La naissance des banques centrales. Par Louis Rouanet

Article paru initialement dans Laissons Faire, n°17, février 2015.

Aujourd’hui, le sujet de l’étalon-or et celui du free banking ne sont plus présents dans le débat public : en 2010, quand le président de la Banque Mondiale Robert Zoellick proposa un retour à l’étalon-or, cela souleva des sarcasmes. [1] L’or est rejeté aujourd’hui comme une « relique barbare » (J. M. Keynes). Pourtant il fut le socle de la stabilité monétaire pendant le XIXème siècle. Le système de banque centrale est aussi largement admis aujourd’hui alors que ce n’était pas le cas au XIXème siècle. Notons cependant que Milton Friedman, qui est considéré comme l’un des défenseurs du système de fiat money et des banques centrales, devint avec le temps bien plus critique à leur propos. À la fin de sa carrière, il admit que l’abandon de l’étalon-or est à l’origine de graves problèmes monétaires. À la fin de sa vie, Friedman devint partisan du free banking. [2]

1914 est une date pivot dans l’histoire monétaire. En effet, elle marque la fin de l’étalon-or « classique » et le passage à un système d’étalon change-or. Cet évènement donnera plus de pouvoir aux banques centrales. La période allant de la fin du XIXème siècle à 1914 marque aussi une période de développement du système de banque centrale et la fin de quasiment toutes les expériences de banque libre. Mais comment s’amorça le déclin de l’étalon-or et comment les banques centrales s’affirmèrent dans la vie économique ?

I/ L’affirmation des banques centrales

A/ Pourquoi les banques centrales se sont imposées?

La monnaie n’est pas un attribut nécessairement étatique

La monnaie, contrairement à ce que l’on croit souvent, n’est pas forcément un attribut étatique. Ainsi, aux États-Unis, il y avait jusqu’en 1848 des monnaies privées, des pièces d’or d’origine privées, en circulation en Californie. [3] Tout au long du XIXème siècle, il y eut de multiples expériences de Free Banking (Écosse, Suède, les dominions britanniques, Pérou, États-Unis…). L’émission de billets se faisait dans un cadre concurrentiel et l’influence étatique sur la monnaie était faible voir quasiment inexistante. Cependant, dans quasiment tous ces pays, les institutions de Free banking furent remplacées par une gestion centralisée de la monnaie « à la veille » de 1914.

Prenons trois exemples : l’Écosse, la Suède et l’Australie.

L’Écosse connut une longue période de Free Banking jusqu’en 1844, date à laquelle le Banking Act interdit la création de toute entité d’émission monétaire autonome. Le fait que l’Écosse ait eu un régime de free banking est cependant contesté. Ainsi l’économiste M. Rothbard affirmera contrairement à G. Selgin que l’Écosse n’était pas un régime de Free Banking car les banques écossaises étaient sous l’influence de la banque d’Angleterre. [4]

Avant 1910, l’Australie avait plusieurs banques d’émission de billets, toutes soumises à l’étalon-or. Les banques réglaient en or leurs comptes entre elles. Avec ce mode de fonctionnement, il existait une relative stabilité des prix et la « loi des compensations adverses » [5] garantissait qu’une banque isolée ne se mette à accorder trop de crédits. Si, par hasard, le système dans son ensemble divergeait, la remise en ordre résultait automatiquement par la fuite de l’or vers l’étranger. En 1910, le gouvernement australien fit voter une loi autorisant une émission limitée de monnaie d’État à cours forcé, et un an plus tard, la Banque du Commonwealth fut créée pour émettre ces billets. Peu de temps après, toutes les émissions privées durent subir une forte taxe de 10%, et les restrictions d’émission de la monnaie légale furent assouplies. De facto, la Banque du Commonwealth avait donc un monopole sur l’émission des billets. La conséquence fut que les billets émis par l’État devinrent une nouvelle forme de monnaie supérieure (c’est-à-dire utilisée par les banques comme réserves). Presque aussitôt, le gouvernement accrut ses émissions, et il s’ensuivit une expansion générale du crédit. Pour s’opposer aux effets de rééquilibrage classique d’un système de convertibilité international, le gouvernement déclara un embargo sur les exportations d’or. En l’espace de deux ou trois ans, ce qui avait été un système ouvert de production concurrentielle fut transformé en un système fermé à monopole d’émission. [6]

De 1831 à 1902, la Suède eut elle aussi un système de banque libre, relativement dépourvu de réglementation. Il n’y eut pas une seule faillite bancaire sous ce système alors que la politique officielle du gouvernement était de ne pas aider les banques quoi qu’il puisse arriver. À la fin de cette période, il y avait environ 26 banques émettrices privées avec un total de 157 succursales, malgré les impôts et autres restrictions imposées aux producteurs de billets de banque privés. Il y avait une banque reliée au parlement, la Riksbank, fondée en 1688, mais elle n’avait pas de monopole d’émission. Au début du XXème siècle, le gouvernement pris conscience du manque à gagner impliqué par cette liberté d’émission et l’émission privée fut petit à petit supprimée, à partir de 1901, avant d’être légalement complètement interdite en 1904. [7]

À la veille de 1914, le système de banque centrale s’était quasiment partout imposé dans le monde industrialisé. Cependant, il était encore peu développé dans les colonies. C’est donc dans la seconde moitié du XXème siècle que le système de banque centrale s’imposera mondialement. Ainsi, selon Capie, il n’y avait que 18 banques centrales au début du XXe siècle, 59 en 1950, et 161 en 1990. [8]

La naissance des banques centrales : une explication par la Public Choice Theory

 Vera Smith développa l’idée que les banques centrales sont nées pour permettre aux États d’augmenter leurs revenus. Il est vrai que les premières banques centrales avaient pour but affiché de financer les gouvernements, notamment pour qu’ils puissent faire la guerre. On peut penser par exemple à la Banque d’Angleterre ou la Riksbank (Banque de Suède). Les deux premières banques centrales modernes avaient en effet pour but de remédier aux problèmes de financement des souverains. En Europe, la majorité des banques centrales ont été créés dans des périodes de guerre ou juste après, c’est-à-dire quand les besoins financiers des États étaient importants.

Cependant, cette interprétation sur la naissance des banques centrales n’est pas suffisante. Certes, presque toutes les guerres sont au moins en partie financées par de l’émission monétaire d’origine étatique. Ainsi, dans l’histoire des États-Unis, seule la guerre américano-mexicaine (1846-1848) ne fut pas financée par de l’inflation monétaire. Il n’en reste que la FED, par exemple, sera créée en 1913 en temps de paix. Il en est de même pour la Banque Nationale Suisse qui devint effective en 1907 ou encore pour la Riksbank qui redeviendra vraiment une banque centrale en Suède en 1902. D’autres explications sont donc possibles.

