Oeuvres de Turgot – 144 – Nomination de Turgot au ministère de la Marine

1774

144. — NOMINATION DE TURGOT AU MINSTÈRE DE LA MARINE.

I. — Lettres de provisions de l’état en charge de Secrétaire d’État au département de la Marine du 20 juillet[1].

[A. N., P., 2508, 288.]

Louis, par la grâce de Dieu, Roi de France et de Navarre, à tous ceux qui ces présentes lettres verront, salut. La charge de secrétaire d’État et de nos commandements et finances au département de la marine dont était pourvu notre amé et féal le sieur De Boynes, ministre d’État, étant vacante par la démission qu’il en a faite en nos mains, nous avons fait choix pour la remplir de notre amé et féal le sieur Turgot, maître des requêtes ordinaire de notre hôtel, intendant et commissaire départi pour l’exécution de nos ordres dans notre province de Limoges ; les services importants qu’il a rendus, sous le règne du feu Roi, notre très honoré seigneur et aïeul, tant dans cette place que dans celles de la magistrature qui lui ont été confiées et qu’il a exercées avec la plus grande distinction, les preuves multipliées qu’il a données de son zèle et de sa capacité dans les affaires, nous font juger qu’il rassemble toutes les qualités qu’exige l’importante charge dont nous voulons le revêtir et qu’il y répondra dignement à la confiance dont nous l’honorons ; à ces causes, nous avons donné et octroyé et, par ces présentes signées de notre main, donnons et octroyons au dit sieur Turgot l’état et charge de conseiller en tous nos conseils, secrétaire d’État et de nos commandements et finances vacante, comme dit est, pour par lui dorénavant l’exercer, en jouir et user aux honneurs, autorités, prérogatives, prééminences, privilèges, franchises, libertés, gages, droits, pensions, entretennements, livraisons, hottelages, fruits, profits, revenus et émoluments accoutumés, et y appartenants, tels et semblables qu’en a joui ou dû jouir ledit sieur de Boynes et ce tant qu’il nous plaira ; si donnons en mandement à tous nos officiers qu’il appartiendra qu’après que nous aurons pris et reçu dudit sieur Turgot, le serment en tel cas requis et accoutumé, ils aient à le reconnaître eu ladite qualité et à lui obéir et entendre ez choses concernant ladite charge.

Mandons aux gardes de notre trésor royal, trésoriers généraux de notre maison et autres nos comptables qu’il appartiendra, que lesdits gages, appointements, pensions et droits, ils aient à payer à l’avenir au dit sieur Turgot aux termes et en la manière accoutumée suivant nos états, et rapportant ces présentes ou copies d’icelles dument collationnées pour une fois seulement, avec quittance sur ce suffisante, lesdits gages, appointements, pensions et droits seront passés et alloués en la dépense des comptes de ceux qui en auront fait le paiement par nos amés et féaux conseillers, les gens de nos comptes à Paris auxquels mandons ainsi le faire sans difficulté, car tel est notre plaisir. En témoin de quoi nous avons fait mettre notre scel à ces dites présentes. Donné à Marly le 20e jour du mois de juillet, l’an de grâce 1774 et de notre règne le premier ; signé Louis et sur le repli : Par le roi, signé Phélypeaux.

Aujourd’hui 22 juillet 1774, le Roi étant à Marly, le sieur Turgot, dénommé en ces présentes a fait et prêté, entre les mains de S. M., le serment de fidélité dont il était tenu pour raison de la charge de secrétaire d’État et des commandements et finances de S. M. dont il est pourvu, moi conseiller du Roi en tous ses conseils, ministre et secrétaire d’État et de ses commandements et finances, commandeur de ses ordres, présent signé, Phélypeaux.

Et ensuite est écrit : registrées en la Chambre des Comptes, ouï le procureur du Roi, pour jouir par l’impétrant, des gages, appointements, pensions et droits attribués à ladite charge, le 30 décembre 1774. Signé Marsolan.

II. — Lettre du Roi nommant Turgot conseiller au Conseil d’État privé[2].

[A. L., original.]

Marly, 20 juillet.

Louis… À notre amé et féal, le sieur Turgot, Conseiller en nos Conseils, Maître des Requêtes ordinaire de notre hôtel, Intendant et Commissaire départi pour l’exécution de nos ordres pour notre province de Limoges, Salut.

