René Descartes, de la liberté divine à la liberté humaine

René Descartes, de la liberté divine à la liberté humaine

Par Benoît Malbranque

 

Souvent méconnue ou sous-estimée, la contribution de Descartes au développement du libéralisme apparaît clairement à la lecture de ses œuvres et de sa correspondance. Dans le débat sur la liberté divine, il développe un argumentaire sur les limites de la raison humaine, qui fleurira chez les physiocrates et chez les économistes autrichiens. Sa philosophie du libre-arbitre, du progrès et de l’individu, n’est pas non plus sans une certaine justesse.

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(Extrait de : Benoît Malbranque, Les théoriciens français de la liberté humaine, Institut Coppet, 2020, p. 24-33.)

 

René Descartes (1596-1650), qui ouvre pour nous la modernité par sa conception de la philosophie, de la science et du progrès, se rattache fortement au milieu intellectuel dans lequel il a évolué et qui, de même que les échoppes et les mœurs des cités du temps, était extrêmement typique. Par vue rétrospective, ce milieu apparaît tout dominé par la théologie, cette théologie que Descartes, à l’instar des intellectuels ses contemporains, maîtrisait, à la suite de son instruction au collège des jésuites de La Flèche, et qui l’a toujours marqué, ou du moins suivi, au point que vingt-sept ans après sa sortie du collège jésuite, il pouvait écrire à son ami Mersenne qu’il avait emporté en voyage une somme de Saint Thomas d’Aquin et une Bible, ouvrages dont vraisemblablement il ne pouvait ou ne voulait pas s’affranchir totalement. [1] Ses ouvrages philosophiques subséquents restèrent empreints d’un fort fond théologique, et leur visée, leur objectif, fut en grande partie de nature religieuse : tantôt à fournir la preuve de l’existence de Dieu, tantôt de celle de l’immortalité de l’âme, entre autres choses.

Dans son examen de la notion de liberté, Descartes poursuivait, tout en s’en démarquant, les discussions engagées par les théologiens, à la suite de Saint Augustin, de Saint Thomas d’Aquin, et à travers des auteurs comme Francisco Suárez, Pierre de Bérulle, ou Guillaume Gibieuf, dont naturellement nous n’aurons pas à rendre un compte précis ici.

La première entrée de Descartes dans le champ de la question de la liberté, concerne une sorte de liberté qui nous paraîtra un peu vieillie : c’est celle de la liberté divine.

L’affaire, en elle-même, est assez simple. Nous savons que deux et deux font quatre et que cette vérité n’est affaire ni de temps ni de lieu. Nous savons pareillement que la somme des trois angles d’un triangle est égale à deux droits, et nous tenons cette vérité pour également nécessaire, dans le sens où il en est de l’essence d’un triangle d’avoir cette propriété, en sorte qu’on ne pourrait concevoir un triangle qui ne satisfasse pas à cette règle.

Or c’est une question sérieusement, je dirais même âprement débattue à cette époque, que de savoir si Dieu aurait pu faire qu’il en soit autrement. C’est le débat de la liberté divine, un débat étonnant pour nous, futile en apparence, et qui cependant a conditionné une grande partie des premières discussions sur la notion de liberté, qu’on pourrait dire humaine, en comparaison.

Si Dieu est tout-puissant, comme il doit l’être évidemment selon la conception que s’en fait le chrétien, alors il aurait pu très bien, lorsqu’il a conçu le monde, faire que les principes que nous tenons pour certains ne soient pas : que par exemple les trois angles d’un triangle ne soient pas égaux à deux droits.

