L’intérêt général d’une nation et les intérêts particuliers

Ernest Martineau, « L’intérêt général d’une nation et les intérêts particuliers » (La Nouvelle Revue, 1892, Tome 77).


L’INTÉRÊT GÉNÉRAL D’UNE NATION ET LES INTÉRÊTS PARTICULIERS

Qu’est-ce que l’intérêt général ? Qu’est-ce que l’intérêt particulier ? — Y a-t-il un signe certain, un criterium infaillible qui permette de reconnaître l’intérêt général d’une nation, de le distinguer de l’intérêt particulier de chacun des individus qui la composent ?

Certes tout le monde sera d’accord pour admettre que cette question est d’une fondamentale importance ; nul esprit sérieux n’en saurait dédaigner l’examen, et c’est surtout un devoir étroit pour tous les hommes investis d’un mandat public, notamment pour les membres du Parlement, sénateurs et députés, de s’en préoccuper et d’en poursuivre avec un soin jaloux la solution.

M. le président Floquet a bien mis en relief cette importance dans le passage suivant de son discours d’installation du 10 janvier 1890, au début de cette législature, discours qui a été affiché dans toutes les communes de France :

« Vous aurez à distinguer soigneusement dans l’élaboration du tarif des douanes entre les intérêts généraux du pays dont vous avez la garde et la protection, et les intérêts particuliers qui trop souvent cherchent à en prendre le masque. »

Paroles mémorables, qui méritaient entre toutes les honneurs de l’affichage, et qu’on ne saurait trop méditer !

Comment la majorité protectionniste du Parlement a-t-elle résolu le problème ainsi posé par le président de la Chambre des députés ? Interrogeons à ce sujet les documents officiels, les discours prononcés au Parlement, notamment ceux du chef incontesté, du leader des protectionnistes, de M. Méline.

M. Méline disait, dans un discours à la Chambre des députés en date du 21 décembre 1891 :

« Cette œuvre de justice et d’équité que nous avons accomplie, on l’a appelée la coalition des intérêts, comme si la masse des intérêts particuliers ne constituait pas l’intérêt général, comme si l’intérêt général n’était pas, dans tous les pays du monde, la moyenne des intérêts particuliers ! » 

Tel a été le langage du chef de la majorité protectionniste : un député de la majorité, l’honorable M. Michon, de l’Aude, développant la même idée, soutenait naguère que l’intérêt général était l’intérêt du plus grand nombre, lequel intérêt était représenté en France « par les betteraviers du Nord et les viticulteurs du Midi » !

Voilà, d’après M. Méline et ses amis, en quoi consiste l’intérêt général : c’est la masse, la moyenne des intérêts particuliers.

Ajoutons, pour compléter la théorie de l’école protectionniste, qu’il est de l’essence même du système d’établir un conflit, un antagonisme irrémédiable entre les intérêts particuliers, puisque, de l’aveu même de M. Méline : « Si vous protégez l’un, vous atteignez forcément inévitablement les autres ; en sorte que, par exemple, les droits sur l’avoine, sur le blé, sont payés par ceux qui achètent de l’avoine, du blé, et qui n’en produisent pas. » (Voir le discours de M. Méline à la Chambre des députés, au Journal Officiel du 10 juin 1890.)

L’intérêt général, finalement, c’est donc, dans ce système, la masse des intérêts particuliers d’une nation en conflit les uns avec les autres, se heurtant et se dépouillant réciproquement.

Cette doctrine est-elle vraie ? ce désolant système nous donne-t-il la clef de ce problème grave ? résume-t-il exactement la règle des rapports des intérêts ? Cette notion de l’intérêt général telle que nous la fournit M. Méline, le leader protectionniste, doit-elle être finalement acceptée ?

C’est une tactique usuelle, de la part des protectionnistes, de combattre leurs adversaires en se réclamant des faits de la pratique : M. Méline accuse volontiers l’école libre-échangiste de sacrifier les plus grands intérêts d’une nation à de pures théories ; d’autre part, M. Domergue, son alter ego, ne cesse de railler ceux qu’il appelle les docteurs de l’école, leur reprochant de placer leurs théories, leur science au-dessus des faits.

Interrogeons donc les faits ; plaçons-nous sur ce terrain solide de l’expérience dont les protectionnistes revendiquent le monopole. 

Le fait qui s’offre tout d’abord aux regards de l’observateur, dans cet ordre de choses, fait saillant, évident, qui crève les yeux, c’est la division du travail, la séparation des professions et des métiers.

La société, au point de vue des intérêts, est naturellement établie sur cette base : les hommes se sont spontanément, volontairement partagé les occupations, divisé les métiers, et par conséquent l’échange des produits, des services de toute sorte, s’en est suivi nécessairement.

