Oeuvres de Turgot – 103 – La corvée des chemins

103. — LA CORVÉE DES CHEMINS.

Extrait d’un article des Éphémérides du Citoyen[1] sur la différence entre le système de Fontette et celui de Turgot.

(Dans la généralité de Caen, on a ouvert tant de petits ateliers pour des chemins de traverse que toutes les paroisses ont une tâche de corvée à remplir. Dans la généralité de Limoges, on a préféré d’employer presque tout le travail à la construction des grandes routes qui traversent la Province. Outre que ces routes sont les plus importantes, il y a eu, pour se borner à les établir, une raison fort sérieuse. Les contribuables de la généralité de Limoges sont très pauvres et très surchargés par le taux de l’impôt territorial qui, proportionnellement au revenu, y est beaucoup plus fort que dans aucune autre province du Royaume… Si l’on entreprenait un trop grand nombre de travaux à la fois, on risquerait de deux inconvénients un : ou l’on n’en avancerait notablement aucun, ce qui les rendrait pendant très longtemps presque inutiles et en pure perte, d’autant que les accidents naturels, les pluies, etc., les dégraderaient avant qu’ils fussent achevés… ou, si l’on voulait presser la construction avec vigueur, on en ferait un fardeau trop pesant et au-dessus des forces de ceux qui doivent le supporter. C’est ce qu’on doit éviter avec beaucoup de soin, car, s’il y a un terme où des chemins valent, par les débouchés qu’ils procurent, plus qu’ils ne coûtent, même par les moyens les plus onéreux et même par la corvée, il est évident qu’il serait possible de les multiplier tant ou de vouloir les exécuter si précipitamment qu’on atteindrait un autre terme où ils coûteraient plus qu’ils ne vaudraient, même en les faisant construire de la manière la moins dispendieuse et la plus avantageuse à tout le monde par des ouvriers que paieraient les propriétaires des terres.

C’est cet inconvénient, dans lequel M. Turgot n’a pas voulu tomber, qui l’a déterminé, très sagement à ce qu’il semble, à ne point aller trop vite. La contribution annuelle pour les chemins, dans les trois provinces de Limousin, d’Angoumois et de Basse-Marche, qui composent la généralité de Limoges, n’a guère monté, depuis qu’elle se paie en argent, que de 130 à 150 000 livres. Il serait très dangereux de la porter plus haut avant que la Province soit enrichie par l’effet même des chemins et surtout par la liberté de s’en servir pour le débit de ses productions ; débit qui a été tant et si longtemps interdit, quant aux grains, par celle de nos lois prohibitives qui sont à peine abolies aujourd’hui et dont il subsiste des traces de fait, quoiqu’elles n’aient plus d’existence de droit ; débit qui est encore gêné, quant aux vins et aux eaux-de-vie, par le privilège exclusif de la sénéchaussée de Bordeaux et par les espèces de corvée, dont les fournitures de la marine ont embarrassé la navigation de la Charente ; débit qui est restreint, quant aux bestiaux, par les entrées de Paris et surtout par l’impôt, de plus de 78 p. 100 que la caisse de Poissy et de Sceaux lève sur les fonds que les bouchers peuvent employer pour fournir à la consommation de la viande dans cette grande ville, laquelle est le principal et presque le seul débouché des bœufs du Limousin, comme les bœufs sont eux-mêmes la production la plus particulièrement propre à cette province ; débit enfin, qui est rançonné, quant à toutes les marchandises et productions quelconques, par les droits de traite qui se paient à Argenton.

De toutes ces raisons, il résulte que l’on ne pouvait faire travailler qu’aux grandes routes dans la généralité de Limoges. Or, si l’on se fût borné à répartir le rachat des corvées sur les seules paroisses qui auraient été dans le cas de souffrir la surcharge de la corvée en nature sur ces routes en raison de la tâche qui leur aurait été adjugée, il est évident que l’on serait tombé dans l’inconvénient de laisser au rachat de corvées la même inégalité et le même arbitraire dans la répartition qui sont inévitables dans la corvée même, et que l’on aurait laissé échapper l’avantage immense de rendre cette contribution beaucoup plus légère pour tous en la répartissant sur tous les taillables de la Province et au marc la livre des autres impositions.

