Les États-Unis tels qu’ils sont

 

 

Témoin, comme Gustave de Molinari, de l’Exposition universelle de Philadelphie en 1876, Charles Limousin fournit ses impressions de voyage au Journal des économistes. À l’américanophilie du début du siècle a succédé, chez lui comme chez bien d’autres, une certaine retenue, et une appréciation plus critique ou réaliste de l’expérience américaine.

 

 

 

 

UNE EXCURSION AUX ÉTATS-UNIS

À L’OCCASION DE L’EXPOSITION DE PHILADELPHIE

Par Charles LIMOUSIN (Journal des Économistes – Février 1877)

 

SOMMAIRE. — L’ancienne et la nouvelle opinion française sur les États-Unis. — La douane, les cochers, le tabac, etc. — Les balayeurs démocrates. — Les chemins de fer. — Philadelphie. — L’Exposition, les hôtels, le steam organ, l’apparence de fête foraine. — Le malthusianisme. L’instruction américaine et ses produits réels. — Développement de l’industrie américaine. — La crise économique et le système protectionniste. — Les processions politiques. — Les partis, ce qu’ils demandent et ce qu’ils représentent. Le parti des Greenbackers, etc.

 

Il n’y a pas bien longtemps, l’Amérique — ou du moins la partie de l’Amérique qui forme les États-Unis — était pour les Européens amis de la liberté, une sorte de contrée féerique, d’Eldorado. En France particulièrement, les hommes engagés dans la lutte politique se servaient de ce mot : Amérique, comme d’un bélier dont chaque coup ébranlait un peu plus l’édifice autoritaire. Qui de nous n’a pas lu et relu avec délices Paris en Amérique, de M. Laboulaye ? Qui de nous, écrivains, n’a apporté sa pierre ou son grain de sable à la réputation de la patrie de Washington et de Franklin ? Pour les jeunes gens à humeur aventureuse, l’Amérique était le pays où leurs rêves étaient réalisés, où leur activité que rien n’entraverait, que tout servirait au contraire, devait trouver libre carrière et les faire, en peu d’années, archi-millionnaires. Pour mon compte, j’avoue ne pas savoir comment, à dix-huit ans, je ne me suis pas embarqué, en secouant la poussière de mes pieds aux portes de la France.

Au point de vue économique particulièrement, l’Amérique était considérée comme un modèle. Pour les hommes qui attendent du libre jeu des intérêts, le paradis terrestre que certains socialistes ont annoncé comme devant être la conséquence de leur système organique, l’Amérique était la démonstration par le fait de l’excellence de la théorie.

Cependant,de temps à autre, de rares voyageurs venaient jeter une goutte d’eau sur cet enthousiasme. Il y avait sans doute selon eux beaucoup d’excellentes choses de l’autre côté de l’Atlantique, mais il y en avait aussi beaucoup de mauvaises. La liberté dont on parlait existait certainement, mais pas autant qu’on le croyait. Sur plus d’un point, les États-Unis étaient en retard comparativement à l’Europe et même comparativement à la France. Ce dernier point paraissait particulièrement incroyable. Ces voyageurs ajoutaient que la liberté était parfois excessive, que notamment législateurs et fonctionnaires agissaient souvent beaucoup trop libres envers les citoyens et la bourse de ceux-ci. Mais à tout cela on ne voulait pas croire, et il était beaucoup plus avantageux pour un écrivain d’abonder dans le sens de l’opinion générale que d’essayer de remonter le courant.Il y avait vitesse acquise. Seuls les commerçants qui avaient souffert d’une des prodigieuses faillites américaines osaient, et pour cause, mal parler de la libre Amérique.

Depuis quelques mois, c’est-à-dire depuis l’Exposition universelle de Philadelphie, il s’est produit une brusque réaction. De nombreux Français : commerçants, industriels, artistes, ouvriers, écrivains, ont traversé l’Atlantique, et se sont mis en contact avec la jeune société. Dans ce contact, ils ont été meurtris, froissés, désillusionnés. Ils sont revenus furieux, et maintenant ils disent, à qui veut l’entendre, pis que pendre de l’Amérique. Interrogez n’importe lequel de nos exposants français à Philadelphie et vous aurez bien de la chance s’il ne vous dit pas que tous les Américains sont des filous, toutes les Américaines des femmes sans mœurs. Ces exposants en veulent particulièrement à la douane et à la police américaines, qui, paraîtrait-il — et de l’aveu des Américains eux-mêmes — ne sont pas le dessus du panier. Ces Français ne disent pas qu’eux-mêmes ne sont pas sans reproches, que plus d’un des leurs a essayé de frauder la douane. Enfin, ils ne paraissent pas se douter qu’il n’y a pas, en Europe et en France, que des honnêtes gens, et que, ici, comme là-bas, dans le commerce notamment, il faut être constamment sur ses gardes si l’on ne veut être dépouillé.

En un mot, il y a eu réaction, et la réaction contre l’Amérique, comme toutes les autres, a dépassé la mesure. Telle est du moins l’impression que me font les déclamations que j’entends de tous côtés et qui ne concordent pas avec l’idée que j’ai rapportée d’un séjour, trop court à mon gré, aux États-Unis.

J’ai parcouru divers États de l’Union. Partout où je suis allé j’ai ouvert aussi grands que je l’ai pu mes yeux et mes oreilles. J’ai recueilli des notes, réuni des documents et me suis constamment efforcé de n’avoir de parti pris ni dans un sens ni dans l’autre. Ce sont mes notes de voyages touchant aux questions économiques que j’entreprends de résumer ici.

Pour cette raison, cet article présentera peut-être un certain désordre que je prie le lecteur d’excuser.

La première impression qu’éprouve l’Européen, particulièrement le Français, en arrivant en Amérique, est une impression de répulsion.Il est en effet du premier coup une proie qu’on dévore belles dents.

Tout d’abord voici la douane. — Dans le Journal des Économistes il doit être permis de dire beaucoup de mal de la douane à la condition bien entendu de ne pas préconiser la fraude. — Donc la douane est la première institution avec laquelle le voyageur soit en contact en arrivant à New York. Chacun remplit, ou le commissaire du bord remplit pour chacun, une feuille où sont énumérés les effets que l’on apporte et où l’on déclare si l’on est porteur ou non de marchandises soumises aux droits. Une fois dans le port, deux employés montent à bord : devant eux, chacun jure, en anglais, ne connut-il pas même la langue, qu’il a fait une exacte déclaration. On est dès lors engagé et exposé à des poursuites pour parjure si l’on a fait une déclaration non conforme à la vérité.

