L’intervention du gouvernement dans les travaux publics aux États-Unis

Michel Chevalier, De la question de l’intervention, dans les travaux publics, du gouvernement fédéral et des gouvernements particuliers d’États dans l’Amérique du Nord (Journal des économistes, novembre 1842).


DE LA QUESTION DE L’INTERVENTION DANS LES TRAVAUX PUBLICS DU GOUVERNEMENT FÉDÉRAL ET DES GOUVERNEMENTS PARTICULIERS D’ÉTATS DANS L’AMÉRIQUE DU NORD.

La question de l’intervention du gouvernement dans les travaux publics, à l’exclusion ou avec le concours des compagnies, ne peut manquer de reparaître prochainement dans les débats des chambres, sous une assez grande variété de formes, à l’occasion des chemins de fer, que la France désire vivement, dont on parle beaucoup depuis 1833, mais qui ne se construisent guère. L’exemple de l’Amérique, où s’est entrepris et en grande partie exécuté le système de voies de communication le plus vaste qui ait jamais été tracé, sera invoqué naturellement. Ce qui s’est passé à cet égard chez ce jeune peuple, particulièrement en ce qui concerne le gouvernement fédéral, mérite d’être signalé, non seulement à cause de l’importance du sujet en lui-même, mais aussi parce qu’il y a peu de faits aussi propres à mettre en évidence la nature de la constitution politique des États-Unis et les rapports qui existent entre le gouvernement fédéral et les divers États de l’Union.

Les États de l’Union américaine étaient isolés les uns des autres sous le régime colonial. Chacun d’eux avait dès lors son administration distincte. Le gouverneur d’une des colonies était indépendant des gouverneurs voisins. Lors des guerres contre les Français du Canada, un certain degré d’unité avait été indispensable parmi les colonies anglaises de l’Amérique du Nord ; le sentiment de la commune défense les avait tenues rapprochées les unes des autres, et il aurait fallu peu d’événements comme la célèbre déroute du général Braddock par une poignée de Français et d’Indiens cantonnés au fort Duquesne (aujourd’hui Pittsburg) pour que toutes ces provinces anglaises fussent réunies en un même gouvernement. La conquête du Canada par le général Wolf et l’anéantissement de la domination française sur les derrières des colonies de la Grande-Bretagne, les dégagèrent de l’obligation de rester en un faisceau serré, et leur permirent de vivre et de se développer séparément. Lorsque l’indépendance fut proclamée le 4 juillet 1776, chaque colonie, devenant un État, maintint naturellement son existence individuelle. Un Acte de Confédération, préparé dès les premiers jours de l’indépendance, fut définitivement signé le 8 juillet 1778. Ce pacte, fort imparfait, ne constituait entre les États aucune unité nationale ; les États devenaient seulement des confédérés, conservant leur souveraineté pleine et entière, à peu près comme en Europe les Cantons suisses. L’autorité fédérale était sans ressources, sans force et sans moyens d’action. L’Acte de Confédération créait, sous le nom de Congrès, un conseil fédéral qui n’avait absolument rien à voir dans l’administration intérieure de chacun des États, ce qui se conçoit jusqu’à un certain point ; mais il laissait dans l’établissement fédéral une fâcheuse lacune : il n’y avait pas de pouvoir exécutif chargé des affaires fédérales, pas de personnel administratif fédéral, pas d’impôts perçus pour les besoins de la fédération. Rien ne représentait le magistrat suprême qu’on nomme aujourd’hui le Président. Il y avait bien un président du Congrès ; mais c’était simplement un membre de cette assemblée, dépourvu d’attributions et n’ayant aucun pouvoir au dehors de la salle des séances. Le Congrès n’était pas permanent, et lorsqu’il n’était pas assemblé, une commission prise dans son sein tenait lieu de ce corps. Particulièrement sous le rapport financier, le Congrès, ainsi investi de toutes les affaires fédérales, était dans la situation la plus précaire. Le produit des douanes ne lui appartenait point en principe ; ce n’était même pas lui qui établissait les droits de douanes, et ces droits étaient différents dans les différents États. Tous les États figuraient dans le Congrès sur le pied de l’égalité absolue, comme autant de puissances distinctes. Les inconvénients de ce régime furent bientôt manifestes. Le 17 septembre 1787, une convention, qui avait été convoquée à cet effet, termina la constitution actuelle, qui reçut successivement l’assentiment des divers États, et qui fut mise en pratique le premier vendredi de mars 1789.

La Constitution des États-Unis, fruit de mûres délibérations, fut écrite sous l’influence d’un sentiment de réaction réfléchie contre la prépondérance excessive du principe de la souveraineté individuelle des États. Le principe de cette souveraineté fut maintenu. Mais à côté d’elle, il y en eut une autre, celle des États-Unis. Dès lors il n’y eut pas seulement confédération, il y eut union. Les États ne furent pas seulement ligués les uns aux autres pour certains objets, en vue de certains périls ; ils furent les membres d’une même nation. Les attributions de l’autorité fédérale furent étendues, ou plutôt on créa un gouvernement fédéral capable d’action, en organisant et en plaçant sous les ordres immédiats d’un président élu par les citoyens un personnel administratif se ramifiant sur le sol entier de l’Union. Au lieu d’être un simple conseil, le Congrès devint un corps législatif, partagé en deux chambres ; l’une, celle des représentants, où chaque État a un nombre de mandataires proportionnel à sa population ; l’autre, le sénat, où tous les États indistinctement en ont deux. Le gouvernement fédéral, composé du Congrès et du Président[1], fut pourvu de toutes les ressources désirables.

Ce qui distingue donc les États-Unis depuis 1789, c’est qu’il y a deux souverainetés coexistant sans se confondre, et ayant l’une et l’autre leurs moyens d’action directs, leurs finances et leur personnel d’agents. À cet égard, les nouveaux États sont complétement assimilés aux anciens. Chaque État fait donc obligatoirement partie intégrante d’une grande unité nationale, et cependant ses attributs sont bien supérieurs à ceux d’une province dans un empire. Il se gouverne entièrement par lui-même, dans son intérieur. Il a sa constitution qu’il modifie à son gré ; il a ses lois, sa législature, ses magistrats ; il vote, perçoit et dépense ses impôts comme il lui plaît. Il est seulement astreint à observer, dans son régime intérieur, quelques principes généraux de liberté individuelle et de droit public insérés dans la Constitution fédérale. Le gouvernement fédéral n’a guère d’action que pour l’extérieur, mais les relations extérieures lui sont exclusivement réservées.

Les douanes sont d’institution fédérale, ainsi que les postes, la monnaie et les poids et mesures. Le gouvernement fédéral a seul le droit de paix et de guerre avec toutes les nations, y compris les peuplades indiennes. Il a une armée et une marine. Il pourvoit aux règlements et à l’armement de la milice, mais en temps de paix la milice ne relève que des autorités des États respectifs. Il lui appartient de faire les lois générales réglementaires du commerce extérieur et intérieur et de la navigation maritime. Il peut contracter des emprunts et lever des impôts directs ou indirects pour les besoins fédéraux. Cependant depuis longtemps il ne perçoit d’autre taxe que celle des douanes, car les postes ne sont pas considérées comme une source de revenus ; il est entendu que le revenu de cette administration doit être calculé de manière à la défrayer seulement. Le gouvernement fédéral touche aussi le produit de la vente des terres publiques dans l’Ouest, sauf une modique retenue au profit des États dans lesquels sont situées les terres vendues, et qui est spécialement affectée à leurs écoles primaires et à leurs routes.

Il y a une justice fédérale à trois degrés, à laquelle sont dévolus tous les cas où les États-Unis sont demandeurs ou défendeurs. Il lui appartient de prononcer dans toutes les matières, civiles ou pénales, régies par des lois fédérales. Elle juge les contestations entre deux ou plusieurs États. Elle est également saisie des causes entre les citoyens des divers États et entre les citoyens américains et les étrangers. Celles où un ambassadeur est partie sont particulièrement réservées à la Cour Suprême, qui forme le couronnement de cette juridiction.

Les brevets d’invention sont délivrés par le gouvernement fédéral.

À peine la Constitution avait-elle été acceptée et mise en vigueur, que beaucoup de citoyens craignirent que l’on n’eût trop agrandi les prérogatives du gouvernement fédéral, et trop donné à la souveraineté de l’Union, au détriment de la souveraineté individuelle des États. Le parti fédéraliste, c’est le nom de celui qui était favorable au renforcement de la puissance fédérale, eut bientôt le dessous. Dès sa première session, le Congrès proposa à l’approbation des États plusieurs amendements à la Constitution. Parmi ces amendements, qui tous ont été adoptés, soit immédiatement, soit un peu plus tard, la plupart se bornent à stipuler des garanties individuelles au profit des citoyens ; mais deux sont restrictifs des attributions fédérales. L’un entre autres, le dixième, établit expressément que tous les pouvoirs que la Constitution n’a pas délégués formellement aux États-Unis, c’est-à-dire au gouvernement fédéral composé du Congrès et du Président, ou qui n’ont pas nominativement été retirés aux États particuliers, sont réservés à ceux-ci et aux citoyens. Ce principe, dont la stricte et rigoureuse observation a acquis un nombre de partisans de plus en plus considérable, et dont le triomphe date de l’arrivée de Jefferson à la présidence, en 1801, a reçu deux mémorables applications sous le rapport des intérêts matériels, l’un à l’occasion de la Banque des États-Unis, l’autre au sujet de l’intervention du gouvernement fédéral dans les travaux publics.

Lorsque le colonel Hamilton, appelé par Washington, dès le début de son administration, au ministère des finances, proposa au Congrès, en 1791, d’autoriser une Banque des États-Unis étendant ses opérations sur tout le territoire de l’Union, et relevant seulement de la justice fédérale, un vif débat s’engagea sur la question de savoir si le Congrès avait le droit de créer pareille institution. Le fait est qu’aucun article de la Constitution n’attribuait expressément cette faculté au Congrès. Mais on pouvait soutenir, avec toute apparence de raison, qu’une Banque des États-Unis était indispensable à la bonne organisation du commerce intérieur, et devait faciliter le service de la trésorerie ; que dès lors le droit de la créer résultait du paragraphe de la Constitution qui permet au Congrès de faire toutes les lois nécessaires ou convenables pour l’exercice des pouvoirs dont il était nominativement investi, pouvoirs parmi lesquels se trouvaient ceux de favoriser le bien-être général, d’établir et de percevoir des impôts et de régler le commerce intérieur. Les adversaires de la centralisation repoussèrent ces arguments, et lorsque Washington, après que le bill eut été voté par les deux Chambres, ayant à déclarer s’il y accordait sa sanction, demanda à ses ministres de lui donner leur opinion écrite, le secrétaire d’État, M. Jefferson, et l’attorney-général, M. Randolph, furent d’avis que le bill était inconstitutionnel. Quand il s’agit du renouvellement du privilège ainsi décerné, qui devait expirer le 4 mars 1811, dès 1808 les mêmes discussions recommencèrent, et l’autorisation fut refusée une première fois. Mais la situation commerciale du pays devint telle, à la suite de la guerre de 1812 contre l’Angleterre, que la majorité sentit qu’une Banque générale était l’un des plus impérieux besoins du pays. On en était venu à ce point qu’il n’y avait plus de moyen d’échange. Le numéraire avait disparu, et il était remplacé par un déluge de papier-monnaie changeant de titre et de valeur à chaque État, à chaque village, à chaque maison, car plus d’un propriétaire avait ses billets à lui. Au commencement de 1816, une Banque nouvelle fut instituée pour vingt ans. Le 10 avril le président, Madison, qui en 1791 s’était prononcé contre la première Banque, qui en 1815 avait opposé son véto à un bill d’autorisation voté par les deux Chambres du Congrès, Madison lui-même approuva le nouveau bill. Lorsque les vingt années d’existence de cette deuxième Banque arrivèrent près de leur terme, les mêmes scrupules constitutionnels se réveillèrent. Cette fois ils s’appuyèrent sur des passions populaires très vives. Après des débats animés, la Banque obtint, en 1832, la majorité des voix dans les deux Chambres du Congrès, mais le président Jackson mit son véto sur le bill, sans que la majorité requise des deux tiers se trouvât pour annuler le véto. Durant les sessions suivantes, la question fut posée itérativement et discutée avec une véhémence extraordinaire. Ce fut pendant quelques années la grande affaire politique du pays. Mais la majorité du Congrès était désormais contraire à la Banque des États-Unis, et cette institution cessa d’exister, au moins comme Banque nationale embrassant toute l’Union. Elle fut réduite au rôle de banque locale de l’État de Pennsylvanie, en vertu de la charte que cet État lui octroya ou plutôt lui vendit[2]. Et quoique sa disparition ait été accompagnée d’une crise commerciale et industrielle des plus désastreuses, il reste aux partisans d’une Banque des États-Unis peu d’espoir d’en voir rétablir une, tant le système restrictif des attributions du gouvernement fédéral a gagné de terrain, et tant on est parvenu à soulever, dans le public démocratique, d’antipathies amères contre ce qu’on appelle l’aristocratie d’argent.

L’intervention du gouvernement fédéral dans les travaux publics a donné lieu à des débats moins violents, mais qui cependant ont eu un retentissement extraordinaire, et ont abouti de même à une conclusion négative contre l’autorité fédérale.

À l’origine, la plupart des antagonistes de la centralisation admettaient que le gouvernement fédéral pouvait s’occuper de créer des communications entre les diverses parties de l’Union, sous la condition toutefois d’obtenir, pour chaque ligne en particulier, le consentement de l’État ou des États dont le sol serait traversé. Lorsqu’en 1808, sous la présidence de Jefferson, le ministre des finances, M. Gallatin, sur la demande du sénat, développait le plan d’un réseau de voies navigables à ouvrir, il se conformait à cette pensée. Le concours matériel du gouvernement fédéral semblait alors absolument indispensable pour qu’il s’exécutât sur le sol de l’Union autre chose que des essais sans importance, et cette conviction écartait bien des objections, comprimait bien des répugnances constitutionnelles. M. Gallatin exposait, dans son rapport, que des entreprises isolées de canalisation devaient rapporter peu de profit à leurs actionnaires ; qu’au contraire, si l’on menait de front toutes les parties d’un réseau, chacun des canaux séparés pourrait être profitable. Cette impulsion universelle lui semblait ne pouvoir être donnée que par le gouvernement fédéral : « Le gouvernement fédéral, disait-il, peut seul écarter tous les obstacles. » À cette époque, en effet, ce que disait M. Gallatin était parfaitement exact. Nous verrons le peu de temps qu’il a fallu pour changer entièrement la face des choses, et rendre inutile cette initiative, sans laquelle M. Gallatin pensait que les entreprises de travaux publics resteraient frappées d’interdit.

Un certain nombre d’années s’écoulèrent encore avant que l’idée de limiter les attributions du pouvoir fédéral, à l’égard des travaux publics, préoccupât vivement les esprits. À plusieurs reprises, le Congrès fut appelé à donner des fonds pour des routes, et même à en faire construire directement par ses agents ; mais ce furent des entreprises isolées ne se rattachant à aucun système : à l’exception d’une seule, ces routes n’avaient qu’une importance très bornée, et le Congrès n’y donnait que peu d’attention, tenant ces sortes d’affaires pour accidentelles ou accessoires. Ainsi fut voté sans obstacle, en mars 1806, le commencement de la Route Nationale, appelée aussi route de Cumberland, qui de la ville de Cumberland (située sur le Potomac, dans l’État de Maryland) a été graduellement étendue jusqu’à Brownsville sur la Monongahela, puis jusqu’à Wheeling sur l’Ohio, et de là jusqu’au Mississipi, au travers du grand triangle occupé par les États d’Ohio, d’Indiana et d’Illinois. De la sorte passèrent aussi successivement diverses lois autorisant la construction, à la charge du Trésor fédéral, d’un bon nombre d’autres routes conçues et exécutées d’ailleurs dans un style beaucoup plus grossier que la Route Nationale : celle d’Athènes (Géorgie) à la Nouvelle-Orléans, jusqu’au 31° degré de latitude (loi d’avril 1806) ; celle de l’Ohio au Mississipi (même loi) ; celle de Nashville, dans le Tennessee, à Natchez sur le Mississipi (même loi) ; et une autre encore (loi du 3 mars 1807). Jefferson mit sa signature, en qualité de Président, sur toutes ces lois. De là jusqu’en 1817 furent votées plusieurs lois analogues qu’a mentionnées le Président Monroë dans un document adressé à la Chambre des représentants, et dont nous parlerons tout à l’heure. Dans son message du 27 mai 1830, où il motivait son refus de sanctionner le bill autorisant une souscription en faveur de la route de Maysville à Lexington, le général Jackson rappelait qu’il n’avait pas été fait moins de vingt-deux lois ayant toutes subi les formalités voulues par la Constitution pour allouer des fonds à la Route Nationale.

Mais, il faut le remarquer, tous ces votes du Congrès n’impliquaient pas formellement le principe général de l’intervention du gouvernement fédéral dans les travaux publics ; c’est à peine si l’on pourrait affirmer qu’ils établissaient parfaitement et sans réplique le droit absolu du Congrès d’allouer des fonds aux voies de communication ; car pour la Route Nationale, le seul de tous ces ouvrages qui mérite considération, il y avait, de la part du gouvernement fédéral, une obligation spéciale, contractée par une loi, en faveur des populations de l’État d’Ohio, à l’époque où il devint membre de l’Union. La loi du 30 avril 1802, relative à cet État, alors simple territoire, portait expressément que le vingtième du produit de la vente des terres publiques serait consacré à la création de routes entre l’Ohio et le littoral. D’ailleurs on avait procédé à la construction de la Route Nationale dans des formes telles qu’aucune atteinte n’était portée au principe de la souveraineté individuelle des États, quelque extension qu’on pût donner à ce principe. Conformément à la loi du 30 avril 1802, on avait sollicité l’assentiment des États de Virginie, de Maryland et de Pennsylvanie, que cette route devait traverser, et ils l’avaient accordé. Le gouvernement fédéral, ainsi que le disait le Président Monroë dans son message du 4 mai 1822, s’était religieusement abstenu à ce sujet de tout acte de souveraineté ou de juridiction dans l’enceinte des États. Il n’avait pris possession des terrains qu’en vertu des lois des États respectifs, et jamais en vertu d’une loi fédérale. Le Congrès avait évité de faire des lois pour protéger la route contre la malveillance, ou pour y placer des barrières à péage. Cependant il convient de ne pas perdre de vue que, lors du vote de la loi du 30 avril 1802, et à l’époque où fut votée la Route Nationale, le fauteuil de la présidence était occupé par Jefferson, le promoteur de la doctrine de la souveraineté individuelle des États, le grand adversaire de la centralisation. Pour qu’il provoquât ces votes du Congrès, ou qu’il les sanctionnât par son approbation, il fallait que le droit d’allouer des fonds aux voies de communication lui parût incontestablement acquis au gouvernement fédéral.

Sous la présidence de Madison, successeur de Jefferson, les deux Chambres du Congrès votèrent une loi « à l’effet de mettre à part et de réserver certains fonds pour la construction de routes et de canaux, ainsi que pour l’amélioration des rivières, afin de faciliter, de stimuler et de rendre plus sûr le commerce intérieur entre les États, et de rendre la défense du pays plus aisée et moins dispendieuse. » Madison, homme d’un esprit éminent, qui appartenait, comme son prédécesseur, au parti anti-fédéraliste, qui avait été l’un des représentants de la Virginie au sein de la Convention chargée de rédiger la Constitution, Madison, disons-nous, refusa d’approuver le bill, parce qu’il le regardait comme inconstitutionnel, en ce qu’il supposait au gouvernement fédéral le droit de construire lui-même des canaux et des routes sur le sol des États, tandis que, suivant lui, ce droit n’existait pas et ne pouvait résulter même du consentement spécial des États intéressés dans chaque cas particulier. D’après Madison, l’assentiment de tel ou tel État ne pouvait conférer des droits au gouvernement fédéral que dans les cas prévus et déterminés par la Constitution. Il résulte d’ailleurs des termes du message par lequel Madison notifia son véto, qu’il distinguait entre la faculté d’allouer des fonds et celle de mettre directement à exécution l’œuvre à laquelle les fonds étaient destinés. Il paraissait considérer la première comme indéfinie entre les mains du Congrès, de telle sorte que, dans son opinion, le Congrès pouvait consacrer des fonds à des entreprises qu’il ne lui était pas permis de réaliser lui-même. Cette interprétation des pouvoirs du Congrès laissait au gouvernement fédéral le moyen d’intervenir par voie d’encouragement financier dans les travaux publics dont se seraient chargés les gouvernements particuliers ou les compagnies, mode indirect d’intervention qui pouvait être fort efficace, et qui alors n’eût rencontré qu’une très faible opposition.

La guerre de 1812 à 1815 fit comprendre aux Américains combien ils avaient besoin d’un système de communications intérieures, et leur enseigna, à leurs dépens, le parti qu’ils pouvaient en tirer, non seulement dans l’intérêt du commerce, mais encore dans celui de la défense du territoire. Le sol occupé par les États qui existaient alors formait une longue lisière parallèle à l’Atlantique, et généralement d’une faible profondeur, en faisant abstraction des Territoires destinés à être prochainement des États, et plus encore en ne tenant compte dans les États constitués à ce moment que de la partie peuplée. La mer avait été pour la nation américaine jusqu’alors le plus commode des grands chemins, le plus économique des canaux. Le blocus vint lui enlever cette communication. Privés de lignes de navigation intérieure, et n’ayant presque partout que des routes impraticables, il fut impossible aux Américains de conserver des rapports commerciaux, non seulement avec les autres nations, mais même entre eux. Comme ils n’avaient pas encore eu le temps de couvrir leur littoral d’un système de fortifications, et de fermer par des forteresses l’entrée de leurs vastes baies, les facilités que donnent ces nappes d’eau intérieures pour le cabotage à courte distance furent détruites bientôt. Les escadres anglaises s’y introduisirent sans effort, et s’y installèrent audacieusement. La plus magnifique de ces baies, la Chesapeake, sur laquelle sont situés vingt ports à commencer par Washington, Baltimore, Norfolk, Annapolis, capitale du Maryland, la Chesapeake elle-même devint le quartier-général des forces navales de la Grande-Bretagne sur les côtes d’Amérique[3]. Le mouvement des troupes et des munitions fut aussi difficile que le transport des marchandises. Après la paix de Gand, cet argument militaire et civil en même temps fut saisi par les bons citoyens, qui étaient impatients de voir leur pays se sillonner de canaux et de bonnes routes, et qui croyaient les ressources du gouvernement fédéral indispensables à l’accomplissement de tout le réseau que réclamait, pour être passablement vivifiée, la vaste région sur laquelle il était clair que dans peu d’années la population serait épandue. Dès l’ouverture de la première session du Congrès qui suivit la signature du traité de Gand, le Président Madison ramena la question des voies de communication, et sembla même faire allusion aux projets tracés pendant l’administration de Jefferson, peu avant que la mésintelligence éclatât entre l’Union et l’Angleterre, en s’exprimant en ces termes :

« J’appelle particulièrement l’attention du Congrès sur la convenance qu’il y aurait à user des pouvoirs dont il est déjà revêtu, et, s’il le faut, à recourir aux moyens légaux d’élargir ces pouvoirs, de manière à réaliser un plan général de canaux et de routes propre à resserrer en un seul faisceau toutes les parties de l’Union, pour leur plus grande prospérité. »

Pendant la session suivante, le 4 avril 1818, la Chambre des représentants demandait au ministre des finances de lui indiquer les meilleurs moyens d’appliquer les fonds de la fédération à ouvrir les canaux et les routes qui, en temps de guerre, faciliteraient le mieux les opérations militaires. Le 7 janvier suivant, le ministre, M. J.-C. Calhoun, qui depuis a joué un grand rôle dans les débats politiques des États-Unis, à la tête du parti de la souveraineté individuelle des États, fit un rapport remarquable dans lequel le droit du gouvernement fédéral à entreprendre des voies de communication n’est pas mis en doute.

Mais à mesure que l’Union gagnait sur les déserts de l’Ouest, à mesure que le cercle occupé par la population s’agrandissait, le parti des droits des États acquérait des forces nouvelles et s’appliquait à affaiblir le principe de la centralisation. Le nombre des États confédérés augmentait, et les besoins devenaient plus divers, plus opposés, en raison de la différence des productions et des climats ; dès lors il était raisonnable de détendre jusqu’à un certain point et par degrés le lien fédéral. Il y a d’ailleurs dans le caractère de l’Américain une indépendance d’allures qui s’accommoderait mal de l’action d’une autorité éloignée dont les décisions se feraient longtemps attendre. Il y eut donc bientôt, notamment dans l’école virginienne, qui avait le privilège de fournir contre l’Union la plupart de ses hommes d’État, une opposition décidée contre l’intervention du gouvernement fédéral dans les travaux publics. Non seulement on refusa au pouvoir central le droit d’entreprendre à ses frais, de posséder, d’administrer, même avec la permission spéciale des États intéressés, des voies de transport, routes ou canaux, mais on lui contesta de plus en plus vivement la faculté d’encourager ces ouvrages par des souscriptions ou des allocations pures et simples. Néanmoins dans les rangs contraires on tenait bon. Les législatures de plusieurs États autorisaient le gouvernement fédéral à établir des barrières et à percevoir des péages sur les routes qu’il construirait. D’autres demandaient des routes au Congrès. À diverses reprises le Congrès prit parti dans ce sens. Tel était l’état des choses, lorsque, le 4 mai 1822, le président Monroë refusa son assentiment à un bill qui était destiné à pourvoir à l’entretien de la Route Nationale au moyen d’un droit de péages, et qui fixait des peines contre les délinquants. À cette occasion, il adressa à la Chambre des représentants un Mémoire où il avait traité en détail la question de l’intervention du gouvernement fédéral dans les travaux publics. L’esprit de cet écrit était clairement exprimé dans quelques passages que nous allons reproduire.

« Le pouvoir d’établir des barrières avec des péages et de rendre obligatoire le payement de ceux-ci, au moyen d’une sanction pénale, suppose le pouvoir de déterminer et d’exécuter un système général de voies de communication. La faculté d’imposer une taxe aux personnes, chevaux et voitures qui doivent circuler sur une route, implique celle d’exproprier, sans le secours des législatures locales, les possesseurs du sol, et de faire des lois pour empêcher la malveillance de dégrader la route. Si cette faculté existe pour une seule route, elle existe pour une seconde, et pour autant de lignes qu’il peut plaire au Congrès d’en construire. Tous ces pouvoirs se tiennent. Un seul d’entre eux entraîne tous les autres, et comprend un ensemble complet de juridiction et de souveraineté pour tout ce qui se rattache aux travaux publics. Il est donc question ici d’autre chose que de faire usage du droit de voter des fonds, droit qui, en termes généraux, appartient au Congrès, et par suite duquel la route de Cumberland (ou Route Nationale), dont il s’agit, a été commencée et continuée avec l’assentiment des États qu’elle traverse. Ces vastes pouvoirs, le Congrès ne les possède pas, et les États pris individuellement ne peuvent les lui accorder. Car s’il leur est loisible de permettre à la fédération de consacrer des fonds à cet objet sur leur territoire, il ne leur est pas permis de concéder individuellement, par dispositions spéciales, des droits de juridiction et de souveraineté : de pareils droits ne peuvent résulter que d’un amendement de la Constitution, voté et adopté conformément au mode prescrit par la Constitution elle-même. »

M. Monroë indiquait ailleurs avec plus de précision les positions respectives du gouvernement fédéral et des gouvernements d’États, au sujet des voies de communication directement entreprises ou possédées par le gouvernement fédéral, telles qu’elles lui paraissaient résulter de la constitution interprétée dans le sens restrictif du dixième amendement. Après avoir examiné ce qui pourrait arriver dans le cas où un État se refuserait à ce que la fédération établît chez lui des droits de barrière, et dans le cas où un propriétaire refuserait de vendre son terrain, sous prétexte que l’objet du gouvernement fédéral ne serait pas compatible avec la Constitution, il poursuivait ainsi : « On peut répondre que le mauvais vouloir d’un propriétaire et l’opposition d’un État sont des difficultés susceptibles d’être écartées par un arrangement à l’amiable ; mais la disparition d’un obstacle par cette voie ne prouve pas le droit du Congrès ; et d’ailleurs, par ce procédé, il ne serait pas possible de supprimer tous les obstacles. Il ne suffit pas que le Congrès puisse, au moyen des ressources financières dont il dispose, obtenir le terrain nécessaire ou faire taire la répugnance de tel ou tel État. Il est indispensable qu’il ait constitutionnellement le droit de renverser au besoin ces oppositions. Si ce droit n’existe pas, le gouvernement fédéral doit renoncer à la pensée d’établir des voies de communication, car autrement nous serions, de gré ou de force, inévitablement conduits à invoquer ce droit. Ne faudrait-il pas, en effet, percevoir les péages et réprimer les dégâts ? Et avec les récalcitrants qui ne voudraient pas payer de péages, et avec ceux qui auraient commis ou voudraient commettre des dégâts, à quoi nous servirait la faculté de puiser dans le Trésor public ? Est-ce que nous pourrions faire marché avec eux ? Il faudrait les traduire en justice. Là ils ne manqueraient pas de soutenir qu’il n’existe contre eux aucun moyen légal de contrainte ni de répression, attendu qu’il est inconstitutionnel que le gouvernement fédéral possède et exploite de sa propre autorité une voie de transport ; et une fois cette thèse accueillie par les tribunaux, que deviendrait le système des travaux publics de la fédération ? »

Cette argumentation de M. Monroë peut au premier abord paraître subtile et être taxée d’idéologie, dans le sens napoléonien du mot. Si cependant on se place au point de vue du dixième amendement à la Constitution, et qu’on interprète la Constitution dans le sens restrictif que cet amendement a déterminé, on conviendra que la logique rigoureuse était du côté de M. Monroë. Pour mieux établir son opinion, M. Monroë prit un à un tous les articles de la Constitution dont s’étayaient les partisans d’un système de travaux publics à exécuter par la fédération, et, les discutant d’après le principe définitivement posé, à tort ou à raison, que le gouvernement fédéral n’avait d’autres attributions que celles qui lui étaient nettement dévolues, et que les cas douteux devaient être entendus contrairement à l’extension de sa prérogative, il démontra qu’aucun des termes de la Constitution ne conférait au gouvernement fédéral le droit d’entreprendre de sa seule autorité, et en vertu de sa seule souveraineté, un réseau de communications, ou, ce qui du point de vue constitutionnel abstrait est la même chose, une seule ligne.

Le texte favori des amis d’un système fédéral de voies de communication est le paragraphe 7 de l’article 8 du 1er chapitre de la Constitution, où il est dit que le Congrès a le pouvoir d’établir des bureaux de poste et des routes de poste (to establish post-offices and post-roads). Et il faut convenir qu’au premier abord cet argument semble sans réplique. Mais suivant M. Monroë, le mot établir n’équivaut pas ici à construire ou à posséder ; il signifie seulement que le Congrès a le droit de fixer les villes où seront les bureaux de poste et les routes que parcourront les voitures, cavaliers ou piétons chargés du transport des dépêches. Entre autres arguments favorables à cette opinion, il s’appuyait sur ce que, dans l’Acte de Confédération qui avait précédé la Constitution et qui avait été rédigé dans un temps où personne ne songeait à un réseau fédéral de voies de communication, le même mot établir avait été employé, et il demandait s’il n’avait pas été transféré de cet Acte à la Constitution avec le même sens qu’il avait eu d’abord.

Ensuite la faculté d’ouvrir des routes, en supposant qu’elle fût écrite dans la Constitution, impliquait-elle celle d’ouvrir des canaux, qui n’y est pas mentionnée ?

Les paragraphes 1 et 10 de l’article 8 investissaient le gouvernement fédéral du pouvoir de déclarer la guerre et de prendre les mesures que réclamerait la commune défense du territoire. M. Monroë combattait l’interprétation, assez en vogue alors, qui tendait à faire découler de là le droit d’entreprendre un réseau de communications : « Sans doute des routes et des canaux peuvent, disait-il, rendre de grands services en cas de guerre pour repousser une invasion ; mais les auteurs de la Constitution n’ont pas eu la pensée de décerner au Congrès la faculté de doter le pays de cette ressource militaire. Ils ont énuméré en détail dans le reste de l’article 8, et notamment dans les paragraphes 12, 13, 14, 15, 16, les principales attributions nécessaires au succès d’une guerre. Partout ailleurs, en se servant des termes généraux, ils n’ont entendu stipuler que des attributions secondaires et de détail, parmi lesquelles il est impossible de ranger une entreprise aussi sérieuse et aussi considérable que celle d’un ensemble de communications. Il ne s’agit pas de savoir s’il est utile que le pays ait des routes ou que le gouvernement fédéral se charge d’en construire ; il s’agit de décider si l’intention des auteurs de la Constitution était de lui remettre cette faculté, et si ceux qui ont réglé le sens dans lequel la Constitution devait être définitivement entendue n’étaient pas manifestement opposés à tout ce qui pouvait élargir, dans quelque sens que ce fût, la puissance de l’autorité fédérale. »

En raisonnant ainsi, M. Monroë établit péremptoirement que l’exécution d’un système de routes, ou d’une seule route, par le gouvernement fédéral ne pouvait être légitimée par la Constitution, quoiqu’on y trouvât des paragraphes assez élastiques qui eussent permis une conclusion contraire dans le cas où l’on eût voulu, comme l’ancien parti fédéraliste, expliquer la Constitution dans le sens le plus favorable à la centralisation. Les paragraphes principaux passés ainsi en revue sont : celui où il est dit que le Congrès pourvoit au bien-être général, celui qui le charge de régler le commerce entre les États, celui enfin où est exprimé le droit de faire tous les règlements et actes relatifs à la bonne administration du territoire appartenant en propre à l’Union.

Après avoir motivé le premier point de la thèse déjà soutenue par M. Madison, tendant à prouver que le gouvernement fédéral n’avait pas et ne pouvait acquérir, autrement que par un article additionnel à la Constitution, le droit d’entreprendre et d’administrer, par l’effet de sa seule autorité, des lignes de communication, M. Monroë arrivait au second point, c’est-à-dire au droit de voter des fonds en faveur de ces entreprises, sous forme d’encouragement au profit des États ou de souscription pour les compagnies. Il montrait qu’il était indispensable au jeu du mécanisme administratif de la fédération, et sans aucun danger pour la souveraineté des États, que le droit d’allocation fût illimité sous la responsabilité, morale au moins, des membres du Congrès et des fonctionnaires fédéraux. M. Monroë déclarait qu’à une époque antérieure, il avait pensé que le droit d’allouer des fonds n’existait qu’à l’égard des attributions formellement dévolues au gouvernement fédéral, et que ce droit cessait dès que s’arrêtait pour le gouvernement fédéral celui de dépenser lui-même les fonds ; qu’en un mot, le droit d’allocation n’était qu’un moyen pur et simple d’user des pouvoirs déférés expressément au Congrès. Mais il ajoutait qu’un examen plus attentif avait modifié son opinion ; que la faculté d’allocation lui semblait tout à fait distincte de celle d’une action directe et immédiate ; qu’il la considérait comme indéfinie, sous la seule condition que l’allocation s’appliquât à des objets d’intérêt général, et non d’intérêt local, et dont la portée fût nationale et non restreinte à un seul État. En conséquence, il admettait que le Congrès avait un pouvoir discrétionnaire pour voter des fonds en faveur des voies de communication, sous la seule réserve de l’importance de celles-ci.

Ce système fit beaucoup de prosélytes, même parmi les plus chauds défenseurs des droits de la souveraineté individuelle des États, et reçut diverses applications. À l’exception de l’État de New-York, tous les États doutaient alors de leur puissance ; ils ne se croyaient pas de force à aborder de vastes entreprises de travaux publics. Leur crédit n’était pas reconnu. Dès lors ils se tournaient naturellement vers le gouvernement fédéral, qui était mieux qu’eux en position de se procurer des ressources financières. Le concours des compagnies ne paraissait pas capable de suppléer à l’assistance de l’Union. L’intervention du gouvernement fédéral dans les travaux publics, sous forme d’assistance financière ou de souscription, triompha donc pendant quelque temps, quoiqu’il fût universellement admis d’interpréter la Constitution en sens contraire des idées de centralisation. Tout le monde sentait le lien étroit qui existe entre la facilité des transports et le bien-être général, à ce point que les travaux publics étaient et sont encore communément qualifiés, aux États-Unis, du titre significatif d’améliorations intérieures (internal improvement).

Le Président qui succéda à M. Monroë, le 4 mars 1825, M. John Quincy Adams, et le chef de son cabinet, M. Henri Clay, l’un des citoyens les plus haut placés par leur talent et leur patriotisme que l’Union ait jamais comptés, étaient l’un et l’autre en faveur du système de l’exécution de grands travaux publics (internal improvement) par le gouvernement fédéral. Tant que dura la présidence de M. Adams, la question de l’internal improvement par le gouvernement fédéral resta à l’ordre du jour dans le Congrès et dans les législatures locales, et donna lieu, surtout dans ces dernières assemblées, à beaucoup de manifestations contradictoires : ici l’on autorisait le gouvernement fédéral à faire acte de souveraineté sur le sol des États en établissant des barrières et en percevant des péages ; ailleurs on lui déniait même le droit d’assister financièrement les entrepreneurs d’une route. Au sein du Congrès, diverses tentatives nouvelles furent faites, et non sans succès, en faveur du système d’intervention sur une grande échelle. Non seulement la Route Nationale fut continuée, non seulement on fit étudier un grand nombre de projets, non seulement on étendit le cercle d’activité d’un Bureau des travaux publics (Board of internal improvement) déjà institué sous M. Monroë, mais encore on obtint du Congrès une allocation considérable (un million de dollars ou 5 333 000 fr.), en faveur d’un canal projeté au travers de la chaîne des Alleghanys, de Washington à l’Ohio. Il ne fut cependant pas question de charger directement le gouvernement fédéral de la construction d’aucune grande voie de communication, même avec l’assentiment des États intéressés. Sous ce rapport, rien n’a été fait de plus que la Route Nationale et quelques chemins fort imparfaits que nous avons déjà signalés. Le concours du gouvernement fédéral se borna à souscrire aux entreprises, sur le même pied à très peu près que les simples particuliers. Mais à la nouvelle élection présidentielle, les antagonistes les plus décidés de la centralisation l’emportèrent : le général Jackson fut élu, et bientôt on le vit mettre en pratique les idées de l’école qui l’avait porté au fauteuil.

La question des droits de douanes protecteurs, soulevée quelques années auparavant et résolue affirmativement à la fin de l’administration de M. Monroë, et de nouveau sous la présidence de M. Adams après de longs débats, devint alors fatale à la cause de l’intervention du gouvernement fédéral dans les travaux publics. Le tarif protecteur devait produire des recettes assez considérables. Le moyen le plus naturel de dépenser les revenus ainsi obtenus, une fois la dette fédérale payée, consistait à les consacrer aux travaux publics ; dès lors l’attrait que devaient avoir les voies de communication, pour une population vouée aux affaires et impatiente de s’enrichir, allait, si le tarif prévalait, être exploité au profit d’un tarif de douanes que le Sud en masse considérait comme vexatoire et oppressif, dont l’Ouest s’accommodait peu et que réprouvaient les adversaires de la centralisation, amis de la souveraineté individuelle des États, car ils pensaient que, du point de vue abstrait, des droits considérables étaient contraires à l’esprit de la Constitution. La solidarité une fois établie entre le tarif et les travaux publics exécutés avec le secours de l’Union, les ennemis du tarif se virent amenés à repousser systématiquement l’intervention, même purement financière, du gouvernement fédéral dans les travaux publics. Les États intéressés à la modération du tarif et les partisans prononcés de la souveraineté des États se liguèrent donc contre toute assistance pécuniaire octroyée aux entreprises de voies de communication par le gouvernement fédéral. De ce moment le principe d’intervention financière, tel que Jefferson, Madison et Monroë l’avaient admis, devait succomber, et c’est par les mains du général Jackson qu’il périt.

Lorsque le général Jackson fut élu président, le mécontentement était extrême dans les États du Sud, dont les suffrages l’avaient fait triompher sur M. Adams, et d’où il sortait lui-même. Des idées de rupture du pacte fédéral couvaient dans la Caroline du Sud, et l’aspect de la Virginie était peu rassurant. Le général Jackson, homme de résolution, prit immédiatement son parti, et notifia au pays dans quel sens il userait de son pouvoir et de son influence.

Dès le message d’ouverture de la première session qui eut lieu sous sa magistrature, le 8 décembre 1829, il entretint le Congrès de l’usage qu’il conviendrait de faire, une fois la dette publique éteinte, des excédents de revenus qu’il supposait devoir exister toujours. Il admettait qu’un système de communication serait utile aux yeux de tous, aussi bien pendant la guerre que pendant la paix ; il reconnaissait même qu’il serait désirable que les excédents de revenu reçussent en totalité ou en partie cette destination ; mais il exprimait l’avis qu’à cet effet, la meilleure marche à suivre, sinon la seule qui fût constitutionnelle, consisterait à répartir les excédents entre les États, proportionnellement au nombre de leurs représentants ; ajoutant que, dans le cas où l’on ne croirait pas ce partage suffisamment autorisé par la constitution, il conviendrait de proposer à l’acceptation des États un amendement dans ce sens[4]. Quelques mois après, les deux Chambres du congrès votèrent une première souscription de 50 000 dollars (266 667 fr.) en faveur d’une route à péages allant de Lexington, ville de l’État de Kentucky, à Maysville, ville du même État située sur l’Ohio. Le 27 mai 1830, le général Jackson renvoya le bill avec son véto à la Chambre des représentants, qui en avait eu l’initiative, en l’accompagnant d’un message qui fait époque dans l’histoire des travaux publics des États-Unis, car de là date le renversement du principe de l’intervention du gouvernement fédéral dans ces entreprises. Il soutenait que le droit de s’immiscer dans les travaux publics, même sous la forme d’allocation, ne pourrait être exercé par le gouvernement fédéral qu’après que les États se seraient prononcés en faveur de ce système, dans les formes voulues par la Constitution. D’ailleurs, il ne dissimulait aucunement la liaison qu’il voyait entre l’intervention financière du gouvernement fédéral dans les travaux publics et l’élévation du tarif des douanes. Le Congrès ne persista pas dans son vote.

Il était cependant manifeste que l’on ne pouvait ériger en un principe inflexible, applicable à tous les cas, cette absence complète de pouvoirs du gouvernement fédéral en matière de travaux publics. Il était clair qu’il y avait des ouvrages et des améliorations qu’aucun État ne pouvait et ne devait prendre à sa charge, parce qu’ils étaient dans l’intérêt d’un grand nombre, sinon de tous, et qu’il eût été fâcheux ou même inconstitutionnel[5] de concéder à des compagnies. Tels étaient tous les établissements qui concernent la navigation maritime et le commerce, par la voie de mer entre les États, ou entre l’Union et les autres peuples. Ce n’était point violenter la Constitution que d’admettre que de pareilles entreprises rentrassent dans les attributions déférées au gouvernement fédéral. Au contraire, l’esprit de la Constitution, ainsi que les partisans les plus exigeants des droits des États l’entendaient eux-mêmes, était d’investir spécialement le gouvernement fédéral de tout ce qui concernait les relations extérieures, de lui donner sous ce rapport beaucoup de latitude, sauf à le restreindre pour tout ce qui était d’administration intérieure. Le message purement négatif du président Jackson, au sujet de la route de Maysville, appelait donc un commentaire au sujet de la navigation, et ne devait être regardé que comme vidant, sauf l’agrément du Congrès, la question des communications par terre. Dans son message d’ouverture du Congrès, le 7 décembre 1830, le général Jackson avait approuvé l’usage universellement admis et pratiqué jusqu’alors de mettre à la charge du Trésor fédéral les phares et autres feux, les signaux et bouées, les jetées et embarcadères publics sur les baies et dans les ports, par le motif que ces établissements intéressaient le Trésor fédéral et le commerce étranger. Bien plus, le commerce s’étant développé, des centres d’importation et d’exportation s’étant établis le long de plusieurs fleuves et rivières, et ayant été légalement reconnus comme ports, on avait assimilé aux travaux des ports du littoral immédiat, les feux, bouées, signaux et jetées à installer le long de ces fleuves et rivières, ainsi que leur entretien et l’amélioration de leur régime, leur dragage et l’enlèvement des bois qui les obstruaient, et le général Jackson, dans ce message du 7 décembre 1830, avait donné son plein assentiment à cette assimilation. Tel était l’état des choses, lorsque, en 1832, le général Jackson eut à se prononcer sur un bill voté par les deux Chambres du Congrès en faveur d’un certain nombre de ports et rivières. Il refusa de le sanctionner tel qu’on le lui avait présenté, à cause de quelques-uns des objets qui y figuraient, et qui n’avaient qu’un intérêt local : mais dans son message de renvoi, il exposa sur cette matière un système définitif, duquel il résultait qu’il considérait comme ayant un caractère national, comme pouvant constitutionnellement donner lieu à l’intervention du gouvernement fédéral, et comme exigeant même cette intervention, les travaux qui concernaient :

1° Les ports de mer ;

2° Les rivières en aval de tout port d’importation maritime (port of entry) ;

3° Les ports d’expédition maritime situés sur les fleuves et rivières, et ceux des grands lacs qui dépendent, comme on sait, du bassin du Saint-Laurent (les lacs Erié, Ontario, Michigan, Huron et Supérieur).

Cette doctrine a été acceptée par le Congrès, et dès lors la question de l’intervention du gouvernement fédéral dans les travaux publics a été complétement vidée. Les seuls travaux civils dont s’occupe depuis cette époque le gouvernement fédéral, sont ceux des ports maritimes, auxquels les ports des grands lacs sont assimilés, et ceux qui ont pour objet le cours des fleuves, en remontant depuis leur embouchure jusqu’aux points d’expédition navale, réelle et supposée, situés le plus en amont dans l’intérieur. Ainsi le gouvernement fédéral est chargé du perfectionnement du Mississipi et de l’Ohio jusqu’à Pittsburg, qui est cependant à plus de deux mille kilomètres dans l’intérieur des terres, parce que Pittsburg est considéré comme port maritime (port of entry). C’est sur lui aussi que repose le soin de construire et d’entretenir les phares et fanaux. Tous ces travaux ont lieu non seulement aux frais du gouvernement fédéral, mais directement par ses agents. Il a fait aussi des dépenses médiocres pour des routes militaires et pour quelques autres ouvrages en dehors du sol des États proprement dits. Les Territoires n’ayant aucun droit de souveraineté, et ne devenant souverains que du jour où ils sont admis dans l’Union à titre d’État, aucune des objections qu’a soulevées l’assistance du gouvernement fédéral à l’égard des États ne leur est applicable. Ces Territoires sont d’ailleurs placés expressément sous la tutelle de l’Union, qui leur témoigne ainsi sa protection.

Sur le produit de la vente des terres publiques, on fait une retenue de 5 pour 100 au profit des États dans lesquels ces terres sont situées, et les trois cinquièmes de cette retenue sont affectés à des routes offrant un débouché à ces États. C’est avec ce fonds, auquel bien d’autres sommes avaient été ajoutées, qu’a été construite la Route Nationale[6].

À l’égard de la Route Nationale, le gouvernement fédéral l’achève jusqu’au Mississipi, en se dessaisissant successivement des diverses parties, au profit des États respectifs. En 1835, remise en avait été faite complétement aux États de Virginie, de Maryland et de Pennsylvanie, et partiellement à celui d’Ohio. Ces États n’avaient accepté que sous la condition qu’on porterait préalablement la route à un parfait entretien. Cet abandon de la Route Nationale a présenté cette circonstance remarquable, que toutes les difficultés sont venues des gouvernements locaux, qui pourtant la recevaient à titre gratuit. Ainsi le Maryland a voulu non seulement que la route fût complétement réparée, mais aussi que l’on en fît disparaître toutes les constructions provisoires, et que les ponts en bois y fussent remplacés par des ponts en pierre, quoique, aux États-Unis, l’usage général soit d’établir en bois les travées des ponts, et de réserver les maçonneries pour les culées et les piles.

L’État de Virginie s’est montré plus exigeant encore, mais ses exigences n’avaient qu’un caractère politique. Il a tenu à ce que les formes suivant lesquelles la route lui serait délivrée ne parussent pas impliquer un assentiment même passager et accidentel à l’intervention directe du gouvernement fédéral dans les travaux publics. Il a fallu que le gouvernement fédéral, au lieu d’envoyer un officier du génie pour diriger l’achèvement de la route, acceptât comme fondé de pouvoirs un agent du Bureau des travaux publics de la Virginie, et qu’il lui fît passer ses instructions par l’intermédiaire et sous le contrôle du même Bureau.

Telle a été la solution définitive du long débat relatif à l’intervention du gouvernement fédéral dans les travaux publics. Cette solution répugne à nos idées françaises de centralisation, peut-être parce qu’à la distance où nous sommes des États-Unis, nous sommes tentés d’assimiler les États particuliers à des provinces ; mais quelle que soit l’opinion que l’on ait en principe sur l’interdiction prononcée contre le gouvernement fédéral, tout le monde avouera qu’en fait cette interdiction n’a point eu d’inconvénients. Les efforts des gouvernements particuliers des États, joints à ceux des compagnies, ont déjà suffi, ou au moins auront suffi bientôt pour doter l’Amérique du Nord d’un système de communication comme il n’en existe en aucun autre pays du monde, et cela dans un délai plus court que les plus impatients n’auraient osé l’espérer.

Mais les législateurs et les publicistes de l’Europe ne doivent pas perdre de vue que, si le gouvernement fédéral a été exclu de toute participation à l’exécution des travaux publics, sauf l’exception des lignes maritimes, ce n’est point parce qu’il était un gouvernement. La question n’a été ainsi résolue que parce qu’il existe aux États-Unis deux souverainetés en présence, celle de l’Union et celle dont reste investi chacun des États ; on a craint que l’équilibre ne fût rompu entre elles, et que la balance ne penchât démesurément du côté du gouvernement fédéral, si on lui reconnaissait cette prérogative. La doctrine mise en avant par quelques publicistes européens, de l’incapacité de tout gouvernement en pareille matière, par cela seul qu’il est gouvernement, n’a jamais été invoquée en Amérique contre l’administration fédérale. Par conséquent, l’exemple de l’Union américaine ne prouve rien contre les gouvernements européens qui se proposeraient d’entreprendre des lignes de transport, et même d’en diriger l’exploitation.

À la fin de 1835, la somme totale que le gouvernement fédéral avait donnée, depuis la nouvelle Constitution, pour les routes, les fleuves et rivières et les ports, s’élevait à près de 70 millions de francs. En outre pour les phares et feux, il avait été déboursé 22 millions environ.

La Route Nationale avait, à elle seule, coûté alors 25 millions. Le Congrès avait voté de plus une somme de 3 millions et demi à compte sur ce qui était nécessaire pour l’achever et la mettre dans la condition qu’exigeaient les États avant d’en accepter la concession. La longueur de cette route, de Cumberland, sur le Potomac, à Saint-Louis sur le Mississipi, est, à très peu près, de douze cents kilomètres.

La somme totale des allocations en faveur des fortifications s’élevait, en 1835, à 88 millions. Depuis lors, elle a été proportionnellement moins modique.

Une fois admise la règle posée par le général Jackson au sujet des travaux qui étaient de la compétence du gouvernement fédéral et de ceux à l’égard desquels il devait absolument s’abstenir, le Congrès a alloué tous les ans trois ou quatre millions aux ports et aux fleuves qu’il lui appartenait d’améliorer.

Si le principe de la centralisation a été vaincu à l’égard du gouvernement fédéral, à cause de certains éléments de la question qu’il a fallu prendre en considération aux États-Unis et qui ne se retrouvent point ailleurs, il a eu l’avantage au sein des principaux États, pour les travaux à accomplir sur leur territoire. Là non plus on ne s’est étayé nulle part de cette prétendue inaptitude de tout gouvernement à exécuter les travaux publics, que l’on a fréquemment invoquée chez nous, et que quelques personnes auraient voulu même ériger en axiome. Le mode d’intervention a varié d’ailleurs avec les diverses parties de l’Union. Il y a eu sous ce rapport une différence marquée entre les États du Nord et les États du Sud, entre ceux où l’esclavage n’existe pas et ceux où il forme la base de la constitution sociale. Ce rapprochement entre la présence ou l’absence de l’esclavage et le système adopté pour l’établissement des canaux ou des chemins de fer, n’est pas fortuit ni accidentel. Les procédés administratifs d’un pays sont toujours en relation intime avec son organisation sociale.

Dans les contrées purement démocratiques, et les États du Nord de l’Union américaine sont les seuls qui puissent être ainsi qualifiés, là où tous les hommes sont égaux, on conçoit que l’influence de chacun doit être et rester bornée. Le génie de la démocratie pure est incompatible non seulement avec l’existence de grandes individualités, mais aussi avec celle des corporations ou associations puissantes. Sa tendance est de centraliser tous les pouvoirs et de les rapporter à l’unité nationale, c’est-à-dire aux assemblées électives et aux magistrats qui la représentent, et même au peuple réuni dans le forum. Dans les États du Nord, les citoyens verraient avec ombrage que l’un d’entre eux ou qu’une association de quelques-uns eût la propriété, le droit d’user et d’abuser d’une ligne de communication essentielle au commerce de l’État, parce que le commerce et l’industrie manufacturière ou agricole forment le principal but de l’activité de chacun, et jouent le premier rôle dans la vie du pays. Dès lors, dans les États du Nord il était naturel que les lignes les plus importantes fussent exécutées par le gouvernement et administrées par lui. C’est aussi ce qui a eu lieu. Dans ces États, les gouvernements ont accompli à leurs frais et par leurs propres agents une grande quantité de canaux et un certain nombre de chemins de fer. Ils ont prouvé qu’ils étaient habiles à administrer, et le droit complet de propriété, dont ils sont investis, a permis de soumettre le tarif des péages à toutes les modifications que réclamait la prospérité publique.

On peut même remarquer que plus les États sont démocratiques, plus ils sont sous la loi et dans la pratique de l’égalité, plus leur gouvernement est investi d’attributions étendues, et, en ce qui concerne les travaux publics, plus l’exécution par le gouvernement est générale et absolue. Ainsi, dans les anciens États du Nord, en Pennsylvanie, dans l’État de New-York, dans le Massachusetts, qui ont conservé l’empreinte de l’origine européenne et qui offrent, au moins dans leurs métropoles, un certain reflet de l’organisation sociale du vieux continent, les compagnies ont entrepris des travaux assez vastes. D’ailleurs, dans ces États, par le fait de leur antiquité relative, il y a des intérêts anciens ; il y a des capitaux, c’est-à-dire des fruits du travail accumulés, et par conséquent la classe des capitalistes y existe. Mais à l’Ouest, dans les jeunes États sans esclaves, tels que l’Ohio, l’Indiana, l’Illinois, le Michigan, qui sont éclos d’hier dans le beau triangle situé entre la vallée de l’Ohio, celle du Mississipi et le réseau des grands lacs, la démocratie subsiste sans mélange. L’individu n’y est rien, la communauté (commonwealth) y est tout. Toute corporation puissante y serait impopulaire[7], et l’on n’y concéderait qu’avec peine de grandes artères de communication. Les gouvernements de ces États ont entrepris tous les travaux à peu près sans exception[8]. Quelques compagnies ont cependant été autorisées dans ces mêmes États, mais les concessions qui leur avaient été faites sont restées presque toutes sans résultat.

Au contraire, dans les pays dominés par une oligarchie, la centralisation en matière de travaux publics, comme en tout autre sujet, est impossible. L’Angleterre ayant été gouvernée jusqu’à ces derniers temps par une oligarchie, c’est-à-dire par sa noblesse, ne connaissait pas la centralisation, et le développement de la centralisation qui s’y manifeste depuis quelques années y est parallèle à l’abaissement de l’aristocratie. L’existence des compagnies n’y était pas seulement acceptée ; c’était et c’est encore le droit commun ; elles y avaient et y ont encore le monopole des grandes entreprises. Il y était sinon étrange, du moins insolite, que le gouvernement y exécutât un canal[9]. Dans les États du Sud de l’Union, qui sont soumis complétement au régime d’une aristocratie, celle de la peau, l’existence des associations puissantes en dehors du gouvernement est toute naturelle, et ici, nous prions le lecteur de le remarquer, nous n’entendons ni approuver, ni blâmer. Nous ne jugeons pas les faits ; nous les constatons. Il y a donc eu des compagnies de travaux publics dans les États du Sud. Les entreprises les plus importantes leur ont été confiées. Les gouvernements n’y ont effectué que des travaux secondaires. Quelquefois, ils ont essayé de diriger eux-mêmes la réalisation de vastes plans. C’est ce qui est arrivé à la Virginie et à la Caroline du Sud. La Virginie a voulu un moment accomplir par elle-même un canal allant du littoral de l’Atlantique jusqu’à l’Ohio, au travers des Alléghanys, par le James-River et le Kanawha. Après avoir confié cette œuvre à une compagnie, elle la lui retira pour se l’approprier, sans violer cependant les droits acquis. De même la Caroline du Sud conçut la pensée de construire elle-même un système de routes et de lignes navigables. Mais la Virginie n’a pas tardé à reconstituer une compagnie pour l’exécution du canal du James-River et du Kanawha. La Caroline du Sud, après avoir dépensé beaucoup d’argent, a renoncé à son entreprise ; et, récemment, quand il s’est agi d’un chemin de Charleston, sa capitale, à Louisville et à Cincinnati, au centre de la vallée de l’Ohio, en franchissant la chaîne des Alléghanys, elle a remis cette tâche à une compagnie. Dans les États du Sud, malgré la loi de l’égal partage, il y a de grandes existences auxquelles l’esclavage donne toutes les allures du patriciat. Les patriciens se placent volontiers à la tête de l’administration des compagnies, leur apportant ainsi le secours d’une grande influence, et ne voudraient pas se soumettre aux fonctionnaires du gouvernement local.

Dans le Sud, donc, les travaux publics s’exécutent à très peu près uniquement par les compagnies. Mais l’esprit démocratique qui existe au sein de ces États parmi la race blanche, et la rareté des capitaux particuliers, exigeaient que les grandes lignes y fussent soumises jusqu’à un certain point au contrôle du gouvernement, et que son concours vînt en faciliter la prompte réalisation. Les gouvernements des États du Sud sont donc presque constamment associés aux grandes entreprises de travaux publics, et leur intervention a eu lieu sur la plus grande échelle. Ordinairement ils sont intervenus en souscrivant, comme actionnaires, un nombre d’actions considérable. D’autres fois, ils ont fait des avances en numéraire ou en titres de rentes, à la charge par la compagnie de leur payer l’intérêt à un taux déterminé. En Virginie, il est admis que l’État souscrit pour les deux cinquièmes du capital à tous les canaux et chemins de fer. Pour la grande ligne du James-River au Kanawha, la souscription a été des trois cinquièmes. Le Maryland a successivement fourni, par voie de souscription et de prêts à intérêt, la majeure partie des fonds nécessaires au chemin de fer de Baltimore à l’Ohio, et au canal de la Chesapeake à l’Ohio. La Caroline du Sud et divers autres États intéressés au chemin de fer de Charleston à l’Ohio ont accordé à la compagnie des souscriptions et des privilèges de banques. En outre, la Caroline du Sud a garanti les intérêts d’emprunts que la compagnie était autorisée à négocier[10]. Ce dernier mode d’encouragement a été assez fréquemment adopté à l’égard des compagnies de canaux et de chemins de fer dans les États du Nord comme dans ceux du Sud. Le chemin de fer de la Nouvelle-Orléans à Nashwille a été de même l’objet de puissants encouragements de la part des États dont il devait traverser le territoire[11].

Telle est la solution, fort diverse, on le voit, suivant les circonstances, qu’a reçue aux États-Unis la question de l’intervention du gouvernement dans les travaux publics ; telles sont les causes qui l’ont modifiée dans les divers cas, conformément à la nature spéciale du gouvernement qu’il s’agissait de faire intervenir, à l’espèce de souveraineté qu’il représentait, et à l’organisation sociale des différents États. Dans la situation présente de notre patrie vis-à-vis des travaux publics, cet exposé et les distinctions qu’il signale ne sont peut-être pas absolument dénués d’opportunité.

À la suite de ces considérations d’économie politique métaphysique, pour ainsi dire, il ne sera pas superflu de placer quelques détails statistiques et quelques faits précis. Rien n’est plus propre à donner la mesure de l’intervention des gouvernements des États de l’Union américaine dans les travaux publics que le chiffre des sommes qu’ils y ont consacrées. M. Flagg, contrôleur des finances de l’État de New-York, a dressé des tableaux que nous allons reproduire, qui montrent quelles étaient au commencement de 1838 les dettes des divers États, et comment ces dettes se répartissaient entre les divers objets confiés aux pouvoirs publics. Ces tableaux ont le mérite de révéler quelques-uns des caractères principaux de l’administration des États de l’Union américaine, et de mettre en évidence le but indiqué, imposé aux efforts des gouvernements de ce jeune peuple. En outre de leurs emprunts, les États de l’Union ont consacré à la même destination une partie de l’impôt ; mais l’impôt est très faible chez eux, et il n’a été employé que pour les intérêts de la dette ; il n’a même pas été suffisant, à beaucoup près, pour accomplir ce service.

La somme totale des emprunts, indépendamment de ce qui a été amorti, s’élevait, en 1838, à 170 807 000 dollars (911 000 000 fr.). D’après une loi de 1836, le Trésor fédéral a distribué aux États, à titre de prêt, dans la proportion de leur population, une somme de 28 102 000 dollars (150 000 000 fr.). Voici comment les 911 000 000 fr. empruntés à des créanciers autres que le Trésor fédéral sont répartis entre les États :

(tableau non reproduit)

Ce qui rend ce tableau remarquable, c’est que ces emprunts ont eu pour objet presque en totalité le développement direct des intérêts matériels. Les puissances de l’Europe ont été contraintes d’emprunter pour subvenir aux frais de leurs guerres ou de leurs préparatifs militaires. Le gouvernement fédéral de l’Union avait été entraîné de même par la guerre à contracter des emprunts considérables qui sont remboursés aujourd’hui. C’est à peine si la centième partie de la dette des États particuliers doit être attribuée à la guerre. Les 911 millions d’emprunts, dont nous venons d’indiquer le détail, se distribuent, comme il suit, entre diverses natures d’améliorations publiques :

Francs.

Banques. . . . . . . . . . . . . . . 280,800,000
Canaux. . · . . . . . . . . . . . . . 321,100,000
Chemins de fer.. . . . . . . . . . . 228,600,000
Routes ordinaires.. . . . . . . . . . 35,300,000
Objets divers.. .. .. .. .. .. . 45,200,000
Total. . . . . 911,000,000

Les 150 millions de francs avancés par le gouvernement fédéral aux États particuliers ont reçu le même emploi. C’est donc une dette totale de près de onze cents millions, qui a été consacrée au progrès des intérêts matériels par les gouvernements des États.

Les capitaux versés par les particuliers dans les mêmes entreprises forment un chiffre plus considérable, surtout en ce qui concerne les banques, les chemins de fer et les routes à péages.

Pour donner une idée de la marche progressive des améliorations intérieures dans l’Union, et de la part qu’y prennent les États, il suffit de partager les emprunts contractés depuis 1820, par exemple, entre les diverses périodes quinquennales ; on arrive ainsi au résultat suivant :

Francs.
De 1820 à 1825.. . . . . . . . . . . 68,200,000
De 1825 à 1830.. . . ” . . . . . . . 73,000,000
De 1830 à 1835.. . . . . . . . . . . 213,300,000
De 1835 à 1838.. . . . . . . . . . . 577,200,000
Total. . . . . 931,700,000 [12]

Depuis l’époque où M. Flagg avait dressé ses tableaux, de nouveaux emprunts ont été contractés par les États. Ils ont eu pour destination à peu près exclusive les travaux publics. Le tableau suivant, que nous empruntons à M. Lombard (de Genève), montre quelle était, au commencement de 1842, la dette des différents États. L’accroissement a été modéré, eu égard à ce qui s’était passé dans la période de trois années qui précéda 1838. C’est que depuis lors les travaux ont été suspendus dans la plupart des États de l’Union. En ce moment, le plus puissant de ces États, celui de New-York, vient d’arrêter toutes ses entreprises, et le second de tous en population et en richesse, celui de Pennsylvanie, plus compromis encore, est en banqueroute flagrante.

(tableau non reproduit)

Voici enfin le tableau des dettes contractées par les principales villes de l’Union en faveur des voies de communication destinées à les desservir, ou pour des améliorations spéciales, telles que des distributions d’eau.

(tableau non reproduit)

MICHEL CHEVALIER.

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[1] L’initiative des lois appartient à chacun des représentants et sénateurs. Les bills votés par le Congrès doivent obtenir l’approbation du président. Dans le cas où le président croit devoir refuser son approbation, il est tenu de renvoyer le bill avec ses objections, dans un délai de dix jours à partir du vote des deux chambres, à celle des chambres qui en avait pris l’initiative. La délibération recommence alors, et si le bill est adopté de nouveau à une majorité des deux tiers de chacune des deux chambres, il devient loi de l’Union, sinon, il est non-avenu.

[2] On sait que depuis lors elle a fait faillite avec un grand scandale.

[3] Les Américains n’en luttèrent pas moins avec énergie, même sur mer. Ils prirent aux Anglais, tant en mer que sur les lacs, soixante-deux navires militaires, frégates, corvettes, bricks et moindres bâtiments, et seize cent dix navires de commerce, sans compter sept cent cinquante que les Anglais parvinrent à recouvrer. Sur ces seize cent dix bâtiments, il y avait trois cent cinquante-quatre trois-mâts, et six cent dix bricks.

[4] Une loi de 1836 a en effet décidé la distribution d’une somme de 200 millions de francs entre les divers États. La distribution s’est arrêtée aux trois quarts, à cause de la crise commerciale intervenue en 1836 et 1837. Cette mesure a eu lieu sans qu’un article spécial, additionnel à la Constitution, ait été soumis à l’acceptation des États.

[5] Si un État concédait à une compagnie une rivière praticable pour des bâtiments de mer, et fréquentée par le cabotage, les citoyens des autres États, et ceux de cet État lui-même, se refuseraient à acquitter les droits de péage.

[6] Le reste est affecté à l’instruction publique. Une section par township, ou un trente-sixième des terres publiques situées dans chacun de ces États, est également réservé aux écoles primaires.

[7] L’antipathie contre les grandes compagnies est si profonde dans ces jeunes États, que dans l’Illinois, par exemple, un article de la Constitution interdit la création des banques par compagnies. L’État d’Indiana et l’État d’Illinois avaient organisé leur système de banques avec les fonds de l’État.

[8] Ils ont eu le malheur d’en entreprendre beaucoup trop à la fois ; et en ce moment l’œuvre est suspendue et reste inachevée sur la plupart des points, excepté dans l’État d’Ohio.

[9] Un seul canal, le canal Calédonien, a été exécuté par l’État, en Angleterre.

[10] C’est ce qu’on appelle en Amérique prêter le crédit de l’État (loan the credit of the Etate).

[11] Depuis que la crise financière qui commença en 1836 a pris le caractère de la permanence, les deux grandes lignes de fer de Charleston à l’Ohio, et de la Nouvelle-Orléans à Nashville, ont été abandonnées.

[12] Ce total est supérieur à celui des deux tableaux précédents, parce qu’il comprend la majeure partie de la dette amortie.

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