Dans la généralité de Caen, comme toutes les paroisses avaient tous les ans une tâche de corvée, on a pensé qu’il revenait au même de faire racheter à chaque paroisse sa tâche particulière et, en effet, le résultat doit être le même, si l’on est bien assuré de donner tous les ans à chaque paroisse une tâche parfaitement proportionnée à celle que supportent les autres… Il parait que les ingénieurs de la généralité de Caen ont vaincu cette difficulté pour le moment, car l’anonyme[2] nous apprend que la contribution de toutes les paroisses se trouve actuellement à cinq sols pour livre du capital de la taille, taux qui pourrait sembler un peu fort, relativement à beaucoup de provinces, quoiqu’il puisse ne l’être pas trop par rapport aux facultés de la généralité de Caen. Mais cette répartition, exactement proportionnée, qui peut être exécutable à présent, grâce aux soins continuels, à l’attention scrupuleuse, au talent, au zèle, aux lumières et au travail pénible de MM. les ingénieurs de la généralité de Caen, ne sera plus possible quand une partie des chemins utiles seront achevés et qu’il en restera encore une autre à finir, comme cela arrivera sûrement quelque jour. Alors, les paroisses voisines des parties achevées ne se trouveront plus avoir qu’une tâche d’entretien nécessairement médiocre et celles qui seront situées près des parties de chemins imparfaites auront encore une tâche de construction nécessairement considérable, puisqu’il est plus coûteux de faire des chemins que de les entretenir.

L’intérêt des paroisses, situées sur un chemin achevé dans un endroit et impraticable dans un autre, est pourtant le même, soit qu’elles se trouvent à une lieue plus près ou à une lieue plus loin de l’endroit défectueux. Mais, la répartition de la dépense à faire pour remédier à ce mal commun pour toutes deux deviendrait excessivement inégale, si l’on se bornait à faire rembourser par chacune l’adjudication de la tâche dont elle aurait pu être chargée par le système de la corvée en nature. Il en serait de même pour les simples tâches d’entretien quand il ne s’agira que de celles-là. Les paroisses qui se trouveraient auprès des endroits où la pierre serait d’une moins bonne qualité, de ceux où les pluies se rassemblent, de ceux où le fonds n’a pas de solidité, resteraient seules ou presque seules chargées des réparations. Celles qui seraient situées vers les endroits où la route est appuyée sur le roc, où elle serait cailloutée d’éclats de granit ou de ces gros silex arrondis que roulent quelques rivières, jouiraient, sans frais, de la dépense et des efforts perpétuels de leurs concitoyens ; cela ne serait, ni économique, ni juste ; aussi M. de Fontette est-il un magistrat trop éclairé pour ne pas pourvoir alors à cet inconvénient. Dès qu’il verra s’approcher une des deux époques qui rendront la chose indispensable, il prendra, sans doute, des arrangements qui feront payer régulièrement et, dans tous les cas, au moins à tous les taillables de la Province, la dépense nécessaire pour les chemins qui servent à l’utilité de toute la Province.

