Oeuvres de Turgot – 076 – Lettres à Du Pont de Nemours

76. — LETTRES À DU PONT DE NEMOURS.

I. (L’Anti-restricteur. — La statistique du Limousin.)

Limoges, 29 mars.

J’ai été bien fâché, M., d’être privé du plaisir de vous voir avant votre départ. Si j’avais eu moins de tracas, je me serais procuré cette satisfaction. J’espère que, d’ici à quelques semaines, j’en serai dédommagé en vous possédant ici, vous et toute la doctrine de notre commun maître[1]. J’ai grande impatience de voir le catéchisme[2] que vous voulez en donner à nos ministres. J’avais barbouillé trois à quatre pages sur cette question, avant de quitter Paris, mais j’ai tout jeté au feu ; il faudrait plus de temps que j’en ai pour nettoyer le fond de la question, et malgré l’honneur que vous me faites de m’attribuer une initiation complète, il est encore pour moi des mystères et je ne suis point entièrement satisfait sur les fondements de notre algèbre. Je suis comme les disciples de Leibnitz qui usaient de calcul différentiel et intégral et qui arrivaient à des vérités certaines sans être parfaitement satisfaits sur la continuité du fil qui les y conduisait. J’ai donc besoin pour moi-même du travail que vous nous promettez.

Vous avez trouvé dans les Mémoires de la généralité de Soissons des éclaircissements insuffisants : ici, nous en sommes à faire les questions auxquelles on répondra. Cela me paraît le plus important, car ce sont les questions bien faites qui attirent les bonnes réponses[3].

Mes compliments au Docteur[4] et à M. de Mirabeau, si vous les voyez.

Vous savez bien que quand vous voudrez venir, vous serez le bienvenu. On arrange votre logement et il sera prêt pour vous recevoir. Mandez-moi, je vous prie, le moment un peu à l’avance, afin que si j’ai quelque commission à vous donner, je le puisse à temps. À propos, n’avez-vous pas besoin d’argent ? Je pourrai vous en faire toucher à Paris pour votre voyage.

Adieu, M., vous connaissez tous mes sentiments pour vous.

III. — (La statistique du Limousin.)

Limoges, 26 avril.

Je n’entends pas parler de vous, M., et je commence à craindre que vous n’ayez changé d’avis ou que vous n’ayez pas reçu ma réponse à votre lettre du 19 mars.

Je serais bien fâché du premier de ces accidents ; quant au second, pourvu que vous arriviez ici vers le 10 mai, vous me trouverez encore pour vous installer. Si c’est le défaut d’argent qui vous retient, je mande à M. Cornet[5], rue des Deux-Portes-Saint-Jean, qui est chargé du mien, de vous avancer une dizaine de louis pour votre voyage[6].

J’aurais fort désiré que vous eussiez pu vous arranger avec M. Chaumont, directeur des Fermes, que vous avez certainement vu souvent chez notre Docteur[7]. Je suis bien fâché de n’avoir pas su son départ, car je vous l’aurais indiqué, mais je crains qu’il ne soit trop tard. Dussiez-vous le suivre à franc étrier, cela serait moins ennuyeux que la messagerie.

M. de Puymarets serait plus que personne en état de vous donner de semblables indications. Avant de partir, je vous serais obligé de passer chez moi et de voir M. Caillard[8] qui, s’il a quelque chose à m’envoyer, vous priera de vous en charger.

Vous connaissez, M., tous mes sentiments.

IV. (La grande et la petite culture. — Le bureau d’agriculture de Soissons. — Le chancelier de l’Hôpital et la tolérance. — L’Anti-restricteur. — Les louanges.)

Limoges, le 10 mai.

Je n’espère plus, M., vous voir ici avant mon départ ; par le détail que vous me faites dans votre lettre du 25 avril, vous avez de quoi vous occuper encore quelque temps, et comme je ne compte plus séjourner ici que quinze jours, je n’aurais jamais le temps de vous installer ; il vaut mieux remettre la partie au mois d’août, alors vous pourrez venir avec moi.