Une autre explication proche de la public choice theory est possible. Les grandes banques auraient cherché à obtenir un préteur en dernier ressort pour ne pas avoir à subir les mécanismes de marché. Selon Murray Rothbard, les grandes familles comme les Rockefeller et les Morgan jouèrent un rôle dans l’établissement de la FED car cela leur permettait d’obtenir un prêteur en dernier ressort et pour relâcher les restrictions de création monétaire. Il écrit donc :

The financial elites of this country, notably the Morgan, Rockefeller, and Kuhn, Loeb interests, were responsible for putting through the Federal Reserve System, as a governmentally created and sanctioned cartel device to enable the nation’s banks to inflate the money supply in a coordinated fashion, without suffering quick retribution from depositors or noteholders demanding cash.” [9]

Ainsi, pour Rothbard, il y avait deux rôles principaux des banques centrales : financer plus facilement le déficit de l’État et cartelliser le secteur bancaire en permettant aux banques de créer excessivement du crédit sans qu’elles n’en perçoivent les conséquences. Par conséquent, la création de la Réserve Fédérale a multiplié par trois le potentiel d’expansion du système bancaire américain. La Réserve Fédérale a également réduit le niveau moyen de réserves légales exigées, le faisant passer d’environ 21% en 1913 à 10% en 1917, doublant ainsi à nouveau le potentiel inflationniste soit au final un facteur multiplicateur total de six. [10]

La proximité entre les gouvernements et le secteur bancaire est très ancienne et largement démontrée. Dans son livre Monnaie, crédit bancaire et cycle économique, Jesus Huerta de Soto donne de multiples exemples historiques de connivence entre les autorités publiques et les banques ayant eu lieu avant la Renaissance. Déjà sous l’Égypte des Ptolémées, les gouvernants, se rendant compte des importants revenus des banquiers privés, créèrent une banque publique pour participer au « prestige » de l’État plutôt que de punir les activités frauduleuses des banques. Il n’est donc pas étonnant que les États aient créé les banques centrales dans leur intérêt avec le concourt des banquiers tout aussi intéressés. Cependant, d’autres raisons expliquant la naissance des banques centrales sont données.

Les paniques, les « esprits animaux » et la naissance des banques centrales

 Selon Goodhart, les banques sont apparues face à l’incapacité des banques à gérer les crises financières, par exemple celle de 1907 aux États-Unis. Ainsi, Akerlof affirme que la dépression des années 1890 est le résultat d’une euphorie suivie d’un mouvement de panique. Entre Décembre 1890 et Mai 1892, l’indice bousier Standard & Poor’s augmenta de 36% avant de perdre 27% en Juillet 1893. [11] Il y aurait donc des phénomènes « d’esprit animaux » qui rendraient le capitalisme chroniquement instable et rendraient l’apparition de banques centrales inévitable. Même M. Friedman et Anna Schwartz dans leur Histoire monétaire des États-Unis voient dans les paniques une explication des crises et notamment celle de 1893. Ainsi, les banques centrales furent créées sous prétexte de réguler un système monétaire qui ne pouvait pas se réguler tout seul. Cependant, si la raison de la stabilité a souvent été invoquée pour la création des banques centrales, il ne semble pas pour autant que leur instauration ai permis de réduire la fréquence et l’intensité des crises.

L’analyse des crises en terme « d’exubérance irrationnelle » ou « d’esprits animaux » est généralement liée à la pensée post-keynésienne. Pour les post-keynésiens, les marchés sont chroniquement instables et animés à cause des comportements d’euphorie irrationnelle. La conséquence logique de leur pensée est qu’une banque centrale régulatrice est nécessaire. Les post-keynésiens comme Minsky ont une analyse détaillée des cycles économiques ; cependant, ils confondent conséquences et causes. La spéculation, les paniques, etc., sont des symptômes et non des causes. Cette confusion était déjà critiquée par Yves Guyot en 1907 quand il écrit :

« Une personne éprouve une élévation de température, a le pouls plein et dur, la peau sèche et mal à la tête. D’après ces symptômes, on sait qu’elle a de la fièvre. Ce sont les effets, ce n’est pas la cause.

 Un jour, des banques ne peuvent pas tenir leurs engagements ; l’inquiétude se répand : chacun voudrait retirer ses dépôts, et, s’il les obtient, il les enlève en tout ou en partie à la circulation : les affaires s’arrêtent. On s’aperçoit qu’il y a une crise ; la plupart de ceux qui en souffrent en commentent beaucoup plus les symptômes douloureux par lesquels elle se manifeste qu’ils n’en recherchent la cause. » [12]

Réfutant ce qui est pour eux une confusion entre causes et conséquences, les économistes autrichiens mettent en avant le rôle des règlementations d’origine étatique et de l’émission monétaire dans les crises commerciales du XIXème siècle.

Les économistes classiques déjà avec David Hume au XVIIIème siècle puis avec Ricardo avaient remarqué qu’à côté du secteur industriel qui se développait, il existait un secteur bancaire et financier. Or, pour ces économistes classiques, les opérations des banques commerciales expliquent les cycles économiques et surtout l’existence de réserve fractionnaire. [13] En France, Charles Coquelin (Le Crédit et les Banques, 1848) montra une régularité entre les crises économiques et l’expansion irraisonnée de crédit bancaire qui, selon lui, est le résultat des banques centrales et de la déresponsabilisation des banques commerciales. Coquelin montre par exemple qu’avant 1838, la loi forçait les banques de l’État de New York à financer un Safety fund qui au final entraina une panique bancaire. De plus, le Trésor public prêta de l’argent pour financer ce Safety fund. Coquelin écrit :

 « Cette sorte de solidarité établie entre toutes les banques était, au fond, aussi fâcheuse qu’injuste. Elle induisait le public à mettre toutes les banques, bonnes ou mauvaises, sur la même ligne ; à leur accorder à toutes, qu’elles fussent bien ou mal établies, bien ou mal administrées, une confiance égale, puisque les dettes qu’elles pourraient contracter étaient également garanties par le fonds commun. Par-là, elle dispensait aussi les directeurs de ces banques de travailler à conquérir la confiance du public, en la justifiant par une conduite prudente et sage. Elle les encourageait indirectement à quitter la bonne voie pour se jeter dans des spéculations aventureuses, et provoquait ainsi ces mêmes désastres qu’elle avait pour objet de prévenir. » [14]

Coquelin montre aussi que l’utilisation des obligations des États américains par les banques pour constituer des réserves fut désastreuse pour les banques américaines quand un certain nombre d’États suspendirent le paiement de leurs intérêts et que, par conséquent, le prix des obligations dégringola.