Ensuite, vient le tour des douaniers. Les malles étant déposées sur le wharf, vous présentez à un gentleman que ne distingue aucun uniforme ou insigne, un papier qui vous a été remis à bord. Il vous remet en échange un autre papier de forme fantaisiste sur lequel est écrit un numéro. Vous allez avec cela trouver un second gentleman, également en bourgeois, lequel fait signe à un troisième gentleman, qui n’a pas plus d’uniforme que les précédents. C’est le douanier. Il se détache et vous suit auprès de votre malle.

On m’avait dit en route qu’il était obligatoire de graisser la patte aux douaniers américains, que sans cela ils mettaient les malles sens dessus dessous. Aussi étais-je parfaitement résolu à jeter deux piastres dans la gueule du cerbère. Seulement, une historiette racontée avait un peu modifié ma résolution. On m’avait assuré qu’un voyageur qui ne voulait pas s’exécuter avait été menacé par un douanier d’être gardé jusqu’à minuit. — Parbleu, m’étais-je dit, il faudra que je voie ça. J’attendrai qu’on demande pour donner. — Or, voyez la male chance, l’employé auquel on me confia ne me demanda pas d’ouvrir mes malles, il se contenta de ma déclaration qu’elles ne contenaient rien de subject to duties, et fit dessus à la craie le signe cabalistique sans que je lui eusse rien donné. Cela fait, il me regarda, je le regardai, il y eut de sa part une demande muette, de la mienne l’affectation d’une naïve ignorance. Il s’éloigna alors, me laissant plus penaud qu’un renard qu’une poule aurait pris. Je dois m’empresser de déclarer que deux de mes compagnons de voyage, qui ne tenaient pas à faire des études économiques, ont donné l’un cinq francs, l’autre dix francs.

Ensuite, vient le tour de l’estimable corporation des cochers. Un courtier remet nos bagages à l’Adam’s express, qui se charge moyennant 50 cents ou sous de les transporter à l’hôtel ; puis il nous emballe, à deux, dans une voiture dont le cocher nous demande dix francs à chacun. Le traitre voulait même faire monter deux autres voyageurs dans les mêmes conditions ; mais, sur une observation d’un de nos compagnons de traversée, il se contenta de son premier butin et nous transporta à l’Hôtel de la Cinquième Avenue, où nous serions allés aussi bien et aussi vite pour dix sous chacun par les tramways.

Quand un pays se révèle dans de semblables conditions au simple touriste, on comprend que le premier cri qui s’échappe de la bouche de celui-ci soit : Au voleur ! J’avoue que tout partisan de la liberté que l’on soit, on rend un mental hommage à l’incorruptible douanier français et à l’administration tutélaire qui a fixé à 30 et à 36 sous le prix d’une course de voiture dans Paris.

Une fois installé, le voyageur s’empresse de descendre pour prendre une première vue de la Cité-Empire. S’il est fumeur, son premier soin est d’acheter un cigare. Ne sommes-nous pas dans le pays du tabac ? Dans une dépendance de l’hôtel vous pouvez vous approvisionner, mais la moindre feuille de tabac roulée se vend dix sous, et elle est exécrable. En revanche, vous en voyez à côté qui se vendent 25, 50, 75 sous ou un dollar et qui, peut-être, ne valent pas mieux. Le commerce et la manipulation du tabac sont libres, mais frappés d’un énorme impôt. Nous ne sommes pas dans le pays de l’impôt unique sur le revenu ou sur le capital, et il faut renoncer à l’illusion de l’Eden économique. Il est vrai que l’on trouve en ville des segars et des cigars — car on a la liberté de l’orthographe — à 5 sous.

Devant vous se trouve un vaste et riant square ; dans ce square des statues en bronze représentant des grands citoyens du pays ; ces statues n’ont pas la pureté de formes de celles des dieux et des déesses qui peuplent les Tuileries ou le Luxembourg, ni même le simple cachet artistique que nos sculpteurs français savent donner aux magots en redingote ; mais une inscription placée sur le socle fait plaisir. Ce sont des citoyens et non la confédération ou l’État ou la Ville, qui ont fait les frais de cet hommage à un homme utile à son pays.Tout à coup, vous voyez passer une voiture que suit en trottinant une douzaine de gamins plus ou moins déguenillés et pour la plupart dépourvus de chaussures. Dans cette voiture, qui ne s’arrête jamais, est un homme qui vend des journaux en gros aux gamins qui le suivent. Ces gamins, une fois servis, s’élancent dans toutes les directions en criant leur marchandise. Ils se précipitent dans les carsdes tramways, font leurs offres et redescendent sans que le conducteur pense à leur demander le prix de leur place ; ce qu’il ne manquerait pas de faire en France, où quiconque met le pied dans une voiture doit payer. Si vous jugez à propos de faire cirer votre chaussure, vous n’avez qu’à accepter les offres d’un boy qui vous suit sa boîte sur le dos. En un instant le devant de votre bottine brille comme un miroir, mais si vous n’y faites attention le derrière pourra bien rester boueux. Vient le moment de payer : — Combien ? — Dix sous. — Vous protestez. À Paris, ce n’est que 15 centimes même avec un coup de brosse au pantalon. Peine inutile, il fallait faire votre prix d’avance. Une autre fois, vous ne vous y laisserez plus prendre et vous préviendrez le gamin que vous n’entendez payer que cinq sous. Il vous répondra All right! (Très bien !). Si cependant c’est un jour de pluie, alors comme la demande est abondante et l’offre rare, vous n’obtiendrez aucun rabais. En revanche, un soir de beau temps, on vous fera l’offre séduisante de vous cirer pour trois sous.

