Les grèves et la tyrannie syndicale

Dans cette conférence donnée à Verviers en 1895, Yves Guyot étudie les caractéristiques et les conséquences des grèves. Devant son auditoire, il représente la grève comme un accaparement, une violence, et l’une des manifestations de la tyrannie syndicale.


Yves Guyot, Le travail et le socialisme. Les Grèves. Conférences données à l’Association libérale de Liège, le 19 mai 1895, et à l’Association libérale de Verviers, le 21 mai 1895, Liège, Imp. du journal La Meuse, 1895

Deuxième partie : Les Grèves

LES GRÈVES

CONFÉRENCE

Donnée par M. Yves GUYOT, à l’Association libérale de Verviers, le 21 mai 1895.

M. Yves Guyot: Mesdames et Messieurs, je dois vous dire tout d’abord que je ne m’attendais pas en venant en Belgique samedi dernier à me trouver à Verviers ce soir, mais je considère que les hommes qui sont unis par les mêmes principes, par les mêmes idées, doivent s’entendre pour les défendre. On parle beaucoup de l’internationalisme révolutionnaire. Les députés socialistes français ont fait une très chaleureuse Adresse aux socialistes belges. Je le comprends. Par ce temps de chemins de fer, de télégraphe, de téléphone, il y a un libre échange d’idées qui est aussi invincible que le libre échange des produits, malgré tous les efforts des protectionnistes, qu’ils viennent d’un côté ou d’un autre. Par conséquent, que les socialistes fassent de l’internationalisme, je l’admets parfaitement, mais que ceux qui les combattent et qui défendent les principes de la liberté fassent de l’internationalisme aussi de leur côté, je considère que c’est leur devoir le plus strict !

C’est pour cela qu’ayant accepté le 5 mars une invitation à Gand, en ayant accepté une autre dimanche dernier à Liège, je me suis rendu avec empressement à l’invitation que l’Association libérale de Verviers a bien voulu m’adresser en venant ce soir.

Je ne recommencerai pas devant vous la conférence que j’ai faite à Liège, qui a été sténographiée et qui sera publiée.

Les organisateurs de cette réunion m’ont demandé de m’occuper tout spécialement de la question des grèves ; je ne parlerai pas de celles de Verviers, que vous connaissez trop bien ; mais je vous dirai comment je comprends les caractères de la grève ; je vous parlerai des expériences faites en France — et elles ont été nombreuses — et des enseignements à en retirer. Je crois qu’ils s’appliquent à tous les pays ayant un certain développement économique.

Le salariant et le salarié

Avant d’aborder la question des grèves, permettez-moi de vous parler un peu du contrat de travail. Je pense que si nous en avions une notion nette, il y aurait bien des équivoques, bien des malentendus, bien des mésintelligences qui disparaîtraient. Cette définition est non seulement dans le Code civil français, mais je la retrouve dans la loi anglaise de 1831 qui définit le contrat de travail de la manière la plus claire : « Tout arrangement conclu entre l’employeur et l’ouvrier. »

Ici, je m’arrête pour vous signaler le mot employeur qui est introduit dans la langue économique et juridique anglaise, tandis que nous, en France et vous, en Belgique, nous avons l’habitude de nous servir du mot « patron » à l’égard du salariant. C’est un terme impropre, ayant pour étymologie l’ancien pater familias, qui ne répond à aucune espèce de vérité économique, et je désirerais beaucoup voir introduire dans la langue courante le mot d’employeur ou de salariant au lieu du mot patron.

« Tout arrangement conclu entre l’employeur et l’ouvrier, écrit ou oral, direct ou indirect, quel qu’en soit le caractère, et pourvu qu’il ait le consentement des parties contractantes, est dénommé contrat. » Voilà la définition anglaise : je considère qu’elle est bonne et que c’est à elle que nous devons toujours nous référer.

Qu’est-ce que le contrat de travail ? On suppose toujours qu’il y a deux hommes, un patron et un ouvrier, qui contractent ; que si le patron refuse le salaire que lui demande l’ouvrier, il y met de la mauvaise volonté, et que, s’il est riche, il n’a qu’à ouvrir sa bourse, avec l’obligation de payer de gros salaires. Cette notion est absolument fausse. Le patron ne paye pas le moindre salaire avec sa fortune, avec son capital. Vous le savez tous bien en pratique et il est étrange de voir combien les idées se déforment lorsqu’il s’agit de passer de l’application de faits individuels que vous connaissez parfaitement à des théories générales.

Une maison qui vit sur son capital le mange et la faillite est au bout. Donc une maison qui paye ses employés, ses ouvriers, sur son capital, est sûre d’aller à la ruine. Le capital de l’industriel se compose de son capital personnel et du capital de commanditaires qu’il a réunis autour de lui et du capital de prêteurs. Vous savez très bien que ce capital-là n’est qu’une garantie. Il sert à une première mise en œuvre, une installation de fabrique, de métiers ; c’est une garantie que ces métiers, cette construction, cet outillage seront payés avant qu’ils ne produisent les marchandises susceptibles de les rémunérer ou même s’ils n’en produisent pas.

De même pour les salaires, c’est une garantie — que le produit soit vendu ou non, qu’il y ait des pertes ou des bénéfices dans les résultats de l’exploitation — que ces salaires seront toujours payés.

Le capital n’intervient donc au point de vue du salaire que comme une caution. Le salaire est un marché à forfait. Que le salariant perde ou gagne, le travailleur peut dire : « Cela ne me regarde pas ; j’ai livré mon travail, mon ouvrage, vous devez me payer à jour et à heure fixes. Si vous ne payez pas à jour et à heure fixes, vous êtes en état de faillite. »

Voilà le rôle du capital à l’égard du salaire. Mais si l’industriel ne renouvelait pas le capital qui pourvoit à la garantie du salaire, s’il n’arrivait pas à le reconstituer en y ajoutant une part de rentrées qui lui permettent d’amortir son outillage, de le renouveler, de payer des frais extra-muros de sa fabrication, des charges indirectes, des remises, des commissions, des essais plus ou moins aventureux, d’ouvrir de nouveaux débouchés, toutes ces dépenses qu’on appelle des avances, il aboutirait très rapidement à la faillite.

Si ce n’est pas le capital, si ce n’est pas l’industriel qui paye en dernier ressort le salaire, c’est un autre personnage. Vous le connaissez tous. Seulement, on l’oublie toujours ; il ne dit rien et on n’en parle pas. Il n’en agit pas moins avec une autorité implacable ; c’est lui qui a l’action définitive, action irrésistible sur toute l’industrie : c’est le consommateur. C’est lui qui paye le salaire. L’employeur n’est qu’un intermédiaire entre l’ouvrier qui lui fournit du travail et le consommateur qui le paye en réalité.

Reportez-vous aux locutions courantes qu’on emploie toujours quand on parle des questions commerciales. On dit : « Les affaires vont » ou « les affaires ne vont pas ».

Que signifie cette locution ? Les affaires vont quand des consommateurs se pressent, quand la demande dépasse l’offre. Les affaires vont quand les débouchés sont grand ouverts. Les affaires ne vont pas quand les débouchés sont fermés, quand le consommateur fait grève. Et voilà la véritable, la terrible grève pour tout industriel, aussi bien pour l’employeur que pour le salarié. Le consommateur est toujours disposé à la grève. Il n’a pas besoin d’entente, il ne fait pas de proclamations, pas de réunion, pas de manifestations sur la voie publique ; il se prive tout simplement, il n’achète pas. Il trouve un objet trop cher qu’un concurrent de son fournisseur habituel peut le produire et le lui livrer à meilleur marché ; ce consommateur silencieux, tranquille, se retire et le débouché est fermé.

L’employeur se replie sur lui-même, ses métiers deviennent vacants, l’usine s’arrête, le marché est vide et l’industrie tombe. C’est cette grève du consommateur, dont on n’aperçoit que les effets, qui est l’élément principal de toute industrie. On ne produit pas pour produire, on ne fait pas de l’industrie pour de l’industrie, comme certaines personnes font de l’art pour l’art, avec beaucoup de générosité, de désintéressement… et d’amour-propre. (Rires.) On fait de l’industrie pour vendre, on produit pour vendre, et quand le marché se ferme, quand on ne peut pas vendre, c’est la gêne, et quand la gêne atteint l’industriel, elle atteint forcément ses fournisseurs, fournisseurs de travail, fournisseurs de matières premières, fournisseurs d’instruments de travail.