La division du travail, l’échange des services entre les hommes, voilà les faits dont l’ensemble résume l’organisation de la société au point de vue qui nous occupe.

Les théoriciens du protectionnisme se sont-ils inspirés de ces faits dans leur ensemble, pour en dégager leur système ?

Chose étrange, les docteurs de cette école, prenant la moitié du phénomène économique pour le phénomène entier, ont constamment, systématiquement, disons le mot aveuglément négligé l’autre moitié : ils ont pris une demi-vérité pour la vérité entière.

Étant donnée la division du travail, les intérêts des producteurs et des consommateurs sont séparés, dans l’ordre social, en ce sens que chacun produit ce qu’il ne consomme pas et consomme ce qu’il n’a pas produit.

Considérez, par exemple, un agriculteur : il laboure, sème, moissonne, puis, sa récolte faite, il la vend au marché pour se procurer ensuite, par l’échange, par ses achats, les produits de toute sorte nécessaires à ses besoins et à ceux de sa famille.

De même pour tout producteur, quel que soit son métier : tout individu, au point de vue économique, doit donc être considéré sous un aspect double, homo duplex ; et, s’il est vrai de dire que tout homme est à la fois producteur et consommateur, il faut faire cette remarque essentielle que chaque producteur consomme non ses produits, mais la valeur de ses produits.

Et voyez l’opposition des intérêts : comme producteur, l’individu recherche, désire la cherté, ne s’intéressant qu’à la valeur possible de ses produits ; comme consommateur, au contraire, il recherche, désire le bon marché, le meilleur marché.

Vendre le plus cher possible, acheter le meilleur marché : voilà donc le double intérêt de chacun, suivant qu’il se présente sur le marché comme producteur ou comme consommateur, comme vendeur ou au contraire comme acheteur.

Quant à la moralité des vœux du producteur, il est facile de la juger : à ce titre, intéressé à la plus haute valeur, il désire la moindre quantité, la disette des produits ; en d’autres termes, il cherche à proscrire la concurrence, l’odieuse concurrence, mère de l’abondance qui avilit les prix.

Du point de vue du consommateur au contraire, loin d’être égoïstes ses désirs sont favorables au bien général, car il recherche l’abondance, la précieuse abondance qui amène à sa suite le bon marché souhaité.

Cela posé, que fait l’école protectionniste, cette école qui prétend s’inspirer avant tout des faits de l’expérience ? Oubliant constamment la seconde moitié des faits économiques, elle ne voit, ne regarde, n’a des yeux que pour les intérêts des hommes en tant que producteurs ; cette école ne voit pas, NE PEUT PAS VOIR LES INTÉRÊTS DES HOMMES EN TANT QUE CONSOMMATEURS.

Écoutez-les parler : « Nous voulons augmenter les profits des producteurs », dit M. Méline ; « Nous repoussons les importations étrangères qui amènent sur le marché une invasion, une inondation qui ruine nos producteurs en avilissant les cours », ajoute le même M. Méline ; « C’est pour le producteur national que les droits de douane protecteurs ont été institués », dit textuellement M. Domergue dans le livre de la Révolution économique, publié sous le patronage de M. Méline.

Si on leur objecte que cette soi-disant protection qui organise la disette en vue de la cherté s’exerce aux dépens de la masse du public consommateur, intéressé à l’abondance des produits de toute sorte, ils répondent comme ils ont fait dans les bureaux de la Chambre des députés, lors de la nomination de la fameuse Commission des douanes des 55 :

« Le producteur et le consommateur ne font qu’un, et leurs intérêts sont identiques ! »

Cependant, si la division du travail n’est pas un vain mot, si les professions et les métiers sont séparés dans la société, il est clair que, pour tout produit quelconque, le producteur et le consommateur font deux et que leurs intérêts, loin d’être identiques, sont opposés, le producteur voulant vendre le plus cher possible, le consommateur au contraire acheter au meilleur marché.

Dès lors, tout homme étant à la fois producteur et consommateur et les intérêts étant opposés entre producteurs et consommateurs, il s’ensuit forcément que l’intérêt général, c’est-à-dire la collection, l’ensemble des intérêts particuliers d’une nation, ne peut pas coïncider à la fois avec les intérêts des hommes comme producteurs et comme consommateurs.

Nous accordons à MM. Méline, Domergue et Michon que l’intérêt général est l’ensemble, la collection des intérêts particuliers, des intérêts du plus grand nombre : ce que nous leur reprochons, c’est de ne voir que la moitié du phénomène économique, le côté des producteurs, et, par suite, de confondre et d’absorber l’intérêt des consommateurs dans l’intérêt des producteurs, alors que, par suite de la division des métiers et des professions, ces deux ordres d’intérêts sont, relativement à tout produit quelconque, constamment séparés.