Plus récemment, Richard Timberlake, un économiste spécialiste de l’histoire monétaire et bancaire américaine, écrit :

 « L’histoire monétaire le confirme, […] la plupart des turbulences monétaires (les crises financières et les suspensions de paiement qui se produisirent au XIXe siècle), s’expliquent par la mise en circulation excessive de papier-monnaie à cours légal, alors que l’étalon-or performant de l’époque contribuait à en atténuer la gravité. » [15]

De même, George Selgin a avancé l’idée que ce sont les règlementations limitant l’émission de billets par les banques qui ont entrainé des crises bancaires et ont rendu inéluctable la création de la FED. Avec les National Bank Act, l’émission de billets dépendait des conditions prévalant sur le marché des obligations fédérales. Ce système pouvait fonctionner encore relativement bien au lendemain de la guerre de Sécession, quand la dette fédérale restait relativement élevée. Cependant, après 1882, quand la dette fédérale commença à diminuer, il fut de plus en plus dur pour les banques de se procurer les obligations nécessaires à leurs émissions de billets. Les banques furent donc dans l’incapacité de répondre aux augmentations de la demande de monnaie, ce qui entraina des crises bancaires à répétition. Selgin écrit :

« [Le système de règlementations bancaires] fut à l’origine des graves crises monétaires de 1873, 1884, 1893, et de 1907. Chacune de ces crises eut lieu en pleine période de moissons, lesquelles entraînaient, dans les banques de l’intérieur, d’importants retraits de billets pour financer les récoltes. Ces crises constituèrent donc la principale raison de la création du Système de la Réserve Fédérale, qui marqua ainsi la fin au régime d’émission concurrentielle. Pourtant, force est de constater que les crises ne se seraient jamais produites, ou tout du moins auraient été moins sévères, s’il n’y avait eu ces réglementations limitant les droits d’émission de ces banques. » [16]

La naissance des banques centrales modernes et la structure de l’industrie bancaire

 Une explication de l’affirmation des banques centrales, qui a lieu dans les pays industrialisés principalement à partir de la fin du XIXème siècle jusqu’en 1914, est donnée par Gorton et Huang. Selon eux, le secteur bancaire n’est pas forcément instable, cela dépend de sa structure. Si le secteur bancaire est constitué de petites banques peu diversifiées, il est instable ; alors que s’il est constitué de banques de taille moyenne et diversifiées, il est stable. L’argument de Gorton et Huang suppose par conséquent que les banques centrales se créeront ou deviendront préteur en dernier ressort plus rapidement dans les pays où la structure de l’industrie bancaire fait partie de la première catégorie. [17] Empiriquement, cela pourrait être vérifié avec la différence du système bancaire américain et canadien au début du XXème siècle. Le système bancaire américain était constitué principalement de banques non diversifiées et très locales à cause de règlementations étatiques qui empêchaient les banques d’ouvrir plusieurs succursales dans un même État ou entre différents Etats. [18] Le Canada, lui, n’aura pas de banque centrale avant 1935 et son instauration n’aura pas grand-chose à voir avec la volonté de réduire le risque bancaire. [19] Ainsi, même sans banque centrale, il n’y aura pas de faillite bancaire au Canada pendant la Grande Dépression de 1929.

En France, le caractère peu concurrentiel du secteur bancaire a pu jouer un rôle dans l’établissement d’un monopole d’émission dès 1848. En effet, la limitation de la concurrence facilite les abus d’émission de monnaie par les banques, ce qui rend le système monétaire plus instable. Or, en France, l’entrée dans le secteur bancaire, surtout celui des banques d’émissions, était limité. [20] En 1852, dans l’article « Banque » du Dictionnaire de l’économie Politique, l’économiste Coquelin écrit :

« Le petit nombre des banques instituées s’explique par ce seul fait, il n’a jamais été possible d’en fonder une sans l’autorisation spéciale du gouvernement, autorisation qui n’était pas facile à obtenir. »

De même, Coquelin expose le fait qu’en France, pour créer une banque, la loi impose un capital de départ élevé ce qui établit de fortes barrières à l’entrée. Il écrit :

 « On obligeait les compagnies naissantes ou en projet à réunir, dès leur début, tous les capitaux dont elles pourraient avoir besoin par la suite ; puis ce fond social formé, elles devaient s’y tenir, sans pouvoir l’augmenter qu’en vertu d’une nouvelle autorisation soumise à de nouvelles formalités : conditions impossibles autant qu’absurdes. »

Il en résulte que les réserves des banques sont plus faibles et donc que l’industrie bancaire est plus fragile. Dans son livre de 1867, Courcelle-Seneuil compare le secteur bancaire français au système bancaire américain (qui était alors dans sa période de Free Banking). Il écrit :

 « Aux États-Unis, le capital des banques est bien connu. Que voyons-nous ? En 1856 et dans la seule ville de Boston, on comptait 32 banques dont le capital s’élevait à 32 110 650 dollars, pendant que leur circulation ne s’élevait qu’à 8 535 116 dollars. Ainsi la somme des billets en circulation représentait à peu près un quart du capital, tandis qu’à la Banque de France la proportion est renversée ; le capital représente à peine un quatre de la somme des billets en circulation. La garantie commerciale des porteurs de billets était donc seize fois plus grande à Boston qu’en France. » [21]

L’affirmation des banques centrales et le débat public

Il y a eu trois banques centrales aux États-Unis : une entre 1791 et 1811, une entre 1816 et 1836 et une à partir de 1913. Notons que la deuxième expérience de banque centrale fut plutôt douloureuse car elle déboucha sur de l’inflation et in fine sur la crise financière de 1819. [22]

Dès l’apparition de la première banque centrale, un débat constitutionnel a lieu, notamment entre Jefferson, qui était contre une banque centrale, et Hamilton, qui était y était favorable, pour savoir si le gouvernement fédéral a le droit ou non d’établir une banque centrale. Par la suite, John Adams fut aussi un opposant à la banque centrale. Il avait lu notamment l’économiste libéral Destutt de Tracy et avait adopté sa vision sur la monnaie.

L’opposition à la banque centrale se fit réellement sentir avec le président Jackson qui fut élu en 1828. Les Jacksoniens se battirent contre les privilèges de la deuxième banque centrale des États-Unis, condamnant cette même banque d’être responsable de la panique de 1819. On compte parmi les membres du « Hard-money movement », proche de Jackson : Gouge, ou l’éditorialiste William Legette, ce dernier se disant en faveur de « la séparation de la banque et de l’Etat » et ayant averti des dangers de la création monétaire artificielle de la deuxième banque centrale des Etats-Unis. Ainsi il écrit :

« Mais, pour ne pas s’attarder sur des événements que la mémoire collective a déjà oubliés, analysons la politique monétaire que la Banque des États-Unis conduisit en 1830. Sur une courte période de douze mois, la quantité de monnaie en circulation passa de 40 millions à 70 millions de dollars. Cet accroissement considérable, en aucun cas requis par les circonstances économiques auxquelles faisaient face les entreprises de ce pays, fut suivi des conséquences, en vérité inévitables, de l’inflation monétaire. Le prix des biens et des titres augmenta, la spéculation fut attisée, de nombreux projets ambitieux furent engagés, du creusement de canaux à la construction de chemins de fer, et toute l’activité économique du pays fut artificiellement stimulée. » [23]

Cette opposition va s’atténuer tout au long du XIXème siècle. À partir de 1900, aux États-Unis, des règlementations préparèrent progressivement l’arrivée de la FED et des universitaires, comme Joseph Johnson, se déclarèrent comme étant favorables à la banque centrale. En 1908 est voté le Aldrich-Vreeland Act qui permet aux National Banks l’émission de « monnaie d’urgence ». Une National Monetary Commission est aussi créée en 1908 et prépare les esprits, en faisant appel à des experts, à l’instauration d’une banque centrale.