Les mêmes raisons qui nous ont porté à vous pourvoir de la charge de secrétaire d’État et commandements de nos finances, nous déterminent à vous admettre dans nos Conseils.

À ces causes, nous vous avons ordonné, constitué et établi et, par ces présentes signées de notre main, vous constituons, ordonnons et établissons, Conseiller en nos Conseils d’État privé, direction et finances, pour nous y servir et y avoir à l’avenir entrée, rang, et séance, voix et opinion délibérative et jouir des honneurs…

III. Lettre du Roi permettant à Turgot de signer les expéditions en commandement.

[A. L., original.]

Marly, 20 juillet.

Louis, par la grâce de Dieu…

À notre très cher et féal chevalier, Chancelier Garde des Sceaux de France, le sieur de Maupeou, commandeur de nos ordres, Salut.

Par nos lettres de c’aujourd’hui, nous avons pourvu notre amé et féal Conseiller en nos Conseils, le sieur Turgot, Maître des requêtes ordinaire de notre hôtel, intendant et commissaire départi pour l’exécution de nos ordres dans notre province de Limoges, de la charge de conseiller en tous nos conseils, secrétaire d’État et de nos commandements en finances et d’autant qu’il se paraît former quelques difficultés sur la signature des lettres patentes concernant nos affaires de justice, police, finances et autres qui sont de nos commandements, parce qu’il n’est pas pourvu d’une charge de notre conseiller secrétaire, Maison et Couronne de France et de nos finances. À ces causes, et par ces présentes signées de notre main, ordonnons que ledit sieur Turgot puisse signer toutes lettres patentes de ladite charge de Secrétaire d’État et de nos commandements en finance, encore qu’il ne soit pas pourvu d’une charge de Secrétaire de notre Maison, Couronne de France et de nos Finances, à condition, toutefois que dans        ans, il se fera pourvoir d’une des dites charges. Si vous mandons que, du contenu en ces présentes, vous ayez à faire jouir le sieur Turgot pleinement et paisiblement, nonobstant tous édits, déclarations et ordonnances contraires, auxquels nous avons dérogé et dérogeons par ces présentes, pour ce regard seulement et sans tirer à conséquence, car tel est notre plaisir. En témoin de quoi, nous avons fait mettre notre scel à ces dites présentes ; Donné à Marly, le 20e jour de juillet, l’an de grâce 1774 et de notre règne le premier ; signé Louis et (plus bas) par le Roi, Phélypeaux.

IV. — Extraits de divers mémoires sur la nomination de Turgot et la constitution du premier ministère de Louis XVI.

1. MÉMOIRES DE MORELLET (I, 224). — M. de Maurepas avait constamment montré de la bienveillance et de l’estime à Turgot qui le voyait assez souvent. Un abbé de Véri, plein d’admiration pour la vertu et les talents de Turgot, était ami intime et familier de Mme de Maurepas ; il avait même quelque crédit sur l’esprit du vieillard et malgré le dédain qu’il affectait pour la philosophie et la crainte qu’il avait du philosophe, se tenant bien sûr de l’arrêter, quand il voudrait, le fit appeler au ministère.

2. DE MONTHYON (Particularités). — M. de Maurepas qui désirait entourer le trône d’hommes vertueux appela Turgot au ministère. La duchesse d’Enville, admiratrice enthousiaste de Turgot, en avait parlé avec ce sentiment à Maurepas, qui avait pris l’opinion de cette duchesse pour une opinion générale et nationale. D’ailleurs, Maurepas, parent des La Rochefoucauld et des Mailly, avait pour eux une grande déférence et cherchait à s’identifier avec ces maisons dont l’alliance illustrait la famille de Phélypeaux.

3. LETTRES DE MERCY-ARGENTAU. — À Marie-Thérèse (30 juillet). — Le roi a renvoyé M. de Boynes, ministre de la Marine. Ce n’est pas pour ses liaisons et bassesses pour la Du Barry, mais pour son incapacité reconnue de tout le monde ; son successeur a la réputation d’un très honnête homme.

Au baron Neny. (Le même jour). — Il est arrivé un nouvel événement dans le ministère par le renvoi de M. de Boynes, à la place duquel le Roi a nommé M. Turgot cidevant intendant à Limoges. Ce choix a l’approbation générale, non pas que l’on suppose à M. Turgot un grand talent pour la marine, mais on lui connaît un grand fonds de probité et d’honnêteté ; son prédécesseur avait une réputation tout opposée.