L’intérêt personnel de chacun étant double, tout individu étant producteur et consommateur, il est clair, par suite de l’opposition de ces deux ordres d’intérêts, que l’intérêt général ne peut pas coïncider à la fois avec les intérêts des hommes en tant que producteurs et avec ces mêmes intérêts en tant que consommateurs.

Il y a un choix à faire : il faut voir si l’intérêt général se confond, comme le croient les protectionnistes, avec les intérêts des producteurs, ou si, au contraire, il coïncide avec les intérêts des consommateurs.

Or, à cet égard, la moindre réflexion suffit pour montrer que l’intérêt général se confond avec l’intérêt des hommes au point de vue du consommateur.

Il faut tout l’aveuglement de l’esprit de système pour croire, comme font les protectionnistes, qu’en additionnant les intérêts égoïstes des producteurs intéressés à la disette, on obtient un ensemble, un total qui constitue l’intérêt général d’une nation.

Il est évident, au contraire, que c’est l’intérêt des hommes en tant que consommateurs, désirant et recherchant l’abondance des produits de toute sorte, qui est en parfait accord avec le bien général, avec l’intérêt commun d’un peuple.

Est-ce que cela ne ressort pas avec éclat de cet aveu de M. Méline, qu’il ne faut jamais oublier, à savoir que « protéger les uns, c’est atteindre et spolier forcément, inévitablement les autres » ? En sorte que si l’on rapproche de cette déclaration cette autre proposition du même M. Méline, à savoir que l’intérêt général est l’ensemble, la moyenne des intérêts particuliers des hommes en tant que producteurs, on arrive à cette conclusion que l’intérêt général serait l’ensemble des intérêts particuliers se dépouillant réciproquement !

L’étrangeté même d’une telle conséquence prouve invinciblement la fausseté du principe du point de départ.

Voyez, au contraire, comment, avec la doctrine libre-échangiste, les antagonismes disparaissent et l’harmonie se fait.

Placez-vous à notre point de vue, envisagez les intérêts des hommes en tant que consommateurs ; supposez l’abondance, une abondance infinie, inépuisable, de produits de toute sorte, et dites si cette abondance est préjudiciable au bien de l’humanité, et s’il faut lui préférer la disette ?

Comment expliquer cette erreur véritablement monstrueuse des protectionnistes, prenant le mal pour le bien, additionnant des égoïsmes et faisant de ces égoïsmes additionnés la représentation du bien général ?

C’est que, comme disait Pascal, notre propre intérêt, notre intérêt immédiat, est un merveilleux instrument pour nous crever agréablement les yeux.

Admirez la casuistique du cœur humain, sous l’influence de l’intérêt immédiat.

Il y avait une fois — ceci n’est pas un conte — un pêcheur de harengs qui avait obtenu une audience d’un grand ministre, du premier ministre de son pays.

Ce grand ministre, qui préparait une grande réforme, voulant abolir les barrières de douanes du protectionnisme pour établir le régime du libre-échange, crut devoir demander à son visiteur ce qu’il pensait de ce projet de réforme.

« Je pense, Monsieur le ministre, répondit sans hésiter le pêcheur de harengs, qu’il faut établir la liberté pour tout, EXCEPTÉ POUR LES HARENGS. »

EXCEPTÉ POUR LES HARENGS ! Comme c’est humain, ce cri de l’égoïsme, et combien auraient fait la réponse du pêcheur !

Et remarquez que cet égoïsme est ce que j’appellerai un égoïsme intelligent : pour tout ce qu’il consomme, en tant qu’il s’agit de ses intérêts de consommateur, le pêcheur demande la liberté ; ici il est d’instinct libre-échangiste ; il demande la liberté pour tout, il n’en excepte que les harengs.

Il excepte les harengs à cause de son intérêt de producteur, de vendeur ; oubliant l’intérêt des autres, des consommateurs, il ne voit que son intérêt propre et y sacrifie celui des autres.

Prohiber l’entrée des harengs, c’est sa requête, parce qu’il y en aura moins sur le marché, et grâce à cette disette, il vendra ses harengs plus cher.

Le pêcheur de harengs, tout pénétré qu’il soit de l’esprit protectionniste, oubliant que les harengs sont pêchés pour être mangés, donne ici aux législateurs de la protection une double leçon :

D’abord, il fait admirablement la distinction entre le double intérêt personnel qui existe en chaque homme, l’intérêt du producteur, et, d’autre part, l’intérêt du consommateur.

Il condamne si bien la thèse protectionniste tant vantée par M. Méline et ses amis, à savoir que « le producteur et le consommateur ne font qu’un, et que leurs intérêts sont identiques », qu’il demande la liberté pour tout ce qu’il achète, la liberté pour tout — et la protection pour ce qu’il vend —, « excepté pour les harengs ». 