C’était, dans cette grande controverse, l’opinion de Descartes. « Je dis, écrivait-il au Père Marin Mersenne, que Dieu a été aussi libre de faire qu’il ne fût pas vrai que toutes les lignes tirées du centre à la circonférence fussent égales, comme de ne pas créer le monde. » [2] Cette position sauvegardait en Dieu la toute-puissance, tout en la raccordant à la certitude invincible des vérités premières, telles que deux et deux font quatre. « Encore que Dieu ait voulu que quelques vérités fussent nécessaires, écrit Descartes, ce n’est pas à dire qu’il les ait nécessairement voulues ; car c’est toute autre chose de vouloir qu’elles fussent nécessaires, et de le vouloir nécessairement, ou d’être nécessité à le vouloir. » [3] Autrement dit, Dieu a été libre dans la création des vérités nécessaires : et Descartes le professera contre l’opinion contraire de certains théologiens, comme Suárez, pour qui Dieu étant parfait, il connaît parfaitement toutes les vérités, mais cela n’implique pas qu’il aurait pu les faire autre qu’elles sont ; ou comme Bérulle, pour qui les vérités émanent de Dieu comme les rayons émanent du soleil, c’est-à-dire qu’elles sont issues de lui, elles sont en lui, mais on ne peut dire qu’il les crée librement.

La position « libérale » de Descartes ouvrait néanmoins plusieurs difficultés : la première, c’est que lorsqu’on dit de Dieu qu’il a pu faire que les lignes du centre à la circonférence ne soient pas égales dans un cercle, on n’explique pas comment il aurait pu faire cela autrement, c’est-à-dire quelle possibilité il avait en effet de produire la chose différemment.

Là intervient un argument de Descartes qui me semble trop peu examiné, qui d’ailleurs tempère fortement l’image un peu dogmatique qu’on a de lui, et qui ouvre des perspectives tout à fait intéressantes. C’est l’argument des limites de la raison humaine.

C’est le même argument qu’il développait déjà dans son premier écrit d’importance, les Règles pour la direction de l’esprit : « Rien ne me semble plus absurde, y écrivait-il, que de discuter hardiment sur les mystères de la nature, sur l’influence des cieux sur notre terre, sur la prédiction de l’avenir et autres choses semblables, et de n’avoir cependant jamais cherché si la raison humaine est capable de découvrir ces choses. » [4] Et il pose ainsi en effet cette règle, qu’« il ne faut s’occuper que des objets dont notre esprit paraît capable d’acquérir une connaissance certaine et indubitable », avant de prouver pourquoi, en s’arrêtant devant les recherches qui « dépassent les bornes de l’intelligence humaine », l’homme fait preuve de sagesse et de savoir, et non de maladresse ou d’inhabilité. [5]

En l’espèce, certainement si Dieu est tout-puissant et indifférent, c’est-à-dire s’il aurait pu créer ou ne pas créer le monde, le créer dans le temps ou de toute éternité, et selon tel principe ou tel autre, alors il a pu faire qu’une vérité aujourd’hui nécessaire ne soit pas. Mais il est vain, nous dit Descartes, de chercher à sonder pourquoi il s’est arrêté à créer le monde, à le créer dans le temps, et a fait que les principes que nous reconnaissons comme vrais, le soient en effet, comme il est vain de rechercher comment il aurait pu œuvrer différemment. La raison humaine est trop faible pour examiner de telles questions, et on peut dire de celles-ci que proprement elles dépassent les limites de la connaissance. « Je ne me dois point étonner, si mon intelligence n’est pas capable de comprendre pourquoi Dieu fait ce qu’il fait, et qu’ainsi je n’ai aucune raison de douter de son existence, de ce que peut-être je vois par expérience beaucoup d’autres choses, sans pouvoir comprendre pour quelle raison ni comment Dieu les a produites. Car, sachant déjà que ma nature est extrêmement faible et limitée, et que celle de Dieu au contraire est immense, incompréhensible et infinie, je n’ai plus de peine à reconnaître qu’il y a une infinité de choses en sa puissance desquelles les causes surpassent la portée de mon esprit. » [6]