À Marie-Thérèse (31 juillet). — Le comte de Vergennes ainsi que le nouveau ministre de la marine Turgot ont été traités avec bonté par la Reine. J’ai employé quelques moyens indirects pour leur persuader qu’avant leur nomination S. M. avait été informée de leur choix, et qu’elle l’avait fort approuvé.

4. JOURNAL DE L’ABBÉ DE VÉRI. Choix du Garde des Sceaux. — Un grand public voudrait M. de Malesherbes. Son esprit naturel, l’étendue de ses connaissances en législation comme en tout genre, l’intégrité de son cœur et son désintéressement noble et simple, sont des motifs qui me le feraient aussi désirer. Ce que je ne puis savoir, c’est si sa tête serait assez soutenue dans l’exécution des détails. Je ne l’ai pas approuvé, par exemple, dans sa conduite à la tête de la Cour des Aides, lorsque celle-ci crut devoir prendre la cause du Parlement exilé en 1771 ; je crus voir que M. de Malesherbes allait inutilement au delà du but, soit dans ses demandes de corps, soit dans ses remontrances. Il fut par là l’idole du public.

Cet excès de zèle le mit tellement à la tête des anti-chanceliers qu’il ne pourrait pas honorablement ne pas renverser tout l’édifice de M. de Maupeou[3], renouvellement total que le Roi ne peut pas permettre, et que lui-même M. de Malesherbes ne croirait pas utile. Ses idées sont monarchiques et patriotes en même temps… La fonction de chef de parti qu’il n’aurait point envie de remplir est un obstacle tant pour lui que pour le Roi pour qu’il remplace le chancelier.

Cet obstacle pourtant n’est pas celui qui décide la prévention du Roi contre sa personne encyclopédiste et anti-royaliste, c’est le vrai motif. Il est presque le seul sur lequel le Roi ait dit sans souffrir l’examen : « Ne parlons de lui pour rien ; c’est un encyclopédiste très dangereux. » Je ne crois pas impossible de faire revenir le Roi de ce préjugé, mais ce n’est pas le moment.

… Au moment actuel, M. de Miromesnil est, dans l’intention, le successeur de M. de Maupeou. Si sa santé y met obstacle, je propose de penser à M. Turgot, intendant de Limoges, qu’on destine à la place de Contrôleur général. Il a plus suivi la carrière des finances que celle de la magistrature. Cependant, comme conseiller au Parlement, maître des requêtes et intendant de province, il a dû prendre connaissance aussi de la partie de la jurisprudence. Son esprit, avide de toutes connaissances, profond dans l’examen de ce qu’il veut savoir, clair, net et sûr dans ce qu’il fait, s’est porté dans la législation comme sur l’administration. Son intégrité est à toute épreuve et le motif du bien, tel qu’il le voit, est le seul qui agisse sur son âme. Son courage serait pareil à son intégrité au point d’être opiniâtreté, s’il croit dans l’erreur. Il aura de la peine à se concilier avec l’opinion des autres dans les points qui devront être décidés en commun.

Nomination de Turgot à la Marine. — La nomination de M. Turgot est la première lueur de l’économie, parce qu’on sait qu’il est convaincu de son absolue nécessité. Je le connais tenace dans ses opinions et courageux dans leur poursuite.

J’ignore si la Marine est susceptible de diminution, mais je sais que le Roi a trouvé dans les papiers de Louis XV un mémoire donné en 1748 par M. de Maurepas chargé de ce département. Louis XVI y a vu qu’avant cette époque, la Marine n’avait pas coûté en temps de guerre la moitié et même le tiers de ce qu’elle coûte actuellement après douze années de paix.

Nous attendons de M. Turgot la suppression des gênes, des privilèges et des permissions particulières que les bureaux de la marine ont introduits dans le commerce maritime.

L’abbé Terray a voulu prévenir le Roi contre les maximes de Turgot. En louant ses talents et ses vertus, il a ajouté : « V. M. doit se défier de ses principes de liberté. Ils sont dangereux. » Oui ! j’espère qu’ils le seront contre lui Terray, lorsqu’on dévoilera les malversations et les maux que les siens ont occasionnés de la part de ses subalternes dans la partie de l’agriculture[4] et du commerce intérieur.

