Réflexions du jeune Gustave de Molinari sur les lois électorales

Gustave de MolinariC’est dans Le biographe universel, revue générale biographique et littéraire, que le jeune Gustave Molinari, tout juste installé à Paris, a commencé sa carrière de journaliste. Dans sa deuxième contribution, une chronique politique, il discute des lois électorales. Contrairement à son futur collègue Frédéric Bastiat (voir ici et ici deux articles de 1843), Molinari ne semble pas s’opposer à l’accession de fonctionnaires aux postes de ministres — ce qu’on a nommé les incompatibilités parlementaires. Sa défense du suffrage censitaire, et son ouverture à l’idée de le réformer progressivement dans le sens d’une plus large base électorale, illustre tout à la fois la méfiance courante des économistes français pour la démocratie et leur progressisme, fondé sur l’idée de la perfectibilité de l’espèce humaine. B.M.

Le biographe universel, revue générale biographique et littéraire, 1842, troisième volume, 1ère partie, chronique politique, p.168


Chronique politique

(extrait)

28 février 1842

À peine remise des émotions de la discussion de l’adresse, la Chambre a eu à statuer, coup sur coup, sur les trois propositions de MM. Ganneron, Ducos et de Golbéry. Les deux premières n’étaient guère que de méchantes trappes semées sur la route du ministère. Le résultat que l’on en attendait n’a point été atteint. Cependant, celle de M. Ganneron, si insidieusement préparée, si traîtreusement dissimulée et amoindrie, a, un instant, réussi à faire chanceler la majorité. — Mais, celle-ci, remise bientôt d’une première surprise, n’a point tardé à reprendre pied, à se relever raide et à déjouer, par sa seule force d’inertie, toute tentative nouvelle.

Disons quelques mots de la proposition Ganneron en elle-même, c’est-à-dire prise à part de la petite rouerie à laquelle elle a servi d’inoffensif paravent.

Cette proposition, on le sait, a déjà subi de singulières vicissitudes. Présentée d’abord, — depuis 1831, — invariablement, à l’ouverture de chaque session, par l’infatigable M. Gauguier, et, chaque fois, repoussée par la Chambre avec un zèle non moins persistant, elle acquit, tout d’un coup, en 1840, sous le nouveau patronage de M. de Rémilly, une importance assez bruyante pour inquiéter sérieusement le cabinet du 1er mars. Celui-ci même, l’on s’en souvient, ne se crut en sûreté qu’après l’avoir fait enterrer avec solennité dans les bureaux. — C’est M. Ganneron qui, cette année, s’est chargé d’exhumer le cadavre de la victime du 1er mars et de le ressusciter, à la grande jubilation du centre gauche et peut-être aussi, — qui sait ? — de l’honorable M. Thiers.

M. Ganneron a donné deux objets à sa proposition. Il a voulu, à la fois, établir certaines conditions à l’avancement des députés fonctionnaires et agrandir le cercle des incompatibilités.

On pourrait, non sans raison, se demander d’abord, pourquoi l’honorable député n’a point, tout d’un coup, formulé deux propositions au lieu d’une, car les deux objets de son projet de loi, sont certainement tout à fait dissemblables ; tout en admettant l’un, l’on peut très bien improuver l’autre.

En effet, pour ce qui concerne la nomination des députés à des fonctions salariées et l’avancement des députés fonctionnaires, il peut sembler assez équitable que Messieurs nos représentants soient soumis, sur ce point, à quelques règles de précaution, puisqu’il est notoire, quoi qu’en ait dit M. de Lamartine, qu’une portion d’entre eux n’envisage la députation que comme un marche-pied servant à mettre les hauts emplois à portée de la main.

Si maintenant l’on arrive à la seconde partie de la proposition, à celle qui a trait aux incompatibilités, ne pourra-t-on point reculer devant la crainte de voir la Chambre se priver, en élargissant le cercle des incompatibilités, d’une foule d’hommes éclairés, intelligents, et surtout possédant des connaissances spéciales.

Ainsi : oui sur le premier point, non sur le second. Votez donc sur une proposition ainsi agencée.

Quelques mots encore sur le système des exclusions parlementaires. Nous croyons, avec M. de Lamartine, que plutôt que d’étendre ce système, il faut le resserrer. Il importe que tous les hommes éminents que compte le pays puissent être admis à le servir au sein de la représentation nationale. Sous ce rapport même, notre loi électorale nous semble mesquine, rétrécie. Le principe d’éligibilité y est trop borné. Dans un pays voisin l’on n’exige aucun cens électoral pour la députation, et l’on s’en trouvé bien. Comme corollaire de cette disposition, un traitement est affecté aux fonctions de représentant. Pourquoi n’introduirions-nous point en France une telle innovation ? — La question des incompatibilités s’écroulerait alors d’elle-même. Quant aux garanties d’ordre au nom desquelles quelques timides pourraient réclamer, nos électeurs à deux cents francs n’en présentent-ils point de suffisantes ? Est-il donc nécessaire que ces garanties soient doubles ?

La proposition Ganneron repoussée, — à la faible majorité de quatre voix, — est venu le tour de la proposition Ducos. Encouragés par l’issue presque indécise du combat qui venait d’être livré, les adversaires du cabinet fondaient sur cette proposition les plus belles espérances. Mais le ministère voyant l’attaque sérieuse, s’était mis sur ses gardes, — et les assaillants ont été repoussés avec perte.

La proposition Ducos ne tendait à rien moins qu’à ouvrir une brèche par laquelle on pût arriver, plus tard, à ruiner, de fond en comble, le système électoral actuel. Ce système étant assis sur une base unique : — le cens, à cette base, il s’agissait d’en souder une seconde : la capacité.

Une telle innovation serait-elle bonne et utile en soi ?

Pour nous, nous en doutons et nous croyons que c’est d’une autre façon que doit être pratiquée la réforme électorale. En effet, pour qu’un système d’élection soit bon, soit salutaire, il faut que l’électeur présente des garanties de deux sortes — d’ordre d’abord, d’intelligence ensuite. Maintenant, est-il vrai que les capacités, proprement dites, offrent, par leur essence même, simultanément ces garanties ; que des médecins à peine sortis des écoles, que des avocats sans expérience — (nous ne parlerons point des membres des sociétés savantes ou se disant telles), — aient de puissants intérêts engagés dans la conservation de l’ordre ? Évidemment non. C’était cependant à cette catégorie d’individus que l’on voulait, à toute force, accorder la jouissance d’un droit exceptionnel.

Mais de ce que la proposition Ducos était mauvaise, peut-être même absurde, s’ensuit-il que toute réforme, dans la loi actuelle d’élection, doive être inutile, sinon nuisible. À ceci, M. Guizot a répondu par un oui assez sec, et M. de Lamartine par un non éloquemment paraphrasé.

Nous dirons non avec M. de Lamartine.

Selon nous, M. Guizot envisage d’une manière trop absolue, trop définitive, le régime constitutionnel. Il suffit cependant d’examiner la base sur laquelle est établi ce système de gouvernement pour apercevoir qu’il ne peut être que transitoire.

Cette base est la souveraineté nationale.

Dans l’état actuel de la société, cette souveraineté ne peut être exercée que partiellement, parce que, dans les mains de la majorité ignorante, inexpérimentée de la nation, les droits politiques seraient des armes dangereuses. — De là notre établissement électoral, c’est-à-dire la réunion des droits politiques aux mains d’une minorité que l’on suppose posséder assez de garanties de capacité et de sagesse pour exercer ces droits fructueusement et équitablement au profit de tous.

Une telle combinaison est certainement ingénieuse et heureusement trouvée.

