Projet de capitation

Ce « Projet de Capitation », datant de 1695, témoigne de l’intérêt prolongé que Vauban a accordé à la question fiscale. En vérité, la Dîme Royale, loin d’être une publication de circonstance, sera le résultat d’un travail de près de quinze ans.

C’est à la fin de l’année 1694 que Vauban coucha sur le papier son projet de capitation, qui formera le socle de la Dîme royale. Trois ans plus tard, il sollicita le Roi pour lui présenter le projet. Dans nombre de ses mémoires ultérieurs, et notamment son « Mémoire pour la navigation des rivières » de 1698-99, Vauban n’eut de cesse de revenir sur cette idée de réforme fiscale, avant de la traiter enfin dans son grand livre.

Le ton très solennel et parfois larmoyant de la Dîme royale ne se retrouve pas encore tout à fait dans ce projet, qui est plus épuré et plus synthétique.


Projet de capitation

 

Pour bien faire la capitation, il serait à désirer qu’avant de résoudre la manière dont on la peut faire, il plût au roi de se faire rendre un compte exact de l’état de ses revenus, et de bien faire examiner ce qu’il en peut avoir de fixe et sur quoi on peut sûrement compter, et qu’ensuite il se fit aussi rendre compte des charges et dépenses d’obligation nécessitée des dedans du royaume et de sa maison, et qu’après en avoir fait un état bien recherché, on ôtât les sommes de ce à quoi elles pourraient monter, du total de son revenu, et faire un autre état du restant pour les dépenses de la guerre de terre et de mer, et de tous leurs accompagnements. Et comme il est à présumer que ce restant ne suffirait pas pour la soutenir sur le pied d’une offensive générale, pas même d’une bonne défensive, il faudra le réduire à un plus modéré sur un pied soutenable, tel à peu près que l’un de ceux dont j’ai eu l’honneur de présenter un mémoire à sa majesté, la résolution de laquelle lui apprendrait les fonds qu’il faudrait faire de plus pour la pouvoir soutenir avec honneur.

Ces fonds une fois résolus, et quelque chose de plus pour les cas imprévus, resteraient à examiner les moyens plus faciles de leur levée, et ceux de les pouvoir perpétuer pendant la guerre. Pour cela, il y a deux moyens à suivre, dont l’un est celui des affaires extraordinaires, et l’autre d’une taxe ou capitation judicieuse, légalement répandue sur tous les sujets en état de la payer. Le premier de ces moyens est épuisé, et ne paraît plus devoir réussir, du moins pour le soutien d’une guerre de durée. Il n’y a donc que la capitation à qui on puisse avoir recours ; mais l’affaire est de l’établir d’une manière supportable, et qui, sans continuer l’accablement des peuples au point que nous le voyons, puisse achever de fournir le nécessaire aux frais de la guerre le moins mal qu’il est possible.

Je ne prétends pas que l’expédient que je propose soit sans défaut ; je n’ai ni la présomption de m’en flatter, ni assez d’intelligence dans les affaires de finances pour croire que je puisse faire quelque chose de bon à cet égard ; ce que je puis dire est que bonne partie de ce que je mets en avant roule sur la connaissance que j’ai des gages et appointements du grand nombre d’hommes et d’officiers de toute espèce qui servent le roi, et les autres sur des proportions tirées de quantité d’expériences que j’ai faites de différentes façons, sur lesquelles il est difficile que je me sois toujours trompé, les ayant toutes prises sur un pied bien au-dessous des proportions que les calculs m’en ont données. Pour celles dont je n’ai que des demi-connaissances, je les ai faites par des conjectures, et que je puis dire être fort approchantes de la vérité, parce que je ne m’y suis déterminé qu’après de profondes méditations. À l’égard de ceux dont je n’en ai aucune, je me suis contenté de les indiquer par le dernier article. En suivant cette méthode, il sera aisé de les découvrir et régler sur le même pied que les autres. Au reste, j’ai mis la capitation des rentes et appointements connus sur le denier quinze, parce que le denier dix m’a paru trop rude et le vingtième trop faible. Ce dernier cependant serait plus supportable, eu égard à la pauvreté du royaume ; mais la crainte qu’il ne fût pas suffisant me l’a fait mettre au denier quinze.