C’est ce que M. Turgot a établi dans la généralité de Limoges, où le rachat que chaque paroisse (qui, selon l’ancien système aurait été dans le cas d’avoir une tâche de corvées en nature) ne fait de cette tâche, en payant l’adjudication qui en a été faite, qu’une formule pour assurer l’emploi des fonds et la perfection de l’ouvrage, puisque chacune de ces paroisses, qui ont été titulairement parties contractantes dans l’adjudication au rabais qui s’est faite de leurs tâches particulières, sont déchargées sur la taille au département, de toute la somme qu’elles ont payée à l’adjudicataire et n’ont plus à supporter que leur quote-part d’un rôle total formé de la réunion de tous les procès-verbaux d’adjudication, ajoutés à la somme totale des autres impositions et répartis avec elle sur la totalité des contribuables. Cet arrangement compense l’inégalité des tâches et des adjudications ; il ferme la porte à l’arbitraire dans la répartition de l’impôt des chemins. S’il était adopté, même dès aujourd’hui dans la généralité de Caen, il épargnerait à MM. les ingénieurs le travail prodigieux, minutieux et toujours inquiétant pour des âmes honnêtes, de distribuer équitablement les tâches de corvée… La contribution partagée au marc la livre de la taille sur toute la Province aurait une règle de répartition sûre, légale et la mieux proportionnée qui se puisse avec les facultés des contribuables, du moins dans l’état d’ignorance où l’on est encore sur les véritables règles de la répartition de tout impôt et de la taille même.

Cet arrangement présenterait encore un autre avantage ; les villes taillables sont peuplées d’un grand nombre de propriétaires qui, par divers privilèges, sont exempts de la corvée en nature et qui, cependant, ont autant et, disons mieux, beaucoup plus d’intérêt à la construction des chemins que les cultivateurs qui y sont soumis. Or, la répartition, proportionnée à la taille, fait contribuer ces propriétaires au soulagement de la Province, ainsi que la chose est juste en elle-même et d’autant plus juste que les villes sont le terme naturel où aboutissent les chemins, quoiqu’on ait toujours obligé les campagnes seulement de les construire.

Il nous semble qu’il a été prouvé : 1° que les corvées sont une des plus pernicieuses inventions qui soient sorties… de tête administrante ; 2° que l’apparente économie qu’elles présentent, au premier coup d’œil des hommes ignorants, couvre une dépense, une dégradation et une destruction de richesses aussi réelle qu’excessive ; 3° que les cultivateurs, que les propriétaires des terres, que les bons citoyens, que le Gouvernement, que les philosophes, que tous les amis du genre humain doivent avoir la plus grande obligation à M. de Fontette pour avoir le premier osé sortir de la routine établie et faire à la généralité de Caen le bien d’y abolir les corvées, malgré les préjugés de ceux mêmes qui devraient retirer le plus d’avantages de cette opération bienfaisante ; 4° qu’on ne doit pas moins de reconnaissance à M. Turgot qui, en adoptant cet exemple si louable, y a joint une méthode où se font si bien remarquer la sagesse également éclairée sur l’ensemble et sur les détails et l’équité scrupuleuse qui distingue son caractère, une méthode propre à prévenir l’arbitraire dans tous les temps…

Il y a environ dix ans que l’abolition des corvées est commencée dans la généralité de Caen. Il y en a six qu’elles n’ont plus lieu dans la généralité de Limoges… Ces essais sur deux grandes provinces et si bien justifiés par la raison et par l’expérience, ont été approuvés et même applaudis par le gouvernement, lequel verrait avec plaisir le zèle de ceux de MM. les Intendants qui voudraient imiter MM. de Fontette et Turgot. Plusieurs y songent…)

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[1] On a vu plus haut, p. 67 dans une lettre à Du Pont de Nemours que celui-ci inséra une note de Turgot dans les Éphémérides du Citoyen de 1769 (t. VIII, octobre) sur la corvée au milieu d’un article relatif à une brochure anonyme intitulée « Lettre à M. N… ingénieur des Ponts et Chaussées, sur l’ouvrage de M. Du Pont qui a pour titre De l’Administration des chemins ».

Cette lettre à M. N… était une réponse à une autre lettre que l’ingénieur N… avait précédemment adressée aux Éphémérides. Je n’ai pu distinguer la note de Turgot du reste de l’article de Du Pont, mais j’extrais de ce dernier une comparaison du système de Fontette et du système de Turgot. Cette comparaison a de l’intérêt, non seulement au point de vue de l’histoire de la suppression de la corvée des chemins, mais aussi, en raison des rapports personnels de Turgot et de Fontette.

[2] L’auteur de la brochure.

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