Des habitudes d’intempérance

Dans cette conférence donnée en 1868, Henri Baudrillart étudie les causes de l’un des grands fléaux des classes ouvrières : l’intempérance, c’est-à-dire précisément l’alcoolisme. Il pèse une à une ces causes ou probables ou démontrées, et termine son discours sur la question des modes opératoires pour réformer, si ce n’est vaincre tout à fait, ce mal social dangereux.


CONFÉRENCES POPULAIRES FAITES À L’ASILE IMPÉRIAL DE VINCENNES SOUS LE PATRONAGE DE S. M. L’IMPÉRATRICE

DES HABITUDES D’INTEMPÉRANCE

PAR

H. BAUDRILLART

Membre de l’Institut, Professeur au Collège de France et à l’Association Polytechnique.

 

PARIS 

LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie.

BOULEVARD SAINT-GERMAIN, n°77.

1868


DES HABITUDES D’INTEMPÉRANCE

 

MESSIEURS,

Le sujet dont je me propose de vous entretenir est un de ceux qui intéressent de plus près le bien-être des travailleurs et aussi un des plus délicats. Je vous avouerais même qu’il m’embarrasse, si je ne comptais sur votre excellent esprit. Je veux vous parler des habitudes d’intempérance. Je ne vous dissimule pas que c’est là un des griefs les plus habituels contre la classe ouvrière, j’ajoute que ce grief est trop fréquemment justifié. Il serait injuste pourtant d’étendre le vice d’un certain nombre à la généralité, et en voulant guérir les ouvriers d’un des défauts qui leur causent le plus de préjudice, je ne voudrais pas avoir l’air de dresser contre eux un acte d’accusation. Enfin il ne suffit pas de dire : « Les ouvriers sont intempérants, ou beaucoup d’ouvriers sont intempérants, se livrent au goût des boissons » ; il faut rechercher pourquoi ce goût est si puissant et s’il n’y a pas moyen d’en prévenir l’excès. Si nous n’avions pas la conviction que le mal peut être combattu, diminué dans une forte mesure, que viendrions-nous faire ici ? Le parti le plus simple ne serait-il pas de se croiser les bras et de garder le silence ? Je ne veux ni accuser ni excuser les ouvriers, je voudrais leur être utile. J’ajoute que nulle classe ne peut se dire exempte de l’intempérance. Les jeunes gens de la classe riche n’abusent-ils pas trop souvent des restaurants et des cafés, comme de plus pauvres abusent du cabaret ? N’y a- t-il pas des riches qui abusent étrangement des plaisirs de la table, des raffinements si coûteux et si funestes de la gourmandise ? 

Je ferai seulement deux remarques. La première, c’est que l’intempérance est plus répandue en somme dans la classe ouvrière, particulièrement sous la forme du goût pour les boissons et les liqueurs fortes ; la seconde, c’est que ce goût, quand il est devenu une passion impérieuse et terrible, porte la plus profonde atteinte à leur bien-être, et y met un obstacle qui pourrait être invincible, si le mal persistait.

J’ai dit en premier lieu que l’intempérance est plus répandue dans la classe ouvrière. Je ne veux pas vous faire ici un cours d’histoire pour vous montrer que, dans cette catégorie sociale qui se compose des hommes les plus favorisés par la naissance et la fortune, l’intempérance est allée diminuant depuis plusieurs siècles. Il est pourtant avéré qu’il en est ainsi, et que dans ces temps auxquels on a donné le nom de Moyen-âge, et même aux époques qui ont précédé la Révolution française, on buvait et on mangeait, pour appeler les choses par leur nom, beaucoup plus qu’aujourd’hui. Tel seigneur, tel landgrave vidait des verres de vin ou de bière d’une capacité véritablement effrayante. Les spécimens qu’on en conserve ne sont pas toujours des monuments d’art et de goût, mais ils donnent moins encore l’idée de la sobriété que du beau. Il n’y a pas longtemps encore qu’en Angleterre des hommes doctes et graves, des politiques célèbres, de grands orateurs cédaient honteusement à ce vice. On les voyait s’y livrer après le dîner ; quand les dames étaient écartées, les hommes ne gardaient plus de retenue. On dit que ce vice n’a pas encore entièrement disparu aujourd’hui même en Angleterre, en Écosse, en Irlande, en Russie, dans le Nord en général, mais il est beaucoup plus rare qu’autrefois. Le czar Pierre le Grand, guerrier célèbre, tout-puissant législateur, réformateur despotique d’un grand empire, tombait dans de tels états d’ivresse que sa violence et sa cruauté ne connaissaient plus aucune limite. L’ivresse dans les rangs élevés n’est pas moins hideuse et elle est plus dangereuse dans ses effets que dans les autres classes. Nul n’ignore le rôle qu’ont joué en France le libertinage, le vin, les soupers, sous le Régent et sous Louis XV. Ces vices aujourd’hui ne sont qu’à l’état d’exception dans les mêmes classes. Certainement les mœurs sont en général plus sérieuses et les habitudes plus dignes. Et voulez-vous que je vous en dise la raison ? C’est qu’on travaille plus. Le nombre des intempérants a diminué avec celui des oisifs. L’habitude de la prévoyance a gagné du terrain. Chacun a sa fortune à faire, son avenir et celui de sa famille à assurer.

S’il est vrai que l’intempérance soit en somme plus répandue dans les classes ouvrières, c’est qu’elles ne sont pas toujours arrivées à cette préoccupation de la dignité personnelle et de la prévoyance.

J’ai dit en second lieu que nulle part ailleurs l’intempérance n’avait des effets plus redoutables.

La fortune de l’ouvrier, son seul capital souvent, c’est sa force, sa santé, son intelligence. Tout cela ne périt-il pas dans l’habitude de l’ivresse ?

