La mode et le développement industriel

Dans l’article Mode, qu’il fournit en 1853 au Dictionnaire de l’économie politique, Gustave de Molinari examine si les modes, en multipliant les achats, sont bénéfiques à l’activité économique, ou si elles provoquent une destruction régulière de richesses qui contrebalance son effet de stimulation positive sur l’esprit d’entreprise. Après avoir conclu à l’utilité, bon an mal an, des modes, Molinari poursuit en soutenant que le régime économique d’une nation a une influence sur la mode, car les modes d’un peuple de citoyens égaux ne sont pas les mêmes que celles d’une nation divisée entre une classe privilégiée et une masse spoliée.

Gustave de Molinari, « Mode », Dictionnaire de l’économie politique, tome II, Paris, 1853


MODE

La mode exerce une influence considérable sur un certain nombre d’industries, notamment sur celles qui s’occupent du vêtement et du logement. Tout changement qui survient dans la mode est une source de bénéfices pour les uns, une cause de pertes pour les autres. Un homme qui trouve un nouveau dessin ou une nouvelle combinaison de couleurs pour étoffes, une nouvelle forme de meuble ou d’habit, et qui réussit à mettre cette invention à la mode, peut en tirer de beaux profits, surtout si la propriété lui en est garantie. (Voyez Propriété Artistique.) En revanche les individus qui possèdent un approvisionnement des objets dont la mode ne veut plus éprouvent une perte. Il en est de même des fabricants et des ouvriers qui s’occupaient de la production de ces objets, lorsque la mode nouvelle s’éloigne sensiblement de l’ancienne. « Nous savons tous, dit Malthus, combien les manufactures sont sujettes à tomber par le caprice de la mode. Les ouvriers de Spitalfield ont été réduits à la misère quand les mousselines ont pris la place des étoffes de soie. Ceux de Sheffield et de Birmingham ont été quelque temps sans ouvrage, parce qu’on porta des attaches et des boutons d’étoffe, au lieu de boucles et de boutons de métal[1]. » On pourrait citer des milliers de faits analogues.

M. Mac Culloch trouve dans ces perturbations que la mode occasionne un argument en faveur de la taxe des pauvres. « On peut observer, dit-il, que par suite des changements de la mode, etc., les individus engagés dans les travaux industriels sont nécessairement exposés à une foule de vicissitudes ; et leur nombre étant aussi considérable qu’il l’est dans ce pays (l’Angleterre), il est tout à fait indispensable en réalité d’assurer à l’avance une ressource pour les soutenir dans les époques désastreuses[2]. » Nous ne saurions toutefois partager à cet égard l’opinion de M. Mac Culloch. En effet comment agit la mode sur certaines industries et sur certaines catégories de travailleurs ? Elle agit comme un risque. Or ce risque, qui se traduit en pertes pour les fabricants, en chômages pour les ouvriers, doit nécessairement être couvert, de telle façon que les profits des uns et les salaires des autres se trouvent en équilibre avec les profits et les salaires de l’ensemble des branches de la production. S’il en était autrement, si le risque provenant des fluctuations de la mode n’était point complétement couvert, les capitaux et les bras cesseraient bientôt de se porter dans les branches assujetties à ce risque particulier ; alors, la concurrence venant à diminuer dans ces branches, les profits et les salaires ne manqueraient pas de s’y augmenter jusqu’à ce que le risque se trouvât compensé. Cela posé, supposons qu’une loi intervienne pour garantir à l’ouvrier un minimum de subsistances pendant les chômages occasionnés par les fluctuations de la mode : qu’en résultera-t-il ? Le risque provenant de cette cause se trouvant en partie couvert, compensé, il en résultera que le salaire de l’ouvrier baissera d’une quantité précisément égale à la couverture du risque, c’est-à-dire au montant de la taxe. En quoi donc la taxe aura-t-elle pu être utile à l’ouvrier, puisqu’elle n’aura pas augmenté en réalité la somme de ses ressources ? Sans doute l’ouvrier aurait pu gaspiller son salaire et se trouver au dépourvu, la mode venant à changer, le risque venant à échoir. La taxe des pauvres n’est autre chose qu’une caisse d’épargne obligatoire, dont les fonds sont prélevés sur son salaire et où il a le droit de puiser dans ses chômages. Mais une caisse de ce genre, en débarrassant l’ouvrier du soin de prévoir les époques de crise et d’y pourvoir, ne doit-elle pas perpétuer son infériorité intellectuelle et morale ? N’est-ce pas une assurance pour laquelle l’ouvrier fournit une prime beaucoup trop élevée ? (Voyez Salaires et Taxe des pauvres.)