Si sa majesté a ce projet pour agréable, après l’avoir bien fait épurer par son conseil et subir toutes les corrections convenables, il est très nécessaire qu’elle eût la bonté de commettre les détails de son exécution, dans les villes et dans les provinces, à des gens de bien très éclairés, et qui se donnent la patience d’examiner les choses de près et à fond, sans autres considérations que celle d’observer toute la justice possible dans une imposition qui ne saurait jamais être trop légale, ni assez proportionnée aux facultés de ceux sur qui elle doit être imposée, évitant sur toutes choses de tomber entre les mains des traitants qui sont les vrais destructeurs du royaume, mais la faisant imposer par les intendants assistés des plus notables des provinces, et recevoir par les receveurs des tailles ou tels autres qu’il plaira à sa majesté, donnant le sol pour livre pour tous les frais de la levée et de l’imposition et non plus, estimant que, par ce moyen, on en pourra venir à bout assez facilement et sans ruiner les peuples par des contraintes qui leur font pis que tout ce que l’on tire d’eux.

PROJET DE CAPITATION
sur le pied du denier quinze
levé indifféremment sur tout ce qui a moyen de payer
et notamment sur le clergé,
les appointements, gages et pensions de tous les officiers civils,
et militaires du Royaume, la Maison du Roi, les troupes de terre et de mer,
sans en excepter aucun de ceux qui la peuvent porter
à payer annuellement et par quartier.

1° Le clergé de France de tous ordres et de tout sexe peut avoir 75 000 000 de revenus, sur lesquels, imposant la capitation sur le pied du denier quinze, elle produira la somme de : 5 000 000 l.

Par le clergé, j’entends non seulement tous les cardinaux, archevêques, évêques, abbés, prieurs, curés, chapelains et tous les prêtres rentés possédant bénéfices et vivant de l’autel, mais encore tous les ordres religieux d’hommes et de femmes, à n’en excepter que les mendiants, bien entendu qu’il faudra à même temps le décharger de toute autre taxe extraordinaire et dons gratuits, sans quoi il ne pourrait pas payer la capitation sur le pied que je la mets. Au surplus, je suis persuadé par toutes les connaissances que j’en puis avoir, que le clergé de France jouit de tout le revenu qui lui est ici imputé, plutôt plus que moins.

2° Faisant payer la capitation à tous les officiers des troupes de terre qui sont sur pied, à raison du denier quinze, et aux soldats seulement 12 sous par an, elle montera à seize cents quarante-six mille quatre cents vingt-neuf livres, soit : 1 646 429 l.

On suppose que la paye des officiers sera fixée, sa mobilité étant un moyen nouveau pour obliger les officiers à avoir de meilleures compagnies, qui, au lieu de faire cet effet, les met le plus souvent dans l’impuissance de le pouvoir faire, joint que les gratifications depuis 35 hommes en haut feront le même effet qu’on peut souhaiter à cet égard ; et, comme la paye du pauvre soldat est déjà trop basse, je l’ai seulement taxé à un sol par mois. Du surplus, attendu la faiblesse de cette paye, il faut retenir la capitation aux troupes, et ne pas prétendre qu’elles la puissent avancer, car elles ne le sauraient. C’est encore ainsi qu’il en faudrait user à l’égard de toutes celles qui seront exigées sur les gages, appointements et pensions que le roi donne, n’y en ayant guère qui la puissent payer autrement sans être beaucoup incommodés.

3° À quatre intendants d’armées qui ont 24,000 livres d’appointements chacun, sur le même pied, six mille quatre cents livres, soit : 6 400 l.

Je ne connais que les quatre militaires ; s’il y en a d’autres, et même des commissaires ordonnateurs, on peut les y ajouter.

4° Il y a 140 commissaires des guerres tirant d’appointement chacun 5 100 livres, qui, sur le pied que dessus, feront quarante-sept mille six cents livres, soit : 47 600 l.

C’est le nombre que j’ai appris qu’il y en avait : ceux-ci la paieraient fort bien.

5° Tous les ingénieurs et leurs dessinateurs ensemble tirent 527 000 livres d’appointements par an, sur lesquels levant la capitation sur le pied du denier quinze, elle montera à la somme de trente-cinq mille cent trente-trois livres, soit : 35 133 l.

Il faut de nécessité retenir à ceux-ci, parce qu’il n’y en a pas un seul en état de la payer, y ayant 12 à 13 à 14 mois qu’ils n’ont touché un sol.

