Œuvres de Turgot – 002 – Lettre à l’abbé…

Œuvres de Turgot. 002. — Lettre à l’abbé…


2. — LETTRE A L’ABBÉ…

[A. L., minute.]

(Événements du jour : combat d’Antoin. L’Eucharistie et la Présence réelle.)

Paris, 13 mai 1745.

Je vous ai envoyé, mon cher abbé, une Ode de M. Guérin[a]. Je ne doute pas que vous ne la trouviez fort belle ; il en avait publié une autre quelques jours auparavant, mais que je n’ai pas cru aussi digne de vous être envoyée. L’abbé Desfontaines[b] en a fait cependant un grand éloge dans ses feuilles où il l’a même insérée tout entière ; elle est adressée au roi de Prusse.

Je vous aurais écrit par le même ordinaire si j’avais eu le temps ; mais par l’événement, je suis charmé de ne l’avoir pas fait ; vous en allez voir la raison. Hier au soir, il est arrivé un courrier avec des dépêches du Roi portant qu’il avait gagné une bataille[c] près d’Antoin, bourg situé sur l’Escaut à une lieue de Tournay ; le Roi y était en personne[d] avec M. le Dauphin ; le duc de Gramont[e] y a été tué. On débite des détails plus circonstanciés dans Paris ; peut-être sont-ils fondés ? Mais je ne vous mande que ce que je sais certainement. Je vous avais écrit que le Roi devait partir et que Mme d’Étiolés[f] et de Lauraguais[g] le suivraient ; le Roi est parti un peu plus tard que je ne vous avais mandé et je n’ai point entendu parler des dames depuis. On m’avait assuré ces nouvelles telles que je vous les mandais : peut-être les ai-je crues trop légèrement ; peut-être aussi les résolutions prises ont-elles changé ?

Vous m’écrivez que vous ne comptez arriver que vers la fin de juin ; je m’attendais à vous voir beaucoup plus tôt ; vous m’aviez fait espérer en partant que vous reviendrez vers le mois d’avril ; soyez plus exact à tenir cette nouvelle p messe.

Songez-vous toujours à entrer dans la licence prochaine ?

Avez-vous fini l’étude des Sacrements, matière sur laquelle, quoi que vous en disiez, il y a bien des réflexions à faire, aussi bien que sur celle de la Grâce, que je viens de quitter pour étudier la Trinité ? Nous pourrons nous dire là-dessus bien des choses quand vous serez à Paris.

En attendant, vous me demandez quels principes j’emploie pour répondre au Dr Fillotson sur la Présence réelle. Il me semble que nous avons causé plusieurs fois là-dessus ; mes principes, je crois, sont les vôtres. Les sens n’ont point de certitude par eux-mêmes ; ils tirent toute la leur de la véracité de Dieu ; par conséquent, si Dieu ne nous trompe point dans l’Eucharistie, quoique les sens déposent contre, leur témoignage doit être compté pour rien et, quoique les impressions des sens viennent de Dieu, il ne nous trompe point quand il nous avertit de l’illusion que nous font nos sens. Il est vrai que Dieu ne nous avertit que par les mêmes sens qui nous trompent, et qui, par conséquent, direz-vous, ne peuvent nous avertir que Dieu a parlé. Je réponds que l’erreur de nos sens dans un cas où ils nous avertissent eux-mêmes de l’illusion ne peut ôter la certitude de cet avertissement ; la raison est que nous devons préférer le témoignage des sens qui nous avertissent de l’illusion, aux mêmes sens lorsqu’ils nous font voir ce dont ils nous ont averti eux-mêmes. Est-ce illusion, parce que nous avons une raison de soupçonner cette illusion dans le second cas ? Toutes les preuves que nous avons de l’autorité des sens ne peuvent s’y appliquer puisqu’ils déposent eux-mêmes contre. C’est tout le contraire dans l’autre cas ; toutes les preuves concourent à fortifier le témoignage des sens, comme dans les cas ordinaires. Permettez-moi d’ajouter une comparaison qui pourra éclaircir ma pensée : si un homme que je suppose parfaitement véridique et infaillible fait un livre et rapporte des choses fausses après avoir averti qu’elles le sont, comme font les auteurs de plusieurs fables morales, tout le reste du livre, l’avertissement même qu’il me donne de la fausseté d’une partie de ce livre, me seront-ils suspects pour cela ? Mettez Dieu à la place de l’homme ; les impressions des sens sont le livre dans lequel il nous instruit ; les illusions des sens sur la présence réelle sont la fable contenue dans ce livre qui ne doit pas nous faire douter du reste. Ce n’est pas à mon avis la plus grande difficulté sur l’Eucharistie…

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[a] L’abbé Guérin, professeur d’humanités au collège de Bourgogne et de rhétorique au collège Mazarin, membre de l’Académie de Nancy, auteur d’ouvrages latins, d’un poème sur la Victoire de Fontenoy, etc.

[b] L’abbé Guyot-Desfontaines (1685-1745), rédacteur des Observations sur les écrits des modernes, détesté de Voltaire.

[c] La bataille de Fontenoy ; la droite de l’armée française était à Antoin.

[d] Il était arrivé le 8 mai devant Tournai.

[e] Louis de Gramont (1689-1745).

[f] Devenue Mme de Pompadour.

[g] Sœur de Mme de Chateauroux et dame d’atour de la Dauphine.

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