Œuvres de Turgot – 038 – Existence (article de l’Encyclopédie)

38. — EXISTENCE.

Article de l’Encyclopédie.

[Encyclopédie, t. VI ; erratum, tome VII. — D. P., III, 95, sans l’erratum.]

 

(Définition. — De la notion de l’existence. — Des preuves de l’existence des êtres extérieurs.)

 

EXISTENCE. (s. f.) (métaphysique). Ce mot est opposé à celui de néant et plus étendu que ceux de réalité et d’actualité qui sont opposés, le premier à l’apparence, le second à la possibilité simple ; il est synonyme de l’un et de l’autre comme un terme général l’est des termes particuliers qui lui sont subordonnés et signifie, dans la forme grammaticale, l’état d’une chose en tant qu’elle existe.

Mais qu’est-ce qu’exister ? Quelle notion les hommes ont-ils dans l’esprit lorsqu’ils prononcent ce mot et comment l’ont-ils acquise ou formée ? La réponse à ces questions sera le premier objet que nous discuterons dans cet article ; ensuite, après avoir analysé la notion de l’existence, nous examinerons la manière dont nous passons, de la simple expression passive et interne de nos sensations, aux jugements que nous portons sur l’existence même des objets, et nous essayerons d’établir les vrais fondements de toute certitude à cet égard.

De la notion de l’existence.

Je pense, donc je suis, disait Descartes. Ce grand homme voulant élever sur des fondements solides le nouvel édifice de sa philosophie, avait bien senti la nécessité de se dépouiller de toutes les notions acquises, pour appuyer désormais toutes ses propositions sur des principes dont l’évidence ne serait susceptible ni de preuve, ni de doute. Mais il était bien loin de penser que ce premier raisonnement, ce premier anneau par lequel il prétendait saisir la chaîne entière des connaissances humaines, supposât lui-même des notions très abstraites, et dont le développement était très difficile, celles de pensée et d’existence. — Locke, en nous apprenant, ou plutôt en nous prouvant le premier, que toutes les idées nous viennent des sens, et qu’il n’est aucune notion dans l’esprit humain à laquelle on ne soit arrivé en partant uniquement des sensations, nous a montré le véritable point d’où les hommes sont partis, et où nous devons nous replacer, pour suivre la génération de toutes nos idées. Mon dessein n’est cependant point ici de prendre l’homme au premier instant de son être, d’examiner comment ses sensations sont devenues des idées, et de discuter si l’expérience seule lui a appris à rapporter ses sensations à des distances déterminées, à les sentir les unes hors des autres, et à se former l’idée d’étendue, comme le croit M. l’abbé de Condillac ; ou si, comme je le crois, les sensations propres de la vue, du toucher, et peut-être de tous les autres sens, ne sont pas, au contraire, nécessairement rapportées à une distance quelconque les unes des autres, et ne présentent pas elles-mêmes l’idée de l’étendue.

Je n’ai pas besoin de ces recherches : si l’homme à cet égard a quelque chemin à faire, il est tout fait longtemps avant qu’il songe à se former la notion abstraite de l’existence ; et je puis bien le supposer arrivé à un point que les brutes mêmes ont certainement atteint, si nous avons le droit de juger qu’elles ont une âme. Il est au moins incontestable que l’homme a su voir avant que d’apprendre à raisonner ou à parler ; et c’est à cette époque certaine que je commence à le considérer.

En le dépouillant donc de tout ce que le progrès de ses réflexions lui a fait acquérir depuis, je le vois, dans quelque instant que je le prenne, ou plutôt je me sens moi-même assailli par une foule de sensations et d’images que chacun de mes sens m’apporte, et dont l’assemblage me présente un monde d’objets distincts les uns des autres, et d’un autre objet qui seul m’est présent par des sensations d’une certaine espèce, et qui est le même que j’apprendrai dans la suite à nommer moi. Mais ce monde sensible, de quels éléments est-il composé ? Des points noirs, blancs, rouges, verts, bleus, ombrés ou clairs, combinés en mille manières, placés les uns hors des autres, rapportés à des distances plus ou moins grandes, et formant par leur contiguité une surface plus ou moins enfoncée sur laquelle mes regards s’arrêtent : c’est à quoi se réduisent toutes les images que je reçois par le sens de la vue. La nature opère devant moi sur un espace indéterminé, précisément comme le peintre opère sur une toile.

Les sensations de froid, de chaleur, de résistance, que je reçois par le sens du toucher, me paraissent aussi comme dispersées ça et là dans un espace à trois dimensions, dont elles déterminent les différents points et dans lequel, lorsque les points tangibles sont contigus, elles dessinent aussi des espèces d’images, comme la vue, mais à leur manière, et tranchées avec bien moins de netteté.

Le goût me paraît encore une sensation locale, toujours accompagnée de celles qui sont propres au toucher, dont elle semble une espèce limitée à un organe particulier.

Quoique les sensations propres de l’ouïe et de l’odorat ne nous présentent pas à la fois (du moins d’une façon permanente) un certain nombre de points contigus qui puissent former des figures et nous donner une idée d’étendue, elles ont cependant leur place dans cet espace dont les sensations de la vue et du toucher nous déterminent les dimensions ; et nous leur assignons toujours une situation, soit que nous les rapportions à une distance éloignée de nos organes, ou à ces organes mêmes.

Il ne faut pas omettre un autre ordre de sensations plus pénétrantes, pour ainsi dire, qui, rapportées à l’intérieur de notre corps, et en occupant même quelquefois toute l’habitude, semblent remplir les trois dimensions de l’espace, et porter immédiatement avec elles l’idée de l’étendue solide. Je ferai de ces sensations une classe particulière sous le nom de tact intérieur, ou sixième sens. J’y rangerai les douleurs qu’on ressent quelquefois dans l’intérieur des chairs, dans la capacité des intestins et dans les os même ; les nausées, le malaise qui précède l’évanouissement, la faim, la soif, l’émotion qui accompagne toutes les passions ; les frissonnements, soit de douleur, soit de volupté ; enfin cette multitude de sensations confuses qui ne nous abandonnent jamais, qui circonscrivent en quelque sorte notre corps, qui nous le rendent toujours présent, et que par cette raison quelques métaphysiciens ont appelé : sens de la coexistence de notre corps.