Je diviserai cet entretien en quatre parties. J’établirai d’abord ce que nul malheureusement ne peut contester, la réalité des habitudes d’intempérance dans la classe ouvrière ; j’en indiquerai les causes ; j’en marquerai les effets ; et enfin j’en rechercherai les remèdes.

I

Le rôle joué par les habitudes d’intempérance dans la classe ouvrière est constaté matériellement par le chiffre exorbitant des consommations en vin, en liqueurs, en alcool. 

En Angleterre, les ouvriers, tel est au moins le chiffre d’il y a dix ou quinze ans, consomment annuellement 685 millions en liqueurs fortes. Il se consomme à Amiens, 80 000 petits verres d’eau-de-vie par jour ; on a calculé que c’était une valeur de 4 000 fr., représentant 3 500 kilos de viande ou 12 121 kilos de pain. À Rouen, le cidre ayant manqué il y a quelques années, les ouvriers ont bu de l’eau-de-vie. Il s’est débité dans cette ville, durant l’espace d’une année, cinq millions de litres d’eau-de-vie, outre le cidre, le vin et la bière. Saint-Quentin, Lille et d’autres cités manufacturières, nous offriraient des exemples analogues. Vous remarquerez que le Nord est beaucoup plus fécond en faits de ce genre que le Midi où tout à la fois le vin est plus abondant et la sobriété plus habituelle. Ce qui est vrai du nord de la France, l’est du Nord en général. En Suède, on voit beaucoup d’ouvriers absorber jusqu’à un demi-litre d’eau-de-vie. Ces ouvriers sont sujets à des maladies de cerveau et leur vie est fort abrégée. En Russie, la consommation de l’alcool est énorme ; elle paraît encouragée par les fermiers de l’impôt.

Le sexe féminin lui-même a été envahi par cette habitude des excès alcooliques. Une fois lancé dans cette voie déplorable, il s’y arrête moins que l’autre sexe. L’ivrognerie des femmes est la plus hideuse des ivrogneries.

On peut le voir en Angleterre. Le gin y est l’objet de la passion effrénée d’une partie des ouvrières de Londres, de Manchester, etc. Le reste est à l’avenant ; l’ivrognerie de la femme c’est l’impudeur, le libertinage, bien souvent la cruauté.

À Rouen, à Lille, dans quelques autres villes de manufacture, l’ivrognerie exerce ses ravages parmi les femmes. Le président d’une société de bienfaisance de Lille estime qu’il faut porter à vingt-cinq pour les hommes et à douze pour cent parmi les femmes, le nombre des personnes adonnées à l’ivrognerie. Les femmes ont dans le quartier Saint-Sauveur des cabarets qui ne sont qu’à elles ; elles y forment des sociétés où l’on consomme beaucoup de café et encore plus d’eau-de-vie, de genièvre. La nécessité d’abandonner de petits enfants au berceau en partant pour la fabrique, a introduit parmi elles une coutume que l’on trouve aussi à Leeds et à Manchester ; elles font prendre à l’enfant de la thériaque qui a une vertu stupéfiante. C’est grâce à cette drogue que les gardeuses parviennent à tenir dans la même chambre un si grand nombre d’enfants. Ces petites créatures n’échappent même pas le dimanche à ce traitement barbare. M. Villermé a constaté en 1840 que la vente de la thériaque augmentait le samedi chez les pharmaciens du quartier Saint-Sauveur.

L’ivrognerie de la femme ! On croit, quand on a prononcé ces mots, avoir touché au fond de l’abîme. Non, pourtant, il y a un degré plus profond, plus lamentable encore de la dégradation et de l’infamie. Il y a quoi encore ? L’ivrognerie de l’enfant. Je le dis la honte sur le front et le cœur navré. Oui, cet âge des plaisirs sains, des distractions innocentes, des joies domestiques, qui veut être ménagé avec tant de soin dans sa pureté morale, dans sa santé si fragile, il est jeté en proie à ce vice, et par qui ? chose horrible à dire, par des mères. Hélas ! je n’invente rien. Il résulte d’interrogatoires faits dans des enquêtes sur ce triste sujet, qu’à Londres des ouvrières font boire du gin à leurs plus jeunes enfants. Plusieurs de ces malheureuses en versent quelques gouttes dans la bouche de leurs nourrissons, comme pour les préparer à l’ivrognerie, avant même que leurs lèvres sourient et que leur bouche balbutie les premiers mots. On a vu des enfants à la mamelle dont les mères étaient adonnées à la boisson, refuser de prendre le sein des femmes qui ne buvaient pas de gin. Ces faits honteux, pour être moins nombreux en France qu’à Londres ou à Manchester, n’y sont pas malheureusement ignorés ; ils sont plus communs qu’on ne pense. Il a fallu que certains maires fissent défense aux enfants de douze à treize ans d’aller boire et aux cabaretiers de leur servir à boire, à moins qu’ils ne soient accompagnés par un parent. Ce parent complaisant, ou même le premier venu qui en tient lieu, ne manque guère à ces précoces héros de l’ivrognerie.