En France, la banque libre (free banking) fut soutenue par les libéraux publiant dans le Journal Des Économistes comme Coquelin, Du Puynode, Paul Coq, Mannequin, Horn, Chevalier, ou Courcelle-Seneuil. Il y eut aussi des partisans du monopole d’émission comme Victor Bonnet ou l’économiste belge Émile de Laveleye, mais il semblerait qu’ils étaient encore minoritaires parmi les intellectuels au milieu du XIXème siècle. [24] Cependant, à la fin du XIXème siècle, l’instauration de la banque centrale ne faisait plus trop l’objet de contestation selon les aveux même des opposants aux banques centrales. Ainsi, en 1897, Gustave de Molinari, le directeur du Journal des Économistes, publiera une chronique intitulée « Le renouvellement du privilège de la Banque de France » ou il écrit :

« Comme il fallait s’y attendre, le débat s’est concentré entre les partisans des banques privilégiées [les banques centrales] et ceux des banques d’État. Entre les deux, notre choix ne saurait être douteux. Quelque peu de goût que nous ayons pour le régime actuel, nous le préférons encore à celui de l’État banquier. »

En 1895 fut même publié un projet de Banque Centrale Universelle par Raphaël-Georges Lévy. L’article se nommait « L’Union monétaire au moyen d’une banque centrale universelle ». On voit donc qu’il y a des changements de perspectives et qu’à partir de la fin du XIXème siècle, le débat devient plus favorable aux partisans des banques centrales.

B/ Cultures, rôles et organisations des banques centrales

Le rôle de prêteur en dernier ressort et le contrôle de l’émission monétaire

Tout d’abord, des mécanismes de prêteur en dernier ressort et/ou de contrôle de l’émission monétaire peuvent exister sans banque centrale. Il peut exister des mécanismes d’assurance et de limitation d’émission monétaire mis en place de façon spontanée. Par exemple la Suffolk Bank qui, en Nouvelle Angleterre, jouait le rôle de modérateur de la quantité monétaire (et surtout de billets) émis. Cette banque quasiment centrale n’avait pas de privilège, elle avait volontairement été choisie par les autres banques. L’intervention dans le domaine monétaire pouvait être aussi l’œuvre du Trésor comme aux États-Unis entre 1899 et 1914. Ainsi, M. Friedman parle dans son Histoire monétaire (1963) des activités de banque centrale du Trésor.  [25]

Avant le XXe siècle, certaines banques ont obtenu un droit de monopole ou des privilèges sur l’émission de monnaie. Mais si on considère que la fonction de prêteur en dernier ressort est une des missions faisant d’une banque une banque centrale, alors celle-ci n’apparut que dans un second temps, généralement dans la deuxième moitié du XXe siècle. Par exemple, bien que la Banque d’Angleterre ait été créée en 1694, elle ne s’est comportée comme prêteur en dernier ressort que beaucoup plus tard dans les années 1860. Ce fut Walter Bagehot, dans Lombard Street (1873), qui attira tant l’attention sur le rôle de « prêteur en dernier ressort » de la Banque Centrale. Cette fonction finit par être considérée comme une fonction officielle de la Banque d’Angleterre (puis des autres banques centrales) et comme la raison d’être de la centralisation des réserves et de l’émission de billets. Bagehot est parfois considéré comme le premier partisan de la banque centrale « rationalisée ». En fait, Bagehot préférait « un système naturel » avec libre émission de billets, le type de système « qui serait apparu si le Gouvernement ne s’était mêlé de banque ». Le rôle de « prêteur en dernier ressort » était pour Bagehot une proposition pour préserver l’économie d’un système bancaire et monétaire « anormal ». [26]

Les banques centrales fournissaient des liquidités aux banques en difficulté grâce au réescompte. En baissant le taux de réescompte, les banques centrales permettent aux banques de se refinancer. Les banques centrales influençaient donc aussi sur le taux d’intérêt escompté par les banques.

À la fin du XIXème siècle, il y eut un certain nombre de sauvetages de banques comme en 1890, où à la suite d’un défaut de paiement de l’Argentine, la Baring fut sauvée par la Banque d’Angleterre. Il faut cependant se rendre compte que même à la veille de 1914, alors que le rôle de préteur en dernier ressort était globalement admis et pratiqué, les banques centrales ne s’occupaient pas pour autant des problèmes de solvabilité comme c’est le cas aujourd’hui mais seulement des problèmes de liquidité. Un exemple fut celui de la faillite de l’Union Générale en 1882. Le patron de l’Union Générale, un personnage plutôt véreux, s’appelait Paul Bontoux. En 1881, la banque fit des pertes et Paul Bontoux rachète ses propres actions pour maintenir le cours ; puis, en 1882, la banque est obligée de constater qu’elle est en situation de faillite. [27] Bontoux va voir le ministre des finances de l’époque qui est à cette époque Léon Say, le petit fils de Jean Baptiste Say. Léon Say refuse d’aider l’Union Général et Bontoux l’accuse donc de ne pas vouloir l’aider car il est catholique alors que Léon Say est protestant. À cette accusation, Léon Say lui répondra : « Je veux votre mort parce que je suis libéral et vous êtes malhonnête. ». Fidèle aux principes de son grand-père, Léon Say pensait que comme toute entreprise, la banque devait pouvoir faire faillite. [28]

Banques centrales privées et banques centrales publiques

Avant 1914, les banques centrales appartiennent souvent à des personnes privées, ou alors à un groupe de banques privées comme aux États-Unis. Mais leurs dirigeants sont toujours nommés par l’État et elles agissent globalement selon les souhaits du gouvernement. Le souci de l’indépendance de la banque centrale était par ailleurs déjà présent bien avant 1914. Dès la création de la banque de France, on fait tout pour montrer que c’est une institution distinct du pouvoir. Cependant, cette indépendance est toujours ambigüe. Ainsi, Napoléon Bonaparte dira : « La Banque [de France] n’appartient pas seulement aux actionnaires, elle appartient aussi à l’État puisqu’il lui donne le privilège de battre la monnaie. » [29] Ainsi, lorsque les banques centrales ont des actionnaires privés, comme la Banque d’Angleterre, la FED ou la Banque de France, l’attrait du profit vient s’ajouter à la tentation inflationniste.