Je vois, par la brochure de MM. de Soissons[9] que ces gens-là se sont imaginé que vous alliez solliciter un règlement pour défendre de cultiver avec des bœufs. Ces bonnes gens n’entendent pas mieux le français que l’agriculture. Je vous trouve bien bon de vous en affliger si fort. Il est vrai que ces messieurs ont le ton un peu aigre ; ils paraissent avoir pris de l’humeur contre le vôtre, et il n’y aura pas de mal que cet exemple vous engage à tempérer un peu le style tranchant qu’on vous reproche, non sans quelque raison.

Quelque évidente que soit une vérité, elle peut être ignorée par des gens très éclairés d’ailleurs, et même sur des objets très voisins et qui semblent devoir la faire toucher du doigt. Les professeurs de la science économique paraissent n’avoir pas fait d’attention à la nécessité de tolérer cette faiblesse humaine ; le chancelier de l’Hôpital, en faisant revivre les lois romaines sur le commerce des grains, a certainement fait une énorme sottise, mais on doit au moins respecter sa mémoire pour avoir été le seul homme de son siècle qui ait su que la tolérance était le seul moyen de pacifier les troubles de religion. Il se trompait sur un article avec presque tout le monde ; sur l’autre, il était presque seul à voir la vérité. Il faut distinguer avec les théologiens, l’ignorance négative de l’ignorance positive, orgueilleuse et opiniâtre. Il faut craindre de mettre obstacle à la vérité, en humiliant ceux qui ne la connaissent pas et qui ne méritent pas pour cela d’être humiliés. L’enthousiasme nuit auprès de ceux qui sont capables de céder aux bonnes raisons et, quant à ces gens qui font chorus, ils ne sont bons à rien et c’est une duperie de s’en occuper. Leurs cris aveugles font plus de mal que de bien. Je ne songe pas qu’insensiblement je prends le ton de précepteur, c’est contre mon intention.

Je vous renvoie par M. de Montigny[10] le manuscrit[11] que vous m’avez adressé et dont je suis en général fort content. Je ne goûte cependant pas la note sur la force des bœufs comparée avec celle des chevaux. Ce raisonnement physique me paraît inutile et de plus, assez peu fondé, car quoi que vous en disiez, c’est toujours sur ses pieds que l’animal s’appuie pour tirer, et aucun ne peut avoir son point d’appui en lui-même. Je ne serais pas non plus d’accord avec vous sur l’extrême dégradation que vous supposez dans notre agriculture. S’il y en a, elle ne peut être fort considérable. La petite culture me paraît être très ancienne dans toutes les provinces où elle a lieu et où je ne pense pas que les choses aient jamais été autrement. C’est ici une question qui demanderait, pour être éclaircie, des recherches historiques très étendues, mais il est bon de ne pas avancer sur cela plus qu’on ne peut prouver, car c’est précisément en hasardant des faits à l’appui de principes démontrés qu’on ébranle les principes dans la plupart des têtes qui sont plus frappées d’un fait que d’une démonstration.

Il y a une note dans celles que vous avez mises à la marge de la brochure de M. M. de Soissons[12] que je vous prie de supprimer, c’est celle où vous parlez de moi. J’aime peu à être loué, à moins que ce ne soit sur quelque chose de bien positif et de bien certainement bon. D’ailleurs, je ne vous ai remis le détail dont il s’agit que sur la parole du propriétaire et je n’ai eu, ni le temps, ni les moyens de vérifier ce mémoire en détail et au point de le garantir ; il ne faut donc pas me citer comme garant.

Adieu, M., j’espère avoir le plaisir de vous voir à Paris, puisque vous ne venez pas en Limousin. Mille compliments à notre cher Docteur et maître. La force des bœufs en raison inverse des débouchés, tandis que celle des chevaux suit la raison directe m’a paru une très bonne plaisanterie.

V. (La statistique du Limousin. — Montucla. — Le Journal de l’Agriculture, du Commerce et des Finances.)

Paris, 12 octobre.