Un autre fait fort triste aussi que constate la statistique, c’est que la misère n’est pas toujours, il s’en faut, l’explication de l’ivrognerie. On comprend à la rigueur que le pauvre ouvrier qui gagne de très bas salaires, qui dispose de très peu de loisirs, qui ne peut se donner aucun plaisir un peu plus relevé, demande à l’ivresse des distractions abrutissantes ; souvent c’est l’oubli qu’il boit avec le vin frelaté que lui verse un détaillant sans probité. Mais que l’ouvrier gagnant un fort salaire, intelligent, habile, ayant une marge assez large pour la prévoyance et l’épargne, pouvant se donner à domicile une nourriture saine, même ce qu’il lui faut de vin, et se procurer en outre quelques distractions où l’esprit joue un rôle, comme la lecture et le théâtre, que cet ouvrier aille tout engloutir dans ce plaisir unique, absorbant, hébétant, sacrifier son présent et son avenir, ah ! cela est plus qu’affligeant, ce serait à désespérer de l’avenir des classes ouvrières. Il faut voir là sans doute les symptômes de l’état peu éclairé d’une grande partie de ces classes, même quand elles sont matériellement moins à plaindre. Est-ce donc, comme on l’a prétendu en thèse générale, que les hauts salaires soient un mal et ne servent qu’à rendre l’ouvrier exigeant et dissipateur ? Ah ! n’en croyons rien. Non, s’il est vrai que des ouvriers à salaire médiocre se conduisent bien et économisent, le salaire habituellement élevé est la seule condition qui puisse permettre l’élévation croissante et suffisante de la classe ouvrière. Je dis élevé habituellement : c’est au contraire un fait d’expérience que les hausses de salaires soudaines et intermittentes poussent l’ouvrier vers le plaisir plus que vers l’épargne et vers l’instruction.

Je n’insiste pas davantage sur cette première partie : il est trop clair que l’intempérance qui, à un certain degré, comme je l’ai dit, est de tous les états et de toutes les classes, occupe une grande place dans la population ouvrière. Là-dessus on pourrait se passer de preuves détaillées, et les aveux des ouvriers devancent tous les reproches ; ils se jugent plus sévèrement encore à cet égard qu’on ne les juge. Peut-être même s’en tiendraient-ils trop aisément à s’accuser ainsi. Nous devons aller plus loin, et chercher la cause du mal.

II.

C’est dans l’étude des causes qu’il faut chercher l’indication des remèdes.

La cause première de l’intempérance, du goût des spiritueux, est dans le besoin d’excitants qui est un des traits, et si vous voulez, une des infirmités de notre nature. Il y a deux choses dans l’intempérance, le goût qui porte à aimer le vin, et le goût, l’ignoble goût de l’ivresse pour elle-même. Est-ce seulement parce que le vin et les liqueurs font éprouver au palais une sensation agréable, que cette habitude devient si forte ? Sans doute il y a déjà dans les jouissances du goût quelque chose d’excitant qui tend à devenir une passion. Mais il n’est pas vrai que tout soit dans ce plaisir pour les hommes adonnés à l’ivrognerie. Ce qui leur plaît, surtout, c’est l’excitation que leur donne l’ivresse.

Moins l’homme est perfectionné et se rapproche de l’état de nature, plus il est enclin à satisfaire ce besoin d’excitant et à en chercher l’assouvissement. Le sauvage est prêt à tout donner pour une bouteille d’esprit de feu. C’est sous cette forme que trop souvent la civilisation que nous nous vantons de lui apporter se présente à lui et c’est tout ce qu’il en accepte. Plusieurs peuplades ont été décimées par l’abus de cette liqueur et par la privation du nécessaire auquel elles renonçaient pour se la procurer. Rien n’égalait la passion des nègres esclaves pour le tafia, cette liqueur faite de mélasse de canne étendue d’eau fermentée et distillée. Aux Antilles, on a attribué les trois quarts des morts à l’abus du tafia. Je suis convaincu que ce vice tenait plus à l’esclavage qu’à la race, et qu’il diminuera quand les noirs auront pris les habitudes du travail libre et le souci de l’épargne et de la propriété. Chez les populations barbares du Nord qui ont envahi l’empire romain quatre et cinq siècles après Jésus-Christ, on trouve que le goût des boissons fermentées, la passion de s’enivrer sont souvent portés jusqu’à la fureur. Examinez maintenant l’état de civilisation où nous sommes arrivés ; on retrouve le penchant au même vice marqué surtout chez ceux qui ont peu de culture, peu d’affections domestiques, peu d’idées générales, peu de distractions variées, qui vivent confinés en eux-mêmes et dans l’exercice absorbant d’un métier. Joignez à cela l’influence des camarades, l’entraînement des mauvais exemples. Aussi l’ivrognerie règne-t-elle plus à la ville qu’à la campagne. Les cabarets multipliés dans chaque rue y présentent la tentation à chaque pas. Les travailleurs campagnards sont loin, il n’est que trop vrai, d’être toujours exempts de ce défaut ; ils y sont moins exposés pourtant. J’attribue cela à leurs travaux plus variés, qui offrent plus de distraction en eux-mêmes, à leur vie saine en plein air. Je tiens grand compte surtout de ce foyer domestique qu’ils retrouvent à l’heure des repas. Ils ont moins de camaraderie qui les entraîne, ils calculent bien davantage, ils espèrent acheter un petit morceau de terre. Toutes ces circonstances tendent à restreindre l’intempérance dans des limites plus étroites au sein des campagnes.

En résumé, les causes de l’intempérance sont le besoin d’excitant, surtout dans certains climats, la vie d’atelier ou de fabrique, avec ses alternatives de travail excessif et d’oisiveté et de chômage, les grandes agglomérations, la camaraderie, l’absence de goûts plus relevés, surtout de foyer domestique. Si la femme et l’enfant sont appelés eux-mêmes par le travail du dehors, ou encore si la famille ouvrière est réduite à habiter un intérieur triste, un grenier, une chambre sombre et froide, autant de circonstances qui poussent l’ouvrier à aller chercher hors de sa demeure la distraction et le plaisir.

III.

L’homme est une force intelligente et morale. Voilà la définition qu’en donnent les moralistes. Les économistes, cette classe de savants qui s’occupent des choses et des personnes au point de vue de l’utilité et de la valeur, disent que l’homme représente un capital. C’est au fond la même proposition. Car ce qui fait ce capital, ce sont les forces physiques sans doute, mais aussi les forces morales et intellectuelles de l’homme lui-même. Il y a chez nous un capital de vigueur et d’adresse développées par l’éducation, de talents acquis, de bonnes habitudes prises, source primitive des richesses pour ceux qui en possèdent, et richesse unique des pauvres.

Or, que fait l’intempérance passée surtout à l’état de vice ? Que fait l’intempérance, quelle que soit la forme qu’elle revête, libertinage, boisson ou tout autre excès ? Elle exproprie l’ouvrier de ce capital précieux qui constitue en quelque sorte toute sa fortune, et qui représente tout son passé et tout son avenir. Elle lui ôte le libre usage de son intelligence et de ses bras, et jusqu’à la pensée même de cette prévoyance qui est un des attributs les plus marqués de l’espèce humaine. Elle est donc une ruine. Elle est une ruine morale, elle est une ruine matérielle.

Est-il rien de plus triste, rien de plus désastreux ?

Les ruines que font les catastrophes naturelles, les inondations, la foudre, l’incendie, l’ouragan, la guerre, ne sont rien auprès de cette ruine de l’être moral qu’on appelle le vice ou la folie. Or, l’ivresse participe de l’un et de l’autre.

Voilà le mal et la honte de l’intempérance ; avant tout autre effet sur le bien-être, son crime c’est de tuer l’homme moral, ce chef-d’œuvre de la création. La folie est une maladie horrible mais qui n’a rien d’infâme. Il faut plaindre profondément le fou, le maniaque, il faut se garder d’imiter la sauvage superstition qui y attachait une sorte de malédiction divine, et qui traitait le fou aussi cruellement que le criminel, en le chargeant de chaînes, en le frappant. L’ivresse est pire que la folie, cette mort involontaire de l’intelligence ; c’est le suicide de l’âme accompli de gaieté de cœur.

Ici, Messieurs, je cède la parole à la religion et à la morale. À elles de montrer que cette abdication de toute dignité, que cet effacement volontaire de la conscience, que cette perte de tout empire sur soi-même, que cette dégradation des facultés sont de vrais crimes, comme tout ce qui tend à détruire chez l’homme l’image du vrai, du beau, du bien, le sentiment de ses devoirs envers lui-même, envers Dieu, envers ses semblables ; à elles de montrer que ce plaisir empoisonné n’est pas même l’ombre du bonheur dont il tarit les sources vives et pures ; car il y a des sources de bonheur cachées dans l’homme, qui veulent être ménagées avec soin, sources que les plaisirs excessifs et malsains épuisent et souillent à la fois. Cœur sain et pur, intelligence saine et ferme, corps vigoureux et sain, tout est là. Penser, aimer, agir selon l’ordre, c’est là qu’est la vie véritable. Cette loi de la vie, cette haute et vraie destinée de l’homme, l’intempérant la viole ou la manque ; comment donc serait-il heureux ?

Avant d’être travailleurs de telle ou telle catégorie, auxiliaires de telle ou telle œuvre, producteurs de telle ou telle espèce, nous sommes hommes. C’est là notre titre principal et notre honneur commun.

Comprenez donc, avant tout, le langage qui s’adresse à l’homme.

Le langage qui s’adresse à l’ouvrier n’est pas moins clair pourtant.

La diminution de sa capacité productive, pour lui c’est la misère. 

En voulez-vous une preuve frappante ?

On a additionné ce que coûte à l’ouvrier cette fatale habitude de faire le lundi, à laquelle j’ai déjà fait allusion. Un calcul assez vraisemblable, tenant compte des intérêts composés, établit qu’un ouvrier de soixante ans, qui aurait économisé d’une part ce qu’il manque à gagner, de l’autre ce qu’il dépense inutilement pendant toute cette série de lundis, se serait formé un capital de 6 500 francs[1]. J’ajouterai que ce chiffre, calculé sur des salaires assez modérés, et qui n’évalue pas très haut les dépenses faites inutilement, me paraît plutôt au-dessous de la réalité.

Quand donc la classe ouvrière parviendra-t-elle à se défaire de cette funeste habitude du lundi ? Le malheur aujourd’hui est que le reproche ne s’adresse à personne en particulier, parce qu’il retombe sur tous. C’est pourtant à chacun à tenter la réforme, en osant braver la masse et en échappant à l’entraînement de l’exemple.

L’intempérance invoque un sophisme dont il importe de faire justice. On croit que le vin et la liqueur fortifient. Pour le vin pris en petite quantité, l’assertion est fondée. Mais, en général, les boissons fermentées affaiblissent l’organisme. Ne prenez pas pour de la force l’espèce d’excitation factice et momentanée qu’elles produisent sur le système nerveux. Consacrez à acheter des denrées alimentaires ce qui est dépensé pour la boisson, et votre santé, votre vigueur physique s’en trouveront bien.

Et comment ne pas faire entrer en ligne de compte les maladies que développe l’abus des liqueurs alcooliques, par exemple de l’eau-de-vie et de l’absinthe, cette liqueur dont l’usage augmente d’une manière déplorable, et dans d’autres classes que la population ouvrière ? L’absinthe renferme beaucoup d’alcool, rarement moins de 40% ; l’absinthe suisse est faite avec de l’alcool à 72%. Autrefois on consommait beaucoup moins de la seconde que de la première ; aujourd’hui on consomme quatre litres d’absinthe suisse pour un litre d’absinthe commune. Cette liqueur est une de celles qui développent le plus le mal appelé le delirium tremens, qui joint au tremblement des membres le trouble de l’intelligence. Un inconvénient inhérent à cette liqueur est de déterminer la sécheresse du gosier, qui demande des libations nouvelles, et porte insensiblement à augmenter la dose pour maintenir la sensation que l’habitude émousse. Cet effet est d’ailleurs commun à tous les alcooliques.

Outre l’affaiblissement, résultat fréquent de l’abus de ces liqueurs, outre les affections qui s’attaquent à l’estomac, aux intestins, au système nerveux, comment omettre les maladies cérébrales provoquées par les boissons et liqueurs fortes ? Sur 938 entrées, en 1859, à l’infirmerie de Bicêtre, on a compté 135 victimes des abus alcooliques. D’après le docteur Parchappe, on voit que sur 176 aliénés admis à Charenton, l’alcoolisme pouvait être mis en cause dans 60 cas, et que, sur 82 cas de paralysie générale, il fallait dans 28 en accuser l’alcool. Un autre médecin distingué, qui a étudié avec beaucoup de science les effets des liqueurs fortes [2], incline à dire que ces chiffres, qui accusent une si forte proportion de l’existence alcoolique, sont eux-mêmes au-dessous de la réalité.

Les résultats de l’intempérance au point de vue des mœurs et de la criminalité ne sont pas moins désastreux. Tous les vices s’attirent. Combien de fois le libertinage, les habitudes de désordre sortent de la même source impure ! Le nombre des crimes commis en état d’ivresse ne donne qu’une faible idée de ceux que l’ivrognerie engendre en dépravant l’être moral, en l’endurcissant, en créant d’impérieuses habitudes de dissipation, des besoins de plaisir et de jouissance à tout prix, qui jettent l’individu vicieux dans l’oisiveté, source de tentations sans cesse renaissantes, qui ne peuvent plus elles-mêmes être satisfaites que par le vol.

La famille enfin, et c’est là le plus grand mal, succombe devant cette malfaisante influence qui met une passion ignoble à la place du cœur, qui efface les affections et le sentiment du devoir, qui anéantit, si j’ose ainsi parler, le mari et le père pour ne laisser subsister que l’ivrogne dans tout l’égoïsme de son vice. Combien de fois la femme n’est-elle pas réduite à arracher à son mari, trop souvent sans succès, l’argent nécessaire pour la semaine, l’argent de son propre pain et de celui de ses enfants. Lutte qui commence souvent dès la paie du samedi soir, lutte affreuse d’une femme, d’une mère, de petits innocents qui veulent que le chef de la famille leur donne de quoi manger, parce que sans cela ils meurent, et de ce chef de famille qui s’y refuse, parce qu’il veut satisfaire sa passion. On punit le vol et l’assassinat. De quel nom appeler cet endurcissement homicide ? Cette table sans pain, ce foyer sans flamme, ces haillons sur des membres tremblants, cette chambre nue, tout cela parce qu’il plaît à l’homme de couvrir sa table au cabaret de mets et de vins, de jouir de la chaleur et de la lumière, de s’étourdir de chants joyeux, de se donner pendant des jours et des nuits les joies abrutissantes de l’ivresse ! Et le mal ne s’arrête pas là. La mortalité des enfants forme un effrayant chapitre à ajouter à la responsabilité de l’ivrogne. Ce n’est pas seulement la misère qui les tue. Les enfants des ivrognes sont plus prédisposés que d’autres aux maladies nerveuses. Beaucoup naissent le sang déjà vicié. L’ivrognerie précoce contractée à l’exemple du père achèvera de ruiner ces constitutions au moment si délicat de l’adolescence, alors que la nature a besoin de toutes ses forces. Moralement et physiquement, ce sont des êtres perdus, et comment ? Par la fatalité de leur origine, perdus par la famille, cette sauvegarde de la santé et de la moralité, quand elle est dans les voies de la Providence.

Quel triste enchaînement ! Un vice à l’origine et, comme effets, la destruction des forces, leur emploi irrégulier, imparfait, l’habileté professionnelle décroissante, la maladie avec ses pertes de temps, la dette, la vieillesse prématurée, la misère, la honte et, pis encore, la famille altérée, corrompue, dénaturée, éteinte ! Quand ces faits se produisent, y a-t-il pire esclavage, pire barbarie ; et ces mots, aujourd’hui si retentissants, d’humanité et de progrès, de liberté et de civilisation, conservent-ils le moindre sens ? L’humanité, elle n’est plus là, elle n’est pas plus dans ce cœur que sur ce visage ; la liberté, elle a disparu dans le naufrage de la raison et sous l’empire tyrannique de l’habitude ; la civilisation, qu’a-t-elle de commun avec cet état de dégradation profonde ? Cette civilisation dont on parle, qu’est-ce donc en effet ? Ce n’est pas seulement l’éclat des villes pavées, éclairées et bâties, ornées de monuments fastueux, embellies par les arts ; ce n’est pas seulement la vapeur qui parcourt les mers, entraîne la locomotive sur les rails, et anime de son souffle puissant la machine à filer, à tisser les étoffes, à fabriquer le fer, qui jette chaque jour aux besoins des masses des milliers de produits, ce n’est même pas seulement le haut développement de ces sciences qui découvrent à l’homme le secret des cieux, la distance où sont de nous ces énormes globes, qui lui enseignent les lois du monde physique et lui permettent, par l’analyse, de décomposer les corps et de s’en rendre maître par l’industrie ; non, la civilisation, c’est quelque chose d’autre encore, et de meilleur, et de plus grand, c’est la dignité humaine qui s’accroît, c’est le cœur humain qui se développe en noblesse et en bonté, c’est le nombre des familles laborieuses et honnêtes qui augmente, c’est le niveau moral et intellectuel qui s’élève pour tous, c’est l’homme devenant plus sage et plus heureux. Aussi la débauche et l’intempérance, qui commencent par tuer le travail et l’intelligence, c’est-à-dire les causes mêmes du progrès, sont mortelles à cette civilisation que nous ne saurions comprendre en dehors du développement et du perfectionnement du plus grand nombre de nos semblables.

IV

On a invoqué différentes sortes de remèdes contre les excès d’intempérance sous la forme de l’abus des spiritueux. Avant de parler de ceux qui semblent indiqués par la nature même des causes d’intempérance que j’ai signalées, je veux vous dire un mot d’un remède dont il a été souvent parlé. Ce remède a eu un certain succès en Angleterre, il en a eu un grand aux États-Unis, c’est la formation de sociétés de tempérance. Dans ces pays on s’associe pour tout, pour ne pas boire comme pour boire, pour le bien et pour le mal, pour le secours mutuel, pour les coalitions légitimes comme pour les grèves les plus funestes. En somme, c’est une puissance admirable que cette force de l’association appliquée à toutes choses par la population ouvrière comme par toutes les classes, dans cette race anglo-saxonne. Aux États-Unis surtout, les sociétés de tempérance, aidées par des circonstances favorables, ont fait des merveilles. Elles reposent sur l’engagement pris par leurs membres de s’abstenir de liqueurs fortes et quelquefois même de toute boisson fermentée, elles créent une sorte de police mutuelle des membres les uns par les autres. Dans un livre composé, il y a quelques années déjà, par un Américain, M. Baird, sur ce sujet si intéressant il est dit qu’il se faisait aux États-Unis, avant l’existence de ces sociétés, une immense consommation de liqueurs spiritueuses, et que l’ivrognerie, devenue en quelque sorte un vice national, y causait des maux incalculables. On évaluait pour 12 millions d’habitants la consommation annuelle à au moins 60 millions de gallons de wiskey, rhum, eau-de-vie et gin, et la perte qui en résultait pour le pays à au moins 100 millions de dollars, environ 500 millions de nos francs, sans compter la perte morale et la perte matérielle résultant du défaut de travail et des maladies. On ne saurait dire sans doute que ce vice n’occupe pas encore trop de place aux États-Unis ; mais s’il a sensiblement diminué, il est juste d’en rapporter en grande partie l’honneur aux sociétés de tempérance qui firent aux débits de liqueurs une guerre redoutable. Dans certains comités de Pennsylvanie, le nombre des distilleries tomba, en dix-huit mois, de 168 à 62. C’est surtout au nord des États-Unis et dans les États du centre que ce résultat fut observé. 8 000 sociétés de tempérance comptant plus de 1 500 000 membres couvrirent rapidement les divers États. Plus de 4 000 distilleries étaient fermées en assez peu de temps, et plus de 8 000 marchands cessaient de vendre des liqueurs enivrantes. La prédication se mit à l’œuvre. Elle devait avoir dans presque toutes les parties des États-Unis une grande action sur ce peuple religieux. Laissez-moi ici vous citer un fait, un exemple imposant, le succès obtenu par un des bienfaiteurs de son pays et de l’humanité.

Un ministre protestant, plus grand encore par le cœur que par l’éloquence, un des plus vertueux et des plus chaleureux amis du peuple que notre époque ait produits et dont il faut que vous connaissiez au moins le nom, Channing, contribua pour sa part à ce mouvement régénérateur ; je voudrais voir les beaux discours qu’il prononça contre l’intempérance et toute la partie de son œuvre qui touche à la situation des travailleurs placés entre les mains des classes ouvrières des deux mondes[3]. Jamais les enseignements sublimes de l’Évangile n’ont été à ce point unis aux conseils de l’intérêt bien entendu, jamais le bien-être n’a paru plus clairement découler de la doctrine et de la pratique du devoir.

Est-ce à dire pourtant que je compte sur le succès des sociétés de tempérance parmi nous ? Je trahirais ma pensée en exprimant une telle opinion. Ce remède anglais et américain me paraît peu s’adapter à notre pays. Ni l’esprit religieux, ni l’esprit d’association ne sont chez nous assez forts, et pendant longtemps, je le crains, dans notre vieux pays gaulois, il sera aussi difficile de créer des sociétés organisées d’hommes tempérants ou voulant le devenir, que facile de former, selon les rencontres du hasard et d’une passion commune, des sociétés de buveurs. On s’astreindrait difficilement en France à la première clause des sociétés de tempérance américaines et anglaises, celle de s’abstenir entièrement. L’expérience prouve pourtant que la résolution de boire modérément des liqueurs ou d’autres boissons enivrantes n’a corrigé personne. L’habitude reprenait le dessus, et après avoir commencé par boire un peu, selon la coutume immémoriale des buveurs, on buvait beaucoup et de plus en plus, tant la tentation est grande et la pente rapide !

Faut-il donc conclure qu’en France il n’y ait nul moyen de combattre intempérance, le goût effréné des liqueurs spiritueuses ? Hélas ! on sait tout ce qu’il y a de vérité dans le proverbe populaire, au fond beaucoup plus triste que plaisant : « Qui a bu boira. » Pourtant d’heureux exemples le prouvent : il subsiste quelques prises sur ce vice même, surtout quand il n’est pas porté à son dernier degré. On a réussi dans quelques villes à l’extirper presque entièrement. J’appelle sur ces faits l’attention non seulement des ouvriers, mais des entrepreneurs et des personnes aisées qui ont souci de l’amélioration morale et matérielle de la classe ouvrière. Partout leur intervention a été nécessaire pour arriver à ce beau et difficile résultat. À Sedan, par exemple, où, comme dans beaucoup d’autres villes de manufactures, l’intempérance et le goût des boissons avaient pris les plus fâcheux développements, les chefs des premières maisons se sont réunis pour réprimer l’ivrognerie, et ce dessein fermement conçu, fermement conduit, a été couronné de succès. Les moyens employés sont extrêmement simples. Les entrepreneurs s’appliquent à prévenir, autant que possible, les chômages, à conserver leurs emplois aux ouvriers qui tombent malades, en un mot à bien traiter tous ceux dont ils sont contents, à se les attacher ; mais aussi à ne jamais admettre un ivrogne dans leurs ateliers, à renvoyer, pour ne plus le reprendre, tout homme vu ivre, et à punir de la même peine l’absence des ateliers le lundi. On est ainsi parvenu à diminuer à tel point ce vice parmi les ouvriers de Sedan, qu’on ne voit que très rarement, les dimanches ou les lundis, des hommes ivres dans les rues. Les ivrognes incorrigibles ont presque tous émigré.

Il est vrai qu’une excellente habitude dont il faut en partie rapporter l’honneur au patron, en partie à l’ouvrier, a contribué à cette amélioration morale de la classe ouvrière dans la ville ardennaise. À Sedan, l’ouvrier loue aux environs de la ville un petit coin de terrain qu’il paye 10 ou 15 fr. par an pour y passer le dimanche en famille. Les effets moraux de ces honnêtes plaisirs, de cette jouissance d’un petit jardin qui lui offre à la fois un travail amusant et une vue agréable ont été décrits plus d’une fois avec beaucoup de talent et un sentiment très sympathique pour les populations ouvrières. Pourquoi ne pas essayer de ce remède dans toutes les villes où ce serait possible ? Ce serait un grand gain moral, un grand avantage matériel et pour les ouvriers et pour tout le monde.

À Mulhouse, le même effet a eu lieu avec plus de succès encore, grâce à ces maisons ouvrières dont nous avons nous-même plus d’une fois parlé et aux petits jardins qui y ont été annexés. Ici c’est mieux qu’une simple location, c’est une propriété dont jouissent les ouvriers. Ce sont les travailleurs eux-mêmes qui possèdent ces maisons payées peu à peu sur leurs économies, grâce à une combinaison très intelligente et très philanthropique. Mesurer l’avantage qu’ils en retirent à la jouissance matérielle d’une propriété serait trop peu. Il faut le mesurer aux nouvelles habitudes qu’ils contractent, à la régénération morale qui s’ensuit. Ils ont un chez soi, une famille autour d’eux, une image d’ordre, de propreté, au lieu du taudis qu’ils avaient hâte de quitter. La nécessité d’épargner pour payer qui leur impose une responsabilité nouvelle, le charme qu’ils trouvent dans un séjour salubre et agréable, les éloignent du cabaret. Les cabarets diminuent à mesure que les habitations ouvrières augmentent. C’est un des plus beaux fruits qu’ait produits de nos jours l’amour éclairé du peuple ; tout développement de cette pensée féconde qui tend à rendre l’ouvrier propriétaire, moral et heureux, a droit à nos plus vives sympathies et à nos plus actifs encouragements !

Un tel remède répond, vous le voyez, à la cause que nous signalions plus haut des habitudes d’intempérance, l’absence d’un foyer, d’un intérieur qui retienne l’homme par son charme quotidien.

On a parlé de diminuer le nombre des cabarets. Le remède serait peu efficace. D’abord ce serait un empiétement contre la liberté de l’industrie et du commerce. Et puis le nombre des cabarets prouve le nombre des buveurs bien plus qu’il ne le provoque. On est allé plus loin. Il a été question d’interdire la vente des spiritueux. Le généreux ami de l’humanité que je vous citais tout à l’heure, Channing, donnait même ce conseil aux Américains, nation trop jalouse de sa liberté pour le suivre. Il faut que les gens sachent être sages par leur propre vertu ; on ne saurait les y contraindre par des lois. Les règlements sur le débit et l’usage des boissons sont peu conformes à l’esprit de nos lois qui nous traitent en majeurs, c’est-à-dire en hommes capables de se conduire par eux-mêmes, à leurs risques et périls, sans les lisières que la loi impose à des peuples moins avancés. Je comprends de tels règlements chez les peuples jeunes, à peine au début de la civilisation. Je les comprends chez les Tahitiens, ces peuples demi-sauvages sur lesquels régnait naguère la fameuse reine Pomaré. Là le débit des boissons est interdit aux indigènes. Qu’on ne croie pas pourtant que ce soit sans discussion et sans difficulté que cette interdiction a été maintenue. Elle donnait lieu en 1851 à un très curieux débat au sein du Parlement, car il y a un Parlement chez ces peuplades presque à l’état primitif, arrachées d’hier aux ténèbres de l’idolâtrie, un vrai Parlement, un vrai Corps législatif, avec des orateurs et un président, et des commissions chargées d’y prendre la parole au nom du gouvernement. Malgré ce progrès politique, ces peuples aiment beaucoup s’enivrer avec de l’eau-de-vie que leur vendent les étrangers et qu’ils préfèrent infiniment à la liqueur rafraîchissante fournie par les noix de coco que leur pays produit en abondance. La scène qui se passa au sujet de cette grave question, à savoir si on permettrait aux gens du pays de vendre des liqueurs, ne laisse pas d’être instructive et piquante. Elle mit aux prises les deux points de vue de la liberté illimitée et de la liberté restreinte ou même de la prohibition, au sujet de la vente des boissons enivrantes. La voici, telle que la raconte un spirituel écrivain [4] :

« Une pétition adressée à l’Assemblée de Tahiti demandait que la loi sur les boissons, loi qui en règle le débit et l’usage, fût rapportée, et qu’une liberté absolue remplaçât désormais des restrictions gênantes. La pétition ajoutait que cette loi consacre au profit des étrangers un privilège exorbitant, puisqu’ils sont seuls admis à faire ce commerce, et que les naturels en sont exclus ; à quoi Arahu répondit : ‘Les étrangers, dites-vous, ont ou vendent de l’eau-de-vie à volonté ; pourquoi n’en serait-il pas de même des Tahitiens ? Pourquoi ? L’explication est facile. C’est que les étrangers usent des boissons avec modération, tandis que nous ne manquons jamais d’en abuser. Un Tahitien qui possède une bouteille d’eau-de-vie la boit jusqu’à la dernière goutte. Un étranger au contraire n’en boit qu’un petit verre ; il consomme en un mois ce que vous avalez en une heure. Quand vous aurez appris à vous modérer sur ce point il sera temps alors de réclamer cette liberté illimitée contre laquelle je m’élève aujourd’hui.’ Ainsi parla Arahu, et Tatauru essaya vainement d’opposer à cette mercuriale un langage digne d’un épicurien : ‘On ne meurt pas, dit-il, parce qu’on se grise quelquefois, et il est injuste d’empêcher les gens de s’égayer comme il leur plaît.’ L’Assemblée prit la chose plus au sérieux et maintint la loi des boissons comme préservatif contre les habitudes d’ivrognerie. »

Dieu me garde de vouloir qu’on traite les Français comme les habitants de Tahiti ; je respecte trop la liberté, quoique ce soit par des raisons différentes de celles de Tatauru. Ce n’est pas parce qu’on peut se griser que je la défends, c’est malgré la possibilité de cet abus.

Enfin, on a proposé de mettre des impôts très lourds sur les liqueurs. Ce remède mérite considération. Il ne faudrait pas pourtant s’en exagérer l’efficacité. On se rejetterait sur le vin sophistiqué, ou bien sur des mélanges pimentés et malsains. Il faut songer aussi que l’alcool a des emplois utiles qui doivent être ménagés par l’impôt. Pourtant je verrais sans déplaisir surtaxer la dangereuse absinthe, dont le bon marché, dans ces derniers temps, a augmenté énormément la consommation. Mais ces moyens, en quelque sorte extérieurs, sont tout au plus des palliatifs, c’est-à-dire à peine des remèdes.

Voulez-vous déraciner les habitudes d’intempérance ? Adressez-vous à l’homme, au fond même de ses idées et de ses sentiments. Mais ne le prêchez pas seulement, aidez à ses bonnes résolutions. Intéressez l’ouvrier à l’épargne. Contribuez à lui donner une instruction plus solide, des goûts sains et variés, l’amour des distractions honnêtes ; ouvrez-lui les perspectives de la propriété, si modeste qu’elle soit, et de la famille dans des conditions où elle ne lui apparaît pas toujours aujourd’hui. Supprimer entièrement le mal que j’ai décrit, est sans doute au-dessus des forces humaines, mais le réduire de beaucoup en agissant sur l’esprit, la volonté, les habitudes de l’ouvrier, par le conseil, l’exemple, la sollicitude affectueuse, les institutions qui développent le sentiment de la responsabilité, de la dignité individuelle, de la prévoyance, n’est pas un problème insoluble ; il n’a rien qui surpasse la bonne volonté et le pouvoir de notre société. La philanthropie bien entendue est un art. Le secret de bien faire le bien ne se révèle pas en un jour. Presque toujours on s’est trompé sur les moyens. Ou on se bornait à des conseils, à des sermons excellents, mais le plus souvent peu efficaces, ou bien on encourageait le mal sans le vouloir, par des systèmes d’assistance qui laissaient l’individu tel qu’ils le trouvaient, et quelquefois le rendaient encore plus paresseux, plus imprévoyant, plus dissipateur. On s’y prend mieux aujourd’hui ; on saura mieux s’y prendre plus tard.

Je vous ai retenus longtemps sur d’affligeantes peintures, je vous ai parlé un langage austère. Ne me le reprochez pas. J’y ai vu l’accomplissement d’un devoir. La vérité est une dette dont nous devons tous nous acquitter les uns envers les autres. J’ai essayé de ne blesser personne, pas même l’intempérant. J’ai voulu avertir tout le monde. Il faut qu’on sache où est le mal, où est l’obstacle au progrès. N’accusez pas la société. Jamais elle n’a été aussi disposée à vous venir en aide. On vous parle pour améliorer votre condition de la puissance de l’association appliquée au travail et aux capitaux. J’y applaudis. Plus d’une fois, ici même, j’ai exprimé toute l’espérance que je mettais dans ces moyens d’instruction populaire, de prévoyance, de crédit, qui abolirait l’extrême ignorance et ne laisserait que rarement subsister l’extrême misère, surtout quand l’ouvrier n’en est pas la cause volontaire. Mais, je le déclare hautement, car telle est mon entière conviction : tous ces moyens ne seraient d’aucun effet si les ouvriers ne travaillaient à se corriger. Toute réforme économique a besoin de s’appuyer sur une réforme morale. Nous voulons réformer le monde ; réformons-nous avant tout nous-mêmes. En faisant entendre un tel langage on acquiert moins de popularité qu’en promettant aux ouvriers plus qu’on est en état de tenir ; mais cette popularité bruyante, et presque toujours passagère, vaut-elle l’estime solide et plus durable qu’on obtient d’eux et la conscience de se rendre utile ? Les travailleurs peuvent un moment se laisser séduire ; ils ont un fond de bon sens que rien n’altère. Ils reconnaissent la vérité à son accent et ils aiment qu’on leur parle à cœur ouvert. Sous la sévérité des conseils ils distinguent la sympathie, et préfèrent les amis qui servent à ceux qui ne savent que flatter. Leur cœur et leur raison ont déjà pris parti contre l’intempérance, et les applaudissements qu’ils donnent à la voix qui condamne des entraînements funestes, sont vis-à-vis d’eux-mêmes un engagement moral et le symptôme d’une amélioration qui ne saurait se faire attendre.

 

 

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[1] M. Audiganne, Les Ouvriers d’à présent.

[2] M. Bouchardat, professeur d’hygiène à l’École de médecine, dans sa conférence à l’amphithéâtre de cette école, sur les liqueurs fortes.

[3] Œuvres sociales de Channing, éditées par M. E. Laboulaye.

[4] M. Louis Reybaud, Marines et voyages.

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