles de fabriques, 1855. — La marque obligatoire ou la mort ! 1845. — Comment la Belgique peut devenir industrielle, 1846. — De la noblesse industrielle dont la marque est le blason, 1846. — Chacun doit être propriétaire et responsable de ses œuvres, 1847. — Les forces, le capital et le droit, 1847. — Entente cordiale du propriétaire et du prolétaire, 1847.

« J’espère que ces faibles productions, répandues gratis à foison, me mériteront l’honneur d’être enrôlé parmi les précurseurs et les fauteurs du Travail intellectuel.

« J’ai l’honneur d’être, monsieur,

« Votre très humble serviteur,

« JOBARD.

« Directeur du musée de l’Industrie belge. »

***

« Mon cher ami,

« Votre œuvre est belle, et ceux qui marchent à la tête des travailleurs intellectuels vous devraient, non pas seulement de froides adhésions, mais des actions de grâces. Vous allez à la conquête d’une liberté méconnue, on ne sait pourquoi, maintenant que toutes les libertés sont admises, sinon de fait, du moins en principe ; vous réclamez un droit de propriété dont la négation jette les inventeurs de tout genre hors la loi, et punit aveuglément ce qui devrait être encouragé par-dessus tout dans une civilisation comme la nôtre.

Je voudrais avoir, mon cher ami, l’importance qui me manque pour atteler mes efforts à votre œuvre, et vous servir de toute ma force comme de tout mon cœur.

« Votre bien dévoué,

« Paul FÉVAL. »

***

« Monsieur et cher confrère,

« Il y a huit ans que dans le Comité de la Société des gens de Lettres, il y a six ans que dans le Bulletin des Arts, je proteste énergiquement en faveur du travail intellectuel et des hommes d’intelligence. Je suis heureux de vous trouver aussi l’avocat courageux de cette belle et noble cause qui mérite de triompher et qui triomphera tôt ou tard. Merci et honneur à vous de préparer ce triomphe et de ne tenir aucun compte de l’opposition aveugle et grossière que tous les pouvoirs de l’État semblent faire aux lettres et aux arts. J’ai foi dans la propagande, lorsqu’il s’agit d’une idée utile, honnête et juste : la propagande, c’est une voix qui fait écho. Telle sera la vôtre à laquelle je serai heureux d’unir la mienne.

« Votre bien dévoué serviteur,

« P. LACROIX (bibliophile Jacob.)

***

« Monsieur et cher confrère,

« J’ai lu votre Prospectus avec la plus grande attention ; car je vous porte un vif intérêt, je suis l’obligé de votre bienveillante critique. — Laissez-moi vous dire cependant, ce qui m’est arrivé l’autre jour :

« J’étais à Bruxelles, et j’achetais pour quelques centimes les plus beaux livres de nos maîtres, — le Cousin Pons, la Cousine Belle, André, les Girondins, le Consulat et l’Empire ! Je lisais le livre, et je songeais à toutes les peines de l’auteur. Tant de soins ! tant de veilles ! tant de labeurs ! tant d’intimes douleurs ! tant de privations ! afin qu’aux portes mêmes de la France, quelques libraires affamés s’en viennent contrefaire ces beaux livres qui sont toute la fortune de l’écrivain ! —Vanité de la gloire littéraire, qui récompense si mal ses plus zélés martyrs ! Vanité de notre orgueil national, qui abandonne à ces rapts lamentables les esprits les plus généreux et les plus désintéressés de cette nation !

« Mais, par exemple, comment ferez-vous pour atteindre les libraires belges dans leur repaire ? Comment ferez-vous pour liquider les trente-deux mille charretées de volumes (le compte est exact) qu’un de ces messieurs abandonnait dernièrement à messieurs ses créanciers ? — Un journal ! un journal pour défendre de si graves intérêts ! Vous avez un grand courage, monsieur, vous méritez un grand succès.

« Je fais des vœux bien sincères pour l’avenir de cette lutte légale que vous entreprenez avec tant de zèle et d’ardeur, et je vous prie de compter sur mes meilleures volontés.

« Jules JANIN.

« Paris, 18 août 1847. »


DE LA SITUATION POLITIQUE DES GENS DE LETTRES EN CAS D’ADMISSION DES CAPACITÉS. — DE LEUR SITUATION SOUS LE RÉGIME ÉLECTORAL ACTUEL.