Vous voilà parti vous dirigeant vers la vieille ville, votre pied ne tarde pas à butter contre une aspérité du trottoir : c’est une pierre que l’on a mise là je ne sais pour quel motif, ou des espèces de clous d’un centimètre de hauteur qui garnissent une plaque de fonte placée devant une boutique, ou encore des lentilles de verres bombées qui garnissent une fenêtre donnant de la lumière dans un magasin placé sous le trottoir. À moins que vous ne soyez dans Broadway ou dans la Cinquième Avenue — qui cependant laissent eux-mêmes beaucoup à désirer — vous constatez qu’il y a des excavations dans la chaussée et jusque dans le trottoir. Ailleurs, vous voyez un pavage en bois raccommodé avec des morceaux en pierre. L’administration de la grande voirie et surtout celle de la petite voirie sont légèrement négligentes. S’il a plu, une boue épaisse couvre la chaussée et vous ne pouvez traverser la rue ou l’avenue qu’en suivant des sentiers faits de dalles de pierre qui se trouvent à tous les croisements. Il n’y a donc pas de balayeurs ? demandez-vous. Si, vous répond-on, ils sont même payés à raison de 2 dollars par jour, et quand, il y a quelque temps, on a voulu diminuer leur salaire, ils se sont fâchés et l’administration a capitulé. Par compensation ces balayeurs travaillent à leurs heures. C’est que ce sont des Irlandais, fidèles soutiens comme les trois cents ou trois cent-cinquante mille individus de cette nationalité qui habitent New York, du parti démocrate, lequel gouverne à New York. Je me hâte d’ajouter qu’à Philadelphie, ville où les républicains sont au pouvoir, la ville n’est pas mieux entretenue. Le port de New York est ignoble, les quais sont étroits, mal entretenus, sales. Mais par exemple on y jouit d’une liberté inconnue en France : voici un marchand de vieille ferraille qui met en montre un canon. Ailleursvous voyez le trottoir envahi par les boutiquiers, dont quelques-uns vont même jusqu’à le couvrir entièrement d’un toit pour préserver leurs marchandises. Tout donne à la plus belle ville des États-Unis l’aspect d’un grand village.

Partons pour Philadelphie par le Pennsylvania rail road. Tout le long de la route, la réclame commerciale ne cesse de nous assiéger : sur les murs, sur les clôtures en planches qui enferment les champs, sur les arbres, sur les roches nues des tranchées, sur les balustrades des ponts et jusque sur les pierres qui forment îlots dans la rivière, des affiches sont collées ou peintes. M. de Molinari, dans les spirituelles lettres qu’il a adressées au Journal des Débats et qui sont maintenant réunies en volume, narre d’une manière charmante la grande lutte que se livrent Sozodont, le dentiste, et l’huile de Gargling.

Les wagons américains (qu’on appelle des cars) sont connus. On va d’un bout à l’autre et même on peut communiquer entre les wagons. Une imprévoyance impardonnable des compagnies européennes n’est pas commise là. Un petit compartiment est réservé dans un coin aux personnes indisposées, une fontaine placée dans un autre coin et accompagnée d’un gobelet, fournit de l’eau glacée à l’Américain toujours altéré par le tabac ou les sucreries. Si l’on veut, en cas d’accident grave, faire arrêter le train, on n’a qu’à tirer une corde qui communique avec la locomotive. Des employés circulent et vous offrent en vente des livres, des journaux, des fruits, des bonbons. En gens habiles, ils commencent par proposer ce qu’ils ont de plus cher : les volumes à un ou deux dollars.

Nous sommes dans un pays démocratique, aussi n’y a-t-il qu’une classe de voitures. Si cependant vous n’êtes pas bien ou si la compagnie vous déplaît, vous pouvez moyennant un supplément de prix passer dans un drawing-car ou wagon-salon. Ce wagon-salon se transforme la nuit en wagon dortoir ou sleeping-car, et dans ce sleeping-car vous pouvez, si le train s’arrête à votre destination, dormir en gare tant qu’il vous plaît. D’ailleurs pas de limitation de nombre : quand toutes les places sont prises on se tient debout dans le couloir du milieu, on encore sur la plateforme entre deux wagons. Vous n’êtes pas autorisés (Passengers are not allowed) à séjourner sur cette plateforme, mais cela ne paraît pas vous être défendu. En d’autres termes, s’il vous arrive un accident, cela vous regarde. Help yourself! (Aidez-vous vous-même !) c’est la devise américaine. Le train est en marche, vous montez ou vous descendez, c’est à vos risques et périls, personne ne vous dit rien. Le chemin de fer croise une route, neuf fois sur dix, il n’y a ni gardien ni barrière, une simple inscription suffit : Look out for locomotive [1] (Prenez garde à la locomotive). Dans Philadelphie, des chemins de fer sont établis en pleine rue sans barrière ; les seules précautions que l’on prenne sont de ralentir la marche et de sonner à toute volée une cloche placée sur la locomotive. Les employés sont en outre d’une obligeance extrême, si vous avez besoin de descendre entre deux stations, moyennant une gratification, vous obtenez que la locomotive ralentisse sa marche, vous vous précipitez du marche-pied et all right! 

En mettant le pied hors du depot du chemin de fer, à Philadelphie comme dans toutes les autres villes américaines, on est assailli par les cochers et les garçons d’hôtel. Il paraîtrait que, malgré les prix de millionnaires qu’exigent les cochers, on se fait encore voiturer. Ces personnages sont d’ailleurs aussi ennuyeux que leurs congénères des villes d’Italie. À Springfield, ville du Massachusetts, on a pris dans l’intérêt des voyageurs une précaution qui m’a profondément touché. Lesdits cochers et garçons d’hôtels sont consignés derrière une balustrade au-dessus de laquelle ils se penchent en interpellant les voyageurs tous à la fois et d’une voix retentissante. Il font penser à des dogues à l’attache qui se précipiteraient hors de leur niche en aboyant.

