Révision du code Napoléon, par Anselme Batbie

« L’économie politique a démontré que notre Code était trop réglementaire ; qu’il restreignait souvent la liberté des conventions ; qu’il limitait la propriété privée dans des circonstances trop nombreuses. Une révision facile à faire rendrait aux conventions la liberté qu’elles doivent avoir ».

RÉVISION DU CODE NAPOLÉON

Par M. BATBIE

Professeur d’économie politique à la Faculté de droit de Paris

Mémoire lu à l’Académie des sciences morales et politiques les 23 et 30 décembre 1865.

 

Paris, 1866.

 

 

RÉVISION DU CODE NAPOLÉON

 

Dans toute société qui progresse, les lois, même les mieux faites, même celles qui ont été accueillies par d’unanimes éloges, sont, après un temps plus ou moins long, en désaccord avec les faits moraux et économiques. La jurisprudence s’efforce d’abord, par une interprétation aussi large que possible, de plier les textes aux besoins nouveaux ; mais un moment arrive, tôt ou tard, où ce procédé est impuissant parce que le texte résiste, qu’il est impossible de le plier, même de le tourner, et qu’il faut l’appliquer ou le briser. Ce conflit se produit surtout dans les pays où la législation est codifiée, où on n’a presque rien laissé à la coutume, où les pouvoirs du juge sont limités par des textes précis et obligatoires. Partout où, comme chez nous, l’on pratique le principe : optima lex quæminimum judici, les ressources de la jurisprudence sont vite épuisées et les remaniements de la législation deviennent nécessaires après quelques années. Je suis loin de croire que la codification n’ait pas de grands avantages ; la clarté qui en résulte et la facilité qu’elle offre à ceux qui veulent connaître la loi sont des mérites très précieux, dont la valeur pratique est supérieure à toutes les considérations que fait valoir l’école historique. Mais il y aurait erreur à mettre au nombre des qualités d’une législation codifiée l’immobilité résultant de la difficulté qu’offre toujours le remaniement d’un corps de lois. À diverses reprises notre législation pénale a été modifiée ; plusieurs titres de notre Code de procédure ont été simplifiés ; si le Code de commerce est demeuré à peu près tel qu’il sortit des mains de ses rédacteurs, c’est que dans les matières dont il traite la puissance de la coutume est très grande ; d’ailleurs le titre des faillites a été retouché en 1858 et il est probable que, dans la session prochaine, le Corps législatif discutera un projet de loi sur les sociétés. Le Code Napoléon, au contraire, n’a presque pas été changé ; les quelques modifications qu’il a éprouvées portent sur des détails secondaires, dont l’importance ne peut pas être contestée, mais qui paraît petite à ceux dont l’esprit considère l’ensemble de la législation.À quelles raisons faut-il attribuer cette résistance du Code civil ? Tient-elle à la supériorité de la rédaction ou à la nature des droits qui en sont la matière ? Elle résulte peut-être de la combinaison de ces deux causes : car le Code civil fut préparé avec un sain particulier et par des hommes d’un esprit éminent, tandis que les autres parties de la législation impériale furent l’œuvre hâtive de praticiens. D’un autre côté, les rapports privés ont depuis longtemps été étudiés et réglés ; il en est un grand nombre pour lesquels le progrès n’est guère possible, de sorte que la permanence du fond a concouru au même résultat que la maturité de la rédaction.

Le Code civil, si on le juge comme œuvre politique et sociale, mérite les éloges qui lui ont été donnés. Il remplaça heureusement les coutumes diverses qui se partageaient le territoire de la France ; il fit revivre d’anciennes dispositions et les associa, dans un mélange fait avec intelligence, aux principes de la Révolution ; il dissipa plusieurs idées excessives nées au milieu de l’agitation révolutionnaire et que ne pouvait pas adopter une société régulière. En un mot, il consomma, dans l’ordre des intérêts privés, cette réconciliation de l’ancien et du nouveau régime que poursuivait, dans toutes les directions, la politique du premier Consul. Sa rédaction a de grandes qualités ; elle est simple et sa clarté répond généralement aux besoins de la pratique. Quelques négligences trahissent par intervalles la précipitation de rédacteurs qui se pressent sous les ordres d’une volonté puissante. N’importe; ces imperfections ne doivent pas nous empêcher de reconnaître que, même dans sa forme, le Code civil est une œuvre remarquable.

J’ai noté cependant quelques articles qui ne sont pas en harmonie avec les principes du droit individuel, et notamment de la propriété et de la liberté des conventions. Dans presque tous les titres on trouve des restrictions qui enchaînent inutilement la volonté des parties. Les unes s’expliquent par d’anciennes coutumes dont elles sont un reste, et les autres par cette tendance à réglementer et à prévoir qui a été, à toutes les époques, le caractère de la loi française. Nous allons passer en revue les dispositions auxquelles je viens de faire allusion ; cet examen démontrera qu’elles sont assez nombreuses et assez importantes pour expliquer un remaniement du Code Napoléon, dans un sens favorable à la liberté des parties qui agissent ou contractent.

Mon intention n’est pas d’embrasser dans ce travail tous les points de vue auxquels pourrait être entreprise la révision du Code. Je laisse aux jurisconsultes le soin de signaler les inexactitudes qui se sont glissées dans la rédaction, les lacunes qu’il faudrait combler et les controverses qu’il serait bon d’éteindre; je laisse aux philosophes les observations qu’il y aurait à faire sur la constitution de la famille et la condition des personnes. Mon but consiste uniquement à réclamer contre les dispositions qui portent inutilement atteinte au droit individuel, à la propriété et à la liberté des conventions.

Avant de commencer, je tiens à écarter tout reproche de témérité ou d’outrecuidance. La plus grande partie des modifications que je proposerai ont déjà été demandées par des jurisconsultes ou des publicistes qui m’ont précédé. Mon travail sera principalement la réunion de critiques qui sont éparses dans un grand nombre d’ouvrages ; les observations qui viendront de moi n’occuperont que la plus petite place. Toute mon audace se réduira donc à réunir ce qui est séparé et à faire remarquer, en le concentrant, ce qui passait inaperçu par suite de sa division. — Je suivrai l’ordre des titres du Code Napoléon.

L’acquisition de la qualité de Français n’est pas chose facile, car notre loi exige que l’étranger obtienne l’autorisation de fixer son domicile en France, qu’il y réside pendant dix ans et qu’après cette épreuve prolongée il reçoive la qualité de Français par un décret du chef de l’État (loi du 3 décembre 1849). La durée de la résidence peut cependant être réduite de dix à un an, toutes les fois que l’étranger a rendu quelques services signalés à la France. Les entraves que cette législation oppose à la naturalisation me paraissent s’éloigner beaucoup des habitudes de large hospitalité qui caractérisent notre nation et de la tendance qu’a toujours eue notre législateur à favoriser ce qui pouvait attirer l’étranger parmi nous. Cette exception s’explique-t-elle par quelque raison puissante, par quelque intérêt national d’importance ? Après avoir longtemps cherché, je n’en ai trouvé aucun. Si l’étranger mérite qu’on le reçoive, pourquoi l’obliger, pendant dix ans, à n’avoir pas de patrie ?Ce qui me paraît surtout difficile à expliquer c’est que l’on repousse pendant un an l’étranger qui, après avoir rendu à notre pays un service signalé, demande à être agrégé à un peuple dont il a bien mérité avant d’en faire partie. Pourquoi tarder à faire une si bonne acquisition ? Pourquoi perdre pendant un an le concours précieux d’un citoyen distingué ? La qualité de Français a certainement un fort grand prix, et d’avance je déclare détestable tout ce qui tendrait à l’avilir ; maisje trouve excessives les dispositions qui entravent la volonté du souverain. Notre loi enlève sa nationalité à l’étranger qui se fait naturaliser en France ; n’est-ce pas là un frein à la fréquence des naturalisations ? Chacun tient suffisamment à garder sa nationalité d’origine pour qu’on n’ait pas à craindre l’invasion des étrangers parmi nous. Il serait d’ailleurs facile de tout concilier. Qu’on laisse subsister la législation actuelle et qu’on y ajoute seulement un article en vertu duquel la qualité de Français pourra être conférée, par une loi d’intérêt privé, sans condition de résidence antérieure et à la charge seulement d’établir à l’avenir son domicile en France. Le pouvoir législatif n’est-il pas une garantie suffisante pour rassurer contre l’abus de la faculté de naturaliser ? Avec de telles précautions, avec la disposition qui fait perdre la nationalité d’origineà celui qui est naturalisé Français, avec l’autorisation du pouvoir le plus élevé, il n’y a pas à craindre que le titre de Français soit diminué par une trop grande facilité à le donner. Il ne sera ni trop demandé ni trop accordé. La liberté du pouvoir et des individus y aura cependant beaucoup gagné, car elle sera délivrée d’entraves qui peuvent, dans certains cas, être fort gênantes et empêcher, par le découragement, des naturalisations qui seraient très désirables.