L’indécision dans le caractère du Roi commence à se manifester. Il voulait renvoyer De Boynes et ne finissait point. M. de Maurepas fut obligé de le presser le mardi 19 juillet : « Les affaires, lui dit-il, exigent des décisions ; vous ne voulez pas conserver M. de Boynes et ce dernier Conseil vous a dégoûté plus que jamais par le rapport qu’il y a fait. Pesez promptement le pour et le compte. Vous ne voulez pas de M. de Clugny, intendant de Marine dans les ports et les colonies, parce que vous avez reconnu le personnage double et faux qu’il a fait dans les querelles du Chancelier de Maupeou et de M. d’Aiguillon. Vous m’avez dit du bien de M. Turgot, prenez-le pour la marine, dès que vous n’avez pas encore pris de parti sur l’abbé Terray. » Le Roi ne répondit rien à ce discours. Le soir, au retour de la promenade, il écrivit à M. de la Vrillière de demander à M. de Boynes sa démission et d’amener sur le champ Turgot…

Ce ne fut que le lendemain matin que le Roi dit à M. de Maurepas : « J’ai fait ce que vous m’avez dit ».

(11 août). — Au moment où Maurepas revint à Versailles, il ne visait qu’à se rendre inutile dans l’espace de deux ans et à pouvoir se retirer alors.

Il organisa des comités en vue de faciliter le travail du Roi « Il faut, disait-il à Louis XVI, tenir ces comités dans votre appartement quand vous serez ennuyé des lectures ou des discussions trop longues de vos ministres, vous vous en irez et vous ne paraitrez que dans le moment où ils seront d’accord après s’être disputés, soit pour connaître les résultats, soit pour les accorder s’ils sont d’avis différents. »

(18 août). — Malesherbes fit un mémoire pour démontrer que la place de garde des Sceaux ne devait être donnée ni à lui ni à aucun de sa classe, que Maurepas était le seul qui pouvait avoir, dans le moment, la force nécessaire à cette fonction pour former un Parlement tel qu’il convenait de l’établir. Turgot et moi, nous avons fait lire hier au soir ce mémoire à M. de Maurepas.

5. CHRONIQUE DE L’ABBÉ BAUDEAU (Revue rétrospective, 1ère section, III, 273.) — (5 juin). — Les fripons de Cour qui craignent le Turgot lui ont jeté bien des chats aux jambes ; entre autres, on l’accuse d’être dissimulé et jésuite et l’on fait sonner qu’il est haï dans sa province. Le fait est vrai, mais c’est qu’il est juste et exact, de mœurs sévères et sans faste. La noblesse limousine était accoutumée aux plus grandes injustices. Sous le titre de faveur, les gentilshommes un peu titrés, ou parents des titrés faisaient modérer les tailles et capitations de leurs protégés, ainsi que leurs propres vingtièmes et la charge retombait sur le malheureux sans protection. D’ailleurs l’intendance était une bonne auberge pour eux quand ils venaient à Limoges. Ils y trouvaient une table somptueuse, des femmes et des tables de jeu. Turgot, garçon laborieux, qui dîne presque seul et sobrement et ne joue jamais n’est pas leur homme. D’ailleurs il ne fait jamais grâce aux protégés pour ne pas faire injustice aux autres…

(8 juin). — On a beaucoup manœuvré contre le Turgot… On dit qu’il est encyclopédiste, c’est une hérésie abominable à la Cour.

(23 juin). — On reparle enfin du bon Turgot pour Contrôleur général, Dieu les écoute ! il n’y aurait rien de plus pressé que de le mettre en place, pour arrêter les brigandages des financiers et des régisseurs des blés qui perdront ce malheureux pays-ci. Mais, il lui faudrait des travailleurs, car il est musard ; son tic est de vouloir trop bien faire, d’où il résulte assez souvent qu’il lanterne.

(30 juin). — Le public reprend plus que jamais sur le Turgot pour le Contrôle général.

(3 juillet). — Grande nouvelle qui fait bien du tapage : l’abbé Terray vient d’être renvoyé, et enfin le bon Turgot est à sa place. Dieu les entende !

(5 juillet). — L’abbé n’est pas encore parti ; toujours est-il question du bon Turgot.