Je viens de vous dire qu’il fallait considérer l’ouvrier comme un fournisseur de travail.

Le rôle de l’employeur.

On parle des rapports du capital et du travail. Le capital d’un employeur n’est qu’un fonds de garantie pour le salaire, mais c’est le consommateur qui en dernier ressort paye les salaires. Est-ce que, par hasard, l’employeur achète du travail ? Le travail, c’est l’effort. L’effort est déterminé par l’obstacle. On n’en demande pas ; on cherche à le supprimer ; à l’effort humain, on tâche de substituer l’effort de la machine ; et quand une machine fait un effort, est-ce que c’est l’effort de la machine que je vends. J’essaie de le réduire autant que possible.

Qu’est-ce que je vends ? C’est le résultat de l’effort.

Qu’est-ce que j’achète en payant le salaire, le salaire d’un ouvrier verrier, par exemple ? Est-ce la sueur qu’il a dépensée devant son tour, est-ce l’effort qu’il a fait, l’attention qu’il a eue ?

Si je rémunère l’ouvrier verrier, c’est parce qu’il aboutit à un produit, à un verre.

Le consommateur en a besoin, je le livre au plus bas prix, mais c’est le produit que je rémunère chez l’ouvrier, comme c’est le produit que l’acheteur de ce verre rémunérera chez le marchand.

C’est une grosse erreur de croire que le travail est un fait humain au point de vue du rapport de l’effort de l’homme par rapport à un autre homme.

Quand un marchand vend à un consommateur quelconque, qu’est-ce qu’il lui vend ? Il lui vend un produit. Qu’importe au consommateur la manière dont ce produit est obtenu ? Le consommateur ne se préoccupe que d’une chose : c’est du besoin qu’il a de ce produit, de la comparaison qu’il fait entre ce produit et les ressources dont il dispose. Il l’achète ou il s’en prive, selon ses goûts qu’on appelle besoins — car rien n’est plus variable que les besoins humains — et selon le prix qu’il y attache.

L’employeur n’est qu’un intermédiaire entre le produit du travail de l’ouvrier et le besoin du consommateur, comme il est l’intermédiaire entre les divers fournisseurs de ses matières premières, de son outillage et le consommateur qui a besoin de ses produits.

Quel est le rôle de l’industriel ? C’est de prendre, par exemple, des laines d’Australie, de La Plata, de les réunir avec du charbon de terre qu’il fera venir à Verviers avec des métiers qui peuvent être de fabrication anglaise ou de fabrication belge, de les mettre en contact avec de la main d’œuvre, de transformer ces diverses matières premières en un produit qui se répartira dans le plus grand rayon possible, sur la surface du globe, et sera mis à la disposition des personnes qui peuvent en avoir besoin. Mais c’est toujours le produit qui joue un rôle.

L individu qui achète un paletot ou une pièce de drap ne s’occupe pas le moins du monde de la manière dont ce paletot, cette pièce de drap sont obtenus. Jamais le public ne sait le mal qu’on se donne pour lui. Il n’a pas à décomposer les divers coefficients qui viennent aboutir à un prix donné. Il ne consulte qu’une chose : son intérêt immédiat ; il compare un tel produit qu’on lui offre avec tel autre produit ; il fait son choix. S’il trouve que les produits qu’on lui offre dépassent la quantité de ressources qu’il veut consacrer à cet usage, il s’abstient, il fait la grève dont je parlais tout à l’heure. Il n’y a donc pas, en réalité, de rapport du travail et du capital ; il n’y a qu’un seul rapport, c’est celui du prix du produit avec le besoin du consommateur.

L’employeur cherche à établir ce prix dans les meilleures conditions. Tous les matins, il examine, il cherche les débouchés qui pourraient s’ouvrir ; tous les soirs, il se demande avec inquiétude ce qui va arriver, s’il n’a pas trouvé les débouchés sur lesquels il comptait. Toutes ces incertitudes entrent dans le prix de revient.

Je vois, dans les Manifestes socialistes et dans la presse socialiste, qu’on parle du prix de revient en vertu de la fameuse loi d’airain des salaires de Lassalle et du surtravail de Karl Max, comme si les matières premières avaient toujours un cours uniforme et comme s’il suffisait de fabriquer pour être assuré de vendre. Il n’en est rien.

Il faut compter avec les variations des cours des matières premières, avec les concurrents et, enfin, avec le consommateur plus ou moins capricieux, qui peut changer d’avis, de besoins, du jour au lendemain. Il faut compter aussi avec la dépense d’énergie qui se traduit en dépense pécuniaire, avec les efforts que l’industriel doit faire pour s’assurer des commandes, pour assurer la mise en activité de son usine. Ce sont là des éléments dont les socialistes et non seulement les socialistes, mais beaucoup de personnes, oublient de tenir compte quand ils parlent du prix de revient de la marchandise. Et alors ils calculent : « La matière première vaut tant, la main-d’œuvre tant, le produit tant, et, par conséquent, la marge est trop grande et le patron nous vole… (formule socialiste) une partie de ce que nous devrions gagner. »

On ne calcule pas les aléas que court l’employeur. Malheureusement, des enquêtes de ce genre, pour être appuyées de faits, rencontrent une très grande difficulté. Les employeurs peuvent vous dire confidentiellement les secousses qu’ils ont éprouvées, les efforts qu’ils ont dû faire pour maintenir une fabrication, alors qu’elle était menacée de disparaître ; mais naturellement, ils vous demandent le secret parce qu’ils estiment que si vous livriez ces confidences au public, leur pouvoir d’expansion et leur crédit pourraient en être atteints. J’ai eu des confidences de cette sorte ; j’en ai même reçu beaucoup dans ma vie, depuis que je m’occupe de questions économiques, et il y a quelque chose comme trente ans.

Récemment encore, le directeur d’une importante maison en France, que je ne désignerai pas autrement, me montrait qu’en deux ans le chiffre de ses affaires était tombé des 3/5, malgré des efforts considérables. Par conséquent, il suffisait d’un an ou de deux ans encore pour que sa situation fût réduite à zéro.

Alors, très énergiquement, il s’était lancé dans l’inconnu, avait renouvelé complétement son outillage, transformé toute sa fabrication et avait joué pile ou face. Il est parvenu à sortir de cette crise, mais il aurait pu y succomber.

Ce sont des éléments que les socialistes ne voient jamais quand ils parlent des bénéfices des industriels, des bénéfices plus ou moins réellement établis, avec les salaires dont ils font la totalisation d’un autre côté. Dans les affaires de mines, par exemple, de temps en temps au Parlement français, un député vient lire les cotes de la Bourse et dit : « Les actions de Lens, de Courrières, qui ont été émises à tel taux, sont arrivées à tel autre taux. » Il ne voit pas qu’il y a, à côté, la moitié des concessions qui ne sont pas exploitées ; il ne voit pas que sur la totalité des mines en exploitation, la moitié est en perte ! (Applaudissements.)

Je voulais tout d’abord vous rappeler ces quelques faits, de manière à déterminer devant vous les principaux caractères du contrat de travail. Voyons maintenant ce qu’est la grève.

La grève est un accaparement

La grève est un accaparement. Les grévistes, qui sont beaucoup plus économistes qu’ils ne le supposent, sont des accapareurs ; ils retirent le produit de leur travail du marché. S’ils sont habiles, ils saisissent le moment où le produit de leur travail est très demandé et ils essayent de tâcher d’obtenir, par une hausse du prix de leur travail, la satisfaction de certaines de leurs exigences ; ils agissent en accapareurs.

Habituellement, le gréviste lance l’anathème contre les accapareurs plus ou moins imaginaires de blé ou de toute autre denrée, mais la grève, au point de vue économique, c’est le retrait du travail du marché. En vertu des principes que je viens de dégager, je considère que le fournisseur de certains produits, résultant de son travail, a absolument le droit de refuser de continuer à fournir ces produits : exactement comme un industriel a le droit de suspendre sa fabrication et de ne pas continuer à vendre ses produits, s’il trouve qu’ils le constituent en perte ou s’il lui prend une fantaisie quelconque ; mais, à une condition cependant, il doit tout d’abord remplir les engagements qu’il a contractés. S’il s’est engagé à fournir des produits de telle qualité, à un prix déterminé et à une échéance donnée, il doit les fournir sous peine de dommages-intérêts. De même le travailleur, qui est engagé pour fournir certains services pendant une période donnée ou pour fournir certains produits déterminés pendant une période de X…, doit tout d’abord remplir ses engagements. Sinon, il est dans la situation. de toute personne qui viole son engagement et il est passible de dommages-intérêts.

Une loi du 27 novembre 1890, complétant l’article 1780 du Code civil, que j’ai contribué à faire voter par le Parlement français, spécifie très nettement, du côté de l’employeur et du côté du salarié, des dommages-intérêts en cas de rupture du contrat de travail, du contrat tel qu’il est défini par la loi anglaise ou tel qu’il résulte des usages ou des conventions établies, oralement ou par écrit. La grève est une rupture de contrat. Toute personne a le droit de rompre un contrat. L’article 1142 du Code français le déclare nettement.

Mais toute personne qui rompt un contrat est passible de dommages-intérêts à l’égard de celui envers lequel elle s’est placée en cas d’inexécution ; c’est là un principe aussi vrai à l’égard du contrat de travail qu’au point de vue de tout autre contrat d’échange.

J’estime que les fournisseurs de travail ont absolument le droit de venir dire à des employeurs : La rémunération que vous me donnez pour tel produit n’est pas suffisante, exactement comme un marchand de blé a le droit de dire : Je ne trouve pas que le cours auquel vous voulez m’acheter mes blés soit suffisamment élevé.

C’est à l’acheteur des produits du travail voir s’il doit donner la rémunération qu’on lui demande. S’il estime que le cours du travail est trop bas, exactement comme si l’acheteur de blé juge que le cours ide blé est trop bas, il doit acheter plus cher. Si, au contraire, l’employeur juge que le cours du travail est suffisamment élevé, ou trop élevé au point de vue du prix des produits qu’il peut livrer, au point de vue de ses débouchés, au point de vue de ses acheteurs à lui, il doit refuser.

Cela doit se faire sans aucune espèce de passion, avec autant de tranquillité que les acceptations d’offre et de demande des marchandises se font tous les jours dans toutes les Bourses de commerce et dans toutes les Bourses de valeurs. Il n’y a pas lieu de se brouiller pour ces questions. — Vous me demandez plus, je trouve que vous me demandez trop, je ne veux que vous donner tel prix : vous refusez ; séparons-nous bons amis ; nous n’aurons plus de rapports jusqu’au moment où vous me ferez d’autres propositions ou jusqu’au moment ou moi je viendrai vous en faire d’autres.

J’estime que c’est ainsi que doit se poser la question des grèves.

Je l’estime, non seulement d’après l’orthodoxie économique, mais d’après l’orthodoxie de tous les principes de droit privé dont nous nous réclamons depuis 1789.

La psychologie de la grève

Actuellement, est-ce que la grève a ce caractère ? Il faut bien le dire, elle a revêtu un caractère de guerre sociale. D’après la formule marxiste, le programme du socialisme allemand du Congrès de Gotha de 1875, le socialisme se constitue en parti indépendant de tous les autres partis, en antagonisme contre toute la classe capitaliste et il y comprend toute personne qui possède peu ou prou.

Pour que le parti ouvrier arrive à la conquête du pouvoir politique et du pouvoir économique, il doit avoir recours à tous les moyens : le vote s’il ne peut faire autrement ; la grève comme moyen de guerre, et enfin les moyens révolutionnaires en dernier ressort — le jour ou on pourra les employer sans trop de danger pour ceux qui y auront recours. (Rires.)

La grève n’est pas un instrument économique pour les chefs socialistes. Les motifs qu’ils invoquent pour y pousser les intéressés ne sont que des prétextes. Le mystique Benoît Malon disait dans son livre, le Nouveau Parti :

« Même une grève vaincue a son utilité si on ne s’en sert, comme le recommande Lafargue, avec tant de raison, que comme un moyen d’ébullitionner les masses ouvrières. »

Et en 1880, quand une grève éclata dans l’industrie textile du Nord, à Tourcoing, à Lille, à Halluin, à Armentières, le Révolté de Genève disait :

« Cette grève prenait au commencement des allures assez sérieuses ; il s’agissait d’employer la dynamite. »

Je ne rappellerai pas l’assassinat de M. Watrin, à Decazeville, en 1886 ; mais dans les grèves du Pas-de-Calais et du Nord, en 1893, il y eut seize explosions de dynamite, qui n’ont pas eu un grand retentissement parce qu’elles ne firent pas de victimes.

Je ne rappellerai pas ici les excès commis en Belgique lors de la grève des verriers de Charleroi. Vous les connaissez mieux que moi. En Angleterre, dans la grève des mineurs de 1893, il y a eu des incendies et des actes de telle nature qu’ils ont provoqué une répression sanglante.

Mais les grèves des États-Unis dépassent de beaucoup en violence les grèves européennes. Elles sont devenues de véritables guerres : telle la grande grève des chemins de fer qui, en 1877, intercepta les trains, démolit les voies, détruisit les voitures et les machines et incendia les magasins. Telle, en 1892, la grève de Homestead, dans l’État de Pennsylvanie, appartenant à M. Carnegie qui, ayant débuté comme ouvrier, dirige des usines métallurgistes occupant 20 000 ouvriers. Après des combats sanglants et des incendies, il fallut l’envoi de six mille hommes pour rétablir l’ordre.

Le travail reprit avec des non union men, ce que nous appellerions des non-syndiqués. À Cœur d’Alène, dans l’État d’Idaho, des mineurs, ayant été remplacés aussi par des non union men, ils massacrent, ils pillent, font sauter le pont du chemin de fer et ne désarment qu’après une bataille dans laquelle furent faits deux cent cinquante prisonniers

Dans l’État de Tennessee, les mineurs assiègent Coal Creek, s’en emparent, et leur grève ne finit aussi que par un combat.

À Buffalo, sur le lac Érié, le 15 août 1892, les aiguilleurs, pour empêcher des aiguilleurs non syndiqués de prendre leur place, brisent les aiguilles, incendient plusieurs centaines de wagons remplis de coton et de marchandises. Le gouvernement de l’État met sur pied 13 000 hommes de la milice pour les réduire.

Dans la grève de Chicago de juin et juillet 1894, on dut employer 14 000 hommes de troupes et de police : le nombre des tués et grièvement blessés fut de 12 ; celui des personnes arrêtées de 515.

Trains bloqués, voies détruites, incendies, menaces furieuses : Ces désordres eussent été beaucoup plus graves sans la présence de cette imposante force armée.

Dans ces conditions, la grève n’a pas un caractère économique.

Dans l’organisation des Syndicats ouvriers, dans l’organisation des Trades-Unions anglaises, dans l’organisation des groupements, il faut bien le reconnaître, la grève est un acte de guerre sociale. Et cette guerre est déclarée comment ? Par qui ?

Un duel à trois.

Sidney Webb, le socialiste anglais qui a publié un gros volume sur l’histoire des Trades-Unions, disait ceci : « Les Trades-Unions considèrent maintenant que le devoir de chacun des 700 membres qui constituent leur personnel administratif est d’être ‘en antagonisme constant avec leurs employeurs.’ » Tel est le principe. Actuellement, on peut considérer qu’une grève n’est pas un duel à deux, entre l’employeur et le salarié, mais un duel à trois, comme l’a fait spirituellement observer M. Stafford Ransome. Une grève se déclare, souvent on ne sait pas pourquoi. Aucune communication n’a été faite à l’industriel ; personne ne lui a demandé d’augmenter les salaires. La grève étant déclarée, il se trouve fort empêché, car il a des commandes à livrer. Il estime que sa maison va subir une grave atteinte ; que, pour l’avenir, lorsqu’il aura des marchés à conclure, les consommateurs auxquels il s’adressera lui diront : « Vous avez été en grève, vous y serez peut-être encore, vous n’êtes pas bien sûr de pouvoir faire face à vos engagements. » Il est fort ennuyé. Il y a, d’un autre côté, une quantité considérable de salariés qui, au fond, trouvent les conditions du travail acceptables, qui comprennent vaguement qu’il est impossible de surélever les prix, au moins immédiatement, du travail qu’ils fournissent, mais ils restent passifs. Vous savez que, quand il y a vingt-cinq personnes qui font du tapage dans une salle, elles font beaucoup plus de bruit que deux cents personnes qui écoutent. (Rires.)

Dans les grèves, il en est absolument de même et alors vient le véritable facteur de la grève, le troisième personnage de ce duel. Dans toutes les grèves il existe : c’est le meneur qui n’a de situation, qui ne peut exister ni se perpétuer que par l’entretien de grèves existantes et par la provocation des grèves à venir. (Applaudissements.)

Alors ils déclarent la grève, pourquoi ? Quand la grève d’Anzin éclate, en 1884 on réclame la suppression du marchandage, on proteste surtout contre un nouveau mode de travail et M. Basly déclare dans sa déposition devant la délégation des 44 que « si les ouvriers d’Anzin eussent connu le mode de travail actuel, la grève n’aurait pas éclaté. «

Par qui est déclarée la grève ? En mars 1882, à Bessèges, 200 ou 300 individus se mettent en grève : 5 500 ouvriers voulaient travailler et finissent par céder.

Le 19 novembre 1891, je disais comme ministre des travaux publics, à la Chambre des députés, sans que mes renseignements pussent être contestés, que la grève des mineurs du Pas-de-Calais avait été déclarée à la suite d’un vote dont les voix se répartissaient de la manière suivante : 13 000 pour, 7 000 contre, 10 000 abstentions, et la grève générale est proclamée.

Ensuite, on nomma les délégués pour formuler les revendications qui devaient, a posteriori, la justifier.

En 1893, nous avons vu les 30 ouvriers mineurs du Pas-de-Calais endurer toutes les misères de la grève, selon les ordres d’une cinquantaine de délégués, dont 47 cabaretiers, et les intérêts de ces derniers n’étaient peut-être pas exactement les mêmes que ceux des piqueurs et des hiercheurs. Les délégués travaillaient au jour, bien qu’ils travaillassent souvent la nuit.

Au commencement de mars 1895, 1 700 verriers de Charleroi sur 13 000 votent la grève. La grève est proclamée par la minorité et 11 000 résignés l’ont subie.

La tyrannie syndicale.

Et alors, Messieurs, de ces faits de tyrannie syndicale, de tyrannie socialiste, devrais-je dire, nous en avons été les témoins dans tous les pays.

Tout à l’heure, on me rappelait un fait relatif à Verviers, que j’ai cité dans mon livre sur la tyrannie socialiste. Nous en avons vu beaucoup d’autres en France.

En 1881, la Société de secours mutuels des Chapeliers, qui, comme elle le reconnaît, était un Syndicat de résistance, imposa une grève dans des conditions qui montrent jusqu’où peut aller, dans la conception de certains syndiqués, l’idée du pouvoir des Syndicats et le mépris de la liberté du travail. La maison Crespin, Laville et cie avait deux maisons : l’une, rue Vitruve, et l’autre, rue Simon-le-Franc. Elle payait les ouvriers de cette dernière au tarif de la Société et les premiers à un tarif plus bas. La Société ordonne à ceux-ci de se mettre en grève. Ils obéissent. Elle ordonne aux ouvriers de la maison de la rue Simon-le-Franc de se mettre en grève à leur tour. Certains se soumettent ; d’autres protestent, en disant : — Nous travaillons au tarif de la Société : nous sommes en règle. Nous n’avons pas de motif pour nous mettre en grève. — Vous ne pouvez l’exiger de nous. — On vous expulsera. — Et nos cotisations pour la Caisse de retraite, etc. ? — Perdues.

Une assemblée générale est convoquée et, avec des procédés menaçants, oblige les ouvriers de la rue Simon-le-Franc à faire grève !

Beaucoup de grèves qui se sont produites dans ces derniers temps viennent de la prétention des Syndicats à imposer leur autorité dans les ateliers et usines, à ne pas souffrir qu’il s’y trouvât un ouvrier non-syndiqué. Au mois de janvier 1893, cette prétention provoqua non seulement la grève dans l’usine Marrel, mais, par solidarité, les ouvriers des autres usines, Brunon, Arbel, Deflassieux, Lacombe, des Aciéries de la marine, etc., etc., les ont quittés sans invoquer aucun grief, ni formuler aucune réclamation.

Un Syndicat a mis en interdit la verrerie Richarme, à Rive de Giers, parce qu’il y avait un ouvrier du nom de Darçon qui refusait d’être syndiqué. Cet ouvrier est devenu un héros et je crois que, dans l’histoire du travail, son nom doit rester célèbre. Le directeur de la verrerie Richarme, M. Deriard, a montré un héroïsme égal à celui de cet ouvrier. Il a maintenu l’usine ouverte pour un seul ouvrier. Cela a duré huit mois. Darçon est revenu tous les matins au milieu des menaces et des huées ; sa femme ne pouvait plus aller au lavoir, il y avait des manifestations sous ses fenêtres. À l’usine, il rangeait des bouteilles ou fumait sa pipe, mais, pendant ce temps, les autres continuaient de le menacer. Au bout de huit mois, M. Deriard, ayant appelé des ouvriers étrangers, ils ont fini par rentrer avec plus ou moins de mauvaise volonté.

Dernièrement, à Paris, dans l’atelier de photogravure de M. Reymond, où les ouvriers sont des artistes, qui gagnent des salaires variant de 10 à 15 francs par jour, on vient trouver l’employeur et on lui dit : « — Monsieur, il y a un tel qui ne veut plus faire partie de la Chambre syndicale. » L’employeur répond : « Cela ne me regarde pas. Je ne m’occupe point de ce que vous faites dans vos Chambres syndicales. » Alors, ils le prennent de plus haut, et lui déclarent : « Nous exigeons de vous que vous le frappiez d’une mise à pied de trois mois pour le punir d’avoir enfreint ses engagements envers la Chambre syndicale. »

L’employeur refusa et ils se mirent en grève. J’avais raconté le fait dans le Siècle. Un des ouvriers qui s’étaient mis en grève vint me trouver et me dit : « Cela ne s’est pas passé tout à fait comme vous l’avez rapporté, mais c’est bien ça tout de même. Oui, nous voulions le punir d’avoir quitté le Syndicat, nous comptions bien que le patron céderait et, s’il avait été un véritable patron, il aurait cédé. Mais c’est un artiste. Il a résisté et nous avons été obligés de rentrer. (Rires.)

Ils comptaient qu’un homme sage, pacifique, mettant d’un côté ses intérêts, les engagements à tenir, les dédits qu’il pourrait avoir à supporter et, d’un autre côté, la mise à pied d’un individu, ne manquerait pas de céder. Ils se sont heurtés à un artiste et, malgré leur défaite, ils se réjouissent parce qu’ils pensent qu’il a perdu beaucoup d’argent dans cette grève. En effet, il avait de gros engagements ; mais il a profité de cette crise pour substituer de nouveaux moyens de fabrication à ceux qu’il employait et devant l’adoption desquels il avait hésité pour ne pas troubler les habitudes de son personnel.

Nous avons d’autres exemples de ce genre.

J’avais raconté dernièrement l’histoire d’une grève de chapeliers à Bordeaux. Un des grévistes m’écrivit pour me dire : « Cela ne s’est pas passé tout à fait comme vous l’avez dit. — Les rectifications commencent toujours ainsi. — Il y avait un patron chapelier à Bordeaux qui avait put faire faire à Barsac des chapeaux à un tarif auquel nous ne voulions pas consentir, parce que la Chambre syndicale avait fixé un minimum de fabrication des chapeaux. (Rires.) Il les fit faire à Barsac. Nous restâmes cinq ou six mois en grève, puis nous finîmes par consentir à faire des chapeaux aux prix de Barsac. Mais des ouvriers chapeliers de cette localité lui dirent : Nous vous avons fabriqué des chapeaux à ce tarif. Vous n’avez pas de raisons pour nous quitter. Par conséquent, nous viendrons à Bordeaux fabriquer des chapeaux au même tarif. Alors ils vinrent. Nous n’avons pu admettre cela et nous les avons soumis à un petit sautage pendant une heure ou deux.

Vous avez tous lu Don Quichotte et vous voyez d’ici Sancho Pança berné dans une couverture tenue par des mains vigoureuses et malveillantes. Ils trouvèrent donc légitime de la part d’un Syndicat de faire « sauter » les deux ouvriers de Barsac qui avaient consenti à travailler à un tarif réduit et qui voulaient continuer à travailler au tarif que les ouvriers de Bordeaux eux-mêmes avaient accepté en dernier ressort !

En français, cela ne s’appelle pas un sautage, mais cela s’appelle de la tyrannie et la plus odieuse des tyrannies ! Après avoir supprimé les corporations en 1791, nous pouvions espérer que la liberté du travail était un principe acquis ; qu’il était reconnu par tous que chaque individu avait le droit d’employer, au mieux de ses intérêts, son activité, son énergie, son intelligence pour vivre. Au contraire, d’après ces théories syndicales, il appartient à un Syndicat quelconque, à un groupe d’individus quelconque, de déclarer à tel ou tel, qui veut rester indépendant, qu’il ne pourra pas vivre par son travail. Si on va jusqu’au bout de cette conception, on doit considérer qu’il n’y a pas d’oppression plus épouvantable ! À cet individu, vous lui enlevez le logement ; vous en faites un exilé, c’est l’exilé antique ; vous le privez de la terre, de l’eau, de la lumière ; vous lui enlevez le pain quotidien ; vous le forcez à quitter sa localité, à abandonner le métier auquel il devait de pouvoir vivre ; vous le poursuivez de ville en ville, de région en région ; vous en faites un exclu, un condamné ; vous le réduisez à la mendicité, qui est considérée comme un délit par nos lois. Et l’on ne paraît pas se douter du caractère odieux de cette exclusion.

De même, lorsqu’une grève se déclare, si un ouvrier veut aller au travail, beaucoup de personnes estiment qu’il est tout à fait légitime de la part des grévistes de l’en empêcher, et en France, quand il y a des procès pour violences contre certains grévistes qui ont assommé plus ou moins un de leurs camarades qui voulait continuer à travailler, ils répondent : « Nous étions en grève, nous voulions le maintien de la grève ; n’étions-nous pas dans notre droit en empêchant untel de travailler ? » Il y a des magistrats qui, ma foi, ne sont pas loin de partager pareilles doctrines et qui disent : « Oui, ils étaient en grève, et du moment que tel individu voulait travailler, ils avaient bien raison de l’en empêcher ! » Mais c’est la violation même d’un principe fondamental de notre droit public ! Cette injonction menaçante est un délit ou un crime. Ce qu’un individu isolé n’a pas le droit de faire, dix, cent, mille, dix mille n’ont pas davantage le droit de le faire.

Lorsqu’un acte est considéré comme délictueux ou criminel, s’il est commis par un individu, il ne devient pas légitime parce qu’il aura été commis par une collection d’individus. Au contraire, c’est là une circonstance aggravante. Qu’un ouvrier en arrête un autre sur le chemin de l’atelier et lui dise : « Tu n’iras pas travailler, parce que cela me plaît pas », l’autre lui répondra : « De quel droit m’en empêcherais-tu ? » Parce que, au lieu d’un individu, il y en aurait dix mille qui auraient dit à un autre : « Tu ne travailleras pas, parce que c’est notre bon plaisir », est-ce que cet acte deviendrait légitime ? C’est par une aberration complète à l’égard des rapports juridiques des citoyens entre eux et a l’égard même des rapports moraux des individus les uns à l’égard des autres que cette conception est devenue, en quelque sorte, monnaie courante dans l’intellect des grévistes. (Applaudissements.)

Les grèves au point de vue économique.

J’aborderai maintenant la grève sous le rapport économique, en me plaçant au point de vue des intérêts des grévistes.

Si tout individu a parfaitement le droit de retirer son travail du marché, il ferait bien de calculer auparavant. Un négociant a parfaitement le droit aussi de refuser de vendre sa marchandise à un prix donné, mais, avant de prendre cette résolution, il suppute ses risques de pertes ou de gain. Eh bien ! dans une grève, les grévistes calculent-ils toujours les conséquences de leur action ? Trop souvent, au contraire, ne se laissent-ils pas aller à des emballements provoqués par les intéressés à la grève, les meneurs, dont je parlais tantôt ? Pour justifier leurs grèves, le plus fréquemment ils déclarent qu’ils veulent élever le taux des salaires. Le moyen d’élever le taux de salaires ? Il n’y en a qu’un. Cobden l’a résumé dans une formule pittoresque qui reste toujours vraie : Les salaires montent quand deux employeurs courent après un ouvrier et ils baissent quand deux ouvriers courent après un employeur. (Rires.) Il n’y a pas d’autre loi qui fixe le taux des salaires que cette vieille loi de l’offre et de la demande dont on médit beaucoup dans les milieux socialistes, mais qu’il est aussi impossible d’abroger que la loi de la pesanteur.

Est-ce que, le plus souvent, la grève ne décourage pas l’employeur ? Ne l’empêche-t-elle pas de courir après un ouvrier ?

Elle fait que ce ne sont plus deux employeurs qui courent après un ouvrier, car chaque fois qu’une grève a lieu il y a une répercussion sur le débouché. Les verriers français avaient en Angleterre de nombreux clients qui leur ont dit : Nous ne sommes plus sûrs de l’exécution de nos commandes. Nous les garantissez-vous, quoi qu’il arrive ? Sinon, nous ne vous achèterons pas, et voilà un débouché fermé.

Je ne parcourrai pas toute l’histoire des grèves, mais vous verrez, presqu’à la fin de chaque grève, un débouché se fermer. L’acheteur se dit naturellement que le producteur sera obligé de faire des concessions aux grévistes, qu’il produira nécessairement à un prix plus élevé et qu’il essayera de se rattraper d’un côté ou de l’autre. Par conséquent, la confiance qu’inspirait le producteur, qui fait sa principale force à l’égard des consommateurs, est atteinte par cette grève. Nous venons d’en avoir des exemples récents. Les mineurs anglais se sont mis en grève. Jusqu’à présent, Bordeaux et le Sud-Ouest de la France étaient surtout alimentés par les houilles anglaises. Qu’est-il résulté de la grève ?

D’après un rapport de M. Ward, consul anglais à Bordeaux, les houillères françaises ont essayé de détourner la clientèle des houillères anglaises ; elle s’est laissée aller et le débouché du Sud-Ouest de la France a été restreint pour les houillères anglaises. En 1893, les mineurs du Pas-de-Calais se sont mis en grève. Que s’est-il produit ? Les consommateurs de charbon sont venus s’adresser à la Belgique. Les exploitants des houillères belges ont été extrêmement habiles à cette occasion ; ils n’ont pas augmenté leurs prix, mais ils ont dit aux consommateurs français : « Nous voulons bien vous vendre du charbon, mais vous allez accepter de signer des contrats pour une grande quantité. » Par conséquent, les grévistes du Pas-de-Calais ont abouti à ce résultat d’augmenter la consommation des houilles belges en France.

Les cordonniers anglais viennent de se mettre en grève. Les journaux anglais constatent que cette grève a eu pour résultat d’ouvrir aux produits américains et allemands les marchés de toutes les grandes villes anglaises et écossaises.