Vous m’avez fait espérer, M., de me communiquer le travail[13] que vous avez fait sur la généralité de Soissons et de me donner plus tôt que plus tard le plan des questions qu’il faut envoyer aux subdélégués pour demander des éclaircissements et rassembler des matériaux. Depuis que je ne puis plus compter sur vous[14], je me suis déterminé à prier M. de Montucla[15] de se charger des recherches que vous deviez faire sur l’état de ma généralité.

C’est un homme d’un mérite réel et connu depuis quelque temps dans la littérature par une excellente Histoire des Mathématiques, ouvrage qui suppose les plus vastes connaissances en ce genre et un travail prodigieux et qui, en même temps, est un des livres les mieux faits que je connaisse. M. de Montucla avait suivi mon frère à Cayenne[16] et depuis il s’est attaché à moi. Avec tout son mérite, il n’a aucun acquit sur la philosophie de notre Docteur. Il va commencer par étudier la Philosophie rurale[17] et j’ai voulu en partant l’adresser à vous afin que : 1° vous lui indiquiez les différents morceaux qu’il doit lire pour bien connaître à fond tous nos principes ; 2° afin que vous lui fassiez voir le détail de votre travail et de votre plan d’analyse du produit des différents genres de culture. Il sera fort aise de faire connaissance avec vous et vous ne le serez pas moins d’avoir fait connaissance avec lui, car quoiqu’il soit fait pour instruire bien des gens à beaucoup d’égards, la circonstance particulière le rendra en quelque sorte votre élève et vous aurez le plaisir d’avoir un clerc plus vieux que vous et qui sûrement vous fera grand honneur.

Adieu, M., vous connaissez toute l’estime dont je fais profession pour vous. J’espère bien que, si le Journal du Commerce[18] vous laisse quelques moments, vous tiendrez la parole que vous m’avez donnée de venir inventorier par vous-même quelques cantons du Limousin.

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[1] Quesnay.

[2] L’Anti-restricteur.

[3] Du Pont avait été chargé de faire dans la généralité de Soissons une statistique agricole. Turgot comptait l’employer à faire une statistique analogue dans le Limousin. C’est ce qui explique les propositions contenues dans ses lettres du 29 mars et du 26 avril.

[4] Quesnay.

[5] Notaire de Turgot.

[6] Voir la lettre précédente. Turgot devait charger Du Pont d’un travail de statistique.

[7] Quesnay.

[8] Secrétaire de Turgot qui l’attacha ensuite à de Boisgelin, ministre de France à Parme. Caillard fut plus tard ministre plénipotentiaire.

[9] Le Bureau d’Agriculture de Soissons avait répondu à un opuscule de Du Pont sur la différence qui se trouve entre la grande et la petite culture : Lettres à la Gazette du commerce, octobre 1764 et janvier 1765.

La brochure du Bureau d’Agriculture est intitulée : « Examen du système de M. Du Pont sur la culture faite avec des chevaux et celle faite avec des bœufs, Soissons, 1765. »

[10] Trudaine de Montigny.

[11] Probablement de l’Anti-restricteur.

[12] La réplique de Du Pont à la brochure du Bureau d’Agriculture de Soissons n’a pas été publiée.

[13] Sur le revenu des terres et la statistique du Soissonnais.

[14] Du Pont venait d’être chargé de diriger le Journal de l’Agriculture, du Commerce et des Finances.

[15] (1725-1799) mathématicien qui, avant son voyage à Cayenne avec le chevalier Turgot, avait été employé à l’Intendance de Grenoble.

[16] Le chevalier Turgot, frère de l’Intendant de Limoges, fut nommé gouverneur à Cayenne en 1763 et prit possession de son poste en 1764.

[17] Par le marquis de Mirabeau, avec les conseils de Quesnay. Le 7e chapitre est entièrement de ce dernier.

[18] Le Journal de l’Agriculture, du Commerce et des Finances, organe des Physiocrates, dont le premier volume parut en juillet 1765.

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