Approfondissant la liberté divine de constituer un monde où les vérités que nous connaissons ne soient pas, Descartes écrit en effet : « Je n’oserais même pas dire que Dieu ne peut pas faire qu’une montagne soit sans vallée, ou qu’un et deux ne fassent pas trois ; mais je dis seulement qu’il m’a donné un esprit de telle nature que je ne saurais concevoir une montagne sans vallée ou une somme d’un et de deux qui ne soit pas trois ». [7] Ou en termes plus philosophiques, que « notre esprit est fini, et créé de telle nature qu’il peut concevoir comme possibles les choses que Dieu a voulu être véritablement possibles, mais non pas de telle sorte qu’il puisse aussi concevoir comme possibles celles que Dieu aurait pu rendre possibles, mais qu’il a toutefois voulu rendre impossibles. » [8] On ne peut tout simplement pas appliquer à l’entendement divin ce qu’on applique à notre propre entendement ; par conséquent, dire que nous ne concevons pas comment telle vérité puisse être autrement, ne signifie pas que Dieu ne puisse la concevoir autrement. Dieu peut très bien avoir créé librement des choses nécessaires, c’est-à-dire que, comme un roi donne des lois aux sujets de son royaume[9], il peut avoir choisi librement que deux et deux feront quatre, et que pour nous il n’en pourra pas être autrement.

Au-delà des apparences, l’argument est précieux, et ce pour deux raisons. D’abord parce qu’il rappelle que Descartes n’était pas un dogmatique de la raison, un rationaliste à tout prix, comme beaucoup ont voulu le représenter ; et j’ai en tête ici en particulier Friedrich A. Hayek, qui caractérisait le cartésianisme comme une tradition intellectuelle profondément antilibérale ; mais j’aurai l’occasion d’y revenir. La seconde raison, c’est que s’il est des domaines qui dépassent les limites de la connaissance humaine, il peut en être dit ainsi de certaines agitations et menées des hommes, qu’on prétend courber sous le joug uniforme d’une autorité supérieure. Ce sera le grand message des intellectuels libéraux français du XVIIIesiècle : il est certaines opérations, économiques et sociales, où l’autorité ne peut produire un résultat aussi satisfaisant que l’amas des volontés individuelles le pourrait, et où il convient par conséquent de laisser faire. « Un grand État ne peut ni ne doit être gouverné comme une famille où des yeux médiocres peuvent tout voir, tout compter, tout arranger en détail » dira le physiocrate Louis-Paul Abeille. [10] Or ceci est déjà contenu, en essence, chez Descartes.

Car celui-ci ne cantonne pas son appel aux limites de la raison à la question des motifs de Dieu. Ayant en vue la défense de la foi et de ses vérités, Descartes se concentrait naturellement sur cette connaissance de la divinité que nous pourrions avoir, connaissance imparfaite et « accommodée à la petite capacité de nos esprits »[11].  Mais il donnait encore, dans un ordre plus concret, d’autres exemples, comme celui du chiliogone, un polygone de mille côtés. « Que si je veux penser à un chiliogone, je conçois bien à la vérité que c’est une figure composée de mille côtés, aussi facilement que je conçois qu’un triangle est une figure composée de trois côtés seulement, mais je ne puis pas imaginer les mille côtés d’un chiliogone, comme je fais les trois d’un triangle, ni pour ainsi dire, les regarder comme présents avec les yeux de mon esprit. » [12] Ce n’est donc pas uniquement par l’infini, par le divin, qu’on touche les limites de notre raison ; c’est aussi par le trop complexe.

Descartes reçut plusieurs objections d’ordre théologique à ses principes, tel que celui-ci : si Dieu a créé librement les lois qui sont désormais pour nous des nécessités, peut-il en créer désormais d’autres, différentes et même contradictoires aux premières, et nous les imposer à nouveau comme nécessaires ? À cela Descartes trouvait dans la théologie une réponse aisée : Dieu étant un être parfait, et embrassant toute chose, il ne peut pas changer de volonté à un certain moment du temps, car cela emporterait contradiction : ou qu’il n’avait pas créé le monde parfaitement d’emblée, ou qu’il n’avait pas eu connaissance d’éléments qui lui ferait choisir désormais certaines dispositions qu’il n’avait d’abord pas choisies. [13] D’après Descartes, la perfection divine emporte la parfaite connaissance des fins et des moyens ; par conséquent Dieu avait parfaitement produit son œuvre ; par conséquent encore celui-ci n’aurait aucune raison de le refaire autrement qu’il n’est, et de changer les vérités que nous tenons pour certaines. Cet argument avait pour Descartes le mérite de la simplicité, quoiqu’il apportait aussi de la confusion dans son système philosophique et dans sa recherche scientifique des lois de la nature, qu’une autre conception théologique aurait pu rendre plus stable et assurée.

Pour donner une assise métaphysique stable et recevable à sa physique, Descartes se devait aussi de fournir des explications sur le libre arbitre et sur l’erreur. Il s’en acquitta de la manière suivante : « J’expérimente en moi-même une certaine puissance de juger, laquelle sans doute j’ai reçue de Dieu, de même que tout le reste des choses que je possède ; et comme il ne voudrait pas m’abuser, il est certain qu’il ne me l’a pas donnée telle que je puisse jamais faillir, lorsque j’en userai comme il faut. » [14] Il n’était en effet pas concevable pour lui d’affirmer que l’erreur provient de Dieu même : ce dernier étant bon et juste, il ne pourrait pas vouloir sciemment me tromper ; étant omniscient, il ne pourrait m’engager par mégarde sur une voie funeste. Dès lors, toutefois, une question se posait : pourquoi Dieu permet-il que je me trompe ?

Descartes répondait à cette interrogation en revenant sur son idée des limites de la raison. Nous nous trompons, non pas parce que Dieu le veut, mais parce que nous sommes des êtres finis, imparfaits. Mais dès lors surgissait une nouvelle objection : pourquoi Dieu, en créant le monde parfait, a-t-il voulu créer l’homme imparfait ; ou encore : pourquoi Dieu nous a-t-il créé libres, si cette liberté est pour nous l’occasion de nous tromper ?

Descartes ne s’en remit pas, ici, à une autre raison que celle qu’on lui a vu employer si fréquemment : Dieu l’a créé ainsi, car il a su que c’était là la perfection ; que nous, humains, ne soyons pas capables de le comprendre, ne résulte de rien d’autre que de l’écart infranchissable qu’il existe entre l’entendement divin et notre propre entendement. Le fait même que nous soyons portés à errer, à nous tromper, peut très bien participer à la perfection du monde, sans que nous ayons aucun moyen cognitif pour le concevoir. La difficulté essentielle vient, d’après notre auteur, de ce que nous avons déduit, du fait que nous avons été créés à l’image de Dieu, et comme le roi de la création, des conséquences qui n’en découlaient pas nécessairement.

Sur la nature de la liberté et du libre arbitre, Descartes fut également amené à produire des considérations personnelles, dans la fin de justifier ses principes philosophiques. Sur ce point il soutint que la libre volonté, en tant que puissance, est illimitée, et à ce titre qu’elle peut être dite aussi grande que celle de Dieu ; que cependant elle n’est ni aussi éclairée, ni aussi efficace, et c’est pourquoi l’homme peut se tromper. Certainement je suis libre de désirer telle ou telle fin, et de choisir tel ou tel moyen pour l’obtenir ; mais ce choix procédant à partir d’une intelligence bornée, me conduit fréquemment à l’erreur, et d’autant plus que je ne saurais employer justement ma raison.

L’erreur provient ainsi d’une défaillance de l’usage de notre libre arbitre, et il ne tient qu’à nous de raisonner judicieusement, en jugeant d’après une perception juste et distincte des choses. L’homme, de ce point de vue, peut se libérer de l’erreur : c’est en jugeant sainement des choses qu’il soumet à sa volonté, et ensuite, ce qu’il ne faut pas oublier, en s’abstenant de juger des choses qui dépassent son entendement. Dès lors, quand Descartes affirme que la science peut être parfaite, et qu’il ne tient qu’à nous de la rendre telle, il faut le prendre au mot, quoique ce soit sans oublier que dans sa conception il existe aussi des choses au-delà de la science, par exemple les notions de la divinité. « Car en effet ce n’est point une imperfection en Dieu, de ce qu’il m’a donné la liberté de donner mon jugement, ou de ne le pas donner, sur certaines choses dont il n’a pas mis une claire et distincte connaissance en mon entendement ; mais sans doute c’est en moi une imperfection, de ce que je n’en use pas bien, et que je donne témérairement mon jugement, sur des choses que je ne conçois qu’avec obscurité et confusion. » [15]