6° Les états de 290 gouvernements de places dont les appointements montent à 3 050 000 livres, payant la capitation sur le pied que dessus, elle montera à deux cents seize mille six cents soixante-sept livres, soit : 216 667 l.

Ceux-ci sont dans l’ordre et mieux en état d’avancer que les autres.

7° Les gouverneurs et états-majors de 24 gouvernements de provinces, estimés à 4 410 000 livres par an, dont la quinzième partie sera de quatre-vingt-seize mille livres, soit : 96 000 l.

Même observation que dessus.

8° La capitation du corps d’artillerie, grands et petits officiers compris, sera, par estimation, de cinquante mille livres, soit : 50 000 l.

J’ai mis celui-ci par estimation, parce que je ne sais pas à quoi se monte présentement l’état.

9° Toute la marine, grands et petits officiers, soldats et matelots compris, les premiers estimés au denier quinze, et les seconds au denier trente, produiront trois cents vingt et une mille livres, soit : 321 000 l.

Celle-ci est calculée sur le pied des appointements des officiers de la marine, entretenus de toute espèce, grands et petits, y comprenant les maîtres ouvriers entretenus, les troupes de la marine pour toute l’année, et 35 000 matelots payés pendant six mois seulement, dont la capitation, non plus que celle des troupes, n’est estimée qu’au denier trente, à cause de la faiblesse de la solde. Les galères y sont aussi comprises. Du surplus, on s’étonnera peut-être de ce que la capitation de la marine est si basse ; mais il est à remarquer que la plupart de ses dépenses sont en vivres, radoubs, bâtiment de vaisseaux, carénages et entretiens, sur lesquels on ne peut mettre de capitation.

10° Les pensions de l’ordre de Saint-Louis sur le même pied feront vingt mille livres, soit : 20 000 l.

Celle-ci est dans l’ordre, c’est-à-dire sur le pied du denier quinze : elle serait bien mieux payée en la retenant.

11° Supposé les rentes de l’hôtel de ville de Paris de 18 000 000 par an, comme on le dit, la quinzième partie donnera un million deux cents mille livre, soit 1 200 000 l.

12° Il y peut avoir dans le royaume 800 000 valets ou servantes de toute espèce qui tirent en gages ou équivalent depuis 6 livres jusqu’à 114 livres, dont la moyenne proportionnelle est 60 livres, qui, multipliées par 800 000, donnent en principal 48 000 000 ; d’où, tirant la capitation sur le pied du denier quinze, elle produira trois millions deux cents mille livres, soit 3 200 000 l.

J’estime ce nombre véritable ; et cet article est le meilleur et le plus assuré de tous, car il est sûr que les domestiques font l’état du royaume le plus aisé par rapport à leur condition.

13° Il y a en France au moins 400 fermiers généraux, sous-fermiers ou traitants, qui, tous ensemble, à ce que l’on prétend, peuvent avoir gagné 100 ou 120 000 000 depuis six ans ; on peut leur faire payer 3 000 000 par an, pendant la guerre, à condition d’être exempts de toutes recherches quand la paix sera faite, trois millions, soit : 3 000 000 l.

Quand la guerre durerait dix ans, ce ne serait que 30 000 000, moyennant quoi il leur en resterait environ 70 ; mais, supposé qu’il ne leur en restât que 35, j’en trouverais encore la condition heureuse, pourvu que cette capitation les mit pour toujours à couvert de toutes les recherches à venir. C’est à M. de Pontchartrain à négocier cela à l’amiable avec eux.

14° On peut mettre une capitation modique sur tous les bestiaux du royaume, à raison de 20 sols par bête chevaline, 15 sols sur les bœufs et vaches, 8 sols par bourrique, cochon et chèvre, et 3 sols pour chaque brebis, le tout équivalé suivant les pays. Cet article produira par an environ huit millions, soit : 8 000 000 l.

Cet article, quoique un peu fort, me paraît un des plus supportables de tous, attendu qu’à la campagne, il n’y a que ceux qui ont des bestiaux qui aient du bien. Je sais qu’il y a des provinces où elle ne se pourra pas lever, comme le Hainaut, parce que la taxe par tête des bestiaux, qui est ici sur un pied fort bas par rapport à celui-là, y est établie il y a longtemps, et fait partie de leur cadastre ; mais cette province est petite, et, en tout cas, on pourra mettre la capitation sur autre chose. Au surplus, cet article est réglé sur la proportion de ce qui s’en est trouvé dans l’élection de Vézelay, rapporté à tout ce qu’il y en peut avoir dans le royaume ; sur quoi il est à remarquer que ce pays est fort mauvais, et qu’elle a été prise sur un pied encore plus bas que ce qui s’y est trouvé.