Il existe des banques centrales publiques sur le modèle de la Riksbank (la banque de Suède), fondée en 1688 et qui était publique. La Banque Nationale Suisse, mise en place en 1907, était semi-publique : c’était les cantons qui étaient en partie actionnaires, conformément au régime à l’origine confédéral de la Suisse. Cependant, la grande majorité des banques centrales calqueront leur modèle sur celui de la banque d’Angleterre.

La décentralisation et les banques centrales

L’instauration d’une banque centrale va de pair avec une volonté de centralisation bancaire, que cela soit aux États-Unis ou en France et en Angleterre, pour éviter les paniques bancaires. Si La centralisation de l’émission de monnaie fut aboutie dans les années 1840-50 en France et en Angleterre, il fallut attendre plus longtemps dans le cas des États-Unis et de la Suisse en raison de la méfiance envers la centralisation.

Dans le cas des États-Unis, ce pays avait une forte méfiance envers les banques centrales depuis Jefferson puis Jackson, mais les Américains étaient aussi très méfiants envers la centralisation. Quand Wilson fut élu en 1912, il y avait toujours dans le parti démocrate la persistance des idées jacksoniennes et anti-centralisation. Par conséquent, le système de Réserve fédérale fut accepté mais à condition d’avoir une structure un minimum décentralisée. C’est pour cela qu’il y a 12 Reserve Federal Banks, chacune étant située dans une région délimitée. Chaque banque est dirigée par neuf directeurs dont 3 sont nommés par le bureau fédéral de Washington. Les autres représentent les intérêts bancaires de la région.

En ce qui concerne la Suisse, l’établissement tardif d’une banque centrale était là aussi le résultat de la réticence des Suisses face au pouvoir central. Même quand la Banque Nationale Suisse fut instaurée en 1907, il restait des marques de décentralisation puisque ce sont les cantons et non le gouvernement fédéral qui fut partiellement actionnaire.

L’accès au guichet de la banque centrale

En Europe, toutes les banques ont accès au guichet de la banque centrale. Aux États-Unis au contraire, seules les grandes banques peuvent placer leurs réserves à la banque centrale. Aujourd’hui, la distinction entre « National banks » et « State banks » est toujours opérante. Or celle-ci date des National Banks Laws de 1863-64.

Le système de banque libre qui s’était imposé en 1836 ne résista pas à la guerre de sécession et à la cartellisation du secteur bancaire américain entrainée par les National Banks Act de 1863-1864. Murray Rothbard écrit :

 « The National Banking Acts destroyed the previously decentralized and fairly successful state banking system, and substituted a new, centralized, and far more inflationary banking system under the aegis of Washington and a handful of Wall Street banks. » [30]

Pour Rothbard, ce système centralisé préfigure la naissance de la FED. Il considère même la période allant de 1863-64 à 1913 comme un système de « quasi-banque centrale ». Le National Banks Act, divisait les banques entre les « National Banks » et les « State Banks ». Les « National Banks » étaient forcées par la loi d’accepter les billets des autres « National Banks » ainsi que les dépôts à vue à leur valeur nominale, niant le processus par lequel le marché libre actualisait les billets et les dépôts des banques fragiles et inflationnistes. Ainsi, le potentiel inflationniste était bien plus élevé. De plus, en 1865, une taxe de 10% sera créée sur les billets des « State Banks », ce qui renforça la concentration des banques émettrices de billets. Cela interdisait de facto l’émission de billets par les State Banks.

Le système bancaire américain avant le National Banks Act peut être résumé par le schéma ci-dessous. Chaque banque a ses propres réserves.

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Le système bancaire américain après le National Banks Act est quant à lui hiérarchisé. Pour faire simple, les National banks sont divisées en trois groupes, chacun des groupes déposant leurs réserves dans le groupe de banque supérieur à lui. Le système bancaire américain peut alors être résumé par ce deuxième schéma :

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Ce système est instable car une même unité monétaire peut être comptabilisée plusieurs fois dans les réserves (celles des State et des National banks). Ce système hiérarchique entre les banques donne moins de pouvoir direct à la FED et entraine une autre façon de fonctionner par rapport aux autres banques centrales.

 II/ Les banques centrales et l’étalon-or

A/ Le pouvoir de la banque centrale limité par l’étalon-or

L’inflation, le triangle d’incompatibilité de Mundell et l’étalon-or « classique »

 Pendant tout le XIXème siècle, l’étalon-or s’est imposé comme moyen d’assurer un ordre moné-taire. Ce régime s’apparentait à un système de change fixe avec mobilité des capitaux. Conformément au triangle d’incompatibilité de Mundell donc, il n’y avait pas de politique monétaire « indépendante » (d’autant plus que certains pays n’avaient pas de banque centrale). L’inflation ne pouvait être que marginale dans ce système si bien que David Ricardo disait de l’inflation qu’elle était un « phénomène géologique ». [31] En effet, si un pays avait une inflation supérieure à celle de ses voisins, ses réserves d’or diminuaient ; des pressions déflationnistes se faisaient sentir.

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Sous le régime d’étalon-or, il y avait aussi une quasi-absence de politiques monétaires agressives comme il a pu en exister pendant l’entre-deux guerres. En effet, les politiques monétaires étaient peu ou pas indépendantes car l’étalon-or agissait comme un régime de change fixe. Cependant, les dernières décennies avant 1914 marquèrent le début d’un certain « nationalisme monétaire ». En Australie, après 1910, un embargo sur l’exportation d’or permis une certaine autonomie des politiques monétaires de ce pays. De même, Yves Guyot, dans un article nommé « La crise américaine, ses effets et ses causes », explique en partie la crise de 1907 par la hausse des taux d’intérêt de la Banque d’Angleterre, qui voulait attirer davantage de capitaux américains. Ainsi, des embryons de politiques monétaires agressives apparaissent. Cependant, les banques centrales à cette époque coopéreront aussi comme ce fut le cas lors de la crise de 1890 ou la Banque de France prêta à la banque d’Angleterre.

La monopolisation de l’or par les banques centrales et la hausse du potentiel inflationniste

L’affirmation des banques centrales va de pair avec la monopolisation de l’or par ces dernières. En 1899, la banque de France à Paris et dans ses succursales a des encaisses métalliques équivalentes à 3 039 millions de francs germinal soit 380 fois plus qu’en 1800. Ce montant sera élevé à 3 972 millions en 1914. Les États-Unis connaissent le même phénomène. En 1845, 94% de l’or « monétaire » (utilisé comme réserve) est dans les mains de banques privées. Cette proportion n’est plus que de 55% en 1905 et de 0% en 1935.

Ce phénomène est le résultat direct de l’établissement de banques centrales ou des National Bank Laws aux États-Unis. En effet, cela a entrainé un changement dans la « monnaie supérieure » (celle qui est utilisée comme réserve par les banques commerciales) qui auparavant était l’or et qui est devenu les billets des banques centrales. Les banques centrales ont donc permis l’augmentation du potentiel inflationniste. En effet, le phénomène de « fuite de l’or » avait lieu entre les banques dans un système de banque libre : une banque émettant trop de billets voyait fondre ses réserves d’or. Dès qu’un système d’émission centralisé est mis en place, cette modération spontanée de l’inflation est bien moins efficace. C’est par la suppression de ces phénomènes de fuite de l’or que la banque centrale peut avoir une influence sur la quantité de monnaie.