Qu’oppose-t-on à cette modification ? Qu’elle n’aura qu’un résultat presque nul, que la somme des faits ne variera pas, que le changement ne profitera qu’à un petit nombre d’individus, et qu’il n’est pas bon de toucher à notre loi pour quelques cas exceptionnels. Est-ce bien comprendre la liberté ? Les moyennes ne sont qu’une abstraction, et elles importent assez peu à ceux qui se trouvent dans l’exception. Alors même qu’une disposition restrictive ne gênerait qu’une seule personne, il serait bon de la supprimer, si on le pouvait sans nuire aux autres. L’entrave est ressentie par des personnes vivantes ; n’y a-t-il pas cruauté à leur répondre, quand elles se plaignent, que la moyenne se tait et que la majorité parait être contente ? Autant vaudrait dire à ceux qui s’éteignent à vingt ans qu’ils sont bien heureux, puisque la moyenne s’est, dans ces derniers temps, élevée de trente-trois à trente-sept ou trente-huit ans ! Les moyennes sont excellentes pour se rendre compte de l’effet d’une restriction nécessaire ; mais si la restriction est inutile, la seule chose dont il y ait à tenir compte, c’est la liberté des individus, même de ceux qui sont dans l’exception. En résumé, je demande le chef du pouvoir exécutif continue à naturaliser conformément à loi du 5 décembre 1849 et qu’on accorde au pouvoir législatif la faculté de conférer la qualité de français en dehors des conditions prescrite par la loi générale.

L’attribution des actes de l’état civil au maire a été un grand progrès pour la liberté de conscience. Je crois cependant que la séparation de la religion et du civil a été faite d’une manière excessive, et que les législateurs ont cédé à une réaction extrême contre la puissance du clergé. Que demande la liberté de conscience ? Que la célébration devant le maire soit suffisante ; que l’athée, s’il en existe, puisse se marier ; que la loi enfin n’exige aucun acte qui soit contraire à la pensée intime des futurs. Mais la même liberté de conscience demande aussi que si un époux civilement marié ne veut pas, au mépris d’une promesse formelle ou tacite, ajouter la célébration religieuse à la célébration civile, il ne puisse pas contraindre à la cohabitation l’autre futur époux, qui voit un concubinage dans toute relation sexuelle non consacrée par la religion. Celui qui a promis d’aller à l’église, au temple ou à la synagogue, et qui, au sortir de la mairie, refuse de tenir sa promesse, ne mérite pas la protection de la loi, et j’ajoute qu’il y a oppression dans une disposition qui fait violence au conjoint trompé, dont les convictions religieuses s’opposent à la cohabitation. Je sais bien que ce fait se produira rarement, et que presque toujours les époux tiendront leurs engagements ; mais l’oppression n’est que plus cruelle lorsque l’opprimé est seul, pessima servitus unius. Encore une fois, les moyennes ne font pas qu’une loi soit juste dans les cas particuliers, et lorsque la prohibition n’est pas demandée par l’intérêt général, il est digne d’un législateur éclairé d’assurer la liberté des parties même dans les cas les plus rares[1]. Je voudrais donc que, devant l’officier de l’état civil, les conjoints déclarassent s’ils entendent célébrer leur mariage religieusement ou non. Si non, le mariage civil serait définitif ; si oui, la loi ne reconnaîtrait le mariage qu’autant qu’on justifierait de la célébration religieuse. Ainsi se concilierait le droit individuel avec l’intérêt général, et satisfaction serait donnée à la liberté de conscience d’une manière pleine. Ainsi disparaîtrait une oppression qui ne sera, j’en conviens, que fort rare, mais qui est possible, et qui serait assurément cruelle pour ceux qui auraient le malheur de se trouver dans l’exception.

Un autre exemple des mauvais effets que peut produire une réaction exagérée contre des dispositions vicieuses, se trouve dans la loi sur l’abolition de la mort civile (loi du 31 mai 1854). Certes, c’était une loi barbare que celle qui dissolvait le mariage du mort civilement, séparait des époux qui voulaient rester unis, condamnait à la bâtardise les enfants nés de cette admirable fidélité dans l’infortune, en un mot, défendait l’époux du condamné de croire à l’innocence de son conjoint. Mais la loi nouvelle a aussi son genre de cruauté : elle force à rester unis des conjoints dont l’un est flétri et inspire de l’horreur à l’autre. Le conjoint ne peut que demander la séparation de corps, et, s’il est jeune, sa vie ne sera qu’un long célibat. Au lieu de dissoudre le mariage, comme le faisait le Code Napoléon (art. 227 C. N.), au lieu de le maintenir absolument, comme le fait la loi nouvelle, il aurait été juste de permettre au conjoint du condamné de demander la dissolution du mariage, et de la faire prononcer en justice. En lui permettant de choisir entre la fidélité au condamné qu’il croit innocent, et la dissolution du mariage, lorsqu’il le juge coupable, la loi aurait pris une juste mesure entre deux extrêmes. La loi du 8 mai 1816 sur la suppression du divorce n’y faisait pas obstacle ; car l’ancien art. 227 du Code Napoléon a coexisté avec la loi du 8 mai 1816. La modification que je viens d’indiquer n’aurait donc été qu’un adoucissement de l’article 227. Telle que je la propose, la disposition ne serait pas un cas de divorce, mais un cas de dissolution, avec cette particularité qu’au lieu d’être forcée, comme elle l’a été jusqu’à 1854, la dissolution ne serait que facultative au gré du conjoint du condamné.

Je passerais sur tout le premier livre du Code civil, si je n’étais retenu par la disposition de l’art. 515, qui permet de donner au prodigue un conseil judiciaire sans l’assistance duquel il ne peut plaider, transiger, aliéner, emprunter ou hypothéquer. Le majeur qui est sain d’esprit doit, selon moi, conserver la libre disposition de sa fortune. Pourquoi tendre un piège aux tiers qui contractent avec lui ? Les personnes qui traitent avec un interdit, ou avec celui dont les facultés sont affaiblies (art. 489 C. N.), sont averties par l’état mental qu’il y aurait imprudence à contracter. Mais le prodigue ne porte aucun des caractères de la démence, et il lui est facile de tromper les tiers, sans qu’il y ait pour ceux-ci un moyen de découvrir l’incapacité. Sans doute, c’est un malheur pour la famille d’avoir pour chef un père prodigue ; pour le père, il est désolant d’avoir un enfant prodigue ; pour les frères et sœurs, il est triste d’avoir un frère prodigue qui, après avoir dévoré sa fortune, retombera probablement à leur charge. Tout cela est vrai ; mais le rôle de la loi ne consiste pas à empêcher ces douleurs, s’il faut pour cela porter atteinte à la liberté du prodigue et tendre des embûches à la bonne foi du public. Il y a d’ailleurs bien des manières de dépenser sa fortune. Les uns dévorent leur bien dans les plaisirs, et les autres dans les projets. Celui-ci a des passions violentes et diverses ; celui-là est poursuivi par une idée à laquelle il sacrifie tout ce qu’il possède. Les tribunaux auront-ils, dans les deux cas, le même pouvoir d’appréciation ? La famille se plaint également du dissipé et du chercheur, de celui que tourmentent les passions et de celui qu’agite une idée, de celui qui sacrifie son bien à la recherche de l’absolu, tout autant que de celui qui le vend pour des maîtresses. Est-il bon de permettre à la justice une immixtion aussi grave dans la manière de vivre des particuliers ? Cependant l’art. 515 l’autorise, à moins qu’on ne restreigne arbitrairement le sens de sa disposition. Sans aller jusqu’au faiseur de projets, l’éleveur qui fait courir, et qui se ruine en chevaux de course, est-il un prodigue ou un spéculateur ? À ce jeu, il est facile de perdre sa fortune, et cependant c’est aussi une façon de s’enrichir. Il y a donc beaucoup de manières de se ruiner, et, lorsqu’on ne peut pas l’empêcher, je doute qu’il soit bon de créer des entraves impuissantes, au préjudice des tiers qui sont exposés à l’erreur sur la capacité du prodigue. Je comprends qu’on accorde aux tribunaux le pouvoir de réduire des engagements excessifs. Alors, en effet, le tiers a été prévenu par l’excès de l’obligation qu’il avait devant lui une personne dont les habitudes étaient dérangées. Comment pourrait-il invoquer sa bonne foi, lorsque la nature et l’étendue de la dette l’ont averti ? Mais celui qui a traité sincèrement, qui n’a été averti de l’incapacité du prodigue ni par son état mental ni par le chiffre de la dette, a quelque raison de trouver la loi insidieuse[2].

