L’urgence éducative

Au premier chapitre de son tout premier livre, L’Inventeur (1867), Yves Guyot fixe d’emblée l’instruction populaire comme une urgence politique. Celle-ci doit permettre l’éveil des intelligences et l’éclosion de générations nouvelles d’esprits brillants. Elle est si nécessaire, ajoute Guyot, qu’il convient de rendre l’instruction obligatoire.


L’urgence éducative

par Yves Guyot

(extrait de L’Inventeur, Paris, 1867)

 

Les économistes et les gouvernements cherchent par tous les moyens possibles à augmenter la richesse sociale ; mais les moyens dont ils se sont servis jusqu’à présent sont mauvais, parce qu’ils n’ont jamais reposé sur des principes absolus et immuables. Ce n’est pas le système protectionniste qui empêchera notre industrie d’être en souffrance, non plus que les autres lois, décrets ou règlements du même genre. Pour créer la richesse sociale, il n’y a qu’un moyen : c’est d’empêcher toute force de se perdre. Malheureusement, jusqu’à ce jour, la plupart des gouvernements n’ont pas voulu comprendre cette vérité si simple : ils font venir du guano du Pérou à grands frais, ils donnent des privilèges aux navires qui l’apportent, mais ils se gardent bien d’utiliser tout l’engrais qui s’échappe par les égouts de nos villes, va empoisonner nos fleuves et se perdre dans la mer. Lisez les admirables pages de Victor Hugo sur ce sujet. Si l’engrais est le plus puissant moyen de culture, si Olivier de Serres a dit : « En agriculture, que faut-il ? de l’engrais, toujours de l’engrais et encore de l’engrais ! » il n’est pas moins vrai qu’avant tout, pour qu’un peuple soit grand, il faut des hommes.

Des hommes ! des hommes ! voilà ce que nous demandons. Je ne désire pas, en poussant ce cri, une grande augmentation de la population ; je prends le chiffre d’hommes que nous possédons, et je pose alors cette question : « Ces hommes emploient-ils toutes les forces dont la nature a doué chacun d’eux ?»

Eh bien ! non évidemment. Sur dix millions d’hommes, il n’y en pas dix mille qui usent de toute leur énergie et de toute leur intelligence. Quelle terreur ne doit pas inspirer à l’homme qui pense et à l’homme qui calcule cette immense perte de richesses naturelles ? La société actuelle est une machine à vapeur dont le foyer est disposé de telle sorte, que le combustible employé ne produit pas un pour cent d’effet utile. Quel est le mécanicien qui ne condamnerait pas une semblable machine ? Pourtant notre ordre social actuel n’est pas meilleur, et il se trouve des gens qui se vantent, qui sont contents du statu quo, qui ne veulent pas qu’on y touche, qui poussent des rugissements de colère chaque fois qu’un esprit mal fait ne partage pas leur optimisme. C’est cette immense perte de calorique qui explique la lenteur du progrès.

Il faut donc que nous nous attachions à améliorer le foyer de notre machine. Il faut que nous lui donnions une nouvelle disposition et de meilleurs combustibles. Il faut que sa flamme ait une surface immense comme dans la chaudière tubulaire, et que passant et repassant en mille tours au milieu de la masse à échauffer, elle produise cette force irrésistible qui brise tous les obstacles.

Chauffons donc les cerveaux ; allumons partout de vastes foyers ; jetons-y les combustibles qui s’enflamment le plus facilement, qui produisent le plus de chaleur, afin qu’il n’y ait plus nul être à mourir de froid.

Mais les gouvernements ont peur des incendies et des explosions ; et, au lieu de chercher à faire des foyers qui produisent le plus de chaleur possible, ils s’ingénient à en construire qui ne donnent qu’une toute petite chaleur, juste assez pour ne pas laisser geler ceux qui peuvent s’en approcher…

Ceux qui peuvent s’en approcher, car bien peu sont admis à venir réchauffer à leur flamme leurs pauvres membres grelottants.

Et cependant, si vous leur donniez, à ces pauvres déshérités, la chaleur dont ils ont besoin, quelle force et quelle énergie n’auraient-ils pas ? Qui vous dit que le casseur de pierres, que le balayeur des rues, que le manœuvre, ne fût pas devenu un homme de génie, si son cerveau avait reçu le choc qui fait jaillir l’étincelle du silex ? Et alors, s’ils sont dix mille dans cette triste position, quel crime de lèse-humanité n’avez-vous pas commis ! J’ai connu un meunier qui a opéré d’immenses travaux de desséchement, lesquels eussent fait honneur à plus d’un ingénieur, et qui ne savait ni lire ni écrire ; j’ai vu un paysan faire de la trigonométrie, sans le savoir.