B/ Le déclin de l’étalon-or

L’étalon-or a-t-il vraiment existé ? Banking School, Currency School, Réserves fractionnaires

Murray Rothbard établit 9 phases dans l’évolution du système monétaire au XIXème et XXème siècle. Énumérons les trois premières :

  1. Phase I. L’étalon-or classique (1815-1914)
  2. Phase II. Pendant et après la première guerre mondiale
  3. Phase III. L’étalon de change-or (Grande-Bretagne et États-Unis)

Cependant, la période « d’étalon-or classique » est improprement appelée ainsi parce que, dans beaucoup de pays, l’or n’est pas forcément l’étalon. Par exemple ce fut le cuivre en Chine. En Russie, de 1828 à 1845, le platine fut utilisé comme étalon. [32] Quant aux États-Unis, l’étalon monétaire n’est pas seulement basé sur l’or mais aussi sur l’argent de 1792 à 1873. Il faut attendre 1900 avec le Gold Standard Act pour que l’or soit définitivement considéré comme le seul étalon. De plus, il y eut des périodes de suspension de la convertibilité comme ce fut le cas en Angleterre au début du XIXème siècle. Ainsi, on ne peut pas vraiment parler de système monétaire basé sur étalon-or avant les années 1880 sur un plan mondial.

Milton Friedman rappelle que l’or ne représentait que 10 à 20% de la masse monétaire à la fin du XIXème siècle. Il en conclut que l’étalon-or n’en était pas vraiment un et que ce système était inefficace et sujet aux crises. [33] Le débat sur la véritable existence de l’étalon-or va donc de pair avec le débat sur les réserves fractionnaires et sur la nature des billets. Ce débat sur les réserves fractionnaires est très important dans le sens où sans réserves fractionnaires, les paniques bancaires sont techniquement impossibles et la banque centrale perd sa raison d’être. Même l’économiste George Selgin, pourtant en faveur des réserves fractionnaires, avoue que leur existence est susceptible de favoriser les crises. Il écrit :

« [Le système de banque libre] n’implique pourtant pas que ce système de banque libre serait nécessairement à l’abri de toute panique. Aussi longtemps que les banques continuent d’émettre des créances sur elles-mêmes, convertibles à vue et sans condition, tout en n’étant couvertes que partiellement, demeure la possibilité logique d’un effondrement du système. » [34]

Les réserves (d’or ou d’argent en l’occurrence) furent au cœur du débat entre Banking School et Currency School. Les partisans de la Currency School (dont Ricardo) concevaient les billets comme de la monnaie. Les billets devaient donc être selon eux convertibles et le montant des billets devaient donc correspondre exactement au montant des réserves pour éviter l’excès de monnaie. Les partisans de la Banking School (dont John Stuart Mill) pensent eux que les billets sont un instrument de crédit. Par conséquent, le nombre de billets doit répondre à la demande du publique. S’appuyant sur la doctrine des Real Bills, les membres de la Banking School affirment que les billets émis ont une équivalence réelle dans le sens où leur émission aboutira à une production de richesse qui assurera sa contrepartie. Par contre, les partisans de la Banking School restent pour le maintien de la convertibilité des billets. Ce débat influencera beaucoup les méthodes de gestion de la monnaie par les banques centrales. Par exemple, la Banque Nationale Suisse sera influencée dès ses débuts par la Banking School et la doctrine des Real Bills. Il en est de même pour la banque de France. La Banque d’Angleterre et la Reichbank en Allemagne furent quant à elles influencées par la Currency School. Le Peel’s Act de 1844 suit en Angleterre exactement les recommandations de cette école. Il a été mis en place car on remarqua que les crises étaient dues principalement au fait que les banques d’émission émettaient plus de billets qu’elles n’avaient en réalité de réserve. Le Peel’s Act empêchait l’émission de certificats or (de billets) supérieure aux réserves d’or. Ainsi, la Banque d’Angleterre était très limitée dans son pouvoir d’émission monétaire. Si cette loi fut décevante dans les résultats, c’est parce qu’il fut oublié quelque chose qui avait été découvert au XVIème siècle par les scolastiques de l’école de Salamanque : les billets ne représentent pas l’intégralité de la quantité de monnaie, les dépôts sont aussi une forme de monnaie. On peut donc voir dans le débat entre Banking et Currency School un premier pas vers le débat entre partisans et pourfendeurs des réserves fractionnaires. Cependant, la Currency School n’était pas vraiment contre les réserves fractionnaires en raison de son incapacité de concevoir les dépôts comme de la monnaie.

En 1866 dans le Journal des Économistes aura lieu aussi un débat sur les réserves fractionnaires qui prendra le nom de « Débat sur la fausse monnaie ». À la différence du débat qui a lieu en Angleterre entre Banking et Currency School, les économistes français sont quasiment tous contre les banques centrales. Contre Courcelle-Seneuil, Modeste argumentera que les réserves fractionnaires n’ont pas lieu d’exister. Modeste écrira dans son article : « Leur réserve [des banques] était dans leurs caves. Désormais, voyons-la dans la poche du voisin. ». Il affirme donc que les réserves fractionnaires s’apparentent à du vol. Modeste remarque l’étrangeté du raisonnement de Courcelle-Seneuil en écrivant : « Étrange convertibilité que celle qui n’existe qu’à la condition qu’on ne demandera pas la conversion ! ». Pour lui, la convertibilité (et donc l’étalon-or) n’existe donc pas vraiment. Les partisans de Courcelle-Seneuil étaient majoritaires en France. La persistance des réserves fractionnaires a surement augmenté l’instabilité financière et favorisé par conséquent le développement du système de banque centrale. [35]

 L’opinion publique et l’étalon-or

Ce n’est pas une coïncidence si la baisse de popularité de l’étalon-or à la fin du XIXème siècle dans les opinions publiques va de pair avec une plus grande acceptation du système de banque centrale. La monopolisation de l’or, que ce soit par les banques centrales ou par les National banks aux États-Unis a surement rendu plus facile l’effritement du système d’étalon-or. En effet, la monopolisation de l’or et le développement de garanties pour les dépôts ont surement réduit l’importance qu’accordaient les déposants à l’or. On assiste donc pendant la fin du XIXème siècle à un développement des théories inflationnistes et anti étalon-or. Ce fut particulièrement marquant aux États-Unis où l’opinion publique évolua après la présidence de Jackson (1828-1936). Tout d’abord, les Républicains furent pour beaucoup des adversaires de l’étalon-or et furent responsables de l’inflation due aux Greenbacks pendant la guerre de Sécession. En 1874 se créa un « Greenback Party » qui militait pour une monnaie fiduciaire et pour l’inflation. En 1896, l’élection présidentielle se transforma en référendum sur l’étalon-or. Le parti Démocrate avait un candidat anti-or et en faveur de l’inflation : William Jennings Bryan. Les plus âgés des démocrates, ceux qui avaient participé aux « Hard-money movement » et soutenu le président Jackson, durent ne pas voter ou voter Républicain.