Au titre des servitudes, l’art. 661 permet à tout propriétaire joignant le mur du voisin d’exiger la mitoyenneté, à la charge seulement de payer la moitié des frais de construction et de la valeur de l’emplacement sur lequel le mur est construit. C’est là ce que j’appelle un cas d’expropriation pour cause d’utilité privée. Le propriétaire tient à garder l’entière disposition de son mur ; il ne voudrait pas qu’en acquérant la mitoyenneté de ce mur, le voisin eût le droit de l’exhausser, de le démolir pour en élargir la base, et de lui causer pendant la reconstruction tous les ennuis inséparables d’un semblable travail ; surtout il lui déplaît d’avoir quelque chose en commun avec un voisin qu’il déteste. Quel est donc l’intérêt général qui a déterminé le législateur à faire plier le droit individuel ? Il y aura sans doute économie à faire un mur au lieu de deux ; mais cette économie n’est relative qu’aux intérêts privés. Que si l’on objecte que cette économie profitera au capital et au travail généraux, je répondrai qu’à moins de proclamer le communisme, il faut savoir se résigner aux déperditions qui sont inséparables de la propriété individuelle. Ces pertes sont compensées par des avantages nombreux qu’il est inutile de faire ressortir devant une compagnie qui a beaucoup fait pour défendre la propriété, lorsqu’elle était menacée par les systèmes et par la révolte. Il est évident que l’art. 661 est une atteinte au droit de propriété, et que, pour le justifier, il faut recourir à des motifs que les socialistes ont seuls le droit d’invoquer. La mitoyenneté donne lieu à tant de difficultés et de procès, que l’économie qui en résulte est largement compensée par l’augmentation des frais de justice. Il en est, en effet, du voisinage comme de la parenté, et l’on peut dire de l’un et de l’autre : Magnum incitamentum charitatis et magnum irritamentum odiorum. D’ailleurs, que la mitoyenneté soit ou non désirable, la seule règle conforme aux principes c’est de laisser aux conventions librement formées le soin de l’établir et de la faire cesser.

L’expérience a démontré que le droit d’acquérir la mitoyenneté peut servir uniquement à vexer le propriétaire duquel on l’exige. Souvent cette acquisition a été employée pour forcer le propriétaire à fermer les jours de souffrance ouverts dans le mur, de sorte que, sans avoir besoin de construire, ni d’appuyer aucun ouvrage, le voisin requiert l’application de l’art. 661 du Code N., et cet article devient ainsi un moyen de porter atteinte à la propriété privée. Je n’ignore pas que, dans la fixation de l’indemnité, le tribunal tiendra compte du préjudice que cette suppression des jours de souffrance rendra possible. Mais l’indemnité, qui est le seul moyen à employer pour l’expropriation d’utilité publique, cesse d’être un argument quand un intérêt général ne justifie pas le sacrifice demandé à l’intérêt privé.

L’art. 663 contient, selon moi, une autre atteinte au droit individuel. D’après cette disposition, dans les villes et les faubourgs, tout propriétaire peut forcer son voisin à contribuer aux frais de construction d’une clôture dont la hauteur est, à défaut de règlements ou usages locaux, fixée par la loi elle-même. Il se peut cependant que, loin de trouver un avantage à faire une clôture, je sois trèscontrarié par un mur qui me prendra ou la vue ou l’air, et m’étouffera dans un espace trop restreint. Si mon voisin veut se clore, je ne dois pas l’en empêcher, ni au point de vue de la loi civile, ni au point de vue de la loi naturelle. Mais est-il juste de me faire contribuer, de force, à une construction qui m’incommode peut-être ? Si j’y trouve avantage, l’accord ne tardera pas à s’établir entre les intéressés, et la liberté des conventions remplacera avantageusement la coaction de la loi. Même quand j’ai intérêt à me clore, je puis être très gêné par l’obligation de débourser une somme que peut-être je n’ai pas et que je serai forcé de demander à l’emprunt. L’art. 617 qui permet à tout propriétaire de clore son héritage, consacre la seule règle qui soit conforme au droit et, dans l’art. 663 comme dans l’art. 661, je trouve que la propriété n’est pas suffisamment respectée[3].

Le troisième livre qui traite des manières d’acquérir la propriété, s’ouvre par le titre des successions. Les donations et testaments ne viennent qu’après. J’ai souvent fait remarquer que l’ordre serait plus logique s’il était interverti, puisque la succession légitime ou ab intestat n’est qu’une espèce de testament que le législateur fait pour celui qui a été empêché de tester. Il aurait été plus conforme à l’ordre rationnel des idées de donner la première place à l’expression formelle de la volonté du défunt et la seconde à la succession déférée légalement, d’après l’ordre présumé des affections du défunt. S’il n’y avait, dans notre loi, qu’un renversement purement formel, je n’en aurais pas fait l’observation ; surtout je me serais abstenu de la produire devant les auditeurs considérables qui me font l’honneur de m’écouter. Mais mon observation ne s’arrête pas à la forme, et le fond même des dispositions en est atteint. On lit, en effet, fréquemment dans les commentaires, que la succession ab intestat n’est que le testament présumé du défunt, et que l’ordre légal ne vaut que par la puissance de sa volonté. Les mêmes auteurs écrivent, dans d’autres passages, que la loi préfère l’ordre des héritiers ab intestat à celui des héritiers testamentaires, et c’est ainsi qu’ils expliquent plusieurs des restrictions que le législateur a édictées en matière de donations et de testaments. Il faudrait s’entendre cependant. Si la succession légitime ne vaut que par la volonté présumée du défunt, est-il logique de préférer la volonté tacite à la volonté exprimée ? La circonstance, frivole en apparence, que le législateur a renversé l’ordre naturel des titres est, en réalité, fort grave parce que le même renversement se retrouve dans le fond des idées. Je commencerai donc par le titre des donations et testaments.

Le code (art. 943 C.N.) ne permet de disposer, par donation entre vifs, que des biens présents, et déclare nulle toute donation de biens à venir. Il est fait exception à cette prohibition en faveur du mariage ; car la loi permet, soit aux époux, soit aux parents, même aux étrangers, de faire, par contrat de mariage, des donations de biens à venir et des donations de biens présents et à venir. Le Code (art. 944 C. N.) exige aussi que le donateur se dépouille irrévocablement de ce qu’il donne ; toute clause qui autoriserait le donateur à révoquer sa libéralité serait nulle, et les objets pour lesquels le donateur se réserverait la faculté d’en disposer ultérieurement, seraient considérés comme n’étant pas compris dans la disposition. Il y a exception à cette règle pour les donations entre époux pendant le mariage, donations que l’art. 1096 déclare révocables.

Si l’actualité et l’irrévocabilité sont deux bonnes règles, pourquoi le législateur s’en est-il écarté en matière de contrat de mariage ? Que si, au contraire, ce sont des entraves inutiles, pourquoi les conserver dans les donations ordinaires ? Je n’aperçois aucune raison, ni théorique, ni pratique, pour exiger qu’un donateur se dépouille actuellement et irrévocablement, et pour interdire au donateur ordinaire ce qui est permis au donateur par contrat de mariage ou aux époux pendant le mariage. Cette interdiction est d’autant moins justifiable que la loi romaine admettait, à côté des donations entre vifs qui étaient irrévocables, des donations à cause de mort que le donateur pouvait révoquer, et qui étaient caduques par le prédécès du donataire. Les parties avaient donc la faculté de se dépouiller irrévocablement, ou de se réserver le droit de révoquer, et la loi consacrait la volonté qui avait été librement manifestée. Comment se fait-il que notre loi soit moins libérale que celle de Rome, et que, parmi les nombreux emprunts que nous avons faits aux lois romaines, une disposition si favorable à la liberté des conventions n’ait pas trouvé sa place ? Cette anomalie s’explique par l’influence de l’ancien droit et par des raisons d’un caractère historique.

Dans notre droit coutumier, la quotité disponible n’était pour les testaments que pour les donations entre vifs. Il permettait de disposer plus largement par donation que par acte de dernière volonté. Pour maintenir cette différence, il fallait marquer profondément la distinction entre les deux manières de disposer. Or, la donation à cause de mort des Romains avait avec le testament de telles analogies, que si on avait admis cette manière de disposer, la différence des deux quotités disponibles aurait disparu[4]. Ce qui avait sa raison d’être dans la législation coutumière n’en a plus aucune sous le Code Napoléon car, il n’y a aujourd’hui qu’une quotité disponible tant pour les donations que pour les testaments (art. 913 et suiv., 1094 et 1098). Rien ne s’opposerait plus donc au rétablissement de la loi romaine ou, tout au moins, à la généralisation des dispositions exceptionnelles qui ont été consacrées en faveur du mariage. Il est vrai que le donataire a plus d’avantage à recevoir une donation irrévocable et que cette espèce de libéralité est plus favorable à l’établissement d’une famille qu’un titre fragile et révocable. Mais les exigences de la loi, en cette manière, éloignent de la donation et font préférer le testament. Loin d’y gagner, le donataire y perd, puisquel’impossibilité de faire une donation révocable fait que la libéralité est renvoyée après le décès. Or, une donation avec mise en possession immédiate vaudrait mieux qu’un legs, puisque le donataire y gagnerait la jouissance actuelle.

Les mêmes raisons ont conduit à prohiber ou annuler les donations faites sous une condition dont l’exécution dépend de la volonté du donateur. Ainsi on annule une donation ainsi conçue: « Si je ne fais pas un voyage à ***, je vous donne une somme de 3 000 francs. » Quelle est l’utilité de cette prohibition ?

L’art. 946 porte que si le donateur s’est réservé le droit de disposer d’un bien compris dans la donation ou d’une somme fixe, et qu’il meure sans en avoir disposé, l’effet ou la somme réservés appartiennent aux héritiers du donateur, nonobstant toute stipulation contraire. C’est encore une application de l’ancienne maxime :Donneret retenir ne vaut. Cette restriction s’explique par la même raison historique, par le besoin qu’on avait autrefois de séparer le testament de la donation, à cause de la différence des quotités disponibles. Si on ne consulte que la loi naturelle et la raison, quelle objection y a-t-il à élever contre une disposition ainsi conçue : « Je donne ma ferme qui se compose de cent hectares; cependant, je me réserve le droit de disposer d’un hectare à prendre par le levant en avançant vers le couchant, et si je meurs, sans en avoir disposé, j’entends que cet hectare reste à mon donataire. » Eh bien ! quelque simple qu’elle soit, cette disposition est condamnée par l’art. 946, et, contrairement à la volonté du donateur, l’objet réservé revient à ses héritiers au lieu de profiter au donataire.

Ici encore la volonté du propriétaire est sacrifiée sans utilité. Afin de résumer les développements qui précèdent, je formule les conclusions suivantes :

1° Abrogation des art. 945, 944 et 946 du C. N. ;

2° Rétablissement de la loi romaine sur les donations à cause de mort, ou subsidiairement ;

3° Faculté pour les donateurs d’instituer contractuellement autrement que par contrat de mariage, c’est-à-dire dans un simple acte notarié, et faculté de faire des donations révocables comme celles que peuvent faire les époux pendant le mariage[5].

Des écrivains dont le nombre augmente chaque jour, ont, dans ces derniers temps, critiqué les dispositions sur la réserve, comme portant atteinte à la propriété du père de famille et nuisant à sa puissance paternelle. La propriété, disent-ils, est un droit absolu que le législateur n’a pas le droit de diminuer sans le méconnaître. Si le père est mécontent d’un enfant, s’il a été tourmenté par ses désordres, il ne peut pas le punir et la loi veut que le patrimoine réuni à grand’peine, par un travail persévérant, aille pour partie aux mains qui certainement le dissiperont. Est-il possible d’imaginer une position plus cruelle ? Le père, à la fin d’une vie laborieuse et sans reproche, est obligé de laisser décomposer sa fortune, sans qu’il puisse employer aucun moyen qui l’empêche. D’un autre côté, l’espérance à peu près certaine que la loi donne au réservataire prodigue lui crée une espèce de crédit et des facilités qu’il ne trouverait pas, si les complices de ces débauches avaient à redouter la colère du père et l’exhérédation complète. Ainsi le père de famille a tout à la fois la douleur de penser que sa fortune sera dissipée et que la certitude qui résulte de la réserve alimente les débordements de son fils. La propriété est donc méconnue et la puissance paternelle enchaînée par une loi qui donne les mêmes droits au fils modèle et au fils débauché ; il n’y a plus, dit-on, ni respect du droit du père, ni justice distributive pour les enfants.

Les résultats autant que les principes, disent les écrivains dont j’expose les idées, condamnent les restrictions imposées à la volonté et à la puissance du père de famille. L’égalité des partages a conduit la propriété à une division telle que tout progrès agricole est difficile, sinon impossible. Pas de grande culture, pas de machines ; partout le travail de l’homme employé encore là où la force de la nature domptée par le capital pourrait libérer les bras de l’ouvrier. Cette arme de guerre contre le passé ne s’est pas bornée à détruire les vieilles institutions ; elle a enchaîné le progrès de la culture et, par un jeu singulier des événements, ce qui avait été fait pour préparer l’avenir a été une cause de retard et d’immobilité. Lorsque Napoléon recommandait au roi de Naples d’établir le Code civil dans ses États, pour y détruire la noblesse et le parti de la réaction politique, il ne se doutait pas que sa recommandation aurait pour résultat de condamner l’agriculture dans ce pays à un état stationnaire. Cependant, les deux effets étaient inséparables. Là n’est d’ailleurs point la seule déperdition de forces qu’occasionne l’égalité des partages. En Angleterre, l’aîné de la famille représente la tradition et dispose des forces ou richesses accumulées par les générations antérieures. À côté de cette force traditionnelle grandissent les enfants puînés qui ont besoin de leur activité et de leur travail pour se créer une position. Aussi les cadets aidés par la puissance de l’aîné arrivent-ils dans l’armée, l’Église, le barreau, la politique à des positions éminentes, de sorte que le pays ne perd rien parce que la force acquise de la tradition est heureusement combinée avec l’activité féconde de ceux qui s’élèvent par le travail.

Je me borne à cette esquisse d’une question qui a récemment été traitée en plusieurs volumes. Si j’ai rappelé ces objections bien connues, c’est pour mieux classer les motifs qui me portent à l’approbation de notre loi sur ce point.

Quelque absolue qu’elle soit, la propriété a des limites et son caractère de droit absolu signifie seulement qu’il ne faut la restreindre que par nécessité. Cette nécessité existe-t-elle en matière de réserve ?

Évidemment oui ; les parents sont tenus à la dette alimentaire envers leurs enfants ou descendants et ces derniers sont réciproquement obligés de fournir des aliments à leurs ascendants. Or, la dette alimentaire est un rapport d’obligation qui s’éteint à la mort de ceux qui la doivent. La réserve a étéinstituée pour la perpétuer après la mort des débiteurs d’aliments ; elle correspond à l’obligation naturelle qui lie les ascendants aux descendants et réciproquement. Serait-il équitable qu’après avoir mis au monde une famille qui se perpétuera, c’est-à-dire, après avoir créé des besoins transmissibles, le père disposât de tous ses biens au profit d’un étranger ou même exclusivement en faveur de l’un de ses cohéritiers ? La réserve en transmettant une portion du patrimoine est la manière la plus complète dont puisse être remplie l’obligation de fournir des aliments qui est la conséquence de la paternité. Elle est préférable à une obligation consistant à payer une rente en argent, parce que l’attribution d’une part suit le progrès de la richesse et qu’une rente, au contraire, n’est, après trente ou quarante ans, que la moitié de ce qu’elle valait au moment de sa fixation. Les sommes fixées, il y a cent ans, pour servir de pensions alimentaires, ne donneraient pas aujourd’hui de quoi se nourrir aux enfants de ceux qui, avec ces pensions, vécurent autrefois dans l’opulence.

Mais, dit-on, l’obligation alimentaire n’est-elle pas dépassée par l’institution de la réserve ? Je ferai observer que ce ne serait qu’une question de mesure, non de principe[6]. Je comprendrais que, d’après cette objection, on demandât la réduction de la portion réservée ; mais cet argument ne peut pas aller jusqu’à faire condamner l’institution. Il est d’ailleurs impossible d’apprécier, d’une manière absolue, si la réserve fixée par notre loi est ou non suffisante pour représenter la dette alimentaire. Les fortunes sont fort inégales et le nombre des héritiers très varié. Le tiers, le quart ou la moitié sont, dans les maisons opulentes, assez importants pour excéder les besoins de la dette alimentaire ; tandis quedans les familles seulement aisées ils ne représentent que le strict nécessaire. La loi peut-elle tenir compte de toutes ces diversités, surtout dans un pays où il faut que les dispositions soient uniformes et où l’on n’aimerait pas des distinctions suivant la fortune pas plus que des distinctions suivant la naissance ? Je trouve que notre Code a fait une division raisonnable de la réserve et de la quotité disponible, et, tout en admettant qu’on pourrait fixer des proportions nouvelles, je ne suis pas de ceux qui demandent une révision sur ce point. Les auteurs du Code me paraissent avoir adopté le véritable principe et fixé la moyenne à laquelle il était bon de s’arrêter. Quant à la puissance paternelle, il est impossible de soutenir qu’elle est désarmée par une loi qui permet de donner le tiers, la moitié ou le quart. Si la menace d’enlever une part si considérable de la fortune ne suffit pas pour ramener l’enfant qui cède à de mauvaises passions, il est douteux que des moyens plus énergiques eussent plus d’efficacité. Sans réussir à ramener les fils égarés, la liberté testamentaire aurait l’inconvénient de permettre bien des dispositions capricieuses et d’introduire, par des exhérédations injustes, des ferments de haine dans les familles. Sans doute, la puissance paternelle est chose respectable et il faut craindre de la désarmer; mais l’abus n’est pas impossible et la loi qui protège le père contre lui-même, qui garantit à l’enfant une part de la fortune, est une loi sage parce qu’elle ne limite le droit qu’afin de prévenir l’arbitraire. On a dit avec raison que la liberté de tester ne serait employée que dans le sens d’une abusive liberté d’exhéréder.

Toutes les objections tirées de la division excessive des terres et de l’obstacle à la grande culture sont, à mon sens, exagérées. Sans entrer, à ce sujet, dans une longue dissertation, je me borne à citer un fait d’une grande signification et dont l’observation est bien facile puisqu’il se passe sous nos yeux. C’est dans le nord de la France que se sont développées la grande propriété et la grande culture, tandis que dans le midi, on trouve le colonat partout usité, la propriété trèsdivisée et la culture réduite, même par les grands propriétaires, à de fort petites exploitations. Cependant dans le nord, il n’y a presque pas d’exemple qu’un père de famille dispose de la quotité disponible ; les partages se font également dans presque tous les cas, et l’on ne connaît ni l’aînesse ni la masculinité. Dans le midi, au contraire, le moindre paysan dispose du quart ou du tiers au profit de l’aîné invariablement, pour obéir à un usage qui domine toutes les classes de la société. Que faut-il conclure de cette observation ? C’est que l’égalité des partages n’a pas les effets qu’on lui attribue et que la liberté testamentaire ne produirait pas les effets qu’on attend. Dans le nord, les parents continueraient à partager également leur patrimoine entre les enfants, tandis que dans le midi le père profiterait de la réforme pour réduire à rien des enfants qui ne lui auraient donné aucun sujet de mécontentement. Ainsi la loi proposée serait inutile dans la moitié de la France et certainement oppressive contre les enfants dans l’autre partie. Conservons donc, sur ce point, l’œuvre des rédacteurs du Code Napoléon ; ils ont pris une juste proportion entre le droit que reconnaissaient quelques anciennes coutumes et la limite extrême que les lois révolutionnaires avaient imposée à la volonté du père. (Loi du 17 nivôse an II.)

Je reconnais cependant que cette partie de notre loi civile pourrait recevoir des modifications utiles. Parmi les dix-huit cas d’exhérédation qu’admettait la loi romaine, il y en a quelques-uns qui pourraient être transportés dans notre législation ; il est impossible, en effet, de nier qu’il serait juste, dans certaines circonstances, de permettre au père d’exhéréder le fils indigne. Cette satisfaction pourrait et devrait être donnée à ceux qui réclament en faveur de la puissance paternelle. D’un autre côté, la jurisprudence exige avec une rigueur excessive que les lots de chaque copartageant se composent de meubles et d’immeubles ; elle vamême jusqu’à décider que le père qui fait un partage  anticipé ne peut pas, à peine de nullité, donner à l’un de ses enfants des immeubles, et de l’argent aux autres. Il faut absolument, même contre la volonté du père, que les immeubles soient fractionnés. Or, cette division forcée a, dans beaucoup de cas, les plus graves inconvénients. Les motifs sur lesquels s’appuie le principe de la réserve n’exigent pas que la volonté du père soit enchaînée quant au mode du partage et, pourvu qu’il assure à ses enfants la valeur de leur portion, ceux-ci n’ont pas le droit de se plaindre. Mes conclusions tendent à ce que :

1° Les art. 913 et suivants soient maintenus ;

2° Qu’on les complète par l’admission de certains cas d’exhérédation légitime ;

3° Que l’ascendant qui fait un partage anticipé ait une entière liberté pour la composition des lots.

4° Que, même en cas de partage judiciaire après décès, les juges aient pour la composition des lots un pouvoir plus étendu que ne leur en a attribué l’art. 832 C.N.

De même que je voudrais laisser au donateur une grande liberté pour faire ses dispositions, ainsi je trouverais bon qu’on respectât sa volonté une fois manifestée. Comment justifier la révocation des donations pour survenance d’enfants, surtout l’effet rétroactif qui emporte tous les droits réels conférés sur l’immeuble par le donataire ? Les espérances que la donation avait fait naître seront détruites par la naissance d’un enfant ; les établissements formés, grâce aux biens donnés, sont troublés et, pour favoriser les enfants nés contrairement à toute attente, on dépouille les enfants nés du mariage que la donation avait déterminé. Cette menace de révocation est même de nature à empêcher des établissements et force à employer des moyens détournés (tels que l’achat de valeurs au porteur) pour éviter l’éventualité de cette révocation. En deux mots, je demande que le donateur puisse, s’il le veut, ne faire que des donations révocables; mais s’il a fait une donation irrévocable, que sa volonté soit exécutée et qu’on ne lui réserve pas un moyen de troubler des existences qu’il a fondées et des ménages qui ne se seraient pas formés sans la libéralité[7].

S’il est vrai que dans le titre des donations et testaments, le législateur n’a pas toujours respecté la liberté et la volonté des parties, il est facile de démontrer qu’au titre des successions ab intestat, la volonté présumée a été plus d’une fois méconnue. Il s’agissait de classer les héritiers d’après l’ordre probable des affections du défunt; or, pour suppléer les dispositions qui n’ont pas été faites, le législateur a déféré la succession de la manière suivante.

Après les enfants et descendants, qui occupent le premier rang, la loi appelle les frères et sœurs et les père et mère, qui forment la deuxième classe. S’il n’y a ni frère ni sœur, la succession se partage entre les deux lignes paternelle et maternelle. À partir de ce moment, la succession est déférée comme s’il y avait deux successions juxtaposées mais distinctes. Dans sa ligne, l’ascendant est préféré aux collatéraux ; mais il existe une barrière entre les deux lignes, et le père qui prend la moitié dans la ligne paternelle est exclu, dans la ligne maternelle, non seulement par les ascendants plus éloignés que lui, mais par des collatéraux jusqu’à l’épuisement des degrés successibles, c’est-à-dire jusqu’au douzième degré ! Quel outrage à la nature ! Des parents inconnus sont préférés, pour la moitié de la succession, au-père ou à la mère. L’ancienne maxime : paternapaternis, materna maternis, était bien plus équitable. Elle avait pour résultat de faire retourner les biens au lieu d’où ils venaient et de déférer la succession suivant l’origine des biens. Il n’y avait rien d’extraordinaire à préférer les parents plus éloignés d’une ligne aux parents plus rapprochés de l’autre, parce que dans ce système la succession était une espèce de retour. Notre Code, au contraire, ne distingue pas les biens d’après leur provenance. Alors même que tous les biens viendraient d’une seule ligne, la fente aurait lieu. Il pourrait donc se faire quele parent le plus proche dans une ligne d’où viennent tous les biens de la succession fût exclu de la moitié de ces biens, par un parent très éloigné de l’autre ligne qui n’a rien fourni. Il n’est pas douteux que la fente entre les deux lignes n’ait été inspirée par l’ancienne maxime paternapaternis, materna maternis, mais confessons aussi que cette reproduction est loin d’être fidèle.

Autre anomalie ! L’enfant naturel reconnu et le conjoint survivant ne viennent qu’à titre d’héritiers irréguliers, c’est-à-dire après les collatéraux au douzième degré. Ainsi le conjoint survivant qui a partagé les douleurs et les joies du défunt, l’enfant naturel auquel, par la reconnaissance, il avait donné une grande marque d’affection, ne viennent qu’après des parents inconnus. N’insistons pas ; cette disposition a été critiquée tant de fois, que je crains de dire une banalité. Suivant moi, pour suivre l’ordre probable des affections, il faudrait s’arrêter aux dispositions suivantes :

1° Supprimer la distinction entre les héritiers réguliers et les héritiers irréguliers ;

2° Supprimer la fente entre les lignes paternelle et maternelle ;

3° Après la première classe d’héritiers qui resterait composée des enfants et descendants, la succession serait déférée à la seconde classe composée des père et mère ou autres ascendants en concours avec le conjoint survivant. Viendraient ensuite les collatéraux suivant le rapprochement de leur degré de parenté.

Quant aux enfants naturels reconnus, il у aurait certainement indécence à les mettre sur la même ligne que les enfants légitimes, et c’est avec raison que l’art. 756 ne leur attribue qu’une part de ce qu’ils auraient eu s’ils avaient été légitimes. Mais, si on consulte sérieusement l’ordre des affections, il est impossible de nier que les enfants naturels reconnus passent avant les collatéraux, et que la déduction du quart qu’ils subissent, en cas de concours avec ces derniers, n’a pas sa racine dans le cœur du défunt.

Nous trouvons dans l’art. 841 C. N. une disposition qui ne me paraît pas être conciliable avec la liberté des conventions librement formées entre majeurs. D’après cette disposition le cessionnaire des droits successifs de l’un des cohéritiers peut être écarté du partage moyennant le remboursement du prix de la cession. C’est là ce qu’on appelle le retrait successoral. Ainsi, en remboursant au cessionnaire ce qu’il a déboursé, le retrayant peut lui enlever le bénéfice de son contrat et se l’attribuer. Bien évidemment, si le cessionnaire avait fait un mauvais marché, aucun des cohéritiers n’aurait eu l’idée de l’écarter; ou l’aurait laissé venir au partage pour y recueillir la portion payée à un prix trop élevé. Mais comment caractériser les dispositions qui donnent à quelqu’un le droit de choisir entre deux partis suivant son intérêt, et de s’attribuer une affaire ou de la repousser, selon qu’il y a ou non bénéfice? J’ai lu beaucoup de commentaires où cette faculté est qualifiée de choix immoral.

En voulant couper court à la spéculation du cessionnaire, on favorise le calcul odieux du retrayant. Je dis odieux parce que, sans affronter aucune chance, il fait une bonne affaire à coup sûr et enlève cet avantage à celui qui avait couru des risques. Le motif invoqué pour défendre l’art. 841 se tire de ce qu’il est bon de fermer aux étrangers les secrets de la famille. Si l’intérêt est assez grand pour garder le secret, pourquoi le retrayant ne serait-il pas tenu de rembourser la valeur intégrale, au lieu de donner seulement les déboursés ? L’expérience a prouvé que le retrait n’a été exercé que dans les cas où il y avait bénéfice pour l’héritier qui l’exerce ; quant au secret de la liquidation, il est presque sans exemple que des sacrifices aient été faits pour le garder. Ce secret peut d’ailleurs être forcé par les créanciers qui ont le droit d’intervenir au partage. Pourquoi exclure le cessionnaire alors queles créanciers sont admis ? Pourquoi considérer le cessionnaire de droits successifs comme un spéculateur avide qu’on peut frapper sans ménagement comme s’il était en dehors du droit ? Ce cessionnaire peut rendre de grands services. Voilà un successible qui est appelé au loin par ses affaires, qui est pressé de réaliser son avoir, qui ne peut pas attendre la fin de la liquidation et des opérations du partage ; il trouve un cessionnaire qui lui donne de l’argent comptant et prend à sa charge les résultats de cette liquidation. Ce cessionnaire ne rend-il pas un service, et son acte présente-t-il les caractères d’une opération déloyale ? La convention est utile et morale ; elle intervient entre parties majeures et capables de disposer de leurs droits ; il n’y a donc pas de raison décisive pour résoudre le contrat librement formé[8].

Le titre des obligations ne donne lieu qu’à un petit nombre d’observations. Ses dispositions sont inspirées par le principe de l’art. 1134, d’après lequel les conventions librement formées sont la loi des parties, et de l’art. 1135 qui veut que tous les contrats soient exécutés de bonne foi ; or, il faut reconnaître que, dans les détails, ces deux principes généraux ont été fidèlement observés.

Je ferai remarquer cependant que l’art. 1150 C. N. défend de faire des traités sur succession future, même lorsque le successible y consent. La loi romaine était sur ce point plus favorable à la liberté des conventions, puisqu’elle admettait la validité de la stipulation lorsqu’elle était faite avec l’adhésion du de cujus. Les dangers du votum mortis nous conduiraient loin ; car, s’il fallait s’en préoccuper, tout droit viager devait être interdit. La constitution de l’usufruit et de la rente viagère auraient le même inconvénient, et il faudrait prohiber plusieurs conventions d’une incontestable utilité.

Après le titre général, viennent des dispositions spéciales à quelques contrats, et c’est dans ces dispositions que se trouvent des articles qui, selon moi, portent atteinte au droit de propriété et à la liberté de contracter.

Au titre de la vente, nous trouvons une disposition qui permet au vendeur d’un immeuble de demander la rescision pour cause de lésion de plus des sept douzièmes ; on présume que le vendeur, s’il a subi une lésion aussi considérable, a contracté sous la pression de quelque besoin qui lui a enlevé au moins une partie de sa liberté. D’un autre côté, la loi voit avec défaveur l’acheteur qui paraît avoir profité de la position embarrassée du vendeur pour se procurer l’immeuble à vil prix. Il est certain qu’on peut imaginer des hypothèses où la disposition atteindra un acheteur peu digne d’intérêt ; mais il est aussi facile de démontrer que dans plusieurs autres cas, la même disposition frappera des acheteurs qui ont rendu un véritable service au vendeur. Supposez que celui-ci eût besoin d’argent et qu’il ne trouvât pas à vendre parce que les circonstances étaient défavorables ; son voisin, qui avait de l’argent, consent à le détourner de la Bourse, où il aurait été placé à 10% : s’il renonce à son fructueux placement, c’est que le bas prix de l’immeuble lui offre une compensation. Lorsque la tourmente sera passée, lorsqu’il n’y aura plus de difficulté pour vendre, lorsqu’il ne sera plus temps de placer l’argent aux mêmes conditions, le vendeur pourrait redemander son immeuble sous prétexte qu’il y a eu lésion. Ainsi le service rendu par l’acheteur tournera contre lui, et le vendeur, devenant ingrat par intérêt, dénoncera aux tribunaux comme une pression abusive le contrat qu’il avait imploré autrefois comme un service. En deux mots, les art. 1674 et suivants permettent de frapper quelquefois des conventions qui méritent d’être traitées sévèrement, mais ils obligent aussi la justice à résoudre des contrats sérieusement et sincèrement formés.

Ce qui démontre le vice de ces dispositions, c’est que leur application offre les plus grandes difficultés. Que faut-il, en effet, entendre par valeur d’une chose, et dans quels cas y aura-t-il lésion ? On estimera, dit-on, la chose d’après le prix courant des immeubles dans le pays ; mais il y a des immeubles qui ont une valeur exceptionnelle et pour lesquels toute comparaison est impossible : l’immeuble de Clos-Vougeot ou celui de Château-Lafitte peut-il être apprécié par relation à un prix courant ?Où est le prix courant d’un immeuble unique de son espèce ? Si on nomme des experts, comme la loi l’exige, quelle sera la règle de leur estimation ?

La rescision ne s’applique pas à la vente des meubles, parce que : 1° on tient moins aux meubles qu’aux immeubles ; 2° parce que les meubles changent fréquemment de prix et qu’il serait difficile de déterminer la valeur de la chose au moment de la vente. Le premier motif n’est que l’application de la maxime bien discréditée : Vilis mobilium possessio. Au second point de vue, je ferai observer que les immeubles sont aujourd’hui sujets à des variations de valeur nombreuses qui n’avaient pas lieu autrefois ; il en résulte que depuis la rédaction du Code la différence entre les meubles et les immeubles à perdu sa raison d’être[9].

Au même titre, l’art. 1699 C. N. permet d’écarter le cessionnaire de droits litigieux en lui remboursant la somme qu’il a payée pour le prix de la cession. Cette disposition présente l’analogie la plus grande avec celle de l’art. 841 ; aussi l’appelle-t-on retrait litigieux, dénomination semblable à celle de retrait successoral que nous avons déjà rencontrée. L’acheteur de droits litigieux a couru une chance, il a rendu un service au cédant qui n’avait pas le moyen de faire un procès, et, loin de le traiter avec défaveur, il faudrait voir en lui un auxiliaire utile de la justice. Je ne nie pas que ce cessionnaire ne puisse être un spéculateur peu digne d’intérêt ; mais il se peut aussi que ce soit un cessionnaire sérieux, sans l’intervention duquel le cédant n’aurait tiré aucun parti de son droit. D’ailleurs, ce qui condamne la disposition, c’est que le retrayant a le droit de choisir, suivant le bénéfice qu’il y trouvera, entre l’exercice du retrait et la chance de la lutte judiciaire. Si le procès offre le péril d’une solution défavorable, il exercera le retrait et, pour une faible somme, se procurera le profit définitif d’une injustice sans remède. Que si, au contraire, le procès est excellent pour lui, s’il est sûr de le gagner, il laissera le cessionnaire faire des frais, agissant ainsi suivant les circonstances et choisissant à coup sûr une affaire lucrative. Je le répète, des dispositions qui laissent un pareil choix ne sont pas morales. Leur moindre inconvénient est de rompre un contrat formé librement entre parties majeures.

L’étude sur le contrat de vente nous rappelle la prohibition écrite dans le décret du 6 messidor an III (24 juin 1795), qui interdit la vente des grains en vert pendant par racines, à peine de confiscation des fruits vendus, sauf quelques exceptions écrites dans un décret du 23 messidor suivant.

Cette disposition faite dans un temps de trouble, sous la pression d’une irritation fiévreuse et aveugle contre les spéculateurs, n’a plus de raison d’être ; elle doit être reléguée parmi les dispositions rendues contre les accapareurs, dispositions qu’aucun esprit éclairé ne soutient plus aujourd’hui. Autant vaudrait rétablir le maximum que de maintenir la prohibition des ventes de grains en vert.

Le titre du louage nous présente plusieurs dispositions dignes de remarque. Qui ne connaît l’art. 1734 sous lequel tout locataire doit trembler ! Si une maison brûle et qu’on ignore l’appartement où le feu a commencé, tous les locataires sont solidairement tenus envers le propriétaire du préjudice qu’il éprouve. Parmi les personnes qui occupent la maison, il n’y en a qu’une qui soit responsable ou doive l’être. Cependant le propriétaire est dispensé de faire la preuve, et une présomption générale enveloppe des locataires qui ne se connaissent pas, qui ne peuvent pas se surveiller. Est-il juste d’obliger à une surveillance réciproque des locataires qui n’entrent pas les uns chez les autres ? C’est le propriétaire qui choisit les locataires ; il doit donc en répondre et, puisqu’il agit en indemnité, c’est à lui qu’incombe l’obligation de prouver son droit. C’est l’application d’une règle générale d’après laquelle onus probandi incumbit ei qui agit. La responsabilité des locataires contre lesquels la preuve n’est pas faite est déjà une obligation dont le caractère est exorbitant. Mais que dire de la solidarité établie par l’art. 1734 ! Nonseulement le locataire sera tenu de payer sa part, mais il pourra être actionné pour le tout. Si les autres sont insolvables, le locataire riche sera tenu d’acquitter leur part. Supposez que le feu ait pris dans les appartements d’un locataire insolvable. Quel malheur pour le propriétaire ! S’il a la preuve, il la cachera et aimera mieux s’en rapporter à la présomption générale de l’art. 1734 qui lui permet de choisir le plus riche des locataires.

Quelles sont les raisons par lesquelles le législateur a pu être conduit à édicter une disposition aussi rigoureuse ?

Celles qui ont été données se réduisent à direque le locataire est tenu de rendre la maison louée et que, s’il ne le peut pas, il doit prouver sa libération en démontrant que le feu n’a pas pris dans son appartement. Je comprends que l’obligation de se disculper soit mise à sa charge lorsqu’il occupe seul la maison ; il n’en est pas de même lorsqu’il y a plusieurs locataires. D’ailleurs ne serait-ce pas l’obliger à prouver un fait négatif ? Sans doute la preuve d’un fait négatif n’est pas impossible ; il faut cependant convenir qu’elle est plus difficile que celle d’un fait positif. Il est donc plus naturel de forcer le propriétaire à prouver la responsabilité contre le locataire, que de forcer le locataire à prouver qu’il n’est pas responsable.

Les principes veulent que le propriétaire lorsqu’il agit in solidum contre l’un des locataires, soit chargé de la preuve : 1° parce que c’est au créancier à prouver ; 2°parce que la preuve d’un fait négatif étant plus difficile que celle d’un fait positif, il est préférable de mettre la preuve à la charge de celui qui doit prouver un fait positif.

Le propriétaire n’a qu’à s’assurer contre l’incendie, et la précaution est facile pour lui puisqu’il connaît le risque. Mettre l’assurance à la charge des locataires c’est obliger chacun à assurer toute la valeur de la maison, de sorte la maison serait assurée plusieurs fois tandis que le propriétaire n’aurait à l’assurer qu’une seule fois[10].

Au même titre, l’art. 1811 contient un certain nombre de dispositions restrictives qui défendent de stipuler : 1° quele preneur supportera la perte totale du cheptel, si elle arrive par cas fortuit et sans sa faute ; 2° qu’il supportera dans la perte une part plus grande qu’il n’en aura dans le profit. D’après l’article précédent, en effet, la perte totale du cheptel, lorsqu’elle survient par cas fortuit, est à la charge du preneur, tandis que la perte partielle doit être supportée en commun. Ainsi non seulement la perte totale fortuite est à la charge du bailleur mais la loi défend même au preneur de promettre, par une convention expresse, qu’il y participera pour quelque chose. Que résulte-t-il de là ? C’est que le preneur, en cas de perte partielle, a intérêt à procurer la perte totale, pour échapperà sa part de responsabilité. On a vu, dans cette occurrence, des chepteliers chercher à faire périr ce que l’épidémie avait épargné. Sans doute si la fraude était prouvée, le preneur serait responsable, mais la preuve serait difficile parce que la fraude est ingénieuse pour se dissimuler comme elle est audacieuse pour agir. Il y a péril, ce me semble, à placer une partie entre son intérêt et sa conscience, alors surtout qu’il est difficile de prouver quelles inspirations ont été suivies par l’auteur de la fraude.

En matière de sociétés, je trouve dans la loi civile des restrictions qui ont agi sur la loi commerciale, et que j’aimerais à voir disparaître du Code civil et du Code de commerce tout à la fois. Les précautions accumulées pour protéger les tiers n’ont pas empêché une seule fraude de se commettre, ni une affaire véreuse de se produire. Les faits ont démontré l’impuissance de la loi pour empêcher le mal et, d’un autre côté, les dispositions destinées à prévenir les fraudes ont arrêté d’excellentes entreprises. Je comprends que l’on cherche à rassurer les bons et à effrayer les méchants ; mais il ne faut pas faire des lois qui épouvantent tout le monde et c’est là l’effet que produisent les mesures préventives, surtout si elles sont trop sévères. À mon sens, il serait préférable de laisser aux parties le droit de s’associer aux conditions qu’il leur plairait de fixer, pourvu qu’elles n’eussent rien de contraire à l’ordre public et aux bonnes mœurs. Seulement la loi déterminerait certains types de société auxquels les parties pourraient se référer par une convention générale, soit en les adoptant purement et simplement, soit en les modifiant par des clauses accessoires. La loi n’a pas suivi d’autre marche pour la première des associations, pour l’association conjugale ; elle permet aux parties d’adopter un régime ou d’en combiner plusieurs, sans autre restriction que le respect dû à l’ordre public et aux bonnes mœurs. Pourquoi ce régime qui est bon pour la plus importante des associations, ne serait-il pas suivi pour des sociétés purement pécuniaires ? Tout ce qui est dû aux tiers c’est l’organisation d’une publicité qui leur fasse connaître les clauses de l’acte social. C’est pour cela qu’à la place de l’extrait prescrit par les art. 42 et 43, C. comm., je voudrais qu’une copie de l’acte de société fût déposée, et que le dépositaire public chargé de le recevoir en donnât connaissance à tous les requérants.

La matière du prêt et des garanties accessoires, tels que gages, privilèges et hypothèques, donne lieu à des observations graves. Pour constituer un gage il faut que l’emprunteur se dessaisisse de la possession. Toutes les fois que cette condition est impraticable, il ne peut pas engager les objets. Ainsi, le propriétaire qui veut faire un emprunt au moment de la récolte, ne peut pas engager les fruits qui ne sont pas encore détachés. S’il voulait donner en gage les animaux attachés à la culture, il serait obligé de les séparer de l’exploitation. On fait observer que, pour les meubles, la mise en possession du créancier est le seul moyen d’avertir les tiers du droit de préférence. Il est aisé de répondre que la loi organique des banques coloniales permet d’engager les récoltes des plantations, et que cette loi a établi une publicité spéciale pour faire connaître aux tiers la constitution du droit de gage.

Les procédés établis par la loi dont nous parlons pourraient être étendus à la France ; car il est facile de se convaincre que ces dispositions ne tiennent pas à la situation des colonies. Il y a chez nous des receveurs de l’enregistrement, comme aux colonies, et, par conséquent, les formalités de la loi sur les banques coloniales pourraient être généralisées. Cette extension est demandée par tous ceux qui s’intéressent au progrès du crédit agricole.

Les art. 8 et 9 de la loi du 14 juillet 1851 pourraient être introduits, sans inconvénient, selon nous, dans la loi commune.

« Art. 8. Tous actes ayant pour objet de constituer des nantissements par voie d’engagement, de cession de récoltes, de transport ou autrement, au profit de banques coloniales, et d’établir leurs droits comme créanciers, seront enregistrés au droit fixe de deux francs ;

Art. 9. Les receveurs de l’enregistrement tiendront registre : 1° de la transcription des actes de prêt sur cession de récoltes pendantes, dans la circonscription de leurs bureaux respectifs ; 2° des déclarations et oppositions auxquelles ces actes pourront donner lieu. »

On voit par là que le législateur a organisé un moyen de rendre public l’engagement des récoltes pendantes, sans exiger qu’il y ait dessaisissement. Pourquoi conserver à cette disposition un caractère exceptionnel, tandis que sa généralisation produirait d’excellents effets ? Par ce moyen, le propriétaire pourrait emprunter sur des bois non encore coupés, mais d’une échéance prochaine ; acheter les animaux dont il a besoin en les engageant spécialement à son prêteur ; se procurer de l’argent au moment des travaux de la moisson, en donnant pour sûreté la récolte pendante. L’agriculteur n’a pas tant de facilité à trouver du crédit pour que la loi ajoute les restrictions qu’elle crée à celles qui résultent naturellement de la position du cultivateur. Je demande qu’on lui restitue les moyens de crédit dont il a été privé artificiellement. Les conclusions que je viens de formuler ont été déjà exposées avec beaucoup de force et d’autorité par un comité composé d’agriculteurs distingués, dans un travail dont je me suis beaucoup servi. M. d’Esterno a pris une part, considérable aux délibérations de ce comité, et je manquerais de justice si je ne rendais pas ici un public hommage à son intelligente initiative.

La loi exige de celui qui constitue une hypothèque la capacité nécessaire pour aliéner (art. 2124 C. N.). Il en résulte que des personnes ont la capacité de s’obliger et que cependant elles ne peuvent pas consentir une hypothèque parce qu’elles n’ont pas la capacité d’aliéner. Pourquoi celui qui a la capacité de consentir le principal n’a-t-il pas le pouvoir de constituer l’accessoire ? S’il y a quelque danger à courir, c’est dans l’obligation que consiste le péril et non dans la garantie. Si on permet à quelqu’un de s’obliger, pourquoi lui interdire de consentir une hypothèque? Cette prohibition vient exclusivement de raisons abstraites qui n’ont pas une grande valeur pratique. Sans doute l’hypothèque prépare la vente àla requête des créanciers, et c’est par cette considération que le législateur a été conduit à exiger, pour la constitution d’hypothèque, la capacité nécessaire pour aliéner. Mais cette raison, purement métaphysique, est d’autant moins décisiveque, dans notre droit, le créancier chirographaire peut, en obtenant un jugement, se procurer une hypothèque judiciaire générale sur tous les immeubles du débiteur. Ce qu’on ne peut pas faire directement peut donc se faire indirectement avec la plus grande facilité. Le créancier auquel le débiteur n’aura pas pu accorder une hypothèque conventionnelle se pressera de prendre un jugement et, pour n’avoir pas pu consentir une hypothèque spéciale, le débiteur verra tous ses immeubles grevés d’une hypothèque générale. Il aurait été plus pratique de mesurer la capacité pour hypothéquer sur la capacité pour s’obliger que de prendre pour règle la capacité d’aliéner. La disposition de l’article 2124 n’est que le résultat de théories subtiles sur le droit réel et les démembrements de la propriété, questions tout au plus dignes de figurer parmi les controverses entre les réalistes et les nominaux. La modification que je propose a son importance ; car toute extension de la capacité pour s’obliger est favorable à la liberté des conventions[11].

De fréquentes attaques ont été dirigées contre les hypothèques générales, légales ou judiciaires, comme contraires au développement du crédit. Ces critiques, à mon sens, sont injustes ou du moins excessives. Si le jugement n’emportait pas hypothèque, les créanciers stipuleraient presque toujours une hypothèque conventionnelle et l’on ne ferait pas usage de l’acte sous seing privé ; il faudrait toujours employer l’acte notarié. Ce serait la mort du crédit personnel en matière civile; car la facilité de se procurer une hypothèque judiciaire à volonté fait que souvent on se contente d’un simple billet. J’accorde que l’hypothèque générale dépasse le but et qu’il suffirait de déterminer, par le jugement, les immeubles sur lesquels portera l’hypothèque. En d’autres termes, au lieu d’une hypothèque générale, on pourrait appliquer le principe de la spécialité à l’hypothèque judiciaire ; mais cette observation conduit à la modification, non à la suppression de l’hypothèque judiciaire. Quant à l’hypothèque légale, le crédit n’a rien à gagner à ce qu’elle soit remplacée par une hypothèque conventionnelle dans le contrat de mariage. Si cette modification était faite, il faudrait se livrer à des vérifications nombreuses sur les contrats de mariage, tandis qu’aujourd’hui tout créancier est prévenu, par le fait du mariage, de l’existence de l’hypothèque légale.

Се queles besoins du crédit réclament surtout c’est la suppression du régime dotal qui entraîne nonseulement l’inaliénabilité du fonds dotal, mais encore l’incessibilité de l’hypothèque légale de la femme. Ce régime est contraire au crédit, à la facilité des transactions, en un mot, à ce qu’on a l’habitude de désigner par libre circulation des biens. Les rédacteurs du Code Napoléon avaient eu la pensée d’exclure le régime dotal et ils cédèrent, par condescendance, aux réclamations des Cours d’appel du midi. Cette concession est d’autant plus regrettable que la jurisprudence, par respect pour l’esprit de la loi, a rendu la restriction plus grave en étendant aux meubles dotaux l’inaliénabilité quela loi n’avait expressément établie que pour les immeubles. Il en est résulté que le mari est lié par ce régime d’une manière difficile à vaincre ; s’il veut aliéner ses biens pour faire le commerce il en est empêché ; s’il cherche à emprunter sur ses biens, l’hypothèque de sa femme lui ferme tout crédit. Ces inconvénients sont d’autant moins contestables que la comparaison du nord et du midi de la France donne, par les faits, la démonstration qu’il est si facile de faire priori. L’industrie et la culture sont fort arriérées dans le midi, où le régime dotal est très répandu, tandis qu’elles ont fait de grands progrès dans le nord, où l’on se marie presque toujours sous le régime de la communauté. Il y aurait sans doute exagération à dire que le régime dotal est la cause unique de la différence de richesse entre les deux parties de la France. Le climat, le caractère des populations et une foule de circonstances variées concourent à ce résultat; mais assurément l’influence du régime dotal a été une des causes les plus actives de l’infériorité de la culture et de l’industrie dans les départements du Midi. Il s’oppose à l’esprit d’entreprise en arrêtant la transformation de la fortune immobilière en capitaux mobiliers, et il éloigne les prêteurs par la menace d’une hypothèque à laquelle la femme ne peut pas renoncer.

Quelle nécessité y a-t-il d’affronter tous ces inconvénients ? La famille est-elle moins bien constituée dans le nord que dans le midi ? Les parents ont-ils moins de sollicitudes sur les bords de la Seine que sur ceux de la Gironde ? Le régime dotal gène surtout les petits propriétaires qui sont condamnés à rester dans leur position médiocre par l’impossibilité de vendre ou d’emprunter. S’il n’était adopté que par les familles riches qui vivent dans l’immobilité et éloignées de toute entreprise, le mal serait sans importance ; mais il opère sur toutes les classes également, et les mêmes dispositions qui conservent la fortune des familles puissantes arrête l’essor des petits propriétaires. Pour une dot qu’elle sauve, la loi empêche cinquante familles d’améliorer leur position par l’industrie et le commerce ; pour une dissipation qu’elle arrête, elle empêche dix fortunes de se former. La crainte de faire violence aux habitudes du midi a décidé le législateur à introduire le régime dotal dans le Code Napoléon. C’est, au contraire, cet usage qu’il fallait combattre parce qu’il était funeste ; s’il n’avait pas été répandu, il n’y aurait pas eu d’inconvénient à permettre quelques conventions isolées ; ce qui rend le régime dotal nuisible, au point de vue économique, c’est la fréquence de son emploi et, loin d’arrêter le projet des rédacteurs du Code, l’usage des départements méridionaux aurait dû servir de raison déterminante à la suppression du régime dotal.

J’ajoute d’ailleurs qu’au point de vue moral, il n’est pas bon de développer les moyens de conserver la fortune de la femme dans la ruine du mari. Le mariage doit être une association tellement complète que la séparation des intérêts de la femme d’avec ceux du mari a un caractère choquant qui blesse la moralité publique. Est-il décent qu’à la vue des créanciers réduits à la misère, le mari vive dans le luxe grâce à la fortune de la femme, et qu’après s’être déshonoré il continue à tenir son rang dans la société parce que la femme a sauvé ses biens ? Je sais qu’il est impossible d’empêcher ce résultat dans tous les cas ; il n’en est pas moins vrai que le régime dotal est le moyen le plus propre à préparer ce résultat, et c’est pour cela que son abrogation serait désirable.

Mais, objecte-t-on, la liberté des conventions serait atteinte par la suppression du régime dotal ; car le supprimer ce serait interdire la convention d’inaliénabilité, et il y a même, ce semble, quelque chose d’extraordinaire à demander la suppression du régime dotal dans un travail qui est fait pour soutenir le respect dû à la liberté des conventions. L’esprit général de la loi, répondrai-je, s’oppose à toute convention ayant pour objet de stipuler l’inaliénabilité d’un bien ; cette clause est réputée contraire au crédit, au progrès de l’industrie, et la loi, telle que l’interprète avec raison la jurisprudence, ne permet pas que le propriétaire use de sa liberté pour supprimer sa liberté et dispose du présent pour enchaîner son avenir. Le régime dotal est donc en contradiction avec la pensée générale de la loi, et la suppression que nous demandons ne serait qu’un retour au système général. Mais pourquoi continuerai-je à développer ce point de vue ? Tout a été dit par un des membres de cette compagnie et ceux qui ont lu la préface du Contrat de mariage ont certainement fait cette réflexion qu’il est impossible de rien ajouter après M. Troplong.

Le développement du crédit ne tient pas seulement à la liberté des conventions et à la suppression des entraves ; il dépend aussi de l’organisation des voies d’exécution et de la rapidité avec laquelle il est possible au créancier de réaliser son gage. Or, une des causes qui ont le plus contribué à retarder les progrès du crédit rural tient aux formalités compliquées de la saisie immobilière ; le créancier qui veut être payé est obligé de passer par des formalités tellement nombreuses qu’il fuit les placements hypothécaires et se reporte sur les valeurs de Bourse. Cet inconvénient s’ajoute au manque d’exactitudepour le paiement des intérêts, de sorte que tout concourt à éloigner le numéraire de l’agriculture ; aussi, lorsque le Crédit foncier a été fondé, un décret a-t-il créé des formalités plus simples pour les expropriations poursuivies à la requête de la Compagnie. Pourquoi ne généraliserait-on pas les dispositions qui ont été faites en faveur du Crédit foncier ? Pourquoi conserverait-on à ces dispositions le caractère restreint et privilégié qu’elles ont reçu en naissant ? Il me paraît difficile qu’elles ne soient pