Ligue des consommateurs. Conférence de M. Martineau

Ligue des consommateurs. Conférence de M. Martineau. (Revue économique de Bordeaux, n°17, mars 1891).


Ligue des consommateurs contre le renchérissement des objets nécessaires à la vie

Une grande réunion, organisée par la Ligue des consommateurs, a eu lieu le 23 février dernier dans le grand amphithéâtre de l’Athénée, sous la présidence de M. E. Salefranque, qui a exposé, en quelques mots, l’objet et le but de cette manifestation et donné ensuite la parole à M. Martineau, qui avait bien voulu apporter le concours de son infatigable dévouement aux efforts de la Ligue bordelaise. M. Martineau avait pris pour texte de la conférence : « Des droits et intérêts du producteur ; des droits et intérêts du consommateur. » Après avoir fait ressortir la gravité de la situation qui nous est faite par les tendances protectionnistes de la Commission des douanes, il continue ainsi :

« Les droits et les intérêts des consommateurs sont menacés par un système économique qui tend à briser les traités de commerce conclus à partir de 1860, traités qui avaient été le point de départ d’un développement considérable de notre commerce et de notre industrie, sensiblement enrayés, depuis 1881, par le régime moins libéral qui avait présidé à l’établissement de notre tarif général. Il importe donc d’examiner en quoi consiste ce système de soi-disant protection du travail national que l’on se prépare à faire prévaloir dans notre législation. » 

S’appuyant sur des documents nombreux, empruntés aux protectionnistes eux-mêmes, M. Martineau démontre, avec une saisissante clarté, que la protection réclamée par les agriculteurs et les industriels a pour but : de chasser du marché les produits étrangers au moyen des barrières de la douane, en vue de raréfier l’offre et de renchérir ainsi les produits similaires dans l’intérêt de certaines classes de producteurs.

« Raréfier pour renchérir, restreindre l’offre pour relever les prix, telle est la caractéristique de ce système. »

Ce point établi, l’orateur examine ce système au point de vue des droits et des intérêts des consommateurs.

« D’abord, au point de vue du droit, les protectionnistes disent, par l’organe de M. Méline (dans le livre de la Révolution économique) : « Le droit de douane a été institué dans l’intérêt du producteur national. »

Nous répondons, au nom du public consommateur : On ne doit d’impôt qu’à l’État. Réponse décisive qui renverse le système protecteur en détruisant sa base fondamentale.

Le contribuable ne doit de taxe qu’au Trésor public pour acquitter les dépenses communes à tous. Or, quand le producteur national, grâce à la taxe protectrice de 5 francs sur les blés, vend 25 francs le sac de blé qui ne se vend que 20 francs sur les marchés des pays libres, à Londres et à Anvers, cette taxe de 5 francs de renchérissement est un impôt qui passe de la bourse du consommateur dans celle du producteur. Ce n’est donc pas le Trésor public, mais le trésor particulier du producteur qui est enrichi ; et puisque le contribuable ne doit d’impôt qu’à l’État, il s’ensuit que le producteur n’est pas et ne peut pas être créancier d’un impôt vis-à-vis du public consommateur.

Voilà l’argument catégorique, décisif sur le terrain du droit.

Ce système de protection ne va-t-il pas à l’encontre d’un autre principe qui forme la base de notre Constitution démocratique : le principe d’égalité devant la loi, qui est si profondément enraciné dans nos mœurs ? On protège une certaine catégorie de producteurs, mais songe-t-on à protéger la masse des consommateurs, sur lesquels retombe le poids de ce privilège exorbitant accordé à quelques-uns ? Pour revêtir une apparence de justice, la protection devrait être égale pour tous ; mais il est de l’essence du privilège d’être exclusif, car il se détruit en se généralisant.

On dit bien que le producteur et le consommateur ne font qu’un et que leurs intérêts sont identiques ; mais c’est une illusion ou un sophisme que la moindre observation des faits suffit pour détruire. On compte facilement dans la société le petit nombre de producteurs auxquels la protection profite, et la grande masse de ceux qui en supportent le poids. Est-ce que les petits cultivateurs qui consomment leurs produits, les artisans qui vivent de leur travail, les commerçants, les fonctionnaires, les ouvriers salariés qui ne participent pas aux bénéfices de l’industrie, — est-ce que toutes ces personnes, qui forment la masse de la nation, profitent de la protection ? Non seulement elles n’en profitent pas, mais le renchérissement de toutes les choses nécessaires à leurs besoins ajoute une charge nouvelle — charge écrasante et injuste — à celles qu’ils avaient déjà à supporter. »

Avec une logique entraînante qui a excité, à plusieurs reprises, les applaudissements de l’assemblée, M. Martineau montre que l’intérêt général, le seul dont le législateur ait la sauvegarde, se trouve du côté de la grande masse des consommateurs, et que, pour sauvegarder cet intérêt, méconnu par les tendances ultra-protectionnistes qui dominent dans la Commission des douanes, la Ligue doit se placer sur le terrain de la liberté des transactions. 

« Acheter au meilleur marché et vendre le plus cher possible, tel est l’idéal dont chaque citoyen a le droit de réclamer du législateur la réalisation. 

Aux États-Unis, la démocratie américaine s’est placée sur ce terrain et, aux dernières élections du Congrès, elle a remporté sur les protectionnistes une victoire signalée, prélude de la réforme du tarif.

Imitons-les, luttons comme eux contre l’erreur avec l’arme toute-puissante de la vérité, et nous vaincrons un ennemi qui n’est fort que par suite de nos préjugés, de nos égoïsmes et de notre ignorance. »

Après avoir félicité l’orateur, M. le Président propose à l’assemblée de voter l’ordre du jour suivant :

« La réunion,

Considérant que c’est un principe fondamental de toute démocratie qu’on ne doit d’impôt qu’à l’État ; que le droit de douane protecteur étant institué, de l’aveu formel des protectionnistes, « pour le producteur national, pour grossir son trésor particulier par le renchérissement des prix », est ainsi essentiellement injuste et antidémocratique ; que la protection, prenant par force l’argent du public consommateur pour le faire passer dans la bourse des producteurs protégés, déplace les richesses sans en créer et sacrifie ainsi les intérêts généraux du pays à certaines classes de privilégiés ; 

Que dans toute démocratie digne de ce nom chaque citoyen doit être protégé par la loi dans son indépendance et dans sa liberté d’action économique, de manière à pouvoir acheter au meilleur marché et vendre le plus cher possible ;

Proteste énergiquement, au nom de la justice et de l’intérêt général, contre les taxes de soi-disant protection, et demande que les droits de douane, comme tout impôt quelconque, soient calculés exclusivement dans l’intérêt du Trésor public. »

Cet ordre du jour est voté par acclamation et il est décidé que le télégramme suivant sera adressé à M. Cleveland, ex-président des États-Unis:

« La réunion de l’Athénée de Bordeaux, après avoir protesté énergiquement contre les tarifs du mac-kinléisme français, félicite, en la personne de l’éminent ex-président Cleveland, les libre-échangistes des États-Unis de la victoire signalée qu’ils ont remportée sur le mac-kinléisme aux dernières élections du Congrès. »

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