Mais est-ce à dire que la minorité active qui sert de mobile à la machine constitutionnelle, — minorité dont, chez nous, un cens électoral de deux cents francs marque la limite, — est-ce à dire que cette minorité doive demeurer invariable, immuable ? À Dieu ne plaise qu’à une telle question nous répondions par une affirmation dogmatique ; que nous acceptions irrévocablement pour la masse de la nation, la tutelle d’une fraction. Cela serait, que l’on y songe bien, consentir à constituer une aristocratie nouvelle, — non plus de naissance mais d’argent. En faveur de l’irrévocabilité de l’établissement constitutionnel, M. Guizot argue de la destruction des privilèges, de l’égalité actuelle des citoyens devant la loi, — mais l’exercice des droits politiques ne constitue-t-il point un privilège réel, — et lorsque ce privilège aurait reçu la sanction des années, lorsque, par l’action du temps, il se serait profondément implanté dans le sol, ne finirait-il point par diviser de nouveau la nation en deux camps ? Seulement, au lieu d’être gouvernée par des nobles, elle le serait alors par des riches privilégiés. Gagnerait-elle au change ? non, assurément non.

Que l’on se garde donc de prononcer, dans la question des réformes, un fatal, un inexorable jamais. Et surtout qu’au milieu des luttes du temps présent, le grand et fécond principe de la souveraineté nationale, principe duquel a jailli notre révolution de 89, — cet honneur des temps modernes, — demeure intact et sacré ; que l’on ne cherche point à en rapetisser les conséquences, à en amoindrir la portée ; que, pour satisfaire aux étroites exigences d’un moment donné, l’on ne s’efforce point de coucher le géant dans un berceau d’enfant.

Si les gouvernements modernes, — nous voulons parler des gouvernements constitutionnels, — comprenaient mieux leur mission, ils connaîtraient, par la nature même de cette mission, que leur existence est limitée. Leur office, qu’ils le sachent bien, ne consiste qu’en une simple tutelle… Qu’ils sachent encore que, s’ils possèdent tous les droits des tuteurs, ils sont tenus aussi d’en remplir tous les devoirs. Ces devoirs consistent dans l’éducation physique, intellectuelle et morale, comme aussi dans la gestion intègre des biens, des êtres encore débiles et ignorants confiés à leurs soins. Malheur donc à ceux qui, se laissant dominer par une pensée égoïste ou s’égarant dans de faux systèmes, chercheraient à prolonger l’enfance de leurs pupilles.

L’émancipation de ceux-ci, c’est-a-dire l’émancipation des peuples, devra être opérée insensiblement, graduellement. À mesure qu’ils deviendront sages et capables, que leur raison mûrira, il faudra leur accorder une plus grande liberté d’action, leur laisser prendre une part plus étendue à la direction d’eux-mêmes. — Jusqu’à ce qu’enfin le pupille étant devenu homme, son tuteur abdique tout à fait, ne conservant des droits, qui lui avaient été délégués, qu’une simple autorité morale. — Déjà nous avons, dans les États-Unis, l’exemple d’un peuple émancipé. Certes, ce peuple a commis et commet tous les jours de grandes fautes, — mais c’est qu’il a été bien jeune affranchi de tutelle. Il a dû faire, lui-même, son éducation. Aussi, n’est-il point étonnant que parfois il s’égare, qu’il suive des routes fausses. Cependant, il marche…. il marche, et, tous les jours, malgré ses erreurs, malgré les écueils que ne peut éviter son inexpérience, il acquiert plus de force et plus de puissance.

Instruits, dirigés par des tuteurs sapes et habiles, les peuples de l’ancien monde éviteront ces écarts et parviendront au même but, — à pas moins rapides certainement, mais plus mesurés et plus sûrs.

Le cens électoral, seule mesure parfaite de la capacité politique d’un peuple, ne peut donc demeurer invariable puisque cette capacité n’est point encore arrivée au terme de son développement. Il importe, en conséquence, qu’il soit établi d’après une échelle mobile. Si aujourd’hui cette échelle marque un droit restrictif de deux cents francs et que, demain, il devienne évident que, sans danger, ce droit puisse être abaissé à cent cinquante francs, sacrifiez, sans hésiter, la différence, et continuez ainsi jusqu’à ce que la culture de votre peuple soit assez perfectionnée pour que tout droit devienne superflu.

Notre gouvernement prétend qu’actuellement, il n’est point opportun d’abaisser l’échelle. Soit. — Mais que du moins il ne dénie pas le principe.

[…]

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