Dans cette espèce d’analyse de toutes nos idées purement sensibles, je n’ai point rejeté les expressions qui supposent des notions réfléchies, et des connaissances d’un ordre très postérieur à la simple sensation ; il fallait bien m’en servir. L’homme réduit aux sensations n’a presque point de langage, et il n’a pu les désigner que par les premiers noms qu’il aura donnés aux organes qui les reçoivent ou aux objets qui les excitent ; ce qui suppose tout le système de nos jugements sur l’existence des objets extérieurs, déjà formé. Mais je suis sûr de n’avoir peint que la situation de l’homme réduit aux simples impressions des sens, et je crois avoir fait l’énumération exacte de celles qu’il éprouve. Il en résulte que toutes les idées des objets que nous apercevons par les sens, se réduisent, en dernière analyse, à une foule de sensations de couleurs, de résistance, de sons, etc., rapportées à différentes distances les unes des autres, et répandues dans un espace indéterminé, comme autant de points dont l’assemblage et les combinaisons forment un tableau solide (si l’on peut employer ici ce mot dans la même acception que les géomètres), auquel tous nos sens à la fois fournissent des images variées et multipliées indéfiniment.

Je suis encore loin de la notion de l’existence, et je ne vois jusqu’ici qu’une impression passive, ou tout au plus le jugement naturel par lequel plusieurs métaphysiciens prétendent que nous transportons nos propres sensations hors de nous-mêmes, pour les répandre sur les différents points de l’espace que nous examinons. — Ce tableau, composé de toutes nos sensations, cet univers idéal n’est jamais le même deux instants de suite ; et la mémoire, qui conserve dans le second instant l’impression du premier, nous met à portée de comparer ces tableaux passagers, et d’en observer les différences. (Le développement de ce phénomène n’appartient point à cet article, et je dois encore le supposer, parce que la mémoire n’est pas plus le fruit de nos réflexions que la sensation même.) Nous acquérons insensiblement les idées de changement et de mouvement. (Remarquez que je dis idée, et non pas notion.) Plusieurs assemblages de ces points colorés, chauds ou froids, etc., nous paraissent changer de distance les uns par rapport aux autres, quoique les points eux-mêmes qui forment ces assemblages gardent entre eux le même arrangement, la même coordination. Cette coordination nous apprend à distinguer ces assemblages de sensations par masses. Ces masses de sensations coordonnées sont ce que nous appellerons un jour : objets ou individus. Nous voyons ces individus s’approcher, se fuir, disparaître quelquefois entièrement pour reparaître encore. Parmi ces objets ou groupes de sensations qui composent ce tableau mouvant, il en est un qui, quoique renfermé dans des limites très étroites, en comparaison du vaste espace où flottent tous les autres, attire notre attention plus que tout le reste ensemble. Deux choses surtout le distinguent : sa présence continuelle, sans laquelle tout disparaît, et la nature particulière des sensations qui nous le rendent présent ; toutes les sensations du toucher s’y rapportent, et circonscrivent exactement l’espace dans lequel il est renfermé. Le goût et l’odorat lui appartiennent aussi ; mais ce qui attache notre attention à cet objet d’une manière plus irrésistible, c’est le plaisir et la douleur, dont la sensation n’est jamais rapportée à aucun autre point de l’espace. Par là, cet objet particulier, non seulement devient pour nous le centre de tout l’univers, et le point d’où nous mesurons les distances, mais nous nous accoutumons encore à le regarder comme notre être propre ; et, quoique les sensations qui nous peignent la lune et les étoiles ne soient pas plus distinguées de nom que  celles qui se rapportent à notre corps, nous les regardons comme étrangères, et nous bornons le sentiment du moi à ce petit espace circonscrit par le plaisir et par la douleur. Mais cet assemblage de sensations auxquelles nous bornons ainsi notre être, n’est dans la réalité, comme tous les autres assemblages de sensations, qu’un objet particulier du grand tableau que forme l’univers idéal.

Tous les autres objets changent à tous les instants, paraissent et disparaissent, s’approchent et s’éloignent les uns des autres, et de ce moi, qui, par sa présence continuelle, devient le terme nécessaire auquel nous les comparons. Nous les apercevons hors de nous, parce que l’objet que nous appelons nous, n’est qu’un objet particulier comme eux, et parce que nous ne pouvons rapporter nos sensations à différents points d’un espace, sans voir les assemblages de ces sensations les uns hors des autres ; mais, quoique aperçus hors de nous, comme leur perception est toujours accompagnée du moi, cette perception simultanée établit entre eux et nous une relation de présence qui donne aux deux termes de cette relation, le moi et l’objet extérieur, toute la réalité que la conscience assure au sentiment du moi.

Cette conscience de la présence des objets n’est point encore la notion de l’existence, et n’est pas même celle de présence ; car nous verrons, dans la suite, que tous les objets de la sensation ne sont pas pour cela regardés comme présents. Les objets dont nous observons la distance et les mouvements autour de notre corps, nous intéressent par les effets que ces distances ou ces mouvements nous paraissent produire sur lui, c’est-à-dire par les sensations de plaisir et de douleur que ces mouvements peuvent nous donner, dont ils sont accompagnés ou suivis pour nous. — La facilité que nous avons de changer à volonté la distance de notre corps aux autres objets immobiles, par un mouvement que l’effort qui l’accompagne nous empêche d’attribuer à ceux-ci, nous sert à chercher les objets dont l’approche nous donne du plaisir, à éviter ceux dont l’approche est accompagnée de douleur. La présence de ces objets devient la source de nos désirs et de nos craintes, et le motif des mouvements de notre corps, dont nous dirigeons la marche au milieu de tous les autres corps, précisément comme un pilote conduit une barque sur une mer semée de rochers et couverte de barques ennemies. Cette comparaison, que je n’emploie point à titre d’ornement, sera d’autant plus propre à rendre notre idée sensible, que la circonstance où se trouve le pilote n’est qu’un cas particulier de la situation où se trouve l’homme dans la nature, environné, pressé, traversé, choqué par tous les êtres ; suivons-la.

