Oeuvres de Turgot – 119 – La statistique des récoltes

119. — LA STATISTIQUE DES RÉCOLTES.

Circulaire aux subdélégués.

[A. Cor., C. 245.]

Limoges, 30 juillet.

M. le Contrôleur général a désiré, M., d’avoir des états des productions de la terre beaucoup plus détaillés que ceux qu’on lui envoyait par le passé ; et il m’a demandé, outre les états des apparences de la récolte que j’étais dans l’usage de lui envoyer pour chaque élection, un second état formé après la moisson et qui puisse donner une idée plus précise de son abondance, surtout dans la partie des grains. Le vide qui s’est trouvé dans les récoltes des dernières années, la nécessité où le Gouvernement a été de répandre des secours dans les provinces et l’embarras qu’on a éprouvé pour fixer la quotité de ces secours, faute de pouvoir apprécier assez exactement la véritable étendue des besoins, ont fait sentir la nécessité de se procurer à l’avenir des connaissances plus précises, et c’est l’objet des instructions qui m’ont été adressées par M. le Contrôleur général.

Ce qu’il souhaite est d’être mis à portée de juger du rapport de la production de l’année à l’année commune. On entend, comme tout le monde le sait, par l’année commune des productions, le milieu entre les productions d’un assez grand nombre d’années pour que les variétés des récoltes occasionnées par la vicissitude des saisons se compensent à peu près : communément, on se contente de comparer les dix dernières années ; on additionne les produits des dix récoltes, et on divise la somme entière par dix ; ce dixième est l’année commune qu’on cherche. Si l’on ajoutait les productions de trente ans, il faudrait diviser la somme totale par 30 pour avoir l’année commune. Pour remplir les intentions de M. le Contrôleur général, il y a deux opérations à faire, l’une de bien connaître la production de l’année commune, l’autre de constater la production de l’année actuelle : la première de ces deux opérations est la plus embarrassante, par la difficulté de connaître les productions des années précédemment écoulées ; elle ne pourra même être parfaitement faite que par l’exécution suivie de la seconde par un certain nombre d’années.

Cependant, en se donnant quelques soins, on pourra peut-être rassembler des renseignements suffisants pour se faire une idée des variations des récoltes et de la véritable année commune. Il suffit pour cela de parvenir à connaître la production d’une même quantité de terre pendant un certain nombre d’années consécutives. Si l’on trouvait quelque propriétaire qui eût été assez attentif pour écrire exactement depuis un grand nombre d’années la quantité de sétérées ou de journaux qu’il a ensemencés, la quantité de grains qu’il a semés et la quantité de grains qu’il a recueillie sans déduction de la rente et en spécifiant la quotité de la dîme, le relevé qu’il voudrait bien faire de ses registres année par année, donnerait l’année commune de la production de cette quantité de terre. Et si l’on pouvait trouver, dans tous les cantons de la Province, trois ou quatre propriétaires qui fussent en état et qui eussent la volonté de donner de pareils relevés pour les trente dernières années, on pourrait se flatter de connaître assez bien la production commune des terres de la Province en grains, et ce qui ne serait guère moins intéressant, la variation dont elle est susceptible depuis la plus grande abondance jusqu’aux plus faibles récoltes. J’ai observé qu’il ne fallait point faire la déduction de la rente ; en effet, il ne s’agit nullement de connaître le revenu du propriétaire, mais uniquement la production de la terre en grains ; or la rente payée au seigneur fait partie de cette production.

On peut encore parvenir au même but, par un relevé exact des dîmes recueillies pendant un assez grand nombre d’années dans la même paroisse, ou du moins dans un même canton. Car, pourvu qu’on sache à quelle quotité se perçoit la dîme, on connaît facilement la production totale du terrain sujet à la dîme ; cette connaissance n’est pas même absolument nécessaire, puisque l’on ne veut que connaître la proportion de la production des différentes années comparées entre elles, et que la dîme est toujours une partie proportionnelle de la production totale.

Les communautés religieuses qui possèdent des dîmes et qui ne les afferment point, les curés qui les payaient par eux-mêmes, enfin les fermiers qui ont joui pendant un assez grand nombre d’années de la dîme d’une même paroisse, ou d’un même canton, sont en état de satisfaire là-dessus la curiosité, pourvu qu’ils aient écrit exactement chaque année la quantité des grains qu’ils ont perçus. Il est vraisemblable que c’est surtout dans les communautés religieuses qu’on trouvera des notes exactes des dîmes pendant un grand nombre d’années.