Les grévistes ont quelquefois une singulière manière de comprendre leur intérêt. Il y a quelques années, on a essayé d’introduire à Venise des bateaux à vapeur. Leur service sur le grand canal y représente celui des tramways sur nos routes. Les entrepreneurs de ces bateaux à vapeur avaient quelque inquiétude ; ils se demandaient si les Vénitiens abandonneraient les gondoles, malgré les avantages d’économie et de vitesse que ces bateaux pourraient leur procurer Dès que les bateaux commencèrent à marcher que firent les gondoliers ? Ils se mirent en grève. Alors la population vénitienne, se trouvant sans gondole, fut obligée de se servir des bateaux ; elle en prit habitude, et quand les gondoliers, s’apercevant de leur fausse manœuvre, remontèrent sur leurs gondoles et les offrirent à leur clientèle habituelle, ils trouvèrent qu’elle s’était déjà accoutumée aux bateaux à vapeur. Les deux tiers des gondoliers ont dû disparaître, ce qui peut être une perte pour le pittoresque de Venise, mais ce qui est une plus grande perte pour les gondoliers qui croyaient avoir trouvé en refusant leurs services, un excellent moyen de dégoûter la population vénitienne de l’usage des bateaux à vapeur. (Rires et applaudissements.)

En 1856, les charpentiers de Paris ont fait relativement aux charpentes en fer, exactement ce que les gondoliers de Venise ont fait, il y a sept ou huit ans à l’égard des bateaux à vapeur. Ils ont abouti à faire accepter du coup l’emploi des charpentes en fer à Paris.

Lord Brossey a constaté que les constructeurs de navires s’étant mis en grève à Willwall, sur la Tamise, ont fait émigrer la construction des navires dans la Clyde.

Partout, on trouve une grève ayant pour conséquence le déplacement, l’émigration d’une industrie, soit d’une localité dans une autre, soit d’un pays dans un autre pays.

Si les grèves ont pour conséquence, en augmentant les prix de revient des produits, de contribuer à restreindre ou à fermer des débouchés, elles provoquent encore une autre répercussion. J’ai dit tout à l’heure que le capital était un fonds de garantie pour les salaires. Il faut que ce capital existe tout d’abord pour entreprendre une industrie. Comment se forme le capital d’une industrie ? Ou bien c’est une industrie traditionnelle dans les familles qu’un père peut transmettre à ses enfants. Il y a beaucoup de parents qui en ce moment, voyant des menaces de grèves, l’incertitude des affaires, ne sont pas disposés à léguer de pareilles aventures à leurs fils. Il y a des industriels, au moins en France, qui, encore en plein âge d’activité, veulent mettre à l’abri ce qu’ils ont gagné et, au lieu de continuer leur industrie, s’en détachent. Il y a des jeunes gens qui étaient disposés, par leur vocation, par leurs habitudes, par leur intelligence, par leur initiative, à continuer telle industrie ou à entreprendre une autre qui se disent : — Ma foi, je ne veux pas risquer toute mon énergie, mes capitaux, ceux de mes parents, ceux de mes commanditaires, dans une aventure qui peut aboutir à une débâcle. Et ces jeunes gens, au lieu de choisir une carrière industrielle, se réfugient dans l’administration ou dans l’armée et, au lieu de développer des industries qui contribuent à alimenter les ressources du budget, deviennent budgétivores et diminuent d’autant la puissance de production d’un pays. (Approbation.)

Si ces résultats économiques sont déplorables au point de vue des fournisseurs de travail, ils sont non moins déplorables au point de vue des producteurs de tous genres et au point de vue du pays.

Abandonnant en ce moment la question de l’avenir de l’industrie dont vivent tels ou tels grévistes, j’aborde la question immédiate de la perte en salaires. J’ai démontré, tout à l’heure, que la grève était un accaparement. Il me suffira de quelques chiffres pour vous montrer qu’elle est le plus grand des luxes pour les salariés.

M. Bevan, calculant les pertes en salaires causées par les grèves, évaluées à 5 fr. et à cinq jours de travail, pour 110 des grèves qui ont éclaté en Angleterre de 1870 à 1879, arrive à un total de 4 468 000 livres sterling, soit 112 millions de francs.

Le ministre du travail aux États-Unis a calculé que les grèves de 1881 à 1887 ont coûté 260 millions de francs aux ouvriers.

La perte en salaires de Chicago, en juin-juillet 1894, a été, d’après le rapport de la Commission d’enquête, présidée par M. Carvoll Wright, de 1 820 000 francs pour les 3 100 ouvriers de Pullman ; de 7 228 000 fr. pour les 100 000 ouvriers des 24 Compagnies aboutissant à Chicago.

D’après la Labourd Gazette, les grèves en Angleterre ont affecté 625 000 personnes en 1893, 306 000 personnes en 1894, mais elle ne donne pas le nombre des journées perdues.

La grève des mineurs du Pas-de-Calais, en 1893, en France, représente 1 722 000 journées perdues et une perte de salaires de 10 600 000 francs, d’après la Statistique officielle des Mines.

En Belgique, en 1893, la grève du Hainaut a représenté une perte de 852 000 journées de travail ; une diminution de production de 495 000 tonnes ; la part de l’ouvrier à la tonne étant de 5,27 fr., c’est donc une perte de 2 500 000 francs.

En 1893, il y avait eu, en France, 3 174 000 journées chômées par les grévistes. En les mettant en moyenne à 4 francs, ce qui est en-dessous de la vérité, elles représentent une perte en salaires de 12 696 000

En 1894, comme il n’y a pas eu de grosses grèves de mines, ni de tissages, ni d’ouvriers du bâtiment, le nombre de journées perdues est tombé à 1 062 000, ce qui représente une perte de 4 128 000 fr., peu de chose relativement : mais somme qui n’est point sans avoir des répercussions profondes sur ceux qui subissent cette perte ; les marchands fournisseurs des grévistes en savent quelque chose.

Que faire ?

Quelle est la conduite à tenir pour atténuer, sinon supprimer cette funeste politique de grèves ? Que faire ? Voilà la question que tout le monde se pose et on la résoud de diverses manières.

Il y a le socialisme patronal, qui considère qu’il peut trancher la question en entourant les ouvriers de toute espèce de soins, d’affection ; en multipliant les points de contact avec lui, en s’occupant de la situation matérielle ou morale des ouvriers, en les logeant, en les nourrissant, en veillant sur leur famille, sur leurs enfants.

J’estime que ce socialisme patronal est une belle idée, empruntée aux traditions patriarcales de la Bible, mais qu’il n’y a aucune espèce de rapport entre un industriel du XIXe siècle et Jacob, se promenant lui, ses troupeaux, sa tribu, dans les déserts de la Judée. (Rires.) Les efforts de l’école de Le Play pour assimiler l’industriel actuel avec le patriarche biblique sont en contradiction avec toute l’évolution humaine et ils n’ont abouti qu’à des crises, parce qu’ils ont multiplié des points de contact. Vous savez combien il est déjà difficile à deux associés dans l’industrie d’être d’accord quand ils ne s’occupent que de leurs affaires industrielles. S’ils veulent rendre l’association plus intime, s’ils veulent multiplier les rapports d’intérêts, y ajouter des rapports d’affection, des rapports d’amitié ; s’ils veulent — que les dames me permettent l’expression — ajouter à ces rapports des rapports du monde, des rapports féminins, des rapports d’enfants, il y a une occasion perpétuelle de petits conflits. À plus forte raison quand, dans l’association du travailleur avec l’employeur, on veut multiplier les points de contact et quand l’employeur veut s’assurer une espèce de police paternelle, bienveillante et tracassière, sur ceux qu’il emploie, des conflits naissent à tout instant.

La grève de la maison Pullman — le grand constructeur de wagons américain —, en 1894, vient de la volonté des ouvriers de secouer le joug de sa bienveillance.