15° Il y a dans le royaume plus de 80 000 moulins qu’on peut estimer 200 livres de rente chacun, l’un portant l’autre ; sur quoi réglant la capitation sur le pied du denier vingt, parce que ce sont de mauvais biens, cet article monterait à huit cents mille livres, soit 800 000 l.

J’estime qu’il y a du moins dans le royaume cette quantité de moulins, et même plus par rapport aux observations que j’en ai faites. Quant à leur revenu, il est toujours entendu le fort portant le faible.

16° On peut mettre une taxe de 40 livres sur chaque muid de vin vendu au cabaret, ce qui ne reviendrait qu’à 9 deniers la pinte. On estime qu’il y a plus de 80 000 cabarets dans le royaume, et qu’il s’y vend du moins dix muids de vin dans chacun, l’un portant l’autre ; auquel cas cet article reviendra à huit millions de livres, soit : 8 000 000 l.

Cet article pourrait bien s’entretailler avec les aides. C’est pourquoi il faudra choisir l’un des deux, et s’en tenir au plus commode. Quant aux cabarets, je suis persuadé de leur nombre, aussi bien que de celui des moulins, et de la quantité des vins qui s’y peut débiter annuellement.

17° Tout le royaume, de l’étendue dont il est aujourd’hui (1695), contient plus de 120 000 000 arpents de terre en superficie de toute espèce ; supposé les deux tiers en près, vignes et terres labourables, ce serait environ 80 000 000 arpents, sur lesquels mettant une taxe de 4 sols par arpent, le fort portant le faible, parce que, la fertilité n’est point égale partout, cet article seul produira seize millions, soit : 16 000 000 l.

L’arpent dont il est ici parlé est composé de 400 perches (la perche de 22 pieds de long) de 484 pieds carrés, et tout l’arpent de 48 400 pieds, ce qui revient à 4 344 toises et 46 pieds carrés. La connaissance de cette quantité d’arpents vient de la comparaison que j’ai faite de la superficie d’une lieue carrée de 25 au degré, qui contient 4 205 arpents, à toutes celles du royaume de l’étendue qu’il est aujourd’hui, mesurée sur les meilleures cartes, laquelle superficie se trouve de 34 050 lieues carrées ; d’où, ôtant 4 050 pour les terres absolument désertes, reste à faire état de 30 000 lieues carrées, qui, multipliées par 4 205 arpents, contenu d’une lieue carrée, viendra 426 450 000 arpents, que je réduis à 424 000 000 pour faire le compte plus rond, dont on suppose 80 000 000 en culture et 24 000 000 en bois, reste 20 000 000, c’est-à-dire près  de la sixième partie pour les terres en friche et désertes, bien qu’il n’y ait pas à beaucoup près tant ; mais on le fait, afin de prendre les choses sur le plus bas pied qu’il est possible.

18° Il y peut avoir 3 000 000 de maisons dans le royaume, sur pied et en bon état, dont ôtant 600,000 pour les non-valeurs et l’impuissance des gens à qui elles appartiennent, qui n’ont pas de quoi payer, reste à faire état de 2,400,000 maisons, dont le louage estimé à 20 livres, l’une portant l’autre, le tout monterait à 48 000 000 de livres, dont la capitation, tirée au denier quinze, irait à trois millions deux cents mille francs, soit : 3 200 000 l.

Je crois que cette quantité de maisons est bonne ; mais, en tout cas, j’en ôte 600 000 pour suppléer au défaut de compte, ce qui reste étant encore plus assuré. À l’égard des louages, ils sont pris sur un pied fort bas ; mais il est à remarquer que celles de la campagne, qui sont incomparablement plus nombreuses, se louent peu ou ne se louent pas du tout, et que la plus grande partie des bâtiments sont à charge aux propriétaires pour les réparations continuelles qu’il y faut faire ; aussi ai-je mis la capitation fort basse, puisque, l’une portant l’autre, elle ne peut pas monter à plus de 27 sols par maison.