Que seraient devenus ces hommes, s’ils avaient reçu une éducation proportionnée à leurs facultés ? Chacun d’eux avait peut-être l’étoffe d’un Riquet ou d’un Pascal ; et, faute d’éducation pour leur révéler leur force, leur permettre d’agrandir le théâtre sur lequel ils travaillaient, d’employer leurs facultés, ils se sont bornés, l’un à diriger son moulin, l’autre à bêcher la terre.

Il faut remédier à un pareil état de choses. Une partie de la société ne doit pas demeurer dans l’obscurité, tandis que l’autre absorbe la lumière. Quand donc ne seront plus vraies ces douloureuses paroles de Voltaire : « Il y a plus de différence entre Descartes et un paysan, qu’entre ce dernier et un cochon. » On lui a reproché ces paroles. Le reproche est injuste, car elles sont vraies. Si jamais vous vous êtes trouvé dans le fond de quelque campagne, vous avez dû être épouvanté de l’absence d’idées, de l’ignorance des moindres choses qui y règne, comme si vous vous trouviez dans le vide et que vous cherchiez en vain quelque aspérité où vous accrocher.

Les hommes qui vivent dans leur cabinet, qui sans cesse remuent des idées, qui apprennent continuellement et ont chaque jour une nouvelle soif d’apprendre, sont bien terrifiés quand ils voient sur une statistique que la proportion des hommes sachant lire est de 28 p. 100 ; que la proportion des enfants fréquentant d’une manière assidue l’école est de 46,4 p. 100 ; mais ils ne peuvent se figurer, s’ils ne les ont vues, palpées en quelque sorte, les sinistres conséquences de cette ignorance qui s’étend sur près de la moitié de la population française.

Et les gouvernements, qui ont autre chose à faire, qui ont à entretenir une armée, à envoyer des expéditions en Chine ou au Mexique « pour créer des débouchés à nos produits » ne sont pas émus par ce spectacle ! Tranquilles, ils daignent à peine répondre à ceux qui les pressent de faire cesser cette épouvantable disette d’instruction. Ils parlent, à ceux qui leur demandent des réformes, de la prospérité nationale ; ils disent qu’ils cherchent à l’augmenter par tous les moyens possibles, violents ou pacifiques ; ils donnent un prix de quelques milliers de francs à un inventeur quelconque ; ils le gratifient d’une décoration ; et ils croient avoir tout fait ! … Ils n’ont rien fait, car ils n’augmenteront la prospérité publique, ils n’enrichiront réellement la nation, ils ne feront naître des inventions que par l’instruction. C’est ce qu’ont admirablement compris tous les départements où l’industrie a atteint un haut développement. Les manufacturiers intelligents ont même fondé des écoles dans leurs usines, sachant que le seul moyen de lutter avec des nations rivales, surtout avec l’Angleterre, depuis le traité de commerce, était non pas de se plaindre et de demander l’ancien régime, mais de préparer des ouvriers qui pussent égaler les ouvriers étrangers ou les surpasser.

Il faut donc que l’instruction soit répandue à foison ; il faut qu’elle inonde, qu’elle envahisse tout, de gré ou de force. Il faut forcer le père à donner l’éducation à son enfant ; il faut lui offrir toutes les ressources possibles pour qu’il accomplisse ce devoir.

Je ne viendrai pas, dans un ouvrage où je ne traite cette question qu’incidemment, répéter ce qu’ont déjà si bien dit MM. J. Simon et Duruy sur cette question. Je ne citerai que les chiffres de la dernière statistique, qui prouvent surabondamment la nécessité des réformes que demandent tous ceux, de quelque parti qu’ils soient, qui veulent hâter la marche de la civilisation.

27 642 écoles sont installées dans des maisons appartenant aux communes ; 10 465 sont louées par les communes, 509 sont prêtées par des particuliers, 70 appartiennent à des associations religieuses.

20 585 maisons affectées à des écoles laïques et 2 167 affectées à des écoles congréganistes sont convenables. 15 634 ne sont pas convenablement disposées, parmi lesquelles 14 762 sont affectées aux écoles laïques et 872 aux écoles congréganistes.

Les communes ont donc à faire construire 10 744 maisons dont elles ne sont pas propriétaires, et à faire approprier 8 245 maisons qui ne conviennent pas à leur destination. La dépense à faire est évaluée à 134 122 693 fr.