La plupart des grèves des mines ont été provoquées par les organisations de philanthropie savante dont les directeurs avaient voulu entourer leur personnel. Le commencement de grève des chemins de fer, en 1891, prit pour prétexte l’économat de la Compagnie d’Orléans à Paris. M. Anatole Leroy-Beaulieu, tout en préconisant les institutions patronales, est obligé de reconnaître dans un article paru dans le dernier n° de la Revue des Deux-Mondes, « que l’ouvrier rejette ces bienfaisantes institutions patronales ; qu’il se révolte contre tout patronage, parce qu’à ses yeux patronage implique inégalité, infériorité. Patron vient de pater, et se montrerait-il vraiment un père, que le patron ne conquerrait pas toujours le cœur de ses ouvriers ; car, paternelle ou autre, ils   ne veulent plus au-dessus d’eux d’autorité sociale. »

Il y a à côté du socialisme patronal, le socialisme d’État

Ce n’est plus l’employeur qui agit dans ce cas, c’est l’État qui veut se charger d’intervenir dans les rapports du contrat de travail. Une première qualité manque à l’État pour être autorisé à remplir ce rôle. Si l’industriel fait faillite, ce n’est pas lui, État, qui subira sa perte et celle de ses créanciers. Quand l’État veut introduire un inspecteur dans une manufacture, ou dans un atelier, pour régler les conditions du travail, cet inspecteur est entaché de deux défauts : presque toujours, il est incompétent et puis il est irresponsable. Lorsqu’on multiplie ces inspecteurs sous prétexte d’assurer le bonheur des industriels et des travailleurs, pour lesquels, depuis 1886, date de la Commission du travail en Belgique, on ne cesse d’élaborer au Conseil supérieur du travail un tas de projets de lois dont quelques-uns sont venus jusqu’à l’application, on oublie toujours ce léger facteur : c’est que si l’inspecteur, au nom de l’État, vient diriger le travail dans l’atelier, peu à peu, il en met à la porte le directeur naturel, l’employeur, celui qui a engagé ses capitaux, qui a fondé l’industrie, qui l’a développée, et une fois que l’employeur se sera retiré, à cause des tracasseries qu’on lui aura suscitées, nous serons en plein collectivisme ! Et l’État n’aura plus qu’à mettre la main sur cette entreprise ! (Approbation.)

Aussi vous voyez dans tous les programmes socialistes, dans le programme du parti ouvrier belge, notamment, la volonté de resserrer de plus en plus le réseau des lois réglementant le travail. J’ai extrait des discussions du Conseil supérieur du travail de Belgique un certain nombre de demandes de revendications faites par des socialistes qui en font partie. MM. Seffers et Denis, dans la séance du 4 janvier 1895, demandent qu’ « aucune amende ne puisse être appliquée aux ouvriers. Quand un ouvrier commettra une faute, une Commission mixte de patrons (?) et d’ouvriers de la même fabrique se prononcera sur l’affaire. La Commission lui fera signer un bulletin et lui exposera sa mauvaise façon d’agir. » (Rires.)

Vous avez entendu parler des Conseils d’usine qu’on a essayé d’établir. Ces Conseils d’usine ont pour résultat de déplacer l’autorité et la responsabilité, pour but d’appliquer ce que demandaient MM. Seffets et Denis au Conseil supérieur du travail : C’est que celui qui a la responsabilité de la direction de l’entreprise n’ait plus aucune espèce d’autorité pour la diriger.

M. Welter, l’ingénieur des mines de Mariemont est allé jusqu’à déclarer qu’ « un patron ne pouvait renvoyer un ouvrier sans avoir l’assentiment de tous les autres ouvriers, tandis que l’ouvrier pouvait toujours quitter. » Il n’y a plus là contrat synallagmatique. L’employeur serait toujours lié et l’ouvrier toujours délié.

Le jour ou vous aurez enlevé à l’employeur toute autorité, vous pouvez être certain du résultat : il disparaîtra. Il ne sera plus question alors de huit heures de travail, ni d’un minimum de salaire. Le travail ne sera pas même réduit à six heures, ce que demandent M. Vaillant et les Trades-Unions australiens ; à quatre heures, comme le réclame M. Hyndman ; à trois heures, comme l’exige M. Lafargue ; à deux heures, comme le réclamait M. Reimsdorf devant le tribunal de Leipzig ; il ne sera pas même réduit à une heure et demie (rires), comme le demandait le docteur Joynes. Il sera réduit au chiffre que ne peut dépasser aucune surenchère, il sera réduit à zéro parce que l’usine ou la manufacture sera fermée ! (Applaudissements.)

Partout, nous constatons la même aberration du socialisme d’État. On demande que le directeur industriel n’ait plus aucune espèce d’autorité. Cependant, nous savons tous bien que dans une réunion, fût-elle aussi courtoise que celle-ci, il faut un président qui ait un certain droit de police. Nous savons tous bien que, lorsque le travailleur s’engage à fournir le produit de son travail, il faut qu’il le fournisse dans certaine condition. Quand un négociant s’engage à fournir un produit dans des conditions déterminées, s’il y manque, il est considéré comme fraudeur, il est passible pour le moins de dommages-intérêts, il perd son crédit ; nous en revenons à ce fait, c’est que, pour assurer l’exécution loyale de tout contrat, il faut une sanction. Il faut cette sanction dans le contrat de travail comme dans le contrat d’échange. Elle doit être établie de deux manières : ou bien je vous fais un procès si vous n’exécutez pas bien, ou je ne veux plus m’adresser à vous comme fournisseur si vous avez cessé de me fournir la qualité ou la quantité que je vous demandais. Nous devons nous séparer.

Qu’est-ce que la séparation de l’acheteur du travail et du vendeur du produit du travail ? C’est le renvoi, c’est la mise à la porte, c’est la cessation des rapports entre l’employeur et le salarié, comme la cessation des rapports entre l’acheteur et le vendeur de tel objet, de telle marchandise. Et vous voulez mettre un tiers entre les deux parties ; et ce tiers sera un inspecteur d’État, délégué, s’il est choisi par voie élective, d’une Association qui aura à sa tête un de ces professionnels de grèves dont je parlais tantôt. Il le sera peut-être lui-même, comme nous le voyons par l’exemple de tant de délégués mineurs en France. On aboutira à un résultat complétement négatif ; ce sera la ruine pour l’employeur et pour le fournisseur du travail qui ne trouvera plus à vendre son travail, parce que les portes se seront fermées devant lui.

On parle beaucoup d’arbitrage. Qu’est-ce que l’arbitrage ? En matière civile, il est prévu par le Code de procédure civile ; en matière commerciale, c’est l’intervention d’un tiers qui se produit lorsque deux parties ne sont pas d’accord sur l’interprétation d’une convention. Qu’entendent, par arbitrage obligatoire ou facultatif, aussi bien les socialistes d’État que les socialistes révolutionnaires ? Par l’arbitrage obligatoire, on entend que ce sera une tierce personne qui viendra fixer les conditions d’achat ou de vente de la marchandise résultant du travail. Admettriez-vous actuellement qu’il y eût un tiers, un conseil, un organisme quelconque qui viendrait fixer les conditions d’achat ou de vente de telle ou telle marchandise ? Admettriez-vous qu’il y eût un arbitre qui vînt s’interposer entre un acheteur et un vendeur de blé pour dire au vendeur : Vous demandez trop cher, et à l’acheteur : Vous offrez trop bon marché. Or, c’est ce qu’on veut obtenir par l’arbitrage obligatoire entre grévistes ou employeurs qui ne veulent pas accepter leurs conditions respectives. En réalité, ces questions doivent se régler comme les autres, c’est-à-dire sans un intermédiaire, qui est toujours irresponsable, sans un intermédiaire qui n’a pas la responsabilité de la faillite, des engagements, des débouchés. On doit laisser en présence les deux partis seuls intéressés.

À ces Conseils d’arbitrage, je préférerais de beaucoup la théorie des meneurs soutenue par M. Julien Weiler. Si nous reconnaissons que les ouvriers ont le droit de demander des modifications dans la rémunération de leur travail, selon leurs appréciations vraies ou fausses, comme tout vendeur a le droit de demander des augmentations de prix de ses produits, des intermédiaires sont utiles dans les grandes usines ; les travailleurs doivent pouvoir se réunir pour vendre en gros le produit de leur travail, comme les manufactures vendent en gros leurs produits.

C’est exact. Il serait beaucoup plus facile à l’industriel de s’entendre avec certains délégués qui spécifieraient pour tous les autres travailleurs et les engageraient sous leur responsabilité, pour un temps donné, à telles ou telles conditions. Mais on l’a essayé. Pour que ce système pût réussir, il eût fallu que ces délégués, émanant d’une majorité, prissent d’abord au sérieux leur responsabilité et voulussent bien respecter les droits de la minorité ou des abstentionnistes. Pas du tout. On les a vus partout se constituer en antagonistes des « patrons » et en tyrans de ceux des intérêts de qui ils n’avaient pas été chargés. Quand les employeurs leur ont donné accès auprès d’eux, ils ont ratifié leur autorité à l’égard de ceux qui la lui refusaient. Ils sont devenus leurs complices, non seulement contre eux-mêmes, mais contre les ouvriers timides et passifs qui demandaient la paix et à qui ces meneurs accrédités ont imposé la guerre.

L’intermédiaire manque donc ; il ne pourra jouer un rôle normal que lorsque les fournisseurs de travail auront une idée nette du contrat de travail. Il en est de même pour les Bourses du travail, dont la conception première est due à un de vos compatriotes M. G. de Molinari. Elles n’ont été jusqu’à présent, en France, que des foyers de guerre sociale. Elles n’ont jamais servi à régler le cours du salaire, selon l’offre et la demande, ce qui serait leur unique raison d’être.

J’ai surtout cru utile d’insister sur les préjugés socialistes qui courent le monde actuellement et que j’ai définis l’endosmose socialiste. Non seulement il y a des travailleurs plus ou moins égarés par les prédications des meneurs socialistes, mais il y a beaucoup de personnes qui, par leur pratique des affaires, par la netteté avec laquelle elles envisagent les questions auxquelles elles sont mêlées, devraient se rendre un compte exact de ce qu’elles valent et qui, peu à peu, au lieu de se cantonner dans certains principes bien établis, se laissent imprégner par ces préjugés et se disent : Au fond, il y a quelque chose à faire dans ce sens ! Et elles se laissent aller à toute espèce de concessions dont elles n’envisagent ni le caractère ni les conséquences.

 Quant aux socialistes révolutionnaires, vous connaissez tous leurs doctrines. Je viens de les rappeler en fait de grève. Ils considèrent que c’est un acte de la guerre sociale, de la lutte des classes. Par conséquent, il n’y a pas à discuter avec eux, il n’y a qu’une chose à faire, c’est de leur opposer un veto absolu et de se mettre en garde contre leurs actes.

En réalité, il n’y a qu’un seul remède à apporter aux difficultés de la situation actuelle : c’est la précision du contrat d’échange entre employeur et salarié, c’est de déterminer d’une manière nette la notion du caractère du contrat de travail, c’est de laisser de côté toutes les considérations plus ou moins sentimentales qui viennent l’obscurcir. Un vieux proverbe dit « Les bons comptes font les bons amis. » Commençons par faire de bons comptes, puis les rapports de sympathie, de bonne amitié pourront s’y ajouter, mais par surcroît.

Les bons comptes font les bons amis, voilà le principe.

Il faut que le contrat de travail entre l’employeur et le salarié soit toujours déterminé avec exactitude ; il faut que le salarié sache exactement ce que vaut son salaire nominal.

Et, au point de vue du socialisme patronal, je ferai observer que jamais le travailleur ne tient compte que du salaire nominal, en espèces, qu’il touche. Quant aux avantages indirects, il ne les voit pas exactement et on le comprend, parce qu’ils sont toujours très difficiles à calculer. C’est le salaire perçu en espèces qui doit être la base de tout contrat de travail ; il faut le déterminer avec netteté, de façon qu’il n’y ait aucune équivoque le jour de la paye, et voilà tout. Le vieux truck-system était odieux ; le truck-système philanthropique ne vaut guère mieux.

Partout où on le peut, il faut remplacer le travail à la journée par le travail aux pièces. À Verviers, il n’y a pas de difficultés sous ce rapport. Qu’est-ce que le travail aux pièces ? C’est la substitution la plus complète du travail libre au travail servile, le vieux travail servile dans lequel l’ouvrier devait son temps, tout son temps au patron. Le patron avait le droit de lui dire : Vous êtes un paresseux ; il avait le droit de l’inciter par des excitations de ce genre, par des reproches, par des punitions. Qu’est-ce que la substitution du travail aux pièces ? Le salarié est un entrepreneur ; il produit tant, il gagne tant, il travaille comme il l’entend ; le compte est réglé d’après la qualité et la quantité du travail ; l’employeur n’a pas à lui dire qu’il ne travaille pas assez.

Est-ce que le travail aux pièces n’est pas la démonstration que le salariant ne paye pas le travail, mais le produit du travail, et que, en réalité, le travailleur n’est à son égard qu’un fournisseur de certains produits comme tout autre commerçant, comme tout autre vendeur à tout autre acheteur ? (Approbation.)

Dernièrement, à propos de je ne sais quel évènement, un sénateur français, M. Ranc, disait : « C’est très bien, mais il faudrait que les industriels, les propriétaires, les capitalistes fassent leur nuit du 4 août. — Mais quels sont les privilèges actuellement qu’un propriétaire ou un industriel peut venir apporter en sacrifice à la tribune d’une assemblée d’un pays civilisé quelconque ? » Mon interlocuteur, M. Ranc, ne se pressa pas de me répondre. Comme j’insistais : « Mais dites donc quel est ce programme de la nuit du 4 août que nous pouvons faire ? » Il finit par me dire : « Ce n’est pas mon affaire. Découvrez-le ! » Ceux qui viennent nous demander de faire notre nuit du 4 août ne peuvent répondre à cette question, non plus que ceux qui parlent au nom du parti ouvrier ou du 4e État ne peuvent déterminer exactement quel est le 4e État ni quel est le parti ouvrier, à quel signe on peut le reconnaître, où il finit et où il commence.

Avant 1789, homme du Tiers-État, je pouvais distinguer aisément un noble ou un membre du clergé ; ils avaient des privilèges, des prérogatives que je n’avais pas ; ils pouvaient avoir accès à des places auxquelles je ne pouvais pas prétendre. Moi, j’avais des charges dont ils étaient exonérés. Actuellement, nous sommes tous égaux devant la justice, devant la propriété, devant l’impôt ; nous sommes égaux les uns à l’égard des autres. En Belgique, comme en France, nous sommes égaux au point de vue politique à l’égard du suffrage. Je demande à quel signe on peut reconnaître le parti ouvrier comme constituant une classe distincte du reste de la nation ?

Les socialistes nous disent : Vous êtes la bourgeoisie capitaliste et, au contraire, nous sommes les prolétaires. Prolétaires, dans quelle mesure ? Tout porteur de livret à la Caisse d’épargne commence à être propriétaire ; toute personne qui possède un mobilier ou un capital, si petit qu’il soit, une maisonnette, un lopin de terre est propriétaire relativement à celui qui n’a ni mobilier ni épargne. Aujourd’hui, quand on veut invoquer devant nous un sacrifice dans le genre de celui de la nuit du 4 août, il est impossible de montrer les privilèges qui appartiennent à telle classe de la société et dont ou peut demander l’abolition. Nous sommes dans une période d’égalité complète. Il n’y a entre les divers individus que des différences d’éducation, d’aptitudes et de caractères. Ce n’est pas en nivelant les individus sous l’oppression du parti socialiste qui, le jour où il serait parvenu au pouvoir, se trouverait au-dessus de ceux qu’il aurait dépouillés et ne pourrait s’y maintenir que par la violence, que nous arriverions à une égalité plus grande que l’égalité actuelle.

Notre conception sociale est autre ; nous voulons la liberté pour tous, la liberté pour chacun de développer ses aptitudes au maximum ; nous voulons en même temps la sécurité pour chacun. Nous voulons que le produit de son travail et de ses efforts lui soit garanti. Nous ne voulons pas essayer d’atteindre un idéal de paix sociale en commençant par fomenter la guerre sociale. Sous un régime de liberté, tous les intérêts sont respectés et il vaut mieux, pour fonder la paix sociale, commencer par essayer de s’entendre, plutôt que d’essayer d’allumer des discordes et des haines entre citoyens ! (Applaudissements prolongés.)

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