Philadelphie est au moins aussi mal pavée et entretenue que New York, sa rivale. En revanche, l’organisation des rues et leur numérotage sont des plus ingénieux. Les Américains, qui d’habitude ne sont pas plus méthodiques que leur cousins les Anglais, l’ont été cette fois à l’excès. Sauf dans un tout petit quartier qui représente l’ancienne ville, Philadelphie est coupée par des rues en ligne droite, qui forment damier. Les unes vont de l’est à l’ouest, de la Delaware au Schukill ; quelques-unes traversent même maintenant cette rivière. Ces rues portent des noms d’arbres, Chesnut street (rue du Châtaignier), Walnut street (rue du Noyer), Vine street (rue de la Vigne), etc. Il y a cependant deux exceptions, Market et Arch streets, qui courent dans la même direction. Les rues parallèles aux deux rivières, c’est-à-dire allant du nord au sud portent des numéros au lieu de noms : Première rue, Deuxième rue, etc. Les numéros des maisons partent de la Delaware pour les rues ayant des noms ; pour celle ayant des numéros, ils partent de Market street qui partage la ville en deux moitiés ; en sorte que, lorsqu’on écrit une lettre, il faut avoir grand soin de dire : rue n° tant, maison n° tant, nord ou sud. Les numéros sont en effet répétés dans chaque rue. Une autre idée ingénieuse et qui présente plusieurs avantages consiste à affecter une centaine à chaque bloc de maison compris entre deux rues. Qu’il n’y ait pas cent maisons, dans ce bloc, cela n’y fait rien ; le bloc qui vient après porte le n° 1 de la centaine suivante. Ce système a-t-il été imaginé pour faciliter les recherches ou pour permettre le numérotage des maisons au fur et à mesure qu’elles se construisent en s’éloignant en sens inverse ? Je ne sais.

Mais nous avons hâte de nous rendre à l’Exposition. Prenons le car qui passe à notre porte, ou que nous soyons logés, il nous conduira au Centenial Ground. En effet, tous les tramways des rues courant de l’est à l’ouest vont à Fairmount ; ceux des rues allant du nord au sud, pour deux sous de plus, c’est-à-dire pour neuf sous, donnent une correspondance. Ne vous mettez pas en peine si la voiture est pleine : il y a de la place dans le couloir du milieu, et si les plates formes elles-mêmes sont encombrées on peut se tenir sur les marchepieds. Pourvu qu’on puisse trouver place pour le bout d’un pied et passer son argent au conducteur, c’est encore all right. Par exemple, défense de fumer, même sur les plates formes. Liberté d’un côté au profit des compagnies, mais non pour les voyageurs.

Les compagnies ont en outre inventé un autre moyen qui, en somme, doit produire un profit : Les conducteurs de cars vendent des tickets d’avance, quatre pour 25 sous, au lieu de 28, prix du détail. Le profit doit provenir de la perte de ces tickets que ne manque pas de faire le public. Ce système qui a peut-être été inventé à une époque où la petite monnaie était rare, est également pratiqué par un grand nombre de petits commerçants, par les boulangers notamment qui vendent en gros des tickets représentant un pain.

Mais n’oublions pas que nous nous rendons à l’Exposition, si nous ne voulons pas prendre le car du tramway, rendons-nous à Market street, section ouest. Là, un train de chemin de fer nous attend en pleine rue. En route prenons garde de ne pas donner du pied dans les blocs de glace qu’une voiture est venue déposer dès la première heure à la porte des abonnés. Que ferait un Américain sans glace ?

En approchant de l’Exposition, nous passons devant des hôtels innombrables, en briques, en planches et même en toile. Je ne sais combien on paie pour coucher sous la tente, mais dans les plus modestes logements en briques on en planches, c’est un dollar par jour. Quand nous sommes tout proches, nous nous trouvons dans un milieu qui rappelle les fêtes de la banlieue de Paris. Partout, ce sont des théâtres forains, des débitants de boissons, des marchands d’huîtres décortiquées ou de fruits. Dominant le tapage des divers industriels, le steam organ, ou orgue à vapeur, jette des sons retentissants. L’orgue à vapeur est une vieille invention américaine imaginée pour distraire les voyageurs qui descendent du Mississippi ou de l’Hudson. C’est un moyen de remplacer agréablement — du moins certains Américains le pensent — le sifflet des bateaux à vapeur. Les accents déchirants de cet instrument sont absolument déplaisants et doivent peu satisfaire les milliers de personnes qui en sont régalées tous les jours. Mais la liberté américaine s’oppose à ce que l’administration prenne parti pour les oreilles du public.

D’ailleurs, de l’autre côté de la palissade en planches qui enclôt l’Exposition, se fait entendre un instrument qui n’est guère plus agréable : c’est un carillon lequel exécute un répertoire varié, allant depuis la fille de Mme Angot jusqu’au choral de Luther. Les Américains, il faut d’ailleurs le reconnaître, s’ils sont peu experts en musique aiment cet art à la folie, et ils ne manquent jamais de manifester leur goût. C’est ainsi qu’un jour j’ai entendu des musiciens canadiens qui avaient rendu visite au commissariat français, exécuter à grand renfort de cuivres, la Marseillaise, dans une pièce à peine assez grande pour les contenir tous.

Toutes les Expositions ressemblent forcément un peu à un champ de foire ; l’effort des organisateurs intelligents doit justement tendre à leur enlever cette apparence.

Les organisateurs de l’Exhibition de Philadelphie ne paraissent pas avoir compris cette nécessité. Tout contribuait au contraire à donner à celle-ci l’apparence dont je parle : les palissades, les constructions en bois du Main-Building, et de Machinery-Hall, les annexes en forme de mausolée du palais des beaux-arts, le chemin de fer joujou à l’aide duquel on faisait le tour du Centenial Ground, le bâtiment où la compagnie Singer a mis en loterie une machine à coudre avec 1 million de billets, l’autre bâtiment où un fabricant de caskets (cercueils), de Rochester, dans l’État de New York, exposées es boîtes capitonnées, si belles qu’on désirerait être mort, et ses costumes de tombeaux en soie noire ou blanche, et jusqu’aux boutiques où des orientaux authentiques vendent des chapelets de Béthléem, qui sont peut-être moins authentiques.

Au milieu de tout cela, circule une population endimanchée qui parait ravie. Les femmes semblent en général maladives ; elles sont pâles et ont les joues creuses. Certaines gens prétendent que c’est là le résultat de la pratique du malthusiansme ou prevention off spring. Le fait est que les journaux et les livres nous apprennent que c’est là un sujet qui préoccupe beaucoup en Amérique.