(7 juillet). Il y a toujours dans le public une grande impatience de voir renvoyer le chancelier, le Boynes et surtout l’abbé, mais les friponneux de finance et leurs bons amis de Cour se déchainent contre le Turgot avec un certain ménagement hypocrite qui fait peut-être plus que si c’était une charge à découvert. Ils vous demandent en dessous : « N’est-il pas un peu systématique… ? — Oui, madame, dis-je à une spirituelle bégueule de Cour qui est une des mères de l’Église jésuitique ; oui, madame, il est systématique, c’est-à-dire que ses idées sont suivies et liées à des principes. N’avez pas eu assez d’ignares administrateurs ? … »

(21 juillet). — J’ai appris hier au soir une excellente nouvelle, qui se trouve aujourd’hui véritable, le Boynes est chassé de la marine, et il a pour successeur le bon Turgot. Le Turgot est plein de probité, ses principes excellents, et sa droiture inflexible ; il fera sûrement beaucoup de bien. Il est un peu musard et il aurait besoin de subalternes qui fussent très expéditifs.

(22 juillet). — Le public instruit et bien intentionné murmure de voir le bon Turgot à la marine. On espérait le voir aux finances ; la crainte que l’abbé n’y reste fait trembler tout le monde… Pour moi, je crois qu’un même conseil ne peut jamais contenir cet abbé et le bon Turgot ; d’autres pensent que le département de la marine est un premier pas et que la direction générale des finances sera l’autre. On ajoute même que la partie militaire de la marine pourrait bien être réunie au ministère de la guerre, le Turgot ne conservant que la partie économique pour la joindre aux finances.

6. LETTRES DE CONDORCET (Œuvres, édition Arago, I, 36.) — Lettre à Voltaire. — « Vous savez sans doute la nomination de M. Turgot ; il ne pouvait rien arriver de plus heureux à la France et à la raison humaine ; jamais il n’est entré dans aucun conseil de monarque d’homme qui réunit à ce point la vertu, le courage, le désintéressement, l’amour du bien public, les lumières et le zèle pour les répandre. Depuis cet événement, je dors et je me réveille aussi tranquillement que si j’étais sous la protection de toutes les lois de l’Angleterre. J’ai presque cessé de m’intéresser pour les choses publiques tant je suis sûr qu’elles ne peuvent manquer de bien aller. M. Turgot est un de vos admirateurs les plus passionnés et un de nos illustres amis. Ainsi, nous aurions des raisons particulières d’être heureux si les raisons particulières pouvaient se faire entendre ici. Le choix de M. Turgot mérite d’être célébré par tous ceux qui s’intéressent à la bonne cause. On a pu nasillonner aux oreilles du Roi quelques compliments sur les choix édifiants qu’il avait faits[5] jusqu’ici ; il est juste qu’il s’accoutume, en récompense de celui qu’il vient de faire, à entendre une autre mélodie. »

Réponse de Voltaire (12 août). — « Vous avez rempli mon cœur d’une sainte joie, quand vous m’avez mandé que le Roi avait répondu aux pervers qui lui disaient que M. Turgot est encyclopédiste : ‘Il est honnête homme et éclairé, cela me suffit.’[6] »

Voltaire cite ensuite une anecdote chinoise tirée du XXXIIe Recueil des Lettres édifiantes et curieuses :

« Un ministre d’État accusant un mandarin d’être chrétien, l’empereur Kinlong, lui dit : « La province est-elle mécontente de lui ? — Non. — Rend-il la justice avec impartialité ? — Oui. — A-t-il manqué à quelque devoir de son état ? — Non. — Est-il bon père de famille ? — Oui. — Eh bien donc, pourquoi l’inquiéter pour une bagatelle.

« Si vous voyez M. Turgot, faites-lui ce conte. »

7. AUTRES LETTRES DE VOLTAIRE. — À Turgot (28 juillet). — « M. de Condorcet me mande qu’il ne se croit heureux que du jour où M. Turgot a été nommé secrétaire d’État ! et moi, Mgr, je vous dis que je me tiens très malheureux d’être continuellement près de mourir lorsque je vois la vertu et la raison supérieure en place. Vous allez être accablé de compliments vrais, et vous serez presque le seul à qui cela sera arrivé. Je suis bien loin de vous demander une réponse, mais en chantant à basses notes, De profundis pour moi, je chante Te Deum Laudamus pour vous. Le vieux très moribond et très aise ermite de Ferney. »