Voici, nous le croyons, la première fois que l’on pose nettement cette question. Les journalistes, qui débattent chaque jour les intérêts des diverses classes de la société, n’ont pas encore trouvé le temps de s’occuper d’eux-mêmes. Ce qu’ils n’ont pas fait, nous allons le faire ; car la mission du Travail intellectuel ne se borne pas à la défense des choses matérielles, elle embrasse aussi les intérêts moraux.

Nous ne discuterons point ici l’admission des capacités ; assez d’obstacles embarrassent notre route sans que nous en ajoutions d’étrangers à la question qui nous occupe. Nonobstant, la probité de la pensée nous force à nous déclarer franchement pour ou contre cette demi-réforme. — Une loi de Solon déclarait infâmes tous ceux qui, dans une sédition, ne prenaient aucun parti. — Une pareille loi, excellente peut-être dans un pays partagé en très petits États, serait absurde aujourd’hui, mais elle est jusqu’à un certain point applicable dans l’ordre moral. On peut la formuler au surplus comme nous l’avons fait précédemment : la probité de la pensée oblige un homme, et surtout un journal, à professer hautement sa foi sur toute question que le hasard ou les lois rigoureuses de la logique amènent dans la discussion. Le Travail intellectuel croit donc accomplir un devoir de loyauté en déclarant qu’il repousse comme insuffisante et illibérale l’admission des capacités.

Ceci posé, admettons un moment cette idée, qui n’a pu germer que dans la tête égoïste et ambitieuse de nos modernes girondins. Supposons-la praticable, supposons-la même accomplie. Quelle sera la situation politique des gens de lettres ? Elle sera ce qu’elle était hier, nulle, absolument nulle, et voici pourquoi :

Dans la loi actuelle, chacun le sait, ce n’est pas la capacité, mais bien l’impôt, qui confère exclusivement le droit de voter. Le cens est certainement un moyen sûr et commode de parquer les électeurs en collèges. Mais la capacité ne peut, comme le cens, se mesurer par des chiffres. « La capacité, écrivait M. Guizot[2], est un fait indépendant de la loi. » Comment la loi surprendra-t-elle ce fait qui lui échappe ? Elle sera forcée de copier l’institution du jury, et conséquemment d’admettre au rang des capacités :

1° Les fonctionnaires nommés par le roi et exerçant des fonctions gratuites ;

2° Les officiers des armées de terre et de mer en retraite ;

3° Les docteurs et licenciés de l’une ou de plusieurs facultés de droit, des sciences et des lettres, les docteurs en médecine, les membres des sociétés savantes reconnues par le roi.

Je vois dans tout ceci beaucoup de fonctionnaires nommés par le roi, de savants nommés par le roi, de docteurs et de licenciés, mais je n’aperçois point le moindre écrivain à quelque rang que l’ait placé le génie ou le talent.

Comme on n’est point homme de lettres de par le roi, et qu’on peut écrire de beaux livres, des livres utiles sans diplôme, il en résultera que la loi, ne trouvant pas en vous les signes distinctifs de la capacité, vous bannira de ses listes.

À quoi voulez-vous qu’on reconnaisse l’homme de lettres ? s’écrient les ennemis de la presse. Adressez cette question aux percepteurs, aux recenseurs, aux recruteurs des gardes nationales, ils vous répondront avec beaucoup de bon sens et de simplicité qu’on reconnaît l’homme de lettres à sa profession. L’œuvre ici trahit l’artisan : Scripta manent. Mais les journalistes ? me dira-t-on. Les journalistes ne sont pas plus introuvables que leurs confrères. Il n’est pas toujours besoin d’inscrire son nom au bas de tel ou tel article pour que ce nom coure de bouche en bouche et soit cité dans les petits et grands journaux. Nous le répétons, quand il s’agit de contribuer aux charges de l’État, on sait fort bien trouver les gens de lettres, à quelque genre de littérature qu’ils se livrent ; on sait fort bien les désigner par leurs noms, prénoms et professions et les contraindre à payer leurs dettes de citoyens par tous les moyens légaux. — Pourquoi donc deviendraient-ils si difficiles à trouver s’il s’agissait de leur conférer les prérogatives dues à leur intelligence ?