J.-B. Say envisage l’influence de la mode à un autre point de vue. Selon cet illustre économiste, la fréquence des changements de la mode occasionne un gaspillage ruineux :

« Une nation et des particuliers feront preuve de sagesse, dit-il, s’ils recherchent principalement les objets dont la consommation est lente et l’usage fréquent. Leurs modes ne seront pas très inconstantes. La mode a le privilège d’user les choses avant qu’elles aient perdu leur utilité, souvent même avant qu’elles aient perdu leur fraicheur : elle multiplie les consommations, et condamne ce qui est encore excellent, commode et joli, à n’être plus bon à rien. Ainsi la rapide succession des modes appauvrit un État de ce qu’elle consomme et de ce qu’elle ne consomme pas[3]. »

Ces paroles de J.-B. Say sont évidemment des plus judicieuses. Cependant il ne faudrait point sur cette observation, ni sur celle de Malthus que nous avons citée plus haut, condamner la mode au point de vue économique ; car si la mode occasionne certains dommages et certaines perturbations, surtout lorsque ses fluctuations sont trop fréquentes, en revanche elle est un des principaux moteurs du progrès artistique et industriel. Ceci peut devenir sensible au moyen d’une simple hypothèse.

Supposons que la mode cesse d’exercer son influence ; supposons que le même goût et le même style continuent indéfiniment à faire loi pour les vêtements, les meubles, les habitations : est-ce que cette immobilité de la mode ne portera point une mortelle atteinte au progrès artistique et industriel ? Qui donc s’ingéniera encore à chercher du nouveau en fait de vêtements, de meubles, d’habitations, si les consommateurs ont horreur du changement, si toute modification dans la mode adoptée est considérée comme un scandale, ou même interdite par la loi ? On fera toujours les mêmes choses, et il y a apparence qu’on les fera toujours aussi de la même manière. Que le goût des consommateurs ait, au contraire, des allures mobiles, variables, et l’esprit d’invention, de perfectionnement, sera énergiquement stimulé. Toute combinaison nouvelle de nature à flatter le goût des consommateurs devenant alors une source de profits pour l’inventeur, chacun s’ingéniera à chercher du nouveau, et cette activité imprimée à l’esprit d’invention agira de la manière la plus favorable sur le développement de l’industrie et des beaux-arts. Il arrivera quelquefois, sans doute, que des modes ridicules se substitueront à des modes élégantes ; mais sous l’influence du besoin de changement, de la papillonne, comme dirait un fouriériste, qui donne naissance à la mode, cette invasion du mauvais goût ne sera point durable, et l’on ira sans cesse d’améliorations en améliorations.

En examinant l’influence que la mode exerce sur le développement de l’industrie et des beaux-arts, on acquiert la conviction que l’impulsion vivifiante qu’elle imprime à l’esprit d’invention et de perfectionnement suffit, et au-delà, pour compenser les dommages dont elle peut être la source. D’ailleurs les modes ont leurs limites de longévité dont la moyenne pourrait être aisément calculée, et que l’expérience des producteurs, à défaut d’une table de mortalité dressée ad hoc, est habile à apprécier. Il est rare qu’un fabricant intelligent produise d’un dessin ou d’une nuance plus que la consommation n’en peut absorber avant que ce dessin ou cette nuance ait passé de mode ; et si, par aventure, ses prévisions se trouvent démenties, si la mode passe plus vite qu’il ne l’avait prévu, il trouve aisément à se défaire de l’excédent de sa marchandise auprès de la vaste classe des consommateurs arriérés. Telle étoffe ou tel chapeau qui est devenu suranné à Paris, fait encore, au bout de deux ou trois ans, les délices des élégantes de la basse Bretagne ou de l’Amérique du Sud.