Dans son appréciation du libre arbitre (ou franc arbitre, comme l’on disait aussi), Descartes se heurtait à diverses représentations théologiques. Le grand Luis de Molina soutenait par exemple que nous sommes libres lorsque notre volonté peut se porter indifféremment sur l’un des objets de choix. Descartes récusa cette représentation, et la renversa. D’après lui, plus nous nous sentons attirés vers l’un des objets de choix, conduits par l’exercice de notre raison et de notre jugement, plus nous pouvons dire que nous choisissons librement : la conviction que nous avons de choisir bien, en affaiblissant notre indifférence entre les partis à prendre, renforce par cela même notre liberté. Pour citer ses mots, « cette indifférence que je sens lorsque je ne suis point emporté vers un côté plutôt que vers un autre par le poids d’aucune raison, est le plus bas degré de la liberté, et fait plutôt paraître un défaut dans la connaissance qu’une perfection dans la volonté : car si je connaissais toujours clairement ce qui est vrai et ce qui est bon, je ne serais jamais en peine de délibérer quel jugement et quel choix je devrais faire ; et ainsi je serais entièrement libre, sans jamais être indifférent. » [16] Aussi chez lui la liberté ne consiste pas à demeurer indifférent entre deux options qui nous seraient également ouvertes, mais à pencher délibérément vers l’une ou vers l’autre, selon ce que nous dicte notre conscience.

Concevoir la liberté parfaite comme une pure indifférence serait au surplus, selon notre auteur, méconnaître la distance immense qu’il existe entre l’homme et Dieu. Dieu peut être dit indifférent dans ses choix, dans la mesure où ceux-ci produisent ou emportent avec eux la conception du bien et du mal. Or l’homme, en délibérant sur ses choix, trouve déjà existante la notion du bien et du mal, et il ne pourrait être indifférent qu’en restant ignorant et incapable de raisonner. [17]

À travers son examen de la liberté divine et humaine, Descartes mettait ainsi en valeur les limites de la raison et l’incapacité de notre entendement à expliquer et comprendre certains phénomènes qui nous dépassent.

Il m’a paru très nécessaire d’évoquer ces idées en commençant, d’abord pour leur caractère fondateur, pour leur influence subséquente, quoique parfois discrète, sur les théoriciens de la liberté des siècles suivants ; mais aussi parce que leur interprète lui même, Descartes, a été, comme Montaigne, dont nous parlerons plus tard, l’objet de critiques tout à fait injustifiées, de la part de gens qui soit ne l’avaient pas lu en entier ou correctement, soit qui cherchaient désespérément un bouc-émissaire et qui imaginèrent que l’un et l’autre faisaient bien l’affaire.

Dans plusieurs de ses travaux, Friedrich A. Hayek critiqua ce qu’il appelait le constructivisme rationaliste, hérité de Descartes. Après avoir peut-être lu Descartes comme celui-ci craignait de l’être, c’est-à-dire « comme un roman, pour se désennuyer, et sans y avoir grande attention »[18], Hayek soutient que par ses « flatteuses suppositions sur les pouvoirs illimités de la raison humaine »[19] (sic), le cartésianisme aboutit à construire des utopies sur du sable mouvant et pave finalement la voie des totalitarismes. L’examen attentif des idées de Descartes prouve cependant que celui-ci maintenait côte à côte un programme scientifique ambitieux et une grande clairvoyance sur les limites de la raison humaine ; et il n’y a rien d’étonnant à ce que les derniers mots des Méditations soient précisément employés pour clamer une dernière fois qu’« il faut reconnaître l’infirmité et la faiblesse de notre nature ». [20] Loin d’aboutir à un culte de la raison, la philosophie cartésienne, bien comprise, ouvre même la voie, comme nous l’avons montré, à l’une des inspirations les plus géniales des penseurs libéraux du XVIIIsiècle, à savoir ce que nous appellerions l’impossibilité du planisme.

Au-delà, on peut même prouver que le cartésianisme inspira la recherche de lois et de principes dans le domaine de la politique et de l’économie, qui étaient restés longtemps les esclaves des préjugés et de la routine.