Autre question. Combien faudra-t-il avoir écrit de volumes ou combien d’années de journalisme faudra-t-il prouver pour devenir électeur ? —Fixez vous-même le chiffre ; quelque minime qu’il soit, vous ne risquez point de vous tromper ; vous tenez cette fois la capacité par les oreilles, elle ne vous échappera pas.

Mais le livre peut être mauvais, le journaliste peut n’être qu’un très plat écrivain. — D’accord ; néanmoins nous avons ici une réponse péremptoire : il n’est si piètre barbouilleur de papier qui ne possède vingt fois plus d’intelligence que le premier venu de la moitié des électeurs actuels, et vous ne trouverez pas mauvais que nous accordions à ces obscurs penseurs des capacités égales à celles de bon nombre de savants nommés par le roi et de gens à diplôme.

Nous ne saurions trop le répéter, l’admission des capacités est une idée boiteuse. Eût-on trouvé moyen d’y faire participer les gens de lettres, la pensée du législateur demeurerait encore incomplète. Que diraient les artistes ? Que diraient les rentiers du grand-livre ? Ceux-là certes doivent être rangés parmi « les hommes à qui, ainsi que le disait M. Guizot en 1839, leur loisir permet de se livrer presque exclusivement à la culture de leur intelligence, à l’étude des objets, des rapports et des intérêts généraux. » Bref, ce système est mauvais par cela même qu’il exclut du vote les plus hautes intelligences de la nation, par cela même qu’il frappe de nullité politique les gens qui prendraient aux élections la part la plus active, et contrebalanceraient les influences corruptives des gens d’argent ou des propriétaires fonciers ; il est surtout mauvais, à nos yeux, par cela même qu’il est restrictif.

Avant de descendre sur le terrain plus étroit du régime actuel, releyons un fait de pure observation et dont chacun peut à son gré tirer des conséquences. Le fait est curieux et assurément digne de remarque. — À l’époque des élections, qui donc, d’un bout de la France à l’autre, prépare les esprits, éclaire l’opinion publique, — l’égare même, si vous voulez, car nous ne tenons ici aucun compte des partis, — qui donc, en un mot, répand sa toute-puissante influence sur les privilégiés qui sont chargés de nous fournir tous les cinq ans un nouvelle chambrée de législateurs ? — Les journalistes. — Or, il est assez étrange que ceux-là qui, bien ou mal, font les élections, ne jouissent point du droit électoral. — Ils ressemblent au Virgile du poème de Dante : ils conduisent l’élu jusqu’aux murailles du paradis, mais ils n’y entrent pas.

Un journaliste électeur est un homme d’espèce rare ; un journaliste député est une huitième merveille du monde. Quand pour la première fois il prend place à son banc, la grosse majorité des propriétaires fonciers le contemple avec terreur et stupéfaction. Un journaliste député ! Cela brouille toutes leurs idées et jette dans leur épais cerveau je ne sais quels cauchemars révolutionnaires.

Sans aucun doute Paris est bien la ville où les gens de lettres ont le plus de chances de trouver le placement de leurs œuvres ; mais il ne faut pas s’exagérer cette facilité. À en croire les honnêtes gens de la magistrature, qui étonnent la bourgeoisie du récit de nos orgies, le moindre feuilletonniste roule carrosse, a des laquais et entretient des danseuses. Or, à Paris, dans cet Eldorado de la littérature, il y a une Société des gens de lettres composée de quatre cents membres. En en exceptant le corps médical, combien d’électeurs croyez-vous trouver dans la Société des gens de lettres ? Il n’y en a pas vingt !

Sur ces quatre cents hommes de lettres, il y en a à peine un vingtième qui jouisse du droit de voter. Et, grâce au système restrictif, au timbre, à l’absence de propriété intellectuelle, aux brevets, aux privilèges, etc., etc., un grand tiers des membres de la Société se voit, non seulement déchu de tout droit politique, mais encore aux prises avec les premières nécessités de la vie.

Il faut un nouveau code pour la presse ! un nouveau code pour la propriété intellectuelle !

Il y a une piquante statistique à dresser : elle consisterait à faire le relevé des électeurs dans toutes les professions intellectuelles. Nous mettrons un jour sous vos yeux ce tableau comparatif ; mais nous pouvons en attendant vous affirmer que les gens de lettres y occuperont numériquement la dernière place.