Une visite dans les galeries ne tarde pas à exciter une réelle admiration. Que de richesses de toutes sortes contient ce pays : les bois, les fers, les marbres, les pierres, les animaux, les produits végétaux de toute sorte ! Et quel développement industriel déjà : les manufactures du Massachusetts luttent comme perfection des produits et comme prix avec celles du Yorkshire. Si, nous Français, nous n’avons encore rien à craindre, cela tient au caractère artistique de ce que nous avons exposé. Pour tout ce qui ne rentre pas dans cette catégorie, nous sommes égalés.

Mais c’est surtout dans la galerie des machines que les Américains brillent. Dans ce pays où, il y a quelques années, la main-d’œuvre était rare et chère, on a imaginé toutes sortes de moyens pour remplacer le travail humain. Quels efforts, d’autre part on fait pour développer l’instruction ! Voilà les galeries des écoles, les plans des bâtiments, les livres d’enseignement, les travaux des élèves. Voici l’outillage et quelques produits des écoles industrielles établies à Worcester, dans le Massachusetts, et à Champaign City, dans l’Illinois, sur le modèle de nos écoles d’Angers, d’Aix et de Chalons. J’ai beau chercher et interroger, je ne puis pas constater l’existence de quoi que ce soit qui approche de l’école d’apprentis créée par la ville de Paris à la Villette, et de l’enseignement primaire manuel de l’école de la rue Tournefort. Entre nous — et je le dirai bien bas — je crois que l’organisation de l’instruction en Amérique ne donne pas tous les résultats auxquels on croit en Europe. C’est un régime de serre-chaude auquel ne se prêtent pas toutes les natures, particulièrement celle de l’enfant américain : anglo-saxon ou germain d’origine, c’est-à-dire esprit un peu lent, et, en outre, trop ignorant de la discipline familiale ou scolaire. En réalité, les Américains, qui savent tous lire, écrire et compter, et qui tous alimentent leur esprit par l’absorption d’au moins un journal chaque matin ; en réalité, les Américains de toutes classes — sauf exception, bien entendu — sont peu profondément instruits. La littérature, un peu trop abandonnée aux femmes, a souvent un caractère puéril.

Le grand défaut de l’Exposition, c’était le désordre qui y régnait. Aucune méthode n’avait présidé à son organisation. Pour se renseigner sur l’instruction publique, par exemple, il fallait visiter presque tous les bâtiments.

Quoi qu’il en soit, les progrès de l’industrie américaine éclataient d’une manière évidente. Ces progrès ont même été trop grands et trop rapides, à ce qu’il m’a semblé. Ce sont eux qui ont amené la crise dont souffrent aujourd’hui les États-Unis. Ces progrès sont en effet le résultat du système protecteur qui a été intronisé depuis la victoire du Nord sur le Sud. C’est dans le Nord, ou du moins dans le Nord-Est, que se trouvent les régions industrielles. Lorsque, à la suite de la guerre de sécession, l’équilibre d’influence fut détruit dans le Congrès américain, lorsque l’on se vit en outre en présence d’une dette énorme dont il fallait payer les intérêts et l’amortissement, les manufacturiers demandèrent et obtinrent l’établissement de droits dont le taux variait entre 35 et 60% sur les produits étrangers.

Quand ces droits eurent été établis, naturellement les industriels américains élevèrent leurs prix de vente presque au taux des produits étrangers. Ils réalisèrent ainsi de beaux bénéfices. Ces bénéfices tentèrent d’autres capitalistes qui, à leur tour, établirent des usines, le plus souvent possédées par des compagnies. On en établit tant et tant, que la production finit par dépasser les demandes de la consommation, surtout étant donné les prix de vente. Ce fut alors que la crise éclata. Je n’oserais pas prétendre que ce soit là l’unique cause, mais c’est évidemment l’une des causes.

J’ai soumis cette explication à plusieurs économistes américains de l’école de M. Carey, et à M. Carey lui-même ; mais elle a été rejetée bien loin. L’argument que donnent ces messieurs est fort connu, mais je crois devoir le mentionner afin de montrer qu’il n’y a rien de nouveau en matière économique en Amérique. Nous payons de lourds impôts, me dit M. Carey, ces impôts pèsent sur notre industrie et s’incorporent dans ses produits. Pourquoi admettrions-nous en franchise les marchandises de l’Europe qui ne paient pas ces impôts ? — Mais, lui fis-je observer, nous aussi, Européens, Français ou Anglais, nous payons des impôts, et des impôts très lourds, contre lesquels nous protestons tous les jours. Pourquoi donc voulez-vous que nos produits payent à la fois nos impôts et les vôtres

Je ne surprendrai pas le lecteur en lui apprenant que mon observation ne fit pas la moindre impression sur l’esprit de M. Carey ni sur celui de ses disciples. M. Carey a poussé le protectionnisme jusqu’à tenir à peu près ce langage dans une lettre à propos de l’augmentation du papier-monnaie : « On nous dit que si nous n’avons que de la monnaie de papier, l’Europe refusera de nous vendre. Tant mieux, cela fera que nous ne lui achèterons rien, et que nous nous suffirons avec nos propres produits. » Il est vraiment regrettable que d’aussi éminentes facultés que celles de M. Carey aient ainsi dévié. Quelle en est la cause ? Je l’ignore et ne veux point la rechercher.

Mais nous sommes restés à l’Exposition, quittons-là, après avoir constaté : 1° que l’Amérique commence à nous faire concurrence dans la production du vin ; 2° que lorsqu’elle nous fait concurrence dans les arts industriels, c’est souvent en copiant nos modèles, parfois même avec une effronterie qui ne peut s’expliquer que par l’ignorance du public.

En rentrant dans Philadelphie, nous faisons la rencontre d’une procession politique. Nous sommes, en effet, en pleine période électorale présidentielle. Les démocrates font campagne pour M. Tilden, gouverneur de l’État de New York ; les républicains pour M. Hayes, gouverneur de l’Ohio. D’autres élections pour le gouverneur de l’État, pour le maire, un shérif, des juges, etc., doivent avoir lieu en même temps, si bien que l’agitation se fait pour toutes ces nominations. Les républicains sont de beaucoup les plus nombreux dans la Pennsylvanie, et notamment à Philadelphie. À New York, c’est le contraire. La procession que nous venons de rencontrer est faite par les républicains. Un nombre considérable d’hommes, marchant par peloton, défile dans la Quatorzième rue, qui s’appelle également Broad street, car toutes les villes américaines ont leur Broad, à l’exemple de New York. Chaque membre de la procession porte sur l’épaule, comme un soldat tient son fusil, un bâton au bout duquel est monté à pivot une lampe à pétrole. Les pelotons ont chacun un chef.

Quelques-uns de ces chefs ont l’épée à la main, d’autres la remplacent par un fallot ayant généralement des carreaux verts. Un certain nombre de pelotons représentent un club, en tête du club marche une bande de musiciens jouant, et comment !… toujours le même air. Quand les musiciens sont fatigués, la grosse caisse bat seule la marche. Au milieu du club marchent deux hommes portant, l’un un gigantesque drapeau étoilé, l’autre au bout d’un bâton une espèce de lanterne en toile sur les côtés de laquelle sont peints : le nom du club, une devise, ou le portrait d’un candidat à une fonction quelconque. La plupart des manifestants ont sur les épaules un petit manteau en toile cirée blanc et bleu. Quelquefois ils ont sur la tête une casquette de même couleur ; quelquefois encore ils sont revêtus d’un costume complet. J’ai vu à New York deux processions démocratiques et une républicaine, et elles m’ont fait l’effet, les unes et les autres, de véritables mascarades. Les démocrates ont défilé pendant quatre heures et demie et leurs journaux ont affirmé que la procession comptait 50 000 hommes. Les Irlandais, qui formaient la grande masse, s’amusaient comme des enfants. On avait habillé un certain nombre d’hommes en colons du XVIIIesiècle : ils avaient de grandes barbes postiches, des perruques, le chapeau tricorne, et marchaient la pipe à la bouche, courbés en deux comme des vieillards, en s’appuyant sur des bâtons. Devant un hôtel, quartier général du parti, on avait organisé une sorte de reposoir. Il consistait en un tableau vivant composé de treize jolies filles représentant les treize États primitifs et éclairées par des feux de Bengale. Des hommes divisés par escouades d’une cinquantaine de membres et revêtus de l’ancien costume des pompiers, trainaient avec des cordes d’anciennes pompes à incendie qu’on maniait à bras. Le tout toujours agrémenté des accords charivariques des bandes de musiciens et des détonations des pétards que lançaient soit des piétons, soit des hommes traînés dans des voitures garnies de transparents et ornées de drapeaux. Les démocrates armaient très souvent le premier peloton d’un club d’une belle collection de balais neufs, et les inscriptions qu’on voyait sur les transparents déclaraient qu’il fallait balayer les républicains, voleurs, prévaricateurs, concussionnaires, etc. Ou encore on accusait ces mêmes républicains de vouloir user de la force pour vicier les élections dans le Sud.

Les républicains présentaient plus généralement plus d’ordre dans leurs processions que les démocrates. Ils faisaient parader beaucoup plus de gens bien mis et à allures convenables, c’étaient les employés des douanes et des postes fédérales. De plus, comme dans le Nord les gens riches sont généralement républicains, une véritable cavalerie figurait dans ces processions. Les nègres y remplaçaient les Irlandais. Les républicains, eux, ne traînaient pas des pompes, mais des canons et, dans les inscriptions de leurs transparents, accusaient leurs adversaires de vouloir détruire l’Union et recommencer la guerre de sécession.

J’ai vu de ces processions jusque dans les plus petites villes. À Syracuse, sur la route de Niagara, j’ai vu 150 hommes vêtus de chemises garibaldiennes tour à tour bleues, blanches et rouges — ce qui est le tricolore américain aussi bien que le français — défiler gravement au milieu des rues désertes de la ville en présence de trois Français, dont j’étais, qui faisaient les spectateurs du cirque. À Posteville, localité si importante que quand il doit faire clair de lune on n’y allume pas le gaz, j’ai vu également une procession. Elle ne se composait que de vingt-cinq hommes, mais le parti — je ne sais lequel — avait manifesté.

Je me suis naturellement informé de l’utilité de ces processions. — Est-ce que cela peut décider un citoyen qui aurait voté d’une manière à voter de l’autre ? ai-je demandé. — Non, m’a-t-on répondu. — Alors à quoi servent ces manifestations qui doivent coûter fort cher et, en somme, sont grotesques ? — Oh ! vous savez ! chaque parti fait les siennes. Il ne m’a été donné qu’une fois d’obtenir une réponse plus satisfaisante ; ç’a été d’un de mes confrères New Yorkais, rédacteur en chef d’un journal important. Les processions, m’a-t-il dit, amènent au poll (scrutin) une foule de gens qui, sans cette excitation, n’auraient pas voté du tout ; d’autre part, les individus qu’on est parvenu à faire ainsi parader se considèrent comme engagés et votent en faveur du parti pour lequel ils ont manifesté.

Cela m’amène à mentionner un fait auquel, par suite des préjugés enracinés peu de personnes voudront croire en France : c’est qu’il existe une très grande indifférence politique aux États-Unis. Dans tous les pays un grand nombre de citoyens n’ont pas l’esprit assez large pour se préoccuper d’intérêts autres que leur intérêt propre et immédiat, fut-ce même leur intérêt collectif. C’est là sans doute dans une certaine mesure, le résultat d’un manque d’éducation, et en France nous savons ce qu’il nous en a coûté de voir l’autorité souveraine placée entre les mains d’ignorants. Mais, souvent aussi, c’est une question de caractère. Combien d’hommes instruits, intelligents, sont incapables de penser à d’autres intérêts qu’aux leurs ? Combien d’hommes lancés dans la politique font de celle-ci un métier !

Si un semblable état de choses peut exister dans les vieilles contrées de l’Europe, où la population est homogène et où existe cet esprit de corps qu’on appelle le patriotisme, à plus forte raison doit-il se produire dans un pays dont les habitants sont des immigrants ou des fils d’immigrants. Pourquoi un homme qui a assez peu aimé son pays natal pour le quitter, s’intéresserait-il à son pays d’adoption ? Sans doute on en a vu s’y intéresser, mais ce sont des exceptions qui ne font pas la règle.

La règle, en Amérique plus qu’ailleurs, est que chacun pense à soi : Help yourself! Les hommes qui s’occupent de politique mettent cette règle en pratique comme les autres. La plupart se sont faits politicians, comme ils se seraient faits agriculteurs, chauffeurs de locomotives, avocats ou banquiers. Ce qu’ils veulent, c’est gagner de l’argent.