On retrouve ce programme assez révolutionnaire, socle du mouvement des Lumières, dans l’éloge de Descartes par Antoine-Léonard Thomas, où on lit que : « L’art de procurer aux société la plus grande somme de bonheur possible est une des branches de philosophie des plus intéressantes ; et peut-être dans toute l’Europe est-elle moins avancée que n’était la physique avant la naissance de Descartes. Il y a des préjugés non moins puissants à renverser. Il y a d’anciens systèmes à détruire ; il y a des opinions et des coutumes funestes, et qui n’ont cessé de paraître telles que par l’empire de l’habitude. Les hommes réfléchissent si peu, qu’un mal qui se fait depuis cent ans leur paraît presque un bien. Ce serait une grande entreprise d’appliquer le doute de Descartes à ces objets, de les examiner pièce à pièce comme il examina ses idées, de faire une revue générale des coutumes, des usages et des lois, comme il fit la revue des systèmes, et de ne juger de tout que d’après sa grande maxime de l’évidence. » [21] L’année qui suivit cet Éloge, le physiocrate G.-F. Le Trosne reproduisait la même pensée, en l’appliquant aux questions économiques. Trois ans après avoir introduit dans les langues de l’Europe le mot « économiste », et tandis qu’à Paris, un professeur écossais du nom d’Adam Smith se faisait recevoir dans les salons, Le Trosne soulignait l’importance d’appliquer la méthode de Descartes, celle du doute, dans cette nouvelle science de l’économie politique : « Il s’agit de revenir sur les principes qu’on a suivis, particulièrement depuis un siècle, écrit-il ; de repasser sur toutes les opinions reçues, de les soumettre à une révision exacte, afin de ne rien admettre dont l’évidence n’ait été vérifiée, et d’appliquer le doute universel de Descartes à tous les points de la science économique. »[22] Le même Le Trosne était l’un des plus ardents avocats du laissez faire, principe auquel il fallait accorder la préférence, d’après lui, dans tous les domaines de la vie sociale où l’intervention de l’autorité ne pouvait que provoquer des dérangements. « C’est une maladie dont il serait bien temps de nous guérir, soulignait-il, que celle de vouloir tout régler, tout ordonner, et tout soumettre à nos vues si faibles et si courtes. » [23] Et constatant les méfaits de l’intervention publique dans la marche du commerce des grains, il en accusait les limites de la raison. « Tout ce désordre vient de ce que les hommes ont voulu administrer ce qui, de sa nature, doit être abandonné au libre concours des intérêts particuliers. En entreprenant de diriger le commerce et de gouverner les prix, ils ont méconnu la portée de leur faible intelligence ; ils ont essayé de tenir une balance qui leur échappe, et dont la direction surpasse leur pouvoir et leur force. » [24] Ce langage ne nous paraît-il pas un peu familier ?

Descartes est peut-être, tout bien considéré, un héros oublié du libéralisme français. Il a parlé de la liberté toute sa vie, dans des œuvres multiples et qui ouvrirent des perspectives nouvelles aux esprits qui entamèrent plus distinctement que lui l’édification du socle théorique libéral. Il a aussi vécu en homme libre, quittant l’atmosphère intellectuellement étouffante de Paris, pour rejoindre une contrée aussi riche que libre, la Hollande, et son « grand peuple fort actif et plus soigneux de ses propres affaires que curieux de celles d’autrui ». [25]

Comme cela est bien connu, la pensée de Descartes eut un impact considérable et son effet fut tout à fait révolutionnaire : tandis qu’à son époque on estimait encore une théorie et un auteur par son ancienneté et sa capacité à avoir résisté au temps, lui sapait sciemment les fondements de l’autorité dans le domaine de la connaissance, et appelait à douter méthodiquement pour construire une science ferme et sûre, quoique nécessairement limitée par les bornes de la raison humaine. Ce fut un philosophe du progrès, en des temps où l’on n’estimait guère que la conservation.