Si le pilote ne pensait qu’à éviter les rochers qui paraissent à la surface de la mer, le naufrage de sa barque, entr’ouverte par quelque écueil caché sous les eaux, lui apprendrait sans doute à craindre d’autres dangers que ceux qu’il aperçoit ; il n’irait pas bien loin non plus, s’il fallait qu’en partant il vît le port où il désire arriver. Comme lui, l’homme est bientôt averti, par les effets trop sensibles d’êtres qu’il avait cessé de voir, soit en s’éloignant, soit dans le sommeil, ou seulement en fermant les yeux, que les objets ne sont point anéantis pour avoir disparu, et que les limites de ses sensations ne sont point les limites de l’univers. De là naît un nouvel ordre de choses, un nouveau monde intellectuel, aussi vaste que le monde sensible était borné. Si un objet emporté loin du spectateur par un mouvement rapide se perd enfin dans l’éloignement, l’imagination suit son cours plus loin que la portée des sens, prévoit ses effets, mesure sa vitesse ; elle conserve le plan des situations relatives des objets que les sens ne voient plus ; elle tire des lignes de communication des objets de la sensation actuelle à ceux de la sensation passée ; elle en mesure la distance ; elle parvient même à prévoir les changements qui ont dû arriver dans cette situation, par la vitesse plus ou moins grande de leur mouvement. L’expérience vérifie tous ces calculs, et dès lors les objets absents entrent, comme les présents, dans le système général de nos désirs, de nos craintes, des motifs de nos actions ; l’homme, comme le pilote, évite et cherche les objets qui échappent à tous ses sens.

Voilà une nouvelle chaîne, et de nouvelles relations par lesquelles les êtres supposés hors de nous se lient à la conscience du moi, non plus par la simple perfection simultanée, puisque souvent ils ne sont point aperçus du tout, mais par la connexité qui lie entre eux les changements de tous les êtres et nos propres sensations, comme causes et effets les uns des autres.

Cette nouvelle chaîne de rapports s’étendant à une foule d’objets hors de la portée des sens, l’homme est forcé de ne plus confondre les êtres mêmes avec ses sensations. Il apprend à distinguer les uns des autres les objets présents (c’est-à-dire renfermés dans les limites de la situation actuelle, liés avec la conscience du moi par une perception simultanée) et les objets absents, c’est-à-dire les êtres indiqués seulement par leurs effets, ou par la mémoire de sensations passées ; objets que nous ne voyons pas, mais qui, par un enchaînement quelconque des causes et des effets, agissent sur ce que nous voyons ; que nous verrions, s’ils étaient placés dans une situation et à une distance convenables, et que d’autres êtres semblables à nous voient peut-être dans le moment même : c’est-à-dire encore que ces êtres, sans nous être présents par la voie des sensations, forment entre eux, avec ce que nous voyons, et avec nous-mêmes, une chaîne de rapports, soit d’actions réciproques, soit de distance seulement ; rapports dans lesquels, le moi étant toujours un des termes, la réalité de tous les autres nous est certifiée par la conscience de ce moi.

Essayons à présent de suivre la notion de l’existence dans les progrès de sa formation. Le premier fondement de cette notion est la conscience de notre propre sensation, et le sentiment du moi qui résulte de cette conscience. La relation nécessaire entre l’être apercevant et l’être aperçu, considéré hors du moi, suppose dans les deux termes la même réalité. Il y a, dans l’un et dans l’autre, un fondement de cette relation que l’homme, s’il avait un langage, pourrait désigner par le nom commun d’existence ou de présence ; car ces deux notions ne seraient point encore distinguées l’une de l’autre.

L’habitude de voir reparaître les objets sensibles après les avoir perdus quelque temps, et de retrouver en eux les mêmes caractères et la même action sur nous, nous a appris à connaître les êtres par d’autres rapports que par nos sensations, et à les en distinguer. Nous donnons, si j’ose ainsi parler, notre aveu à l’imagination qui nous peint ces objets de la sensation passée avec les mêmes couleurs que ceux de la sensation présente, et qui leur assigne, comme celle-ci, un lieu dans l’espace dont nous nous voyons environnés ; et nous reconnaissons, par conséquent, entre ces objets imaginés et nous, les mêmes rapports de distance et d’action mutuelle que nous observons entre les objets actuels de la sensation. Ce rapport nouveau ne se termine pas moins à la conscience du moi, que celui qui est entre l’être aperçu et l’être apercevant : il ne suppose pas moins dans les deux termes la même réalité, et un fondement de leur relation qui a pu être encore désigné par le nom commun d’existence ; ou plutôt l’action même de l’imagination, lorsqu’elle représente ces objets avec les mêmes rapports d’action et de distance, soit entre eux, soit avec nous, est telle que les objets actuellement présents aux sens peuvent tenir lieu de ce nom général, et devenir comme un premier langage qui renferme, sous le même concept, la réalité des objets actuels de la sensation, et celle de tous les êtres que nous supposons répandus dans l’espace. Mais il est très important d’observer que ni la simple sensation des objets présents, ni la peinture que fait l’imagination des objets absents, ni le simple rapport de distance ou d’activité réciproque, commun aux uns et aux autres, ne sont précisément la chose que l’esprit voudrait désigner par le nom général d’existence : c’est le fondement même de ces rapports, supposé commun au moi, à l’objet vu et à l’objet simplement distant, sur lequel tombent véritablement, et le nom d’existence, et notre affirmation, lorsque nous disons qu’une chose existe.

Ce fondement n’est ni ne peut être connu immédiatement, et ne nous est indiqué que par les rapports différents qui le supposent : nous nous en formons cependant une espèce d’idée que nous tirons par voie d’abstraction du témoignage que la conscience nous rend de nous-mêmes et de notre sensation actuelle, c’est-à-dire que nous transportons en quelque sorte cette conscience du moi sur les objets extérieurs, par une espèce d’assimilation vague, démentie aussitôt par la séparation de tout ce qui concerne le moi, mais qui ne suffit pas moins pour devenir le fondement d’une abstraction ou d’un signe commun, et pour être l’objet de nos jugements.

Le concept de l’existence est donc le même dans un sens, soit que l’esprit ne l’attache qu’aux objets de la sensation, soit qu’il l’étende sur les objets que l’imagination lui présente avec des relations de distance ou d’activité, puisqu’il est toujours primitivement renfermé dans la conscience même du moi généralisé plus ou moins. À la manière dont les enfants prêtent du sentiment à tout ce qu’ils voient, et l’inclination qu’ont eue les premiers hommes à répandre l’intelligence et la vie dans toute la nature, je me persuade que le premier pas de cette généralisation a été de prêter à tous les objets vus hors de nous tout ce que la conscience nous rapporte de nous-mêmes, et qu’un homme, à cette première époque de la raison, aurait autant de peine à reconnaître une substance matérielle, qu’un matérialiste en a aujourd’hui à croire à une substance purement spirituelle, ou un cartésien à recevoir l’attraction.

Les différences que nous avons observées entre les animaux et les autres objets, nous ont fait retrancher de ce concept l’intelligence et successivement la sensibilité. Nous avons vu qu’il n’avait été d’abord étendu qu’aux objets de la sensation actuelle ; et c’est à cette sensation, rapportée hors de nous, qu’il était attaché, en sorte qu’elle en était comme le signe inséparable, et que l’esprit ne pensait pas à la distinguer. Les relations de distance et d’activité des objets à nous étaient cependant aperçues ; elles indiquaient aussi avec le moi un rapport qui supposait également le fondement commun auquel le concept de l’existence, emprunté de la conscience du moi, n’était pas moins applicable ; mais, comme ce rapport n’était présenté que par la sensation elle-même, on ne dut spécialement y attacher le concept de l’existence que lorsqu’on reconnut des objets absents. Au défaut du rapport de sensation, qui cessait d’être général, le rapport de distance et d’activité généralisé par l’imagination, et transporté des objets de la sensation actuelle à d’autres objets supposés, devint le signe de l’existence commune aux deux ordres d’objets, et le rapport de la sensation actuelle ne fut plus que le signe de la présence, c’est-à-dire d’un cas particulier compris sous le concept général d’existence.

Je me sers de ces deux mots, pour abréger et pour désigner les deux notions qui commencent effectivement à cette époque à être distinguées l’une de l’autre, quoiqu’elles n’aient point encore acquis toutes les limitations qui doivent les caractériser dans la suite. Les sens ont leurs illusions, et l’imagination ne connaît point de bornes : cependant, et les illusions des sens, et les plus grands écarts de l’imagination, nous présentent des objets placés dans l’espace avec les mêmes rapports de distance et d’activité que les impressions les plus régulières des sens et de la mémoire. L’expérience seule a pu apprendre à distinguer la différence de ces deux cas, et à n’attacher qu’à l’un des deux le concept de l’existence. On remarqua bientôt que, parmi ces tableaux, il y en avait qui se représentaient dans un certain ordre, dont les jets produisaient constamment les mêmes effets qu’on pouvait prévoir, hâter ou fuir, et qu’il y en avait d’autres absolument passagers, dont les objets ne produisaient aucun effet permanent, et ne pouvaient nous inspirer ni craintes, ni désirs, ni servir de motifs à nos démarches. Dès lors, ils n’entrèrent plus dans le système général des êtres au milieu desquels l’homme doit diriger sa marche, et on ne leur attribua aucun rapport avec la conscience permanente du moi, qui supposât un fondement hors de ce moi. On distingua donc, dans les tableaux des sens et de l’imagination, les objets existants des objets simplement apparents, et la réalité de l’illusion. La liaison et l’accord des objets aperçus, avec le système général des êtres déjà connus, devint la règle pour juger de la réalité des premiers, et cette règle servit aussi à distinguer la sensation de l’imagination, dans le cas où la vivacité des images et le manque de points de comparaison auraient rendu l’erreur inévitable, comme dans les songes et les délires ; elle servit aussi à démêler les illusions des sens eux-mêmes dans les miroirs, les réfractions, etc., et ces illusions une fois constatées, on ne s’en tint plus uniquement à séparer l’existence de la sensation ; il fallut encore séparer la sensation du concept de l’existence, et même de celui de présence, et ne la regarder plus que comme un signe de l’une et de l’autre, qui pourrait quelquefois tromper.

Sans développer, avec autant d’exactitude que l’ont fait depuis les philosophes modernes, la différence de nos sensations et des êtres qu’elles représentent, sans savoir que les sensations ne sont que des modifications de notre âme, et sans trop s’embarrasser si les êtres existants et les sensations forment deux ordres de choses entièrement séparés l’un de l’autre, et liés seulement par une correspondance plus ou moins exacte et relative à de certaines lois, on adopta de cette idée tout ce qu’elle a de pratique. La seule expérience suffit pour diriger les craintes, les désirs et les actions des hommes les moins philosophes, relativement à l’ordre réel des choses, telles qu’elles existent hors de nous ; et cela ne les empêche pas de continuer à confondre les sensations avec les objets mêmes, lorsqu’il n’y a aucun inconvénient pratique. Mais, malgré cette confusion, c’est toujours sur le mouvement et la distance des objets que se règlent nos craintes, nos désirs et nos propres mouvements : ainsi, l’esprit dut s’accoutumer à séparer totalement la sensation de la notion d’existence, et il s’y accoutuma tellement, qu’on en vint à la séparer aussi de la notion de présence, en sorte que ce mot présence signifie non seulement l’existence d’un objet actuellement aperçu par les sens, mais qu’il s’étend même à tout objet renfermé dans les limites où les sens peuvent actuellement apercevoir, et placé à leur portée, qu’il soit aperçu ou non.

Dans ce système général des êtres qui nous environnent, sur lesquels nous agissons, et qui agissent sur nous à leur tour, il en est que nous avons vus paraître et reparaître successivement, que nous avons regardés comme parties du système où nous sommes placés nous-mêmes, et que nous cessons de voir pour jamais : il en est d’autres que nous n’avons jamais vus, et qui se montrent tout à coup au milieu des êtres, pour y paraître quelque temps, et disparaître après sans retour. Si cet effet n’arrivait jamais que par un transport local, qui ne fit qu’éloigner l’objet pour toujours de la portée de nos sens, ce ne serait qu’une absence durable ; mais un médiocre volume d’eau, exposé à un air chaud, disparaît sous nos yeux sans mouvement apparent ; les arbres et les animaux cessent de vivre, et il n’en reste qu’une très petite partie méconnaissable, sous la forme d’une cendre légère. Par là, nous acquérons les notions de destruction, de mort, d’anéantissement. De nouveaux êtres, du même genre que les premiers, viennent les remplacer ; nous prévoyons la fin de ceux-ci en les voyant naître ; l’expérience nous apprendra à en attendre d’autres après eux. Ainsi, nous voyons les êtres se succéder comme nos pensées.

Ce n’est point ici le lieu d’expliquer la génération de la notion du temps, ni de montrer comment celle de l’existence concourt avec la succession de nos pensées à nous la donner. Il suffit de dire que lorsque nous avons cessé d’attribuer aux objets ce rapport avec nous, qui leur rendait commun le témoignage que nos propres pensées nous rendent de nous-mêmes, la mémoire, en nous rappelant leur image, nous rappelle en même temps ce rapport qu’ils avaient avec nous dans un temps où d’autres pensées, qui ne sont plus, nous rendaient témoignage de nous-mêmes, et nous disons que ces objets ont été : la mémoire leur assigne des époques et des distances dans la durée comme dans l’étendue. L’imagination ne peut suivre le cours des mouvements imprimés au corps, sans comparer la durée avec l’espace parcouru ; elle conclura donc, du mouvement passé et du lien présent, de nouveaux rapports de distance qui ne sont pas encore : elle franchira les bornes du moment où nous sommes, comme elle a franchi les limites de la sensation actuelle. Nous sommes forcés alors de détacher la notion d’existence de tout rapport qui n’existe pas encore, et qui n’existera peut-être jamais avec nous et avec la conscience de nos pensées. Nous sommes forcés de nous perdre nous-mêmes de vue, et de ne plus considérer, pour attribuer l’existence aux objets, que leur enchaînement avec le système total des êtres dont l’existence ne nous est, à la vérité, connue que par leur rapport avec la nôtre, mais qui n’en sont pas moins indépendants, et qui n’en existeront pas moins lorsque nous ne serons plus. Ce système, par la liaison des causes et des effets, s’étend indéfiniment dans la durée comme dans l’espace. Tant que nous sommes un des termes auxquels se rapportent toutes les autres parties par une chaîne de relations actuelles, dont la conscience de nos pensées présentes est le témoin, les objets existent. Ils ont existé, si, pour en retrouver l’enchaînement avec l’état présent du système, il faut remonter des effets à leurs causes. Ils existeront, s’il faut, au contraire, descendre des causes aux effets : ainsi, l’existence est passée, présente ou future, suivant qu’elle est rapportée par nos jugements à différents points de la durée.

Mais, que l’existence des objets soit passée, présente ou future, nous avons vu qu’elle ne peut nous être certifiée, si elle n’a, ou par elle-même, ou par l’enchaînement des causes et des effets, un rapport avec la conscience du moi, ou de notre existence momentanée. Cependant, quoique nous ne puissions sans ce rapport assurer l’existence d’un objet, nous ne sommes pas pour cela autorisés à la nier, puisque ce même enchaînement de causes et d’effets établit des rapports de distance et d’activité entre nous et un grand nombre d’êtres, que nous ne connaissons que dans un très petit nombre d’instants de leur durée, ou qui même ne parviennent jamais à notre connaissance. Cet état d’incertitude ne nous présente que la simple notion de possibilité, qui ne doit pas exclure l’existence, mais qui ne la renferme pas nécessairement. Une chose possible, qui existe, est une chose actuelle ; ainsi toute chose actuelle est existante, et toute chose existante est actuelle, quoique existence et actualité ne soient pas deux mots parfaitement synonymes, parce que celui d’existence est absolu, et celui d’actualité est corrélatif de possibilité.

Jusqu’ici, nous avons développé la notion d’existence, telle qu’elle est dans l’esprit de la plupart des hommes ; ses premiers fondements, la manière dont elle a été formée par une suite d’abstractions de plus en plus générales, et différenciées d’avec les notions qui lui sont relatives ou subordonnées. Mais nous ne l’avons pas encore suivie jusqu’à ce point d’abstraction et de généralité où la philosophie l’a portée. En effet, nous avons vu comment le sentiment du moi, que nous regardons comme la source de la notion d’existence, a été transporté par abstraction aux sensations mêmes regardées comme des objets hors de nous ; comment ce sentiment du moi a été généralisé, en en séparant l’intelligence et tout ce qui caractérise notre être propre ; comment ensuite une nouvelle abstraction l’a encore transporté, des objets de la sensation à tous ceux dont les effets nous indiquent un rapport quelconque de distance ou d’activité avec nous-mêmes. Ce degré d’abstraction a suffi pour l’usage ordinaire de la vie, et la philosophie seule a eu besoin de faire quelques pas de plus, mais elle n’a eu qu’à marcher dans la même route ; car, puisque les relations de distance et d’activité ne sont point précisément la notion de l’existence, et n’en sont en quelque sorte que le signe nécessaire, comme nous l’avons vu ; puisque cette notion n’est que le sentiment du moi transporté par abstraction, non à la relation de distance, mais à l’objet même qui est le terme de cette abstraction, on a même le droit d’étendre encore cette notion à de nouveaux objets, en la resserrant par de nouvelles abstractions, et d’en séparer toute relation avec nous, de distance et d’activité, comme on avait précédemment séparé toute relation de l’être aperçu à l’être apercevant. Nous avons reconnu que ce n’était plus par le rapport immédiat des êtres avec nous, mais par leur liaison avec le système général dont nous faisons partie, qu’il fallait juger de leur existence. Il est vrai que ce système est toujours lié avec nous, par la conscience de nos pensée présentes ; mais il n’est pas moins vrai que nous n’en sommes pas parties essentielles, qu’il existait avant nous, qu’il existera encore après nous, et que, par conséquent, le rapport qu’il a avec nous n’est pas nécessaire pour qu’il existe, et l’est seulement pour que son existence nous soit connue : par conséquent, d’autres systèmes entièrement semblables peuvent exister dans la vaste étendue de l’espace, isolés au milieu les uns des autres, sans aucune activité réciproque, et avec la seule relation de distance, puisqu’ils sont dans l’espace. Et qui nous a dit qu’il ne peut pas y avoir aussi d’autres systèmes, composés d’êtres qui n’ont pas même entre eux ce rapport de distance, et qui n’existent point dans l’espace ? Nous ne les concevons point. Qui nous a donné le droit de nier tout ce que nous ne concevons pas, et de donner nos idées pour bornes à l’univers ? Nous-mêmes, sommes-nous bien sûrs d’exister dans un lieu, et d’avoir avec aucun être des rapports de distance ? Sommes-nous bien sûrs que cet ordre de sensations, rapportées à des distances idéales les unes des autres, correspond exactement avec l’ordre réel de la distance des êtres existants ? Sommes-nous bien sûrs que la sensation, qui nous rend témoignage de notre propre corps, lui fixe dans l’espace une place mieux déterminée que la sensation qui nous rend témoignage de l’existence des étoiles, et qui, nécessairement détournée par l’aberration, nous les fait toujours voir où elles ne sont pas ? Or, si le moi, dont la conscience est l’unique source de la notion d’existence, peut n’être pas lui-même dans l’espace, comment cette notion renfermerai-elle nécessairement un rapport de distance avec nous ? Il faut donc encore l’en séparer, comme on en a séparé le rapport d’activité et de sensation. Alors la notion d’existence sera aussi abstraite qu’elle peut l’être, et n’aura d’autre signe que le mot même d’existence ; ce mot ne répondra, comme on le voit, à aucune idée ni des sens, ni de l’imagination, si ce n’est à la conscience du moi, généralisée, et séparée de tout ce qui caractérise non seulement le moi, mais même tous les objets auxquels elle a pu être transportée par abstraction. Je sais bien que cette généralisation renferme une vraie contradiction, mais toutes les abstractions sont dans le même cas, et c’est pour cela que leur généralité n’est jamais que dans les signes et non dans les choses. La notion d’existence n’étant composée d’aucune autre idée particulière que de la conscience même du moi, qui est nécessairement une idée simple, étant d’ailleurs applicable à tous les êtres sans exception, ce mot ne peut être, à proprement parler, défini et il suffit de montrer par quels degrés la notion qu’il désigne a pu se former.

Je n’ai pas cru nécessaire, pour ce développement, de suivre la marche du langage et la formation des noms qui répondent à l’existence, parce que je regarde cette notion comme fort antérieure aux noms qu’on lui a donnés, quoique ces noms soient un des premiers progrès des langues.

Je ne traiterai pas non plus de plusieurs questions agitées par les scolastiques sur l’existence, comme : si elle convient aux modes, si elle n’est propre qu’à des individus, etc. La solution de ces questions doit dépendre de ce qu’on entend par existence, et il n’est pas difficile d’y appliquer ce que j’ai dit. Je ne me suis que trop étendu, peut-être, sur une analyse beaucoup plus difficile qu’elle ne paraîtrait importante ; mais j’ai cru que la situation de l’homme dans la nature au milieu des autres êtres, la chaîne que ces sensations établissent entre eux et lui, et la manière dont il envisage ses rapports avec eux, doivent être regardés comme les fondements mêmes de la philosophie, sur lesquels rien n’est à négliger. Il ne me reste qu’à examiner quelles sortes de preuves nous avons de l’existence des êtres extérieurs.

Des preuves de l’existence des êtres extérieurs.

Dans la supposition où nous ne connaîtrions d’autres objets que ceux qui nous sont présents par la sensation, le jugement par lequel nous regarderions ces objets comme placés hors de nous et répandus dans l’espace à différentes distances, ne serait point une erreur ; il ne serait que le fait même de l’impression que nous éprouvons, et il ne tomberait que sur une relation entre l’objet et nous, c’est-à-dire entre deux choses également idéales, dont la distance serait aussi purement idéale, et du même ordre que les deux termes. Car le moi, auquel la distance de l’objet serait alors comparée, ne serait jamais qu’un objet particulier du tableau que nous offre l’ensemble de nos sensations ; il ne nous serait rendu présent, comme tous les autres objets, que par des sensations, dont la place serait déterminée relativement à toutes les autres sensations qui composent le tableau, et il n’en différerait que par le sentiment de la conscience, qui ne lui assigne aucune place dans un espace absolu. Si nous nous trompions alors en quelque chose, ce serait bien plutôt en ce que nous bornons cette conscience du moi à un objet particulier, quoique toutes les autres sensations répandues autour de nous soient également des modifications de notre substance. Mais, puisque Rome et Londres existent pour nous lorsque nous sommes à Paris, puisque nous jugeons les êtres comme existant indépendamment de nos sensations et de notre propre existence, l’ordre de nos sensations qui se présentent à nous les unes hors des autres, et l’ordre des êtres placés dans l’espace à des distances réelles les unes des autres, forment donc deux ordres de choses, deux mondes séparés, dont un au moins (c’est l’ordre réel) est absolument indépendant de l’autre. Je dis au moins, car les réflexions, les réfractions de la lumière et tous les jeux de l’optique, les peintures de l’imagination, et surtout les illusions des songes, nous prouvent suffisamment que toutes les impressions des sens, c’est-à-dire les perceptions des couleurs, des sons, du froid, du chaud, du plaisir et de la douleur, peuvent avoir lieu, et nous représenter autour de nous des objets, quoique ceux-ci n’aient aucune existence réelle. Il n’y aurait donc aucune contradiction à ce que le même ordre des sensations, telles que nous les éprouvons, eût lieu sans qu’il existât aucun autre être, et de là naît une très grande difficulté contre la certitude des jugements que nous portons sur l’ordre réel des choses, puisque ces jugements ne sont et ne peuvent être appuyés que sur l’ordre idéal de nos sensations.

Tous les hommes qui n’ont point élevé leur notion de l’existence au-dessus du degré d’abstraction par lequel nous transportons cette notion des objets immédiatement sentis aux objets qui ne sont qu’indiqués par leurs effets et rapportés à des distances hors de la portée de nos sens (voyez la première partie cet article), confondent dans leurs jugements ces deux ordres de choses. Ils croient voir, ils croient toucher les corps ; et quant à l’idée qu’ils se forment de l’existence des corps invisibles, l’imagination les leur peint revêtus des mêmes qualités sensibles, car c’est le nom qu’ils donnent à leurs propres sensations, et ils ne manquent pas d’attribuer ainsi ces qualités à tous les êtres. Ces hommes-là, quand ils voient un objet où il n’est pas, croient que des images fausses et trompeuses ont pris la place de cet objet, et ne s’aperçoivent pas que leur jugement seul est faux. Il faut l’avouer, la correspondance entre l’ordre des sensations et l’ordre des choses est telle, sur la plupart des objets dont nous sommes environnés et qui font sur nous les impressions les plus vives et les plus relatives à nos besoins, que l’expérience commune de la vie ne nous fournit aucun secours contre ce faux jugement, et qu’ainsi il devient en quelque sorte naturel et involontaire. On ne doit donc pas être étonné que la plupart des hommes ne puissent pas imaginer qu’on ait besoin de prouver l’existence des corps.

Les philosophes qui ont le plus généralisé la notion de l’existence, ont reconnu que leurs jugements et leurs sensations tombaient sur deux ordres de choses très différents, et ils ont senti toute la difficulté d’asseoir leurs jugements sur un fondement solide. Quelques-uns ont tranché le nœud en niant l’existence de tous les objets extérieurs, et en n’admettant d’autre réalité que celle de leurs idées : on les a appelés égoïstes et idéalistes. Quelques-uns se sont contentés de nier l’existence des corps et de l’univers matériel, et on les a nommés immatérialistes. Ces erreurs sont trop subtiles pour être fort répandues ; à peine en connaît-on quelques partisans, si ce n’est chez les philosophes indiens, parmi lesquels on prétend qu’il y a une secte d’égoïstes. C’est le célèbre évêque de Cloyne, le docteur Berkeley[1], connu par un grand nombre d’ouvrages, tous remplis d’esprit et d’idées singulières, qui, par ses dialogues d’Hylas et de Philonoüs, a, dans ces derniers temps, réveillé l’attention des métaphysiciens sur ce système oublié. La plupart ont trouvé plus court de le mépriser que de lui répondre, et cela était en effet plus aisé. On essayera, dans l’article IMMATÉRIALISME, de réfuter ses raisonnements et d’établir l’existence de l’univers matériel : on se bornera dans celui-ci à montrer combien il est nécessaire de lui répondre, et à indiquer le seul genre de preuves dont on puisse se servir pour assurer non seulement l’existence des corps, mais encore la réalité de tout ce qui n’est pas compris dans notre sensation actuelle et instantanée.

Quant à la nécessité de donner des preuves de l’existence des corps et de tous les êtres extérieurs ; en disant que l’expérience et le mécanisme connu de nos sens prouvent que la sensation n’est point l’objet, qu’elle peut exister sans aucun objet hors de nous, et que cependant nous ne voyons véritablement que la sensation, l’on croirait avoir tout dit, si quelque métaphysicien, même parmi ceux qui ont prétendu réfuter Berkeley, n’avait encore recours à je ne sais quelle présence des objets par le moyen des sensations, et à l’inclination qui nous porte involontairement à nous fier là-dessus à nos sens. Mais comment la sensation pourrait-elle être immédiatement et par elle-même un témoignage de la présence des corps, puisqu’elle n’est point le corps, et surtout puisque l’expérience nous montre tous les jours des occasions où cette sensation existe sans les corps ? Prenons celui des sens auquel nous devons le plus grand nombre d’idées, la vue. Je vois un corps, c’est-à-dire que j’aperçois à une distance quelconque une image colorée de telle ou telle façon : mais qui ne sait que cette image ne frappe mon âme que parce qu’un faisceau de rayons, mus avec telle ou telle vitesse, est venu frapper ma rétine sous tel ou tel angle ? Qu’importe donc de l’objet, pourvu que l’extrémité des rayons, la plus proche de mon organe, soit mue avec la même vitesse et dans la même direction ? Qu’importe même du mouvement des rayons, si les filets nerveux qui transmettent la sensation de la rétine au sensorium sont agités de mêmes vibrations que les rayons de lumière leur auraient communiquées ? Si l’on veut accorder au sens du toucher une confiance plus entière qu’à celui de la vue, sur quoi sera fondée cette confiance, sur la proximité de l’objet et de l’organe ? Mais ne pourrais-je pas toujours appliquer ici le même raisonnement que j’ai fait sur la vue ? N’y a-t-il pas aussi, depuis les extrémités des papilles nerveuses répandues sous l’épiderme, une suite d’ébranlements qui doit communiquer au sensorium ? Qui peut nous assurer que cette suite d’ébranlements ne peut commencer que par une impression faite sur l’extrémité extérieure du nerf, et non par une impression quelconque qui commence sur le milieu ? En général, dans la mécanique de tous nos sens, il y a toujours une suite de corps dans une certaine direction, depuis l’objet que l’on regarde comme la cause de la sensation jusqu’au sensorium, c’est-à-dire jusqu’au dernier organe au mouvement duquel la sensation est attachée. — Or, dans cette suite, le mouvement et la direction du point qui touche immédiatement le sensorium ne suffisent-ils pas pour nous faire éprouver la sensation, et n’est-il pas indifférent à quel point de la suite le mouvement ait commencé, et suivant quelle direction il ait été transmis ? N’est-ce pas par cette raison que, quelle que soit la courbe décrite dans l’atmosphère par les rayons, la sensation est toujours rapportée dans la direction tangente de cette courbe ? Ne puis-je pas regarder chaque file nerveux par lequel les ébranlements parviennent jusqu’au sensorium, comme une espèce de rayon ? Chaque point de ce rayon ne peut-il pas recevoir immédiatement un ébranlement pareil à celui qu’il aurait reçu du point qui le précède et, dans ce cas, n’éprouverons-nous pas la sensation, sans qu’elle ait été occasionnée par l’objet auquel nous la rapportons ? Qui a pu même nous assurer que l’ébranlement de nos organes est la seule cause possible de nos sensations ? En connaissons-nous la nature ? Si, par un dernier effort, on réduit la présence immédiate des objets de nos sensations à notre propre corps, je demanderai, en premier lieu, par où notre corps nous est rendu présent : si ce n’est pas aussi par des sensations rapportées à différents points de l’espace, et pourquoi ces sensations supposeraient-elles plutôt l’existence d’un corps distingué d’elles que les sensations qui nous représentent des arbres, des maisons, etc., que nous rapportons de même à différents points de l’espace ? Pour moi, je n’y vois d’autre différence, sinon que les sensations rapportées à notre corps sont accompagnées de sentiments plus vifs, ou de plaisir ou de douleur ; mais je n’imagine pas pourquoi une sensation de douleur supposerait plus nécessairement un corps malade, qu’une sensation de bleu ne suppose un corps réfléchissant certains rayons de lumière. Je demanderai, en second lieu, si les hommes à qui on a coupé des membres, et qui sentent des douleurs très vives qu’ils rapportent à ces membres retranchés, ont par ces douleurs un sentiment immédiat de la présence du bras ou de la jambe qu’ils n’ont plus ? Je ne m’arrêterai pas à réfuter les conséquences qu’on voudrait tirer de l’inclination que nous avons à croire à l’existence des corps malgré tous les raisonnements métaphysiques : nous avons la même inclination à répandre nos sensations sur la surface des objets extérieurs, et tout le monde sait que l’habitude suffit pour nous rendre les jugements les plus faux presque naturels. Concluons qu’aucune sensation ne peut immédiatement, et par elle-même, nous assurer de l’existence d’aucun corps.

Ne pourrons-nous donc sortir de nous-mêmes et de cette espèce de prison où la nature nous retient enfermés et isolés au milieu de tous les êtres ? Faudra-t-il nous réduire, avec les idéalistes, à n’admettre d’autre réalité que notre propre sensation ? Nous connaissons un genre de preuves auquel nous sommes accoutumés à nous fier ; nous n’en avons même pas d’autres pour nous assurer de l’existence des objets, qui ne sont pas actuellement présents à nos sens, et sur lesquels cependant nous n’avons aucune espèce de doute : c’est l’induction qui se tire des effets pour remonter à la cause. Le témoignage, source de toute certitude historique, et les monuments qui confirment le témoignage, ne sont que des phénomènes qu’on explique par la supposition du fait historique. Dans la physique, l’ascension du vif-argent dans les tubes par la pression de l’air, le cours des astres, le mouvement diurne de la terre, et son mouvement annuel autour du soleil, la gravitation des corps, sont autant de faits qui ne sont prouvés que par l’accord exact de la supposition qu’on en a faite avec les phénomènes observés. Or, quoique nos sensations ne soient, ni ne puissent être, des substances existantes hors de nous, quoique les sensations actuelles ne soient, ni ne puissent être, les sensations passées, elles sont des faits ; et si, en remontant de ces faits à leurs causes, on se trouve obligé d’admettre un système d’êtres intelligents ou corporels existants hors de nous, et une suite de sensations, antérieures à la sensation actuelle, enchaînée à l’état antérieur du système des êtres existants, ces deux choses, l’existence des êtres extérieurs et notre existence passée, seront appuyées sur le seul genre de preuves dont elles puissent être susceptibles ; car, puisque la sensation actuelle est la seule chose immédiatement certaine, tout ce qui n’est pas elle ne peut acquérir d’autre certitude que celle qui remonte de l’effet à sa cause.

Or, on peut remonter d’un effet à sa cause de deux manières : ou le fait dont il s’agit n’a pu être produit que par une seule cause qu’il indique nécessairement, et qu’on peut démontrer la seule possible par la voie d’exclusion ; ou il a pu être produit par plusieurs causes.

Si c’est le premier cas, alors la certitude de la cause est précisément égale à celle de l’effet : c’est sur ce principe qu’est fondé le raisonnement : Quelque chose existe, donc de toute éternité il a existé quelque chose ; et tel est le vrai fondement des démonstrations métaphysiques de l’existence de Dieu. Cette même forme de procéder s’emploie aussi le plus communément dans une hypothèse avouée, d’après des lois connues de la nature ; c’est ainsi que, les lois de la chute des graves étant données, la vitesse acquise d’un corps nous indique démonstrativement la hauteur dont il est tombé.

L’autre manière de remonter des effets connus à la cause inconnue consiste à deviner la nature, précisément comme une énigme, à imaginer successivement une ou plusieurs hypothèses, à les suivre dans leurs conséquences, à les comparer aux circonstances du phénomène, à les essayer sur les faits, comme on vérifie un cachet en l’appliquant sur son empreinte ; ce sont là les fondements de l’art de déchiffrer, ce sont ceux de la critique des faits, ceux de la physique ; et puisque ni les êtres extérieurs, ni les faits passés, n’ont avec la sensation actuelle aucune liaison dont la nécessité nous soit démontrée, ce sont aussi les seuls fondements possibles de toute certitude au sujet de l’existence des êtres extérieurs et de notre existence passée. Ce n’est point ici le lieu de développer comment ce genre de preuves croît en force, depuis la vraisemblance jusqu’à la certitude, suivant que les degrés de correspondance augmentent entre la cause supposée et les phénomènes ; ni de prouver qu’elle peut donner à nos jugements toute l’assurance dont ils sont susceptibles et que nous pouvons désirer. Cela doit être exécute aux articles CERTITUDE[2] et PROBABILITÉ. À l’égard de l’application de ce genre de preuves à la certitude de la mémoire et à l’existence des corps, voyez IDENTITÉ PERSONNELLE, MÉMOIRE et IMMATÉRIALITÉ.

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[1] Voir la réfutation de son système, numéro 20 ci-dessus, p. 185.

[2] Ce renvoi laisserait supposer que l’article fut composé avant la publication du volume III de l’Encyclopédie où se trouve l’article Certitude, c’est-à-dire en 1751. Mais c’est fort improbable.

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