19° On peut encore mettre une taxe de 2 sols et demi par an sur chaque arpent de bois. Il y en doit avoir plus de 24 000 000 dans le royaume, y compris les bois en gruerie, grairie, tiers et danger et en propriété, les forêts du roi, les futaies et les usages des communautés ; ce qui reviendra à trois millions, soit : 3 000 000 l.

Il est, nécessaire que cette taxe soit fort modique, parce que ceux sur qui elle sera imposée sont dans l’obligation d’avancer 10, 12, 15 à 20 ans avant que de rien recevoir, et que d’ailleurs les bois sont sujets aux larcins, au feu et à la garde perpétuelle, ce qui cause encore des frais considérables, et bien du hasard dans des pays comme le nôtre.

20° Il y peut avoir 10 000 étangs dans, le royaume, grands et petits, qu’on peut aussi taxer à 40 livres chacun, l’un portant l’autre ; ce sera cent mille livres, soit 100 000 l.

Bien entendu qu’on en fera une bonne et juste évaluation, réglée sur la quantité d’arpents qui s’y trouveront.

21° Il y a au moins 45 000 foulons, huileries, battoirs à chanvre, moulins à papier, à écorce, à scier du bois et autres usines de cette nature qu’on peut taxer à 5 livres chacun, ce qui produira soixante-quinze mille livres, soit 75 000 l.

Cette quantité n’est ici mise que par estimation, n’en sachant pas le nombre.

22° Il y a quelque 40 000 faïenceries, poteries, tuileries, briqueteries, etc., qui peuvent aussi donner 5 livres par an chacune, ce qui ferait cinquante mille livres, soit : 50 000 l.

Même observation que dessus.

23° On suppose qu’il y ait en France 500 forges, martinets ou fonderies de fer, cuivre ou autres machines de cette nature qui pourraient porter 400 livres de capitation chacune, ce qui ferait pour le tout cinquante mille livres, soit : 50 000 l.

Je suis persuadé qu’il y en peut bien avoir cette quantité, ou fort approchant ; mais je n’en sais pas le nombre au vrai.

24° On ne fait point ici état de la capitation qui se peut exiger sur les appointements des ministres d’État, intendants des finances et de province, ni sur ceux des gens de robe, juges d’épée, bourgeois, rentiers, artisans des villes franches non taillables qui sont en grand nombre, ni des élus et receveurs des tailles, trésoriers et plusieurs autres non compris en cette capitation, parce qu’ils ne nous sont pas connus, non plus que tout ce qui s’appelle de la maison du roi, de Monsieur, de Madame, pensions des princes du sang et autres grands seigneurs, des cent-suisses, gages, pensions, états, entretènements, dons gratuits, récompenses, deniers payés par ordonnances ou rôles, dons par acquits, patents du petit comptant par rôles, dons du comptant par certifications et de plusieurs dépenses à moi inconnues, sur lesquelles on pourrait lever la capitation, ou du moins la retenir, qui est la même chose. Ce qui, bien recherché, ferait un article de plus de cinq millions, soit : 5 000 000 l.

25° Il y a encore quantité de petites charges nouvellement créées qui tirent gages du roi ou des communautés, auxquelles on peut faire payer la capitation sur le pied du denier quinze de leurs appointements, ce qui ferait encore une somme considérable : 885 771 l.

(Somme ronde). Total général. . . . . 60,000,000 l.

***

Nota. Qu’on suppose cette capitation devoir être imposée sur toutes les natures de biens qui peuvent produire du revenu, et non sur les différents étages des qualités, ni sur le nombre des personnes, parce que la qualité n’est pas ce qui fait l’abondance, non plus que l’égalité des richesses, et que le menu peuple est accablé de tailles, de gabelles, d’aides et de mille autres impôts, et encore plus de la famine qu’ils ont soufferte l’année dernière, et qui a achevé de les épuiser; de sorte que la plus grande partie, n’ayant pour tout bien que les bras et l’industrie, sont sans ressource ni crédit, parce qu’ils n’ont plus rien. Il me parait qu’il serait inutile de les surcharger davantage, attendu même qu’ils ne laisseront pas de porter une partie de la capitation, mais d’une manière plus insensible et bien moins à charge. Au surplus, il ne faut pas douter qu’il ne s’y trouve des articles qui s’entretailleront avec les aides, et peut-être avec d’autres impôts ; mais c’est affaire à les examiner et comparer les uns aux autres pour voir ceux qui conviendront le mieux, afin de s’en accommoder et rejeter les autres. En tout cas, quand toutes les sommes qu’elle promet seraient réduites aux trois quarts, l’affaire serait encore très bonne pour le roi, et pourvu qu’il ne fût plus fait mention d’affaires extraordinaires, je ne doute nullement qu’on ne s’en puisse accommoder, et que si elle est imposée judicieusement et avec égalité, après une soigneuse et diligente recherche, elle ne produise un secours au roi très-effectif.