On l’a dit avant nous, la Chambre ne représente ni la majorité du nombre, ni la majorité de la richesse, ni la majorité de l’intelligence du corps électoral. Ce qu’on dit de la Chambre, nous le dirons du corps électoral lui-même par rapport à la nation : il n’est sur tous les points que la représentation infidèle du pays. En voici une preuve qui nous ramène directement au cœur de la question.

Quel a été le but de la loi du 19 avril 1831 ? — Apparemment de conférer le droit de voter, c’est-à-dire d’abandonner une partie du gouvernement à ceux des citoyens qui, par le chiffre de leurs impôts, contribuent le plus aux charges de l’État. Si tel a été effectivement le but de la loi, ce but lui échappe. Ainsi, pour ne prendre qu’une très petite minorité de la population, les gens de lettres, par exemple, proportion de nombre gardée, paient indirectement beaucoup plus d’impôts que le corps électoral tout entier. Il est facile de s’en convaincre.

Supposons un journal, timbré à 5 centimes, tiré à trente mille exemplaires. Ce journal, sous forme de timbre, paie, si je ne me trompe, 547 500 francs par an d’impôt, c’est-à-dire un peu plus de deux mille sept cent trente-sept fois le cens électoral !

Le propriétaire de ce journal contribue donc à lui seul aux charges de l’État deux mille sept cent trente-six fois plus qu’un électeur ordinaire, ce qui ne lui confère pas le plus petit droit politique !

Poursuivons. Un journal comme celui dont nous venons de supposer l’existence, — nous sommes, on le voit, modérés dans nos calculs ; il y a des journaux timbrés à 6 centimes et qui ont plus de trente mille abonnés, — ce journal, disons-nous, peut occuper en moyenne, tant pour la politique que la littérature, douze rédacteurs par an. Croyez-vous que les 547 500 francs versés par l’entrepreneur du journal dans la caisse du fisc n’atteignent pas dans leur revenu chacun de ces douze rédacteurs pour une somme plus forte que les 200 francs du cens électoral ?

Publicistes et littérateurs, vous contribuez indirectement aux charges de l’État dans une proportion beaucoup plus considérable que le corps électoral tout entier, et vous n’avez aucun droit politique. Vous n’êtes rien sous le système actuel, vous qu’on a surnommés le premier pouvoir de l’État ; vous n’êtes rien, parce que le système actuel a tout fait pour la propriété foncière, rien pour la propriété intellectuelle.

Vienne demain l’admission des capacités, vous ne serez rien encore, parce qu’alors tout sera fait pour la hiérarchie, et que vous n’occupez aucun rang dans la hiérarchie, des grades et des emplois.

Sous le régime actuel, qui rapporte tout à la propriété, il vous en fallait une. La propriété intellectuelle ne demandait qu’à exister avec des impôts équitables, basés sur les produits ; on la niait hier en pleine Chambre des Députés, on la contestera dans l’avenir. On la nie, comme si la propriété intellectuelle n’était pas aussi sacrée que la propriété foncière ; comme si la première était moins foncière que l’autre ; comme si le monde ne se divisait pas en deux parts ; comme si le génie humain n’était pas un grand fonds intellectuel, comme le globe est un grand fonds de terre ; comme si du premier ne jaillissaient pas des fruits aussi beaux que ceux qui sortent du second ; comme si chacun de ces fruits n’apaisait pas des besoins parfaitement distincts et presque aussi impérieux les uns que les autres !

Il y a une lacune à combler, nous la comblerons avec votre aide, messieurs, et avec la force que donnent la raison, le droit et la justice.

En attendant, défiez-vous des demi-réformes qui semblent faites pour l’intelligence et qui flattent vos nobles instincts ; défiez-vous des innovations d’un régime restrictif. On fait tout aujourd’hui pour la propriété foncière ; on fera tout demain pour la hiérarchie. Quand donc fera-t-on quelque chose pour le droit commun, quelque chose pour la liberté ?


UTILITÉ DE LA PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE AU POINT DE VUE DE LA DIFFUSION DES LUMIÈRES.