Parmi les politicians il en est qui, pour une raison quelconque, ont tourné du côté du parti au pouvoir ; ceux-ci sont casés dans un emploi politique ou administratif ; d’autres se sont adressés au parti qui forme l’opposition. Ceux-là savent qu’un moment viendra où le gouvernement changera de mains ; alors, tous les employés des administrations de la Confédération, de l’État ou de la ville seront remplacés. En d’autres termes, le pouvoir, ses émoluments et ses revenants bons sont un butin qui appartient au vainqueur dans la lice électorale.

Pour garder le pouvoir ou le conquérir les politiciens des deux partis font, au moment des élections, des prodiges. Par tous les moyens possibles, ils excitent et s’efforcent d’attirer les simples citoyens, dont entre temps, ils font parfaitement fi. Pendant la dernière campagne présidentielle, le parti républicain a, dit-on, imposé une contribution de trois pour cent sur les appointements de tous les employés fédéraux. Et l’intérêt de ceux-ci était de payer cette contribution puisqu’il s’agissait pour eux de garder leurs places. Les démocrates, eux, ont dû se saigner aux quatre membres.

Tout le monde aux États-Unis convient qu’un des plus grands défauts de l’organisation politique du pays consiste dans cette habitude de renouvellement général des fonctionnaires et employés. Les républicains, qui sont au pouvoir, ont fait du changement de cet usage le point important de leur plateforme ; les démocrates qui pensent gouverner demain, déclarent que la stabilité des fonctionnaires devra être instituée quand ils auront remplacé leurs adversaires aux affaires.

On pourrait résumer la politique américaine actuelle par la fameuse formule : Ote-toi de là que je m’y mette. On comprend, en outre, qu’avec un semblable système le parti au pouvoir pousse à la multiplication des fonctionnaires. Il y avait 60 000 employés fédéraux quand M. Grant a été élu président pour la première fois ; aujourd’hui, il y en a 120 000.

Est-ce à dire cependant qu’il n’y ait pas de citoyens patriotes aux États-Unis ? Je me garderais d’une semblable affirmation. Mais ce qui semble certain, c’est que le sentiment patriotique était plus développé chez les colons anglo-saxons qui secouèrent le joug de la métropole que chez le peuple composite d’aujourd’hui. Et encore, si nous en croyons M. Frout de Fontpertuis, lors de la révolution qui amena l’indépendance, fallut-il exercer plus d’une violence pour obliger la population à soutenir la lutte [2].

Une circonstance qui m’a beaucoup étonné pendant mon séjour en Amérique, c’a été de mieux savoir que les politiciens américains eux-mêmes, à quels ordres d’idées différents correspondent, ou plutôt ont correspondu les deux partis politiques qu’on désigne par les termes synonymes de républicains et de mocrates. En disant cela, je ne me vante ni n’exagère. Les démocrates n’ont su me dire que ceci : Depuis seize ans qu’ils sont au pouvoir, les républicains se sont corrompus, ils ont mis au pillage le Trésor, volé les citoyens de toutes les manières, usé à leur profit du pouvoir législatif du congrès fédéral. Donc, il faut les renvoyer et nous mettre à leur place. — Mais quelle garantie donnez-vous que vous vous comporterez mieux ? Quand vous étiez les maîtres, tous les abus dont vous vous plaignez florissaient et aujourd’hui encore, dans les États et dans les villes que vous gouvernez, les choses se passent de même que dans l’administration fédérale. Souvenez-vous de Tweed, le maire de New York et de ses gigantesques tripotages. — Oh ! si nous nous comportons mal, dans quatre ans on nous renverra à notre tour et on rappellera les républicains

Quant aux républicains, ils sont, à les entendre, de petits saints. Il y a bien eu quelque carpet baggers qui ne valaient pas grand chose, mais c’était dans le Sud. Pourquoi d’ailleurs le Sud s’est-il révolté ? Il n’a eu que ce qu’il méritait. Au fond, selon les républicains, les démocrates sont des esclavagistes, des sécessionnistes, etc.

La vérité est que, si les démocrates du Sud sont parfois vexés de voir le vote d’un de leurs anciens esclaves peser autant que celui d’un planteur dans la balance électorale, personne ne songe à rétablir l’esclavage. On a fait, comme on dit : un new departure. D’ailleurs plus d’un blue blood républicain du Nord s’indigne de voir son vote ne pas compter plus que celui d’un Irlandais ou d’un Allemand récemment naturalisé.

Quant à l’idée de sécession, elle est complètement abandonnée. Elle n’a d’ailleurs été qu’un moyen et la résurrection, pour les besoins d’une cause, d’une vieille thèse, beaucoup plus qu’un principe sérieusement soutenu.

M. Frout de Fontpertuis raconte que la constitution de 1789 fut un compromis entre le parti qui voulait faire un État centralisé des treize colonies émancipées et celui qui voulait que la confédération fût une association essentiellement précaire d’États souverains. La première opinion était soutenue surtout par des représentants des États du Nord plus ou moins entachés d’aristocratie ; la seconde, par des représentants des États du Sud. Lorsque Lincoln fut élu président, en 1860, les États esclavagistes du Sud feignant de craindre pour leur institution particulière, mais en fait irrités de voir le pouvoir leur échapper dans la Confédération, reprirent la thèse de leurs pères, — lesquels avaient réclamé le droit de sécession dans la convention de 1787. Le Nord, vainqueur au scrutin, soutint naturellement l’opinion contraire et l’ultima ratio des armes lui donna raison. Mais au fond, cette question n’était pas en jeu : si le Sud l’avait emporté au scrutin, et que le Nord vaincu eût voulu faire la sécession, les rôles eussent été renversés, mais les choses se seraient passées de même.

Aujourd’hui que la question qui était en jeu est résolue, on ne pense plus à la sécession. Cela ne veut pas dire qu’on n’y pensera plus jamais. L’alluvion européen, qui est venu recouvrir et absorber le premier fonds anglo-américain, a fait disparaître les vieux patriotismes locaux : qu’importe, en effet, à un Irlandais ou à un Allemand émigré d’être Carolinien, Pennsylvanien, Yorkais, ou citoyen de l’un de ces États dont le nom ne se décline pas, comme Massachusetts par exemple ? C’était bon lors de la révolution.