Sa philosophie était celle de l’individu contre la masse, comme on ne le perçoit encore que trop faiblement. Nous citerons plus tard, en évoquant la question de la démocratie, ses propos sur la probabilité avec laquelle un individu unique peut se retrouver seul détenteur de la vérité, quand tout le siècle déraisonne, et qu’ainsi le faire taire, parce qu’il est dans la minorité, est proprement un acte aberrant. [26] À un autre endroit du Discours de la méthode, Descartes affirmait également qu’on trouverait plus aisément la vérité chez un homme qui raisonne pour son propre intérêt, que chez celui qui tisse des plans destinés à l’humanité ou à se faire valoir. Ce n’est peut-être pas une idée impropre pour achever ce chapitre. « Il me semblait, écrit-il, que je pourrais rencontrer beaucoup plus de vérité dans les raisonnements que chacun fait touchant les affaires qui lui importent, et dont l’événement le doit punir bientôt après s’il a mal jugé, que dans ceux que fait un homme de lettres dans son cabinet, touchant des spéculations qui ne produisent aucun effet, et qui ne lui sont d’autre conséquence, sinon que peut-être il en tirera d’autant plus de vanité qu’elles seront plus éloignées du sens commun, à cause qu’il aura dû employer d’autant plus d’esprit et d’artifice à tâcher de les rendre vraisemblables. » [27] De cette réflexion, jointe aux autres, à la doctrine de la liberté, il n’y avait guère que quelques pas.

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[1] Lettre à Mersenne, 25 décembre 1639 ; Correspondance de Descartes, éd. PUF, 1941, vol. III, p. 301

[2] Lettre à Mersenne, 27 mai 1630 ; Œuvres et Lettres, éd. Pléiade, p. 938.

[3] Lettre à Mesland, 2 mai 1644 ; Œuvres et Lettres, éd. Pléiade, p. 1167.

[4] Règles pour la direction de l’esprit ; Œuvres et Lettres, éd. Pléiade, p. 65.

[5] Ibid., p. 39, 64.

[6] Méditations Œuvres et Lettres, éd. Pléiade, p. 303.

[7] Lettre à Arnauld, 29 juillet 1648 ; Œuvres et Lettres, éd. Pléiade, 1309-1310.

[8] Lettre à Mesland, 2 mai 1644 ; Œuvres et Lettres, éd. Pléiade, p. 1167.

[9] Lettre à Mersenne, 15 avril 1630 ; Œuvres et Lettres, éd. Pléiade, p. 933.

[10] Louis-Paul Abeille, Principes sur la liberté du commerce des grains, 1768, p. 100.

[11] Méditations, Réponses aux objections ; Œuvres et Lettres, éd. Pléiade, p. 354.

[12] Méditations Œuvres et Lettres, éd. Pléiade, p. 318.

[13] Lettre à Mersenne, 15 avril 1630 ; Œuvres et Lettres, éd. Pléiade, p. 934.

[14] Méditations Œuvres et Lettres, éd. Pléiade, p. 301-302.

[15] Méditations Œuvres et Lettres, éd. Pléiade, p. 308.

[16] Ibid., p. 305.

[17] Méditations, Réponses aux objections ; Œuvres et Lettres, éd. Pléiade, p. 535-536.

[18] Ibid., p. 372.

[19] F. Hayek, La Constitution de la Liberté[1960], éd. Institut Coppet, p. 83.

[20] Méditations Œuvres et Lettres, éd. Pléiade, p. 334.

[21] A.-L. Thomas, Éloge de Descartes, 1765 ; Œuvres complètes de A.-L. Thomas, 1825, vol. III, p. 382-383.

[22] Journal de l’agriculture, du commerce et des finances, juillet 1766, p. 60.

[23] Éphémérides du citoyen, 1765, volume I, p. 70.

[24] Lettres à un ami sur les avantages de la liberté du commerce des grains et le danger des prohibitions, 1768, p. 52

[25] Discours de la méthode ; Œuvres et Lettres, éd. Pléiade, p. 146.

[26] Règles pour la direction de l’esprit, Œuvres et Lettres, éd. Pléiade, p. 43.

[27] Discours de la méthode ; Œuvres et Lettres, éd. Pléiade, p. 131.

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