À Mme Du Deffand (12 août). — « Je suis fâché que M. Turgot n’ait que le département de nos vaisseaux et de nos colonies ; je ne le crois pas plus marin que moi, mais il m’a paru un excellent homme sur terre, plein d’une raison très éclairée, aimant la justice comme les autres aiment leurs intérêts, et aimant la vérité presque autant que la justice[7]. »

8. JOURNAL HISTORIQUE[8] (25 juillet). — M. Turgot passe pour une créature de M. de Maurepas, et l’on présume que c’est ce ministre qui l’a désigné au Roi. Il a d’autant moins hésité à le proposer qu’il espère le diriger dans une partie qu’il a conduite si longtemps. Du reste, M. Turgot a toujours été un partisan de l’autorité royale ; même étant membre du Parlement, il regardait déjà avec vénération un arrêt du Conseil. Il considérait sa compagnie comme faite pour juger, pour enregistrer, pour donner la forme à la loi, mais non pour l’examiner, la discuter ; il admettait cependant la liberté de faire des remontrances après l’enregistrement.

1er août. — M. Turgot est fort regretté dans son intendance de Limoges. C’est M. Le Noir[9], maître des requêtes qui est nommé pour le remplacer, mais on est incertain s’il acceptera… On croit que désespéré de n’avoir point la place de lieutenant de police à laquelle il aspire depuis longtemps et que son intimité avec M. de Sartine lui faisait espérer, il se retirera ou peut-être restera-t-il au Conseil…

(Même date). — M. Turgot est fort embarrassé dans le département qui lui est donné où il se trouve tout neuf. On assure… qu’il ramasse des mémoires sur toutes les marines des royaumes étrangers… Sa première démarche doit être de se faire rendre compte des nouvelles écoles instituées au Havre, et de juger si l’utilité l’emporte sur les inconvénients.

V. — Situation de De Boynes, ancien ministre de la Marine.

Lettre de Turgot et Mémoire de De Boynes.

Travail du Roi, 15 août.

[A. L., copie, avec décision de la main du Roi].

Je viens, M., de travailler avec le Roi, et j’ai mis sous les yeux de S. M., suivant vos intentions, avec votre mémoire, l’état de vos services et, celui de votre fortune. J’aurais fort voulu le déterminer à vous accorder au-delà de la pension ordinaire de ministre, ce que vous désiriez, et j’aurais eu un grand plaisir à vous l’annoncer ; mais le Roi s’est déterminé à borner votre retraite à 20 000 l. J’ai du moins la satisfaction de vous apprendre que dans la manière dont le Roi m’a parlé de vous, je n’ai point aperçu ces traces de mécontentement qu’on m’avait fait craindre. Il a seulement pensé que votre retraite devait être bornée à 20.000 l. J’imagine qu’il a voulu vous traiter comme M. de Monteynard.

Recevez, M., les assurances de l’inviolable attachement avec lequel j’ai l’honneur d’être…

Mémoire de De Boynes. — Le Sr de Boynes attendrait dans un silence respectueux l’effet de la justice de S. M. et des bontés dont elle l’a honoré, si la situation de sa famille ne le forçait pas de lui faire ses très humbles représentations.

Il la supplie de lui permettre de mettre sous ses yeux l’état de ses services et celui de ses revenus. Si S. M. a la bonté de s’en faire rendre compte, elle verra dans le détail de ses services que loin d’avoir trouvé, dans les différentes places qu’il a successivement remplies, des moyens d’accroître sa fortune, elles lui ont toutes été onéreuses, les émoluments qui y étaient attachés n’ayant jamais été proportionnés aux dépenses qu’elles lui ont occasionnées. Celle de Secrétaire d’État de la Marine, dont il fut pourvu en 1771, a seule produit dans sa fortune un vide de 70 000 l. par les frais indispensables à son établissement, pour lequel il n’a point demandé de dédommagement, quoiqu’il en ait été accordé un à M. de Monteynard, nommé presque en même temps que lui Secrétaire d’État du département de la guerre, et par la différence de son traitement fixé à 50 000 l. au-dessous de celui qui avait été réglé à M. de Monteynard.