Que, si au lieu de la faire avancer par tous ceux à qui le roi ou les communautés payent gages, appointements ou pensions, on se contente de la rabattre sur le payement, elle en sera incomparablement moins à charge et mieux payée, et on s’épargnera les plaintes et les murmures d’une infinité de gens.

Il est à remarquer qu’il y a quantité de personnes dans le royaume qui n’ont ni charges, ni qualités marquées, ni biens apparents qui ne laissent pas d’être aisées par les commerces secrets qu’ils font, ou pour avoir tout leur bien en rentes constituées soit sous leur nom ou sous des noms empruntés. Pour ce qui est des commerçants de toute espèce, il ne leur faut donner d’inquiétude que le moins qu’il sera possible, parce qu’on ne saurait trop favoriser le commerce. Et, à l’égard de ceux dont les biens sont en constitution de rentes, il est juste qu’ils en payent leur part comme les autres ; c’est ce qui se fera d’une manière aisée et insensible par cette capitation, sans qu’il soit nécessaire d’y rien ajouter, pas même d’en parler, évitant par ce moyen d’être obligé de fouiller dans le secret des familles, parce que tous les biens du royaume consistant en prés, terres labourables, vignes, bois, bâtiments, bestiaux, charges, pensions et en toutes autres natures de biens énoncés en ce projet, il est certain que toutes les constitutions de rentes, qui n’ont ni peuvent avoir d’autres hypothèques que sur ces biens, s’y trouveront renfermées et en feront partie, et que par là elles payeront la capitation comme toutes les autres, sans qu’il soit besoin d’en faire mention, et que pour la faire payer aux propriétaires, il n’y aura qu’à autoriser et permettre par la déclaration à tous ceux qui payeront la capitation des biens apparents, de la rabattre sur les intérêts de leurs créanciers sur le pied du denier quinze comme sur tous les autres. De cette façon tout le monde payera à proportion de son bien, et il n’y aura que les pauvres, manœuvriers, gens de métier et autres de cette nature, vivant du travail de leurs mains, qui n’en souffriront que peu ou point du tout, qui est à mon avis ce que l’on peut faire de mieux. Moyennant cet expédient, personne ne sera en droit d’alléguer ses dettes pour excuses, puisque la capitation ne fera pas qu’elles leur soient plus à charge, attendu la faculté qu’il y aurait de la rabattre sur ce qu’ils devraient à leurs créanciers.

La chose qui me parait plus nécessaire dans l’établissement de cette capitation, est de trouver moyen de bien faire entendre au public que sa majesté ne prétend s’en servir que jusqu’au moment que la paix sera faite, et qu’aussitôt elle remettra les choses en leur premier état, avec tous les soulagements qu’elle y pourra ajouter. Il y va en cela tellement de son honneur et de sa conscience, que je n’ai pas de termes assez forts pour le pouvoir exprimer.

