L’organisateur de la disette

Ernest Martineau, « L’organisateur de la disette » (La Nouvelle Revue, 1892, Tome 74).


L’ORGANISATEUR DE LA DISETTE

L’histoire garde avec soin, pour les transmettre à la postérité, les noms des hommes qui ont rendu des services éminents à leur pays quelquefois même elle y joint des surnoms qui rappellent à tous la nature de ces services.

Pour ne parler que de notre histoire nationale, le nom de Bayard n’est jamais prononcé sans qu’on y ajoute le titre glorieux de « chevalier sans peur et sans reproche », et, parmi les grands hommes de la Révolution, le nom de Lazare Carnot est toujours accompagné du surnom d’« organisateur de la victoire ». Pour être juste, notre histoire contemporaine devra également, au point de vue économique, décerner à M. Méline le titre d’« organisateur de la disette ».

« Organisateur de la disette »  : nul plus que lui ne mérite ce nom, et s’il est besoin de le justifier, nous n’avons, à vrai dire, que l’embarras dans le choix des preuves.

M. Méline est, en effet, le leader incontesté des partisans de la soi-disant protection douanière : pour établir qu’il est l’organisateur de la disette, il nous suffira donc de montrer que les lois de protection sont des lois de disette artificielle.

C’est ce qu’il sera facile de prouver avec des documents nombreux empruntés aux discours et aux écrits de nos protectionnistes, notamment aux écrits de M. Méline lui-même.

Ce qui domine dans tous ces documents, c’est la crainte de l’abondance, la peur de l’invasion et de l’inondation du marché national par les produits étrangers.

Le grief principal mis en avant par M. Méline contre les traités de commerce de 1860, c’est que l’on a consenti à un abaissement excessif des tarifs protecteurs de nos industries nationales, favorisant ainsi l’invasion du marché par les produits étrangers ; en outre, toujours au dire de M. Méline, les nations européennes ayant pour la plupart relevé leurs tarifs dans le sens de la protection, les pays qui exportaient auparavant leurs produits chez ces nations ont dû chercher ailleurs des débouchés ; la Suisse, par exemple, s’est repliée sur nous ; ainsi, en examinant le mouvement commercial pour les fromages, on constate que les importations qui étaient, en 1877, de 7 millions seulement, se sont élevées, en 1886, à 13 millions, et M. Méline d’ajouter cette phrase caractéristique :

« Voulez-vous laisser votre marché ouvert aux produits du dehors qui reflueront sur la France devenue le déversoir des autres marchés ? » (Discours à la Chambre des députés, séance du 11 mai 1891.)

Cette formule, destinée à devenir légendaire : le déversoir des autres marchés, est tout à fait typique pour montrer l’état d’esprit de nos protectionnistes.

La crainte de l’abondance est, pour eux, le commencement de la sagesse économique, d’où la nécessité de limiter, par des barrières de douanes, l’importation croissante des produits du dehors, en vue de la protection efficace de nos industries nationales.

Dans ce même discours du 11 mai, M. Méline dit  : « Nos adversaires véritables, ce sont les importateurs mécontents qui, n’osant pas vous dire qu’ils demandent de laisser la porte grande ouverte à l’importation des produits étrangers, se déguisent en consommateurs. »

Déjà, l’année dernière, au cours de la discussion du droit de 3 francs sur les maïs, M. Méline disait  : « C’est la concurrence croissante des maïs étrangers qui avilit les cours non seulement de notre maïs national, mais aussi de l’avoine et même des pommes de terre. »

Un autre protectionniste de marque, M. Viger, député du Loiret, rapporteur du projet de loi, disait dans la séance du 2 juin 1890 :

« On prétend que la protection ne sert à rien ; cependant, vous pouvez en constater les effets : depuis qu’on a mis des droits sur les alcools, il n’en entre plus ou du moins il n’en entre qu’une quantité infinitésimale. »

M. Dauphin, rapporteur du projet de loi au Sénat, s’élevait également contre les importations croissantes du maïs sur notre marché national, et, dans son rapport général sur le projet de tarif douanier qui va être soumis aux délibérations du Sénat, il est d’accord avec M. Méline sur la nécessité de protéger le marché français contre l’invasion dangereuse des produits du dehors.

Ces citations, que nous pourrions aisément multiplier, suffisent pour faire ressortir le but des tarifs de protection et pour montrer comment la disette est le moyen d’atteindre le but proposé.

Les lois de protection ont en vue de protéger les producteurs agricoles et industriels et d’augmenter leurs profits en relevant les prix de vente de leurs produits.

Le moyen de relèvement des prix consiste à repousser dans une certaine mesure, dans la plus large mesure, comme dit M. Viger, les produits similaires étrangers.

Débarrassés de cette concurrence gênante, nos producteurs pourront vendre à des prix élevés, en vertu du principe que quand un produit est rare sur le marché le prix s’élève.

Taxes de protections signifient donc taxes de renchérissement, et le moyen de renchérissement c’est la disette organisée sur le marché. 

On voit ainsi comment se justifie notre proposition : la protection c’est la disette organisée.

Si vous ne diminuez pas la quantité des produits sur le marché, vous ne protégez pas efficacement vos protégés.

Cela est si vrai que M. Méline, le leader protectionniste, qui a profondément réfléchi à ce sujet et qui veut organiser une protection réelle et sérieuse des producteurs, faisait, dans son discours du 12 mai dernier, à la Chambre des députés, la déclaration suivante  :

« Je le déclare, et j’autorise mes contradicteurs à prendre acte de ma déclaration, je suis l’adversaire convaincu des droits élevés, parce qu’ils ne peuvent que surexciter la production, donner des illusions aux industriels, AUGMENTER LA CONCURRENCE INTÉRIEURE et créer souvent un état de choses qui ne vaut pas mieux que celui qui résulte de l’insuffisance des tarifs. »

Dans la séance du 2 juillet, M. Méline répétait la même chose  :

« J’ai eu l’occasion, au cours de la discussion générale, de dire que j’étais l’adversaire des droits élevés, parce que je les trouve COMPROMETTANTS. »

Ailleurs, dans un livre écrit sous le patronage de M. Méline, la Révolution économique de M. Domergue, nous lisons ceci  : « On pourrait se demander si le résultat d’une protection exagérée ne serait pas de provoquer une production excessive qui amènerait fatalement, à un moment donné, un avilissement des cours et finirait par faire plus de mal aux producteurs que la concurrence étrangère ?

« Donc, il ne faut ni ouvrir notre porte toute grande, ni la fermer ; contentons-nous de l’entr’ouvrir. »

Voilà la pensée maîtresse qui a dirigé nos protectionnistes dans l’établissement des tarifs de douane  : voilà la cause de cette modération tant vantée de M. Méline !

M. Méline est un modéré qui se garde bien de réclamer la prohibition complète parce que la prohibition complète ne vaudrait pas mieux que l’insuffisance des tarifs.

La prohibition aurait pour résultat de surexciter, par l’appât des gros profits, la production intérieure, et cette production surexcitée amènerait à sa suite l’abondance, la dangereuse abondance qui ruine les producteurs parce qu’elle avilit les cours.

Donc ni prohibition, ni liberté : on dit quelquefois qu’il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée ; nos protectionnistes ont changé tout cela.

Pour organiser une protection utile, efficace, ils veulent faire la disette sur le marché, et pour que la disette se fasse, il faut un système de juste milieu, il faut que la porte soit entr’ouverte.

Et quels sont ces produits qu’on protège ainsi, dont on restreint l’importation dans l’intérêt des producteurs similaires de l’intérieur ? Sont-ce des objets dont la quantité produite dans le pays est suffisante pour les besoins de la consommation ?

C’est un protectionniste bien connu, M. Émile Jamais, député du Gard, qui va nous fournir la réponse. Dans la séance de la Chambre du 6 juin dernier, il disait  :

« Si l’on ne voulait établir de droit de douane protecteur que dans le cas où le pays produit assez pour sa consommation, c’est le tarif entier qu’il faudrait repousser, car je me demande quel est le produit, dans l’ordre agricole ou dans l’ordre industriel, dont la production en France peut suffire aux besoin de notre consommation. »

Voilà, de l’aveu de M. Jamais, aveu qui n’a soulevé aucune interruption de la part de ses collègues protectionnistes, voilà, dis-je, les produits que l’on protège, les produits dont on restreint, dont on limite l’importation dans notre pays!

Ces produits agricoles ou industriels ainsi soumis au régime de la disette artificielle, ce sont des produits dont la production, en France, est insuffisante pour les besoins de la consommation.

Vainement M. Méline, à diverses reprises et notamment dans ses discours à la Chambre des députés du 11 mai et du 18 juillet dernier, a essayé d’alléguer qu’il tenait compte, dans son système, des intérêts des consommateurs en demandant le bon marché au développement de la production intérieure, nous savons, à cette heure, comment il entend le développement de cette production à l’intérieur  : M. Méline entend que cette production soit à dose modérée, parce qu’il faut modérer l’abondance, dans l’intérêt des producteurs, qui ne peuvent s’enrichir que par la disette.

Telle est la sollicitude vraie de M. Méline pour la masse du public consommateur ; nous ne permettrons pas au leader de la protection d’atténuer ainsi la portée de ses œuvres.

À chacun suivant son mérite, et le vrai titre du leader de la protection, aux yeux de la postérité, sera celui d’« organisateur de la disette » !

Nous disons organisateur de la disette, nous ne disons pas organisateur de la cherté.

Mais quoi ! n’est-ce pas en vue de la cherté que M. Méline organise législativement la disette ?

Sans doute, mais il arrive quelquefois qu’en visant un but, on ne l’atteint pas, et l’histoire prouve que, plus d’une fois, l’égoïsme des majorités législatives a été un égoïsme inintelligent.

Or, ce que nous soutenons, c’est que l’égoïsme des meneurs du protectionnisme est au premier chef inintelligent.

Vous voulez, dites-vous, augmenter les profits des producteurs par l’élévation des prix, et c’est à la disette des produits sur le marché que vous demandez cette hausse factice.

Fort bien, et si ce privilège, ce monopole que vous constituez ainsi aux dépens de la masse des consommateurs, était établi uniquement, exclusivement au profit d’une classe de producteurs, on comprendrait que le monopole pût profiter à la classe privilégiée. 

Ainsi constitué, le privilège ne serait qu’une injustice, une odieuse injustice, il ne serait pas une absurdité.

Mais loin d’en faire le monopole exclusif d’une branche de producteurs, vous étendez, vous systématisez le privilège, et il s’est même rencontré des hommes publics assez naïfs pour réclamer, au nom de la démocratie, l’égalité dans la protection !

Quelle aberration étrange !

Le tarif général des douanes voté par la Chambre des députés contient sept cents articles — douze cents si l’on tient compte des subdivisions des fils et tissus.

Or, voyez à quel résultat ridicule, à quelle sotte mystification tout cela aboutit !

Les prix des produits dépendent de deux causes  : ils sont réglés à la fois par l’offre et par la demande.

Les prix haussent quand l’offre est rare, par exemple au cas des primeurs ; à l’inverse, les prix diminuent quand la demande se restreint, devient rare par suite de l’appauvrissement de la clientèle.

Pour aboutir à la cherté désirée, il faudrait que la hausse factice des prix, résultant de la diminution de la disette provoquée par les tarifs protecteurs, ne fût pas neutralisée par la baisse des prix résultant de la diminution de la demande  : or cela est impossible, puisque la protection systématisée produit en même temps l’un et l’autre effet.

Vous protégez l’agriculteur, c’est-à-dire que vous organisez la disette du blé, mais vous protégez en même temps l’éleveur, le viticulteur, le métallurgiste, le fabricant de tissus, etc., c’est-à-dire que vous raréfiez les produits contre lesquels s’échange le blé ; vous appauvrissez donc la clientèle en lui enlevant ses moyens d’échange, sa puissance de consommation ; la demande étant ainsi diminuée en même temps et par la même cause que l’offre est restreinte, la hausse factice produite par le tarif protecteur est neutralisée par la baisse de prix qui se produit du côté des consommateurs, et, le système protecteur manquant son but, ne réalise même pas la cherté désirée.

C’est ainsi que le prix de la laine brute, sous le régime du droit protecteur de 22% établi sous la Restauration au profit des éleveurs, a été inférieur au prix de cette même laine depuis que le droit protecteur a été supprimé.

Pourquoi ? parce que sous le régime protecteur la population appauvrie n’achetait pas de produits manufacturés, en sorte que la matière première était moins demandée ; depuis le régime du libre-échange relatif organisé en 1860, au contraire l’aisance générale qui en est résultée a produit une augmentation de consommation telle que la laine brute a été l’objet d’une demande active et par suite a haussé de prix.

C’est que le libre-échange, en effet, agit sur le même principe que les routes, les chemins de fer  : comme tout ce qui facilite les communications, son premier effet est d’augmenter l’abondance de tous les produits, d’où une tendance au bon marché ; mais ensuite l’aisance générale qui se développe provoque un accroissement de consommation, d’où la hausse des prix.

C’est précisément l’inverse qui se produit sous le régime de la protection systématisée.

On dirait que M. Méline a eu instinctivement la perception de cette vérité. Dans la séance de la Chambre des députés du 11 juillet dernier, au cours de la discussion des droits sur les vins, il disait  :

« Les libre-échangistes s’affligent du débordement du protectionnisme dans ce pays ; moi aussi je m’en afflige autant et plus que vous et, à la Commission des douanes, nous avons cherché à le canaliser. »

Ce bizarre langage dans la bouche du leader de la protection, de l’homme d’État qui prétend que ce régime est seul capable de développer la richesse nationale, ne peut s’expliquer que par ce motif que la systématisation de la protection aboutit à un résultat ridicule, à une véritable mystification.

Et c’est la vérité, en effet : votre protection, telle que vous l’organisez, aboutit à la disette, mais elle n’arrive pas au but désiré, finalement à la cherté : vos douze cents produits protégés sont raréfiés ; le vide est fait ainsi sur le marché, et comme vous raréfiez en même temps la demande et l’offre, vous neutralisez par une baisse forcée votre hausse factice, en sorte que les prix des produits ne seront pas changés.

Ce qui demeurera finalement, c’est une disette générale, de manière que le peuple français sera moins bien pourvu des produits de toute sorte nécessaires à la satisfaction de ses besoins.

Voilà le résultat dernier de cette protection tant vantée.

Telle sera l’œuvre à laquelle restera attaché dans l’histoire le nom de M. Méline.

M. Méline aura cette gloire, ce monopole, de porter aux yeux de la postérité, le titre d’ORGANISATEUR DE LA DISETTE !

E. MARTINEAU.

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