Mais si, à un moment donné, l’intérêt du Sud ou de l’Ouest exigeait une séparation d’avec le nord, ou réciproquement, alors la cause principale qui contribue au maintien de l’Union, le cosmopolitisme des habitants du pays, tournerait contre celle-ci. Il en peutcoûter de mettre en pièces une vieille nation qui a derrière elle des siècles de vie collective, et dont les habitants ont une histoire commune ; mais pour les États-Unis, peuplés d’Européens de diverse races, il n’en saurait être de même, actuellement du moins.

Les partis politiques américains ne représentent, ai-je dit, à l’heure actuelle, que deux armées se disputant la possession d’un plantureuse contrée. La presse des deux partis avoue cette situation en ne se livrant qu’à des attaques et à des injures personnelles Les questions de principes, d’idées, de réforme paraissent lui être inconnues. Cependant, pour entraîner les citoyens au poll, il faut bien que les partis paraissent correspondre à quelque chose et qu’ils promettent la continuation de ce qui est bon, la suppression de ce qui est mauvais. C’est à cela que sont consacrées les plateformes que rédigent les conventions. J’ai lu les deux derniers de ces documents. La première impression qu’ils m’ont produite a été que leurs auteurs manquaient de sincérité. Excepté cependant quand les démocrates démontrent que l’administration fédérale est une véritable écurie d’Augias, qu’il faut avant tout nettoyer en mettant tous ceux qui l’occupent à la porte. Les républicains ne paraissent pas moins sincères quand ils déplorent le système de changement général des fonctionnaires et employés.

Mais, hors de là, lorsque par exemple les démocrates parlent de la question du libre-échange et de la protection, ou quand les républicains se prononcent en faveur d’une extension des droits civils des femmes, on sent parfaitement que toutes ces déclarations n’ont d’autre but que de conquérir les voix de tel ou tel groupe, d’obtenir l’aide de telle ou telle influence.

À propos de l’influence des femmes dans les élections, et de leur appui sollicité par les républicains, je retrouve dans mes notes mention d’une affiche lue à Rome. Je veux parler de l’une de Rome de l’Amérique, qui sont au nombre de huit, d’une Rome éclairée au pétrole, et dont les monuments et maisons particulières sont souvent ornées de colonnades… en bois. Donc, à Rome, N. Y. une affiche annonçant un meeting républicain, se terminait par cet appel au beau sexe : « Les dames sont cordialement invitées à venir. »

Un parti réel, un parti ayant un programme, s’est cependant manifesté lors des élections présidentielles, où il a présenté son candidat. Je veux parler des Greenbackers, ou partisans de l’extension indéfinie du papier-monnaie. Ce parti proposait aux électeurs, M. Peter Cooper, ancien gouverneur de l’État de New York, homme fort riche et dont le nom est attaché à une œuvre d’instruction, le Cooper Institut. M. Cooper a obtenu, je crois, deux cent cinquante ou trois cents voix à New York, et quatre ou cinq mille dans l’Indiana. Mais ces voix ont été réparties de telle manière qu’elles n’ont pu amener la nomination d’aucun électeur présidentiel. Cet électeur inflationniste, étant donnée la situation actuelle, eut tenu l’élection présidentielle dans sa main. Peut-être une inflation particulière aurait-elle eu lieu à son profit.

Quant aux idées du parti de M. Cooper, elles sont, il faut le dire, absolument enfantines. Pour eux, la monnaie n’étant qu’un instrument d’échange, il n’est pas nécessaire que cet instrument ait une valeur intrinsèque. Le gouvernement ayant, d’autre part, le devoir de fournir au pays les moyens d’échange dont il a besoin, doit, par conséquent, créer de nouveaux greenbacks (papier monnaie à dos vert ; littéralement: dos vert). Je me suis, pendant plus d’une beure, acharné après un article de journal The True Republic, où cette idée était exposée, afin de me rendre compte des moyens que l’on proposait pour mettre l’instrument d’échange en circulation. Je n’ai pu comprendre qu’une chose : c’est que le gouvernement, après avoir fabriqué des greenbacks, les distribuerait aux citoyens.

Pour conclure en ce qui concerne l’élection qui vient d’avoir lieu, je dirai qu’elle me semble avoir pour emblème sérieux les balais que les démocrates ont promenés dans leurs processions ; elle représente une protestation de l’honnêteté publique contre les prévarications du parti républicain. Elles représentent cela, quel que soit le résultat des vérifications accomplies par le Congrès, car M. Tilden, malgré un chiffre inférieur de voix présidentielles, a obtenu un nombre supérieur de voix populaires ; car, d’autre part, un parti qui est au pouvoir depuis seize ans, qui a vaincu il y a quatre ans et huit ans, ses propres hommes les plus honnêtes, MM. Greeley et Chase, que les démocrates lui opposaient comme candidats, et qui est actuellement réduit à contester une voix, est un parti vaincu.

Cette conséquence est, d’autre part, une réponse péremptoire aux étrangers qui affirment qu’il n’y a pas d’honnêteté publique ou privée aux États-Unis. Toute la question est de savoir si les citoyens ont pris le bon moyen, et s’ils n’auraient pas dû constituer un troisième parti, qui aurait mis les intérêts publics au-dessus des intérêts personnels.

Ce parti a été sur le point de se former, il y a trois ans, et beaucoup de politiciens en eurent une telle peur qu’ils s’empressèrent de s’y enrôler : ce fut lors du grand développement de l’association des grangers.

Mes notes contiennent encore bon nombre de renseignements, notamment sur cette association des grangers, dont je viens de parler, sur la question des chemins de fer, sur le parti ouvrier, et les trades unions, sur les sociétés coopératives et surtout sur mes visites aux Perfectionnistes et aux Shaker, sociétés communistes et religieuses, pratiquant, l’une, l’amour libre, l’autre, le célibat ; mais nous aurons occasion d’y revenir.

CHARLES-M. LIMOUSIN.

_________________

[1] Le texte du Journal des économistes a maladroitement Look ont far locomotive. (B.M.)

[2] Les États-Unis de l’Amérique septentrionale, leurs origines. Guillaumin. In-8.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.