Quoiqu’un grand nombre de fermiers des dîmes négligent, ou d’écrire ce qu’ils en ont retiré chaque année, ou d’en conserver la note, il est cependant précieux de recueillir tous les baux de dîmes qu’on pourra se procurer ; ces baux, à la vérité, ne peuvent pas servir à connaître la variation dans la production d’une année à l’autre ; mais on peut, du moins, en tirer une connaissance assez sûre de l’année commune de la production, puisqu’un fermier qui afferme la dîme d’un canton pour six ou neuf ans, par exemple, fait son marché d’après la connaissance qu’il a de la production commune, en se réservant un profit qu’on évalue, ce me semble, ordinairement au 10e du prix du bail.

Il y a aussi des décimateurs qui sont dans l’usage d’affermer chaque année la levée de leurs dîmes à des particuliers qui leur rendent une certaine quantité de grains convenue. Ces conventions annuelles, lorsqu’on peut s’en procurer une suite un peu longue et sans interruption, sont aussi très précieuses à rassembler : l’on ne peut douter qu’en y ajoutant le profit de celui qui lève la dime, évalué toujours sur le pied de 1/10, elle ne représente à très peu près la production réelle de chaque année.

Les relevés des produits annuels de quelques fonds de terre, et ceux des dîmes de quelques cantons, sont deux moyens également bons pour parvenir à la connaissance des variations des récoltes et de l’année commune qui en résulte ; mais il est à observer que le grain qu’il est nécessaire de semer chaque année pour la reproduction de l’année suivante, ne pouvant servir à la subsistance des hommes, il est nécessaire de le retrancher de la production totale pour connaître la véritable quantité de grains consommables qui décide de l’abondance et de la rareté des subsistances.

C’est pour cela que j’ai recommandé de demander aux propriétaires, la quantité de grains semée chaque année, avec la même exactitude que la quantité de blés récoltés dans chaque terrain. Il sera plus difficile de faire cette déduction sur les relevés des dîmes, puisque les décimateurs ne savent point d’une manière directe la quantité de grains semés dans le terrain sur lequel ils ont levé la dîme.

Le seul moyen d’y suppléer est de savoir, s’il est possible, le nombre des sétérées ou des journaux sur lesquels on a dîmé et combien de grains on sème communément dans le pays par sétérée ou par journal. S’il est absolument impossible de connaître l’étendue du terrain dont on a relevé la dîme, il faut du moins, tâcher de constater, par le témoignage des meilleurs laboureurs du canton, quel est, dans les années ordinaires, le rapport de la récolte à la semence.

Le bon ou le mauvais succès des récoltes n’étant jamais exactement le même dans les différents cantons, et les variations se compensant souvent les unes les autres, il est absolument nécessaire de se procurer des renseignements de tous les cantons, et, s’il est possible, de plusieurs paroisses dans chaque canton.

Je sais que la défiance de toutes les opérations du Gouvernement est trop répandue parmi les habitants de la campagne, pour qu’on puisse se flatter de trouver un grand nombre de propriétaires ou de décimateurs qui se prêtent à donner les éclaircissements qu’on désire. Peut-être même est-il sage, pour ne pas répandre trop d’inquiétude dans les campagnes, de ne pas les demander à un trop grand nombre de personnes et de s’adresser pour ces recherches à des gens qui soient assez éclairés pour sentir l’utilité des lumières qu’on veut tirer d’eux.

Heureusement, il n’est pas nécessaire, pour se former une idée juste des variations des récoltes, de connaître celle de tous les propriétaires ; un ou deux relevés, soit des récoltes de quelque terrain, soit des dîmes de quelques villages, suffiraient absolument par canton de 7 à 8 paroisses ; il est cependant fort à désirer qu’on puisse s’en procurer davantage, et plus on en rassemblera, plus les résultats qu’on en tirera auront de certitude et d’utilité.

Or, je ne doute pas qu’en faisant bien connaître le véritable but de cette opération, et les avantages qui en doivent résulter, vous ne trouviez partout des bons citoyens et des cultivateurs éclairés qui se feront un plaisir d’y concourir. Je vous ai déjà indiqué ce but au commencement de cette lettre. Il tend uniquement à faire connaître au Gouvernement les besoins des peuples des différentes provinces, et les ressources qu’elles peuvent tirer les unes des autres et, par conséquent, à lui faciliter les moyens d’assurer la subsistance des peuples, ou directement par lui-même, ou mieux encore par les opérations d’un commerce libre dont les spéculations deviendraient bien plus certaines. On ne peut douter, en effet, que si l’on pouvait connaître l’état de la récolte et son rapport avec la production commune dans toutes les provinces où l’on cultive les grains, les négociants de l’Europe ne fussent aisément avertis par la publication de ces états, de l’étendue des besoins de chaque canton, et de l’étendue des ressources que peut fournir chaque canton plus favorisé pour alimenter ceux qui ont souffert.