On invoque contre nous l’utilité générale ; on prétend que la reconnaissance entière de la propriété intellectuelle porterait obstacle à la diffusion des lumières ; qu’elle aurait pour effet inévitable d’augmenter le prix des œuvres de l’intelligence. Nous croyons, au contraire, que l’utilité générale exige que le droit des auteurs soit pleinement reconnu ; nous croyons que, loin de hausser par le fait de la reconnaissance de ce droit, le prix des œuvres de l’intelligence baisserait.

Faisons d’abord une remarque essentielle : c’est que jamais la société n’a retiré aucun bénéfice d’une atteinte portée à un droit ; c’est que, chaque fois qu’un droit a été méconnu, la société a souffert, et que souvent les classes au profit desquelles cette atteinte avait été portée en ont souffert plus que les autres. Voyez, par exemple, ce qui se passe dans l’industrie. On a préservé certains producteurs de la concurrence étrangère au moyen des barrières de douanes, ont-ils retiré grand profit de cette faveur ?

Non, tout au contraire. Sauf quelques exceptions, les producteurs protégés sont demeurés dans une situation misérable et précaire, dans une situation pire que celle des producteurs non protégés. Il n’y a pas en France de travailleurs plus malheureux que ceux des industries de la laine et du coton : cependant ces industries-là sont protégées par des prohibitions. En même temps que le privilège accordé à la production de la laine et du coton nuisait aux consommateurs, il tournait aussi au détriment des producteurs.

Dans la production littéraire et artistique, le privilège, pour avoir suivi une voie opposée, n’a pas eu des résultats moins fâcheux. Cette fois, on n’a pas protégé le producteur aux dépens du consommateur : on a protégé le consommateur aux dépens du producteur. Non seulement on n’a pas empêché l’introduction des œuvres produites à l’étranger (ce qui aurait été barbare, mais logique), mais on a limité le droit de propriété des auteurs français.

Qu’est-il résulté de cette atteinte portée à la propriété, au travail d’une classe intéressante de producteurs ? Les consommateurs y ont-ils gagné quelque chose ? Ils y ont perdu. La négation du droit de propriété pour les œuvres de l’intelligence a engendré la contrefaçon, et à son tour la contrefaçon a engendré, non pas le bon marché, comme on le croit généralement, mais la cherté. Comment, en effet, les choses se passent-elles sous le régime actuel ?

La France est peut-être le pays du monde où la production littéraire est la plus active et la plus abondante : cependant les livres y sont fort chers. On y paie 15 fr. deux volumes de roman (nouveauté), tandis qu’en Belgique les deux mêmes volumes ne coûtent que 1 fr. 50 c. Faut-il attribuer cette différence uniquement aux droits d’auteur ? Non pas ! De l’aveu des intéressés eux-mêmes, la différence provient principalement de l’exiguïté du marché dont peut disposer le libraire français. Il y a deux manières de réaliser des bénéfices sur les livres : c’est d’en vendre beaucoup à bas prix, ou d’en vendre peu à haut prix. Lorsque le marché est naturellement réservé, il y a presque toujours avantage à vendre cher ; le bas prix, dans ce cas, n’augmente pas suffisamment la consommation ; mais lorsque le marché est vaste, l’intérêt du producteur est de vendre au plus bas prix possible, afin d’avoir un maximum de vente. Si la contrefaçon venait à être supprimée, il est probable que les deux volumes qui se vendent 15 fr. en France tomberaient sur le marché général à 5 fr., peut-être plus bas encore. Dans ce cas, le consommateur étranger paierait 3 fr. 50 c. de plus que sous le régime de la contrefaçon ; en revanche, le consommateur français paierait 10 fr. de moins. Au point de vue de la consommation générale, il y aurait évidemment avantage.

Nous nous souvenons d’avoir entendu à la Chambre, il y a deux ans, M. Chaix-d’Est-Ange défendre la contrefaçon au point de vue de la diffusion des lumières. C’est grâce à la contrefaçon, disait-il, que les idées françaises pénètrent à l’étranger. C’est possible, aurait-on pu répondre à l’honorable avocat ; en revanche, c’est la contrefaçon qui, en obligeant les libraires français à tenir leurs livres à haut prix, empêche les idées françaises de pénétrer en France. Or, nous avons bien quelque intérêt, ce nous semble, à ce que nos populations s’abreuvent à la source des idées françaises au moins aussi largement que les populations étrangères.