Les théories inflationnistes ont gagné en popularité tout au long du XIXème siècle. Pourtant, celles-ci avaient depuis longtemps été réfutées par Adam Smith et David Hume. Ceux qui militaient pour plus d’inflation furent généralement les mêmes qui soutenaient la création d’une banque centrale. En effet, pour que l’inflation à long terme soit possible, les partisans de l’inflation avaient besoin d’un organisme monopolisant l’émission de monnaie.

Le « péché monétaire de l’Occident » (J. Rueff) : la fin de l’étalon-or

Adam Smith, dans le Livre 1 de De la Richesse des nations, écrit : « Je crois que, dans tous les pays du monde, la cupidité et l’injustice des princes et des gouvernements, abusant de la confiance des sujets, ont diminué par degrés la quantité réelle de métal qui avait été d’abord contenue dans les monnaies. ». Sur ce point au moins, l’histoire donna raison à Adam Smith. Le phénomène de monopolisation de l’or par les banques centrales combiné à d’autres facteurs (guerres…) facilita l’abandon de l’étalon-or. Le système d’étalon-or résista dans sa forme la plus « pure » jusqu’en janvier 1915 en Angleterre. À partir de cette date, la première guerre mondiale s’éternisant, les Anglais suspendirent l’étalon-or. Cela marque la fin du Gold Standard (étalon-or) puisque dès 1922, avec la conférence de Genève, on rentre dans un système de Gold Exchange Standard (change-or) fondé sur la Livre et le Dollar. Mais même après la conférence de Genève, beaucoup de pays ne rétabliront pas la convertibilité. Ainsi, il faut attendre 1928 pour que la France rétablisse la convertibilité en or (mais seulement pour les lingots). L’ancien gouverneur de la Banque de France entre 1926 et 1930, Émile Moreau, avouera dans ses mémoires que la France joua un rôle de premier plan dans l’effondrement du système d’étalon-or en refusant de se soumettre à ses règles.

Il faut cependant faire attention à ne pas établir un lien causal trop prononcé entre les « nécessités de la Première guerre mondiale » et l’abandon de l’étalon-or. Ainsi, l’économiste autrichien Ludwig von Mises, partisan de l’étalon-or, écrivait :

 « L’abandon de l’étalon-or n’a pas été causé par le déchaînement des éléments, ou par des catastrophes qu’il n’était pas au pouvoir de l’homme de détourner. Son abandon n’est pas une conséquence directe de la Grande Guerre et des transformations politiques de l’après-guerre. L’étalon-or s’est effondré, parce que les gouvernements, les parlements et l’opinion publique ne désiraient plus le maintenir. » [36]

CONCLUSION

La progressive disparition à partir de 1914 de l’étalon-or après des tentatives avortées de le maintenir fut un bouleversement dans l’histoire monétaire contemporaine. Ceci alla de pair avec l’affirmation des banques centrales, qui permettaient désormais de planifier la monnaie. Après la Première guerre mondiale, la Société des Nations recommanda dans un mémorandum influent que tous les pays qui n’avaient pas de banque centrale en instaurent une. Cela ne fut pas sans conséquences, et on peut parler du début du « péché monétaire de l’Occident » (Jacques Rueff) qui aboutira à la fois à la Grande dépression[37] puis à une période de forte inflation. Norman Montagu, qui fut nommé gouverneur de la Banque d’Angleterre de 1920 à 1944, vit la disparition de la convertibilité de la livre en or en 1931. Il vécut cet évènement comme un drame personnel, ce qui montre que les changements dans l’ordre monétaire à l’époque furent perçus comme une véritable rupture. Avant de mourir en 1950, il affirma qu’après 1931, aucun repère ne lui restait, et qu’il s’était livré par conséquent à toutes sortes d’excentricités, y compris celle de s’être marié. [38]

Louis Rouanet

ANNEXE :

TABLEAU 1

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BIBLIOGRAPHIE

Sources principales

J. M. Daniel, 8 leçons d’histoire économique, Odile Jacob, 2012

Jésus Huerta de Soto, Monnaie, Crédit bancaire et cycles économiques, 1997

John Singleton, Central Banking in the Twentieth Century, 2010

Milton Friedman, A Monetary History of the United-States, 1860-1967, National Bureau of Economic Publication, 1963.

Murray Rothbard, A history of money and banking in the United-States: The colonial era to World War II, Ludwig von Mises Institute, 2002

Norbert Olszak, Histoire des banques centrales, PUF, 1998

Richard H. Timberlake, Monetary Policy in the United States: An Intellectual and Institutional History, University of Chicago Press, 1993

Vera Smith, [1936] 1990. The Rationale of Central Banking, Indianapolis, Ind.: Liberty Fund

Sources secondaires

Charles Coquelin, « Notice sur les banques de l’Etat de New York », Journal des Economistes, 27, (115), 15 octobre 1850

Charles Coquelin et Henry Baudrillard, Dictionnaire de l’économie politique, Tome second, article sur la Monnaie, 1853

Erik Lakomaa, “Free-banking in Sweden 1830-1903: Experience and debate”, Quaterly Journal of Austrian Economics, 2007

Gary Gorton et Lixin Huang “Banking Panics and the Origin of Central Banking”, NBER Working Paper No. 9137, September 2002

George Selgin, Théorie de la banque libre, 1988, édition française Les Belles Lettres, 1991

Ludwig von Mises, « Or et inflation »

Milton Friedman, Capitalisme et Liberté, The University of Chicago, 1962, voir Chapitre 3

Murray Rothbard, Etat, qu’as tu fais de notre monnaie ?, 1963

Murray Rothbard, “The myth of free banking in Scotland”, Review of Austrian Economics, 1988

Murray Rothbard, “The Origins of the Federal Reserve”, Quarterly Journal of Austrian Economics, 1999

Murray Rothbard, Dépressions économiques : causes et remèdes

Juurikkala, “The 1866 false-money debate in the Journal Des Economistes: déjà vu for Austrians?”, Quaterly Journal of Austrian Economics, 2002

Thomas E. Woods, « Peut-on se passer de la FED ? », consulté le 15/02/2014, traduction française : //www.institutcoppet.org/2013/05/10/peut-on-se-passer-de-la-fed-par-thomas-e-woods/

 « Laissons Faire », Numéro 9, Février 2014

Chronique de Jean Marc Daniel du 23 Mai 2012 sur BFM Business, reprise sur le site de l’Institut Coppet //www.institutcoppet.org/2012/05/29/je-suis-liberal-vous-etes-malhonnete-leon-say-ou-le-liberalisme-assume/ , consulté le 22/02/2014