Le mobilier doit être complété dans 16 659 écoles et renouvelé dans 11 700 écoles. Les dépenses ont été fixées à 3 618 703 fr. ; ajoutés aux 134 millions 122 693 fr. nécessaires pour l’appropriation ou la construction des écoles, ils forment un total de 137 741 396 fr. qui représentent la somme que les communes, les départements et l’État ont encore à s’imposer pour la bonne installation des écoles spéciales aux garçons ou mixtes.

Les écoles publiques de garçons ou mixtes ont été fréquentées, en 1863, par 2 399 293 enfants. Les écoles laïques ont reçu 1 986 441 élèves ; les écoles congréganistes, 412 852 élèves.

Les élèves payants sont au nombre de 1 million 553 762 (64 p. 100) ; les élèves gratuits, au nombre de 845,531 (36 p. 100). Le nombre des écoles absolument gratuites est de 1 886 pour les laïques et de 866 pour les congréganistes.

Sur les 2 399 293 enfants, 831 258 ont fréquenté l’école d’un à six mois ; le nombre d’élèves qui ont fréquenté l’école d’un à neuf mois est de 1 286 744. Il n’y a donc que 1 122 549 enfants (46 p. 100) qui fréquentent l’école plus de neuf mois ou toute l’année.

519 185 enfants sont sortis des écoles en 1863. 70 386 ne savaient ni lire ni écrire ; 133 850 ne savaient que lire et écrire ; 234 255 savaient lire, écrire et compter ; 80 794 possédaient quelques connaissances accessoires. En somme, 204 236 élèves n’ont emporté de l’école que des connaissances insignifiantes.

Le nombre des écoles publiques ayant plus de 80 élèves est de 8 480.

D’après le dernier recensement, sur une population de 37 382 225 habitants, on compte 4 018 427 enfants de 7 à 13 ans. Les enfants recevant l’instruction dans les écoles primaires étant au nombre de 3 143 540, il en resterait 874 887 qui n’auraient fréquenté aucune école ; mais il faut en retrancher les enfants qui reçoivent l’enseignement à domicile et dans les établissements d’instruction secondaire. Ce chiffre peut être fixé approximativement à 180 000. On peut évaluer à 692 678 les enfants qui ne reçoivent l’instruction ni dans l’école primaire, ni dans un autre établissement, ni dans la famille.

Tels sont les résultats que produit l’instruction primaire d’après les documents officiels. Or, en voyant plus de la moitié des enfants n’aller à l’école que d’une manière insuffisante, en voyant 204 236 élèves n’emporter de l’école que « des connaissances insignifiantes », il faut bien en arriver à reconnaître que l’instruction obligatoire est nécessaire. Tout en admettant en principe que l’instruction obligatoire pouvait être imposée aux parents par la loi, rien ne me répugnait plus qu’une pareille nécessité : mais les chiffres de la statistique sont là ; mais j’ai vu par expérience la nonchalance, l’indifférence du paysan pour l’instruction de ses enfants ; j’ai même vu l’aversion que témoignaient contre l’école de riches fermiers, parce qu’ils prétendaient que leurs enfants pouvaient leur être utiles en leur économisant un pâtour ; et, en adversaire de bonne foi, malgré les plaidoyers de MM. Laboulaye et Louis Reybaud contre l’instruction obligatoire, j’en suis arrivé à penser que l’état actuel des choses la réclamait absolument. En la proclamant, vous n’attaquez pas le droit du père, vous défendez celui du fils ; vous protégez l’avenir contre le passé. L’année dernière, M. Pelletan demandait la liberté de la presse comme en Turquie ; je demande l’instruction comme en Turquie : 4 ou 5 individus sur 100, au maximum, n’ont pas fréquenté l’école ; tandis qu’à Paris nous trouvons 12 ouvriers sur 100 ne sachant ni lire ni écrire ; tandis que, dans la Vendée, 44 jeunes gens sur 100, dans le Morbihan 53, dans les Côtes-du-Nord 56, dans le Finistère 60, sont absolument privés d’instruction. Et nous prétendons être le peuple le plus éclairé de la terre !

Il faut donc, et le plus vite possible et par les moyens les plus énergiques, changer complétement le système actuel de l’instruction primaire, afin que, tous ayant les moyens d’apprendre, nul ne soit plus condamné, par sa naissance, à rester plongé toute sa vie dans l’ignorance. Alors, quand ces réformes seront accomplies, quand toutes les intelligences aujourd’hui engourdies pourront se réveiller, il sortira du fond de ces ateliers et de ces campagnes où ils dorment une légion de génies qui, venant se joindre à ceux qui existent déjà, apporteront à l’œuvre de la civilisation leur puissant secours.

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