L’intérêt général, ou, si l’on veut, l’intérêt du plus grand nombre des consommateurs, s’accorde donc avec la justice ; cet intérêt exige que la contrefaçon soit partout assimilée au vol. Il ne dépend pas du gouvernement, dira-t-on, de réprimer la contrefaçon étrangère. Sans doute ! mais le gouvernement peut enlever toute excuse aux gouvernements qui protègent la contrefaçon, d’abord en reconnaissant pleinement le droit de propriété des auteurs sur leurs œuvres, ensuite en interdisant en France la contrefaçon des livres étrangers, sans exiger même aucune réciprocité. Nous avons la ferme conviction que cet exemple ne tarderait pas à être suivi, et qu’au bout de quelques années la grave question à laquelle nous avons voué notre plume serait partout réglée conformément à la justice et au droit commun.


LE TOMBEAU DE NAPOLÉON.

Une grande gêne règne en ce moment parmi les artistes et surtout parmi les sculpteurs. Le château et le gouvernement se sont montrés très parcimonieux à la dernière exposition, et cet excès d’économie a aujourd’hui ses suites malheureuses.

On le sait, nous ne sommes pas de ceux qui voulons favoriser l’action de l’État sur l’art : nous voulons l’art libre ; mais en même temps nous ne pouvons refuser au gouvernement le droit que possède tout particulier d’acheter un tableau, de commander une statue. Néanmoins un gouvernement sage et paternel qui ne veut pas rester au dessous du moindre Mécène, doit faire de ses fonds une juste distribution et non accumuler ses faveurs sur quelques têtes privilégiées.

C’est pourtant ce qui arrive. Ainsi le tombeau de Napoléon, rien qu’en sculpture, coûte environ 800 000 francs. Or, le seul M. Pradier accapare plus du tiers de cette somme, puisqu’il est chargé de l’exécution de douze statues à 20 000 fr. chaque, soit 240 000 fr. M. Simart a aussi un certain nombre de bas-reliefs rétribués chacun 20 000 fr. ; le reste de la somme est partagé inégalement entre MM. Duret et Marochetti.

Voilà 800 000 fr. disposés sur quatre têtes. N’y avait-il donc dans Paris que quatre sculpteurs capables de travailler au tombeau de Napoléon ? Les lois de l’unité, de la logique et de la nature même ne veulent, nous le savons, qu’un seul génie, une seule main pour une œuvre. Tels sont les chefs-d’œuvre des galeries italiennes, où l’on ne voit guère de monument qui ne soit éclos sous un seul ciseau. Mais nous ne sommes plus au temps des Michel-Ange ; nous sommes en 1847, sous le règne de l’art à bon marché, sous le règne de l’art dirigé par un monsieur en habit noir, employé du gouvernement et naturellement paperassier. Encore une fois, puisqu’au lieu d’ensevelir les cendres de l’empereur en plein Champ-de-Mars, et de les recouvrir simplement de la pierre tumulaire de Sainte-Hélène, vous avez voulu lui élever un tombeau dans l’église des Invalides (un monument de Louis XIV, ô logique !) ; puisque vous n’aviez pas un sculpteur capable d’accomplir seul une pareille œuvre, un sculpteur qui fût le Napoléon de la sculpture, il ne fallait pas en mettre quatre, il en fallait prendre dix, vingt ou trente, autant que vous auriez pu en trouver capables de tailler honnêtement le marbre. Il fût sorti de cette collaboration une œuvre probablement fort ridicule, mais qui vous dit que celle qu’on exécute le sera moins ?


L’abondance des matières nous force de remettre à un prochain numéro nos examens critiques sur les sociétés savantes littéraires et artistiques. Nous débuterons par la Société des gens de lettres, dont les volumineux statuts demandent de longues études.


CALOMNIES DE LA MAGISTRATURE ENVERS LES GENS DE LETTRES.

Il est temps que les calomnies des magistrats contre les gens de lettres aient une fin. À entendre ces graves personnages, les littérateurs passent leur vie chez les courtisanes et dans les maisons de jeu.