Au reste, cette méthode me paraît si excellente et si judicieuse, qu’elle pourrait fort bien servir de modèle pour l’établissement des revenus du roi à l’avenir, à l’exclusion de quantité de mauvais impôts qui sont extrêmement à charge aux peuples : 1° tous les nouveaux, et 2° la taille, qui est tombée dans une telle corruption , que les anges du ciel ne pourraient pas venir à bout de la corriger, ni empêcher que les pauvres n’y soient toujours opprimés sans une assistance particulière de Dieu. Mais j’estime qu’on pourrait conserver les suivants, savoir : Le sel réduit à 20 livres le minet, rendu libre et général par tout le royaume, à cause de la juste proportion qui se trouve dans la consommation, étant bien certain que plus les gens sont à leur aise, plus ils en consomment, parce qu’ils font meilleure chère, au contraire des gens malaisés qui la font toujours mauvaise ; l’impôt par muid de vin au cabaret, puisque c’est de l’argent comptant, et que la grande oppression ne retomberait que sur ceux qui en mésusent ; les traites foraines, les douanes extérieures du royaume, à cause des marchandises étrangères ; les eaux-de-vie et le tabac, à cause du mésusé ; le papier timbré, pour la punition des plaideurs ; un impôt sur le thé, le café, le chocolat, par la même raison ; l’article des bois, les postes modérées d’un tiers ou tout au moins d’un quart ; tout ce qui peut justement tenir lieu de domaine du roi ; les parties casuelles, modérées en tout ce qui serait de plus raisonnable, ôtant du surplus toutes les douanes intérieures du royaume qui rendent les sujets étrangers les uns aux autres, et ne sont bonnes qu’à l’empêchement du commerce ; en un mot, tout ce qu’il y a de mauvais et d’onéreux dans l’État, qui n’est bon qu’à détruire la basse partie du peuple qui est celle qui, par son travail, soutient et fait subsister la haute, fournit tous les soldats au roi, et qui, par sa chute, ne peut manquer d’entraîner l’autre après soi : sa majesté y trouverait mieux son compte de toute manière, et ôterait le moyen à 200 000 fripons de continuer à s’enrichir par toutes sortes de méchantes voies, au déshonneur de son nom qui est perpétuellement profané aux dépens d’une infinité de pauvres gens qu’ils volent et pillent impunément en toute rencontre, réduisent une grande partie à la mendicité, et faisant déserter et périr l’autre par les extrémités et le désespoir où ils la jettent.

Si ce qui est indiqué dans cet article avait un jour lieu, la noblesse seule en souffrirait quelque chose ; mais le roi a tant de moyens de la bien traiter, d’ailleurs, que ce ne serait pas une affaire que de l’en dédommager, en la privilégiant par de certaines prérogatives utiles et honorables, telles que pourraient être la préférence de tous les bénéfices du royaume depuis 40 000 livres de rentes en sus, toutes les charges de sa maison, tous les gouvernements militaires et provinciaux, les charges de premiers présidents et gens du roi, de ses cours de parlements et chambres des comptes, les magistratures des grandes villes, l’augmentation des justices de leurs terres, en les rendant plus considérables qu’elles ne sont ; le tout en considération de ce que le premier gentilhomme du royaume payerai à l’avenir comme le dernier paysan. Cela se pratique en Hainaut, en Flandre et en plusieurs autres provinces, où il y a de très bonne noblesse qui ne s’en trouve pas plus mal ; aussi ne s’en plaint-elle pas. D’ailleurs, le mal que cela leur ferait serait imaginaire et rien plus, parce que dès à présent leurs fermiers ne payent la taille qu’à leurs dépens ; cela même est cause qu’une terre qui leur vaudrait, par exemple, 4 000 livres de rente ne leur en vaut pas 800, qui est la cinquième partie de déchet sur leur revenu, au lieu que la capitation n’en emporterait que la quinzième. Aussi loin que cette capitation leur fût onéreuse, ils y gagneraient beaucoup.

Supposé enfin que ce projet se trouve utile pour le service de sa majesté, dans la nécessité pressante de l’État, il me resterait un scrupule sur le cœur, si je ne prenais pas la liberté de lui représenter encore une fois qu’il y va de sa conscience, de son honneur et de la conservation de toute la maison royale, de le faire cesser aussitôt que la paix sera faite, attendu que c’est peut-être un des derniers efforts de son autorité sur la liberté de son clergé, de sa noblesse et de ses peuples, et que si on veut bien prendre garde à la conduite de tous les grands États du passé, on trouvera que quand ils ont poussé la liberté de leurs sujets à l’extrémité, tous s’en sont mal trouvés et la plupart ont péri. Il me paraît donc qu’il est juste et très utile, non-seulement de modérer ce projet autant qu’on le pourra, mais de chercher toutes les précautions possibles pour qu’il ne se continue que pendant cette guerre, et ne puisse jamais être renouvelé que dans un cas pareil, si ce n’est que sa majesté voulût prendre le parti indiqué pour la correction de l’arrangement de ses revenus. Que sa majesté ait la bonté de se souvenir que la grandeur des rois ne s’est jamais mesurée que par le nombre de leurs sujets, et que c’est de là d’où dépend toute leur grandeur, leur puissance, leur richesse, et que, sans cela, ils n’ont que de vains titres qui sont à charge à eux-mêmes et à tout le monde et rien plus.

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