À l’égard de ses biens, possesseur, du chef de sa femme, d’une habitation à Saint-Domingue, dégradée pendant une longue minorité et abandonnée ensuite entre les mains d’un régisseur infidèle, le Sr de Boynes a été obligé par des arrangements de famille d’en acquérir une seconde dans laquelle la dame de Boynes avait un tiers par droit héréditaire et dont la valeur est absorbée par les dettes de la succession que le Sr de Boynes s’est chargé d’acquitter pour les co-héritiers. Ainsi, ces deux habitations ne forment un objet de fortune que pour les enfants du Sr de Boynes. Celui-ci sera privé pendant dix-huit ans de la totalité des revenus qui seront employés à éteindre différents emprunts que le Sr de Boynes a faits en France, tant pour parvenir plus promptement à l’amélioration des biens de Saint-Domingue que pour acquitter les dettes les plus urgentes dont ils sont grevés.

Ces emprunts montent en arrérages de rentes, soit viagères ou perpétuelles, à 28 913 francs par an, en sorte que les revenus libres du Sr de Boynes se trouvent réduits à environ 40 000 livres, y compris les gages et émoluments de la place de Conseiller d’État ordinaire, et les pensions qui lui ont été accordées en indemnité des dépenses qu’il avait faites dans différentes commissions extraordinaires détailllées dans le mémoire de ses services. Il lui serait impossible, avec un revenu aussi modique, de soutenir, avec la décence convenable, l’état auquel il a plu au feu roi de l’élever, et de pourvoir à l’éducation de sa famille composée de quatre garçons et de deux filles et qui, dans six mois, sera encore augmentée d’un septième enfant.

Le Sr de Boynes ose espérer de la bonté de S. M. qu’elle sera touchée de ce simple exposé ; ce n’est point à lui à mettre des bornes aux libéralités de S. M. et il est tout aussi éloigné de s’autoriser d’exemples pour obtenir des grâces qu’il désire détenir uniquement des bontés de S. M.

Il prend seulement la liberté de représenter à S. M. qu’ayant bien voulu accorder à M. de Monteynard qui n’avait que le titre de Secrétaire d’État une retraite de 20 000 livres, dont moitié réversible à Mme de Monteynard, ce serait répandre des doutes sur le zèle avec lequel le Sr de Boynes s’est efforcé de servir S. M. si elle n’avait pas la bonté d’ajouter un pareil traitement aux appointements attachés au caractère de Ministre dont il a l’honneur d’être revêtu. Quelques pressants que soient les motifs qui forcent le Sr de Boynes à implorer les grâces de S. M., il la supplie d’être persuadée qu’elles lui seront encore plus précieuses parce qu’elles seront une preuve certaine que si ses services n’ont pas eu le bonheur de plaire à S. M., elle est satisfaite des efforts qu’il a faits pour les rendre utiles et du zèle dont il a été constamment animé dans les différentes commissions dont il a été chargé[10].

(De la main de Louis XVI : Bon pour vingt mille livres de retraite.)

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[1] Le 19 juillet, Turgot fut présenté au Roi et à la famille royale comme Secrétaire d’État à la Marine (Mercure de France, août 1774).

[2] Au Conseil d’État privé n’entraient que les Ministres.

Le titre de Conseiller ne se perdait jamais ; l’exil ou la disgrâce en suspendait seulement les fonctions.

[3] Le renvoi des Parlements.

[4] Allusion au pacte de famine.

[5] La nomination de Du Muy au ministre de la Guerre.

[6] Il est permis de penser que ce propos ne fut pas tenu.

[7] D’après Condorcet, Turgot, en arrivant au ministère, pria Voltaire de modérer les expressions de son bonheur et de ses espérances, car, dans le commencement de son ministère, il lui fallut employer pour arrêter l’enthousiasme de ses amis, autant de soins que d’autres ministres ont pris pour exciter celui de la multitude. (Condorcet, Vie de Turgot, 172).

[8] Journal historique de la Révolution opérée dans la Constitution de la monarchie française par M. de Maupeou, chancelier de France, Londres ; 6 vol. Cette feuille reflète l’opinion des Parlementaires.

[9] Le Noir fut, en effet, désigné comme Intendant de Limoges ; mais avant qu’il se fut rendu à son poste, il fut nommé lieutenant de police.

[10] De ce Mémoire, présenté par Turgot, résulte que les accusations contenues dans les correspondances du temps et dans la Chronique de Baudeau au sujet de la probité de De Boynes étaient dénuées de fondement.

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