Or, il est bon qu’on le sache, sur les quatorze à quinze heures de la journée, il est peu d’écrivains qui n’en consacrent au moins sept ou huit à l’étude ou au travail, le reste se consume en courses et en démarches ; car, pour vivre de sa plume sous le paternel régime de la restriction, il ne suffit pas de beaucoup écrire, il faut encore beaucoup marcher. Quant aux journalistes et aux critiques, les chambres et le théâtre dévorent un tiers de leur journée. Il est donc présumable qu’après avoir travaillé sept ou huit heures, essuyé quatre à cinq heures de chambres, cinq ou six actes de drame ou de vaudeville, un homme de lettres éprouve bien plus le besoin de dormir que d’aller souper chez quelque Laïs du quartier Bréda ou de s’attabler autour d’un tapis vert.

La profession d’homme de lettres s’exerce heureusement sans diplôme ni brevet, mais cette libéralité a son inconvénient. Il en résulte que tout mendiant à domicile se qualifie de génie incompris, que tout jeune homme riche, oisif et prétentieux, s’intitule homme de lettres. Or, les fautes de ces gens-là rejaillissent naturellement sur la littérature.

Que le mendiant soit arrêté en flagrant délit de mendicité, la littérature mendie ; que le riche désœuvré se compromette dans la compagnie des escrocs et des filles, qu’il tue son ami en duel, la littérature triche au jeu, vit dans la crapule et assassine ses amis.

Magistrats, ne confondons pas, s’il vous plaît ! Vous savez bien que celui-ci est un mendiant, que celui-là est un libertin oisif, tandis que nous autres travailleurs livrons chaque jour nos noms au soleil de la publicité et faisons mouvoir sans relâche les presses des quatre-vingt-six imprimeries de Paris.

Rendez à César ce qui appartient à César et justice à qui de droit.

Si plusieurs d’entre nous dérobent quelques instants au travail pour le tir et la salle d’armes, c’est qu’étant beaucoup attaqués, ils ont besoin de tenir en main un porte-respect qui les abrite ; c’est que vos lois sur le duel ne protégeant que les gens qui ont peur, les gens de cœur sont forcés de se protéger eux-mêmes. Au surplus, nous sommes aux tirs et aux salles d’armes en fort bonne compagnie, car nous y rencontrons MM. vos fils, qui, eux aussi, apprennent à jouer du pistolet et de l’épée, non pour défendre leur vie ou leur honneur (ils sont suffisamment protégés par leurs papas), mais par mode, par bon ton, pour se donner des airs régence.

N’avons-nous pas entendu, à propos d’un assassinat suivi de suicide, un président de Cour d’assises attribuer ce double crime aux influences du théâtre et de la littérature modernes ? N’avons-nous pas vu à la Chambre (car les députés se mêlent aussi de nous calomnier) un M. Chapuis de Montlaville, attribuant aux romanciers la démoralisation du temps, monter à la tribune pour demander la réduction du timbre en faveur des journaux vertueux qui ne publieraient plus de romans-feuilletons ? Cet honnête monsieur aurait mieux fait, ce nous semble, de demander que la Chambre s’occupât un peu plus du mandat qui lui est confié par les 220 000.

« Les magistrats, nous disait dernièrement un conseiller d’État, ne considèrent en ce monde que la magistrature et la noblesse ; ils regardent le reste des hommes comme des commis. » Le mot est historique. La magistrature cache toujours sous sa robe le vieil orgueil des parlements. Elle s’étonne du développement de la presse, qui joue aujourd’hui dans l’État le rôle indépendant qu’elle-même y jouait autrefois. Ces messieurs voudraient nous voir encore, crottés jusqu’à l’échine, mendier un dîner à l’office de madame la présidente. Mais 89, messieurs, 89 n’est, Dieu merci, pas encore escamoté !

Nous ne savons trop si, vu les étranges aventures de ce temps, il appartient aux classes dites supérieures de jouer la haute comédie de la moralité. En tous cas nous aurons l’œil sur la magistrature. Il est temps, nous le répétons, d’arrêter ces vertueuses calomnies qui discréditent les gens de lettres, et auxquelles le public ajoute d’autant plus foi qu’il croit à l’infaillible pureté des lèvres dont elles sortent.


Bulletin.

[Article d’actualité non repris.]


PROJET D’UN CLUB DE GENS DE LETTRES.

[Article non repris.]


Le gérant. : Hippolyte CASTILLE.

Paris. — Imprimerie d’A. RENÉ, rue de Seine, 32.

——————

[1] Lisez Rainouard, Wollowski, etc.

[2] Encyclopédie progressive.

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