Alors, les besoins étant toujours prévus à temps, les secours seraient toujours apportés à temps par le commerce dont la seule liberté suffirait pour prévenir à jamais les disettes.

Le seul motif qui puisse engager les propriétaires et les décimateurs à refuser les éclaircissements qu’on désire, est la crainte qu’ils ne conduisent à une connaissance plus exacte de leur revenu et que, d’après cette connaissance, l’on n’augmente leurs impositions. Mais j’observe d’abord que cette crainte est sans fondement pour les décimateurs ecclésiastiques, et qu’à l’égard même des autres décimateurs et des propriétaires de terre, ils peuvent être d’autant plus tranquilles sur cette crainte, que la forme même des relevés qu’on leur demande, indique assez que l’on ne cherche point à connaître leur revenu, puisque l’on ne fait aucune déduction de la rente, et qu’on ne leur demande aucun éclaircissement sur les frais de culture.

Ils satisferont pleinement à la demande qu’on leur fait, en ne donnant que l’état des récoltes de quelques-uns des champs qui composent leurs domaines, ou de quelques-uns des cantons qui composent leur dîmerie. Il est évident qu’on ne pourrait en rien conclure pour la quotité de leur revenu. Il suffit que vous soyez assuré que les relevés des différentes années successives présentent les produits d’un même champ ou du même domaine, ou les dîmes du même canton. Car, je ne puis trop le répéter : il s’agit uniquement de comparer les différentes années entre elles par rapport à la production des grains, et nullement de connaître le revenu des propriétaires.

Je ne vous ai parlé encore que des recherches nécessaires pour se faire une idée des variations annuelles des récoltes, par la comparaison des produits du même terrain pendant plusieurs années successives ; mais ces recherches, n’ont pour but que de mettre en état de fixer ses idées sur la production de l’année actuelle et sur ce qu’on doit espérer ou craindre pour la subsistance des peuples.

Pour remplir cet objet, il est essentiel que vous vous procuriez surtout l’état des produits ou des dîmes de cette année dans tous les terrains et les cantons dont vous aurez relevé les récoltes et les dîmes depuis un certain nombre d’années.

Mais il ne faut pas négliger de rassembler tous les relevés de récoltes ou de dîmes que vous pourrez vous procurer, quand même vous n’auriez aucun renseignement sur les produits des années précédentes. Quand on n’en pourrait rien conclure actuellement, faute de termes de comparaison, ce serait toujours le commencement d’une suite très précieuse de connaissances et, en continuant d’année en année à relever les produits des mêmes terrains ou les dîmes des mêmes cantons, on se formerait à la longue l’idée la plus exacte et la plus sûre de l’année commune et l’on aurait une mesure certaine pour juger de la production de chaque année. Ce serait même un moyen facile de constater à la longue les effets de l’amélioration de la culture, dont l’augmentation des dîmes doit être la conséquence immédiate.

Je suis persuadé aussi que, dans beaucoup de paroisses, vous trouveriez facilement l’état des dîmes des trois ou quatre derrières années ; et il est si important de connaître l’état de la récolte actuelle pour porter un jugement sur la subsistance de l’année prochaine, que je ne puis assez vous recommander de rassembler l’état des dîmes de ces dernières années partout où vous pouvez l’obtenir.

À défaut des termes de comparaison des années précédentes, il reste un dernier moyen pour juger à peu près de la récolte actuelle : il consiste à s’assurer de la quantité de gerbes produites par sétérée ou par journal dans plusieurs paroisses, et de la quantité de grains produite par un certain nombre de gerbes ; il serait utile d’y joindre encore le poids plus ou moins fort du grain sous la même mesure. Comme on connaît à peu près ce que la sétérée donne de gerbes année commune, ce que cent gerbes donnent ordinairement de grains, mesure du pays, et ce que la mesure de grains pèse, année commune, il sera aisé d’en joindre la note au résultat des expériences qu’on aura faites pour constater la production de cette année par sétérée ou journal, en gerbes, en grains et en poids.

Je vous serai très obligé de m’envoyer tous les détails que je vous demande par cette lettre, le plus tôt qu’il vous sera possible. Si vous avez vous-même quelque bien de campagne, il vous sera facile d’en vérifier la production, et vous pourrez commencer par m’en envoyer l’état.

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