Nous venons de signaler l’influence que la mode exerce sur la production. Disons maintenant quelques mots de ses caractères et des causes qui déterminent ses variations. La mode ne subit pas seulement l’influence physique de la température d’un pays et l’influence morale du goût et du caractère des populations ; elle est soumise encore, et pour une large part, à l’influence de l’organisation économique et sociale. Les institutions d’un peuple s’y reflètent comme dans un miroir. Ainsi, dans les pays où les abus du privilège et du despotisme permettent à une classe considérée comme supérieure d’alimenter son oisiveté aux dépens du reste de la nation, les modes sont communément fastueuses et compliquées. Elles sont fastueuses, parce que les privilégiés sentent la nécessité d’éblouir la multitude par la splendeur de leurs dehors, et de la convaincre ainsi qu’ils sont tirés d’une argile supérieure :

From porcelain clay of earth,

« de la terre de porcelaine », comme disait le vieux poète Dryden. Les modes sont en même temps compliquées, parce que les privilégiés ont tout le loisir nécessaire pour s’occuper longuement de leur toilette, dont le faste sert, comme on l’a dit, à inspirer au vulgaire une haute idée de ceux qui la portent. Mais que la situation de la société vienne à changer ; que les privilèges disparaissent ; que les classes supérieures, désormais assujetties à la loi de la concurrence, soient obligées de faire œuvre de leur intelligence pour subsister : aussitôt on verra les modes se simplifier ; on verra les habits brodés, les culottes courtes, les robes à queues ou à paniers, en un mot tout l’appareil majestueux et compliqué des modes aristocratiques disparaître pour faire place à des vêtements faciles à ajuster et commodes à porter. Dans une spirituelle brochure, intitulée England, Ireland and America by a Manchester manufacturer[4], M. Richard Cobden a signalé, avec beaucoup d’humour et de finesse, les nécessités qui ont agi depuis un demi-siècle pour déterminer cette transformation économique de la mode. M. Cobden dépeint l’ancien marchand de Londres avec son costume majestueux et ses habitudes formalistes, et il montre comment l’impitoyable concurrence a fait disparaitre ce modèle du bon vieux temps pour le remplacer par un type moderne, revêtu d’un costume et pourvu d’habitudes infiniment plus économiques :

« Ceux de nos lecteurs qui ont connu le marchand de Londres d’il y a trente ans, doivent se rappeler la perruque poudrée et la queue, les souliers à boucles, les bas de soie bien tirés et les culottes étroites, qui faisaient reconnaitre le boutiquier de l’ancienne école. Si pressées et si importantes que fussent les affaires qui l’appelaient au dehors, jamais ce superbe personnage ne rompait le pas digne et mesuré de ses ancêtres ; rien ne lui était plus agréable que de prendre sa canne à pomme d’or et de quitter sa boutique pour aller visiter ses voisins plus pauvres, et faire parade de son autorité en s’informant de leurs affaires, en s’immisçant dans leurs querelles, en les forçant de vivre honnêtement et de diriger leurs entreprises d’après son système. Il conduisait son propre commerce exactement à la manière de ses pères. Ses commis, ses garçons de magasin, ses commissionnaires avaient des uniformes particuliers, et leurs rapports avec leurs chefs ou entre eux étaient réglés d’après les lois de l’étiquette établie. Chacun d’eux avait son département spécial ; au comptoir ils gardaient leur rang avec une exactitude pointilleuse, comme des États voisins mais rivaux. La boutique de ce marchand de la vieille école conservait toutes les dispositions et tous les inconvénients des boutiques des siècles précédents : on ne voyait point à sa devanture un étalage fastueux destiné à amorcer les passants, et le vitrage, enchâssé dans de lourdes travées de bois, était bâti d’après les anciens modèles.

« Le siècle actuel a produit une nouvelle école de marchands, dont la première innovation a été de renoncer à la perruque poudrée et de congédier le barbier avec sa boite à pommade. Grâce à ce progrès, une heure a été gagnée sur la toilette de chaque jour. La seconde a consisté à remplacer les souliers et les inexpressibles, dont les complications de boucles et de cordons et les formes étroites exigeaient une autre demi-heure, par des bottes à la Wellington et des pantalons que l’on met en un tour de main, et qui laissent au corps toute la liberté de ses allures, quoique peut-être aux dépens de la dignité extérieure. Ainsi vêtus, ces actifs marchands peuvent presser ou ralentir le pas selon que les allaires qui les appellent au dehors sont plus ou moins urgentes ; ils sont d’ailleurs si absorbés par le soin de leurs propres affaires, qu’ils savent à peine les noms de leurs plus proches voisins, et qu’ils ne s’inquiètent pas si ces gens-là vivent en paix ou non, aussi longtemps qu’on ne vient pas briser leurs vitres.

« L’esprit d’innovation ne s’est pas arrêté là : les boutiques de cette nouvelle race de marchands ont subi une métamorphose aussi complète que leurs propriétaires. L’économie intérieure de la maison a été réformée en vue de donner au travail toutes les facilités imaginables : on a dispensé les employés de toutes formalités d’étiquette ; on a même tacitement consenti à suspendre les égards dus au rang, en tant qu’ils pouvaient arrêter l’expédition des affaires ; enfin, à l’extérieur, des vitrines construites en verre plat, avec des bordures élégantes, et s’étendant du sol jusqu’au plafond, ont attiré les regards sur toutes les séduisantes nouveautés du jour.

« Nous savons tous quels ont été les résultats de cette rivalité inégale. Les anciens et paisibles boutiquiers, fidèles à la « vieille mode » de leurs pères, succombèrent l’un après l’autre sous l’active concurrence de leurs voisins plus alertes. Quelques-uns des disciples les moins infatués de la vieille école adoptèrent le nouveau système, mais tous ceux qui essayèrent de résister au torrent furent engloutis. Nous ajouterons que le dernier de ces intéressants spécimens du bon vieux temps, qui avait survécu à onze générations de boutiquiers, et dont les vitrages non modernisés réjouissaient l’âme des vieux tories passant dans Fleet street, a fini par disparaître après avoir vu son nom figurer dans la gazette à l’article Banqueroutes. »

À travers cet ingénieux et spirituel croquis, on voit apparaître clairement la nécessité qui a déterminé la simplification des modes de l’ancien régime. Cette nécessité, elle réside dans la suppression des antiques privilèges qui permettaient au marchand incorporé ou à l’industriel pourvu d’une maîtrise de passer son temps à sa toilette, ou à intervenir dans les querelles de ses voisins au lieu de s’occuper de ses affaires ; elle réside dans le développement fécond de la concurrence, qui a obligé tout marchand, tout industriel, tout chef d’entreprise, à calculer le prix du temps, sous peine de voir son nom finalement inscrit sous la funeste rubrique des banqueroutes. Un régime de concurrence ne comporte pas les mêmes modes qu’un régime de privilège, et la mode subit l’influence des modifications de l’économie intérieure de la société aussi sensiblement que celle des changements de la température.

Cela étant, on aperçoit combien un gouvernement aurait tort de vouloir influer sur la mode, en obligeant, par exemple, ceux qui le servent à porter des vêtements fastueux et compliqués. En effet, de deux choses l’une. Ou l’état de la société est tel que les classes dirigeantes trouvent avantage à étaler un certain faste dans leur costume ; et dans ce cas il est inutile de le leur imposer, ou même de le leur recommander. Ou l’état de la société est tel qu’on a mieux à faire dans tous les rangs de la société qu’à s’occuper longuement de sa toilette ; dans ce cas, quel bien pourra résulter de l’intervention du gouvernement dans la mode ? Si la somptuosité des costumes devient générale, si les hommes s’accoutument à accorder à leur habillement une portion du temps qui est réclamé par leurs affaires, la société n’en souffrira-t-elle pas un dommage ? Si, au contraire, l’exemple donné d’en haut n’est pas suivi, si le faste des costumes de cour ou d’antichambre n’est pas imité, ce faste ne formera-t-il pas une dissonance choquante dans une société affairée ? Ne produira-t-il point une impression analogue à celle que l’on reçoit d’une mascarade ? Un gouvernement doit donc éviter soigneusement d’intervenir en cette matière, fût-ce même pour encourager la passementerie et la broderie nationales. Il doit suivre les modes, et non les diriger.

En résumé la mode, envisagée au point de vue économique, exerce sur les progrès de la production une influence dont l’utilité compense, et au-delà, le dommage qui peut résulter de ses fluctuations. D’un autre côté elle s’établit et se modifie naturellement sous l’impulsion de causes diverses, parmi lesquelles les causes économiques tiennent une grande place. Quand on méconnait les nécessités qui déterminent ses transformations, on établit des modes artificielles qui ont le double inconvénient d’être antiéconomiques et ridicules.

G. DE MOLINARI.

___________

[1] Essai sur le principe de la population, livre III, chapitre XIII, page 445, édition Guillaumin.

[2] Principes d’Économie politique. Traduction de M. Augustin Planche, tome II, page 82.

[3] Traité d’Économie politique, livre III, chap. IV.

[4] Brochure in-8. Londres, 1835.

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