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NOTES

[1]Zoellick seeks gold standard debate”, Financial Times, 7 Novembre 2010

[2] Voir cette vidéo à partir de 8min20sec : //www.youtube.com/watch?v=4F2aIDxadIk (1992)

[3] Murray Rothbard, Etat, qu’as-tu fais de notre monnaie ?, 1963

[4] Murray Rothbard, “The myth of free banking in Scotland”, Review of Austrian Economics, 1988, 2, pp. 229-246

[5] Loi formulée par Ludwig von Mises ainsi: « Si plusieurs banques d’émission coexistent avec les mêmes droits, et que quelques-unes d’entre elles essaient d’accroître le volume des crédits tandis que d’autres ne modifient en rien leur comportement, alors à l’occasion de chaque compensation interbancaire, des soldes créditeurs apparaîtront régulièrement en faveur des banques les plus conservatrices. La présentation de leurs billets au remboursement diminuant leurs liquidités, les banques en expansion seront très vite contraintes de réduire l’ampleur de leurs émissions », cité par : George Selgin, Théorie de la banque libre, 1988, édition française Les Belles Lettres, 1991, pages 55-56

[6] George Selgin, Théorie de la banque libre, 1988, édition française Les Belles Lettres, 1991, pages 67-69

[7] Pour plus d’informations, voir : Erik Lakomaa, “Free-banking in Sweden 1830-1903: Experience and debate”, Quaterly Journal of Austrian Economics, 2007

[8] Gary Gorton et Lixin Huang, “Banking Panics and the Origin of Central Banking”, NBER Working Paper No. 9137, September 2002

[9] Murray Rothbard, “The Origins of the Federal Reserve”, Quarterly Journal of Austrian Economics, 1999

[10] Pour les donnés sur ces chiffres, voir Chester A.Phillips, T.F.McManus et R.W.Nelson, Banking and the Business Cycle : a study of the great depression, MacMillan Co., New York, 1937, pp. 23

[11] George Akerlof, Les Esprits animaux : Comment les forces psychologiques mènent la finance et l’économie, 2009, pages 81-88

[12] Yves Guyot, “La crise américaine: ses effets et ses causes”, Revue du commerce, de l’industrie et de la banque, 1907

[13] Murray Rothbard, « Dépressions économiques : causes et remèdes » //www.institutcoppet.org/2013/09/12/murray-rothbard-depressions-economiques-ebook/

[14] Charles Coquelin, « Notice sur les banques de l’Etat de New York », Journal des Economistes, 27, (115), 15 octobre 1850, pages 235-242

[15] Richard H. Timberlake, “Monetary Policy in the United States: An Intellectual and Institutional History”, University of Chicago Press, 1993

[16] George Selgin, « Théorie de la banque libre », 1988, édition française Les Belles Lettres, 1991, page 18

[17] Gary Gorton et Lixin Huang, “Banking panics and the origin of central banking”, National Bureau of Economic Research, 2002

[18] Murray Rothbard, “A history of money and banking in the United-States: The colonial era to World War II”, Ludwig von Mises Institute, 2002, p. 143

[19] Michael D. Bordo and Angela Redish, “Why Did the Bank of Canada Emerge in 1935?”, The Journal of Economic History, 1987

[20] Vera Smith, [1936] 1990. The Rationale of Central Banking, Indianapolis, Ind.: Liberty Fund. P. 28-41

[21] Cité dans Laissons Faire, Numéro 9, Février 2014,

[22] Pour une analyse plus précise des causes de la panique de 1819, voir : Murray Rothbard, The panic of 1819 : reactions and policies, Columbia University Press, 1962

[23] Voir: //www.institutcoppet.org/2013/05/10/peut-on-se-passer-de-la-fed-par-thomas-e-woods/

[24] Smith, Vera C, “The Rationale of Central Banking.”, Liberty Fund, [1936] 1990

[25] Voir Milton Friedman, A Monetary History of the United-States, 1860-1967, National Bureau of Economic Publication, 1963. Voir Chapitre 4: Gold inflation and banking reform, 1897-1914

[26] George Selgin, Théorie de la banque libre, 1988, édition française Les Belles Lettres, 1991, page 167 et 224

[27] La faillite de l’Union Générale inspirera le roman L’Argent de Zola. Dans ce roman, Aristide Saccard, le héros, rachète les titres de la Banque Universelle pour en soutenir le cours. Il faut noter cependant que contrairement à ce que l’on pense souvent, Émile Zola ne fait pas dans son roman une dénonciation de la finance mais fait justement une apologie de celle-ci. La banque, comme il le dira lui-même, est nécessaire malgré ses méfaits.

[28] Chronique de Jean Marc Daniel du 23 Mai 2012 sur BFM Business. //www.institutcoppet.org/2012/05/29/je-suis-liberal-vous-etes-malhonnete-leon-say-ou-le-liberalisme-assume/ , consulté le 22/02/2014

[29] Cité par Norbert Olszak, Histoire des banques centrales, PUF, 1998, page 56

[30] Murray Rothbard, A history of money and banking in the United-States: The colonial era to World War II, Ludwig von Mises Institute, 2002

[31] J. M. Daniel, 8 leçons d’histoire économique, Odile Jacob, 2012

[32]Charles Coquelin et Henry Baudrillard, « Dictionnaire de l’économie politique », Tome second, article sur la Monnaie, 1853

[33] Milton Friedman, « Capitalisme et Liberté », The University of Chicago, 1962, voir Chapitre 3. Notons que Friedman changera d’avis par la suite sur l’étalon-or.

[34] George Selgin, « Théorie de la banque libre », 1988, édition française Les Belles Lettres, 1991, pages 278

[35] O. Juurikkala, “The 1866 false-money debate in the Journal Des Economistes: déjà vu for Austrians?”, Quaterly Journal of Austrian Economics, 2002 traduction française par Marc Lassort de l’Institut Coppet : //www.institutcoppet.org/2014/02/20/le-debat-de-1866-sur-la-fausse-monnaie-par-oskari-juurikkala/

[36] //www.catallaxia.org/wiki/Ludwig_von_Mises:Or_et_inflation, consulté le 20/02/2014

[37] Ainsi, selon l’économiste M. Rothbard, les années 20 furent des années d’expansion monétaire massive qui entrainèrent la formation de bulles, notamment boursières. Cf. Murray Rothbard, « America’s Great Depression », 1972

[38] J.M. Daniel, 8 leçons d’histoire économique, Odile Jacob, 2012

Une réponse

  1. Boubou

    Excellent article, merci beaucoup !

    Par contre petite coquille dans le paragraphe “Le « péché monétaire de l’Occident » (J. Rueff) : la fin de l’étalon-or”, il ne s’agît pas de la conférence de Genève mais de la conférence de Gênes.
    Bien à vous

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