Ensuite, remarquez que son égoïsme est des plus intelligents, car, en demandant la liberté, l’abondance générale avec un monopole unique à son profit, il demande un état de choses qui pourra l’enrichir sûrement et d’une manière permanente.

En exploitant un marché riche, abondamment pourvu de tout, excepté de harengs, il pourra puiser, dans le milieu social, des richesses considérables, d’autant plus qu’il aura haussé artificiellement la valeur des produits qu’il vend.

Le système de la protection, au contraire, tel qu’il est organisé d’ordinaire, notamment le système que la majorité dont M. Méline est le chef vient d’organiser dans notre législation, est un régime d’égoïsme essentiellement inintelligent.

Remarquez, en effet, que dans ce système il y a sept cents articles, douze cents même en comptant les subdivisions des fils et tissus de coton, de laine, etc., qui sont protégés par les tarifs, c’est-à-dire dont l’importation est arrêtée par la barrière des douanes.

La rareté, la disette ainsi faite sur le marché est donc une rareté absolue, aussi étendue que possible : à la différence du pêcheur de harengs, investi d’un monopole unique, il y a douze cents producteurs, pourvus réciproquement d’un monopole ; si bien que chacun d’eux apporte ses produits sur un marché mal pourvu de tout, où le milieu est modifié, où la demande est raréfiée aussi bien que l’offre. 

Dès lors, la valeur de chaque produit est elle-même modifiée par cette diminution de la demande, les prix dépendant essentiellement de l’offre et de la demande, et le système, manquant son but, épuisant la puissance de consommation de la clientèle, n’atteint même pas finalement l’idéal entrevu, la cherté tant désirée !

Que les législateurs de la protection fassent leur profit de la leçon que leur donne ce pêcheur de harengs, ce protectionniste intelligent, dont la réponse fit sourire le premier ministre d’Angleterre, le célèbre Robert Peel, il y a un demi-siècle environ !

Qu’ils apprennent de lui la notion de l’intérêt général !

S’il est vrai de dire que l’intérêt général est la réunion, la totalisation des intérêts particuliers, il est faux de prétendre, comme fait M. Méline, que ce sont les intérêts au point de vue producteur qu’il faut additionner : ce qu’il faut additionner, ce sont les intérêts personnels des hommes, en tant que consommateurs, lesquels intérêts réclament l’abondance, et, à cet effet, la liberté pour tout.

La liberté pour tout ! Que faut-il penser, dès lors, du système éclectique de ceux qui vont disant et répétant qu’en économie politique il n’y a pas de règles immuables, pas de principes absolus ?

Qu’ils y prennent garde : à ce langage fantaisiste, singulièrement capricieux, il y a une réponse qui se présente tout de suite à l’esprit, réponse écrasante : c’est cette raillerie terrible de Pascal à l’adresse de la justice positive des gouvernements de son temps :

« Plaisante économie politique qu’une rivière borne ! Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà ! »

Non, non, la vérité économique, non plus que la vérité morale, ne dépend pas d’un méridien ; ceux qui le disent et le croient prennent leurs caprices et leurs fantaisies pour la réalité des choses.

L’échange a une nature qui lui est propre, qui est indépendante des temps et des lieux ; si l’échange est bon, utile, favorable au bien général d’une rive à l’autre de la Garonne, il n’est pas moins bon, utile, favorable au bien général d’une rive à l’autre de la Bidasoa ! 

C’est le sens commun, le bon sens le plus élémentaire qui le dit.

Les politiciens éclectiques qui nient sérieusement l’existence de tout principe, de toute règle fixe en cette matière, sont des hommes d’État d’un ordre inférieur ; ils font de l’économie politique à la façon du pêcheur de harengs de Robert Peel !

La règle fixe, immuable, qui doit constamment guider le législateur, l’homme d’État digne de ce nom, c’est celle que posait avec tant de netteté l’éminent président de la Chambre des députés, celle que nous avons citée plus haut et que nous rappelons :

« Le législateur doit distinguer entre les intérêts généraux dont il a la garde et la protection, et les intérêts particuliers qui cherchent à en prendre le masque. »

Protéger l’intérêt général : tel est le devoir certain, immuable des hommes d’État, des législateurs ; et la question de savoir en quoi consiste l’intérêt général d’un peuple ne dépend pas du caprice ou des fantaisies des gouvernements.

L’intérêt général, nous le savons à cette heure, l’intérêt permanent d’une nation, c’est l’ensemble, la masse des intérêts particuliers des citoyens envisagés au point de vue du grand public consommateur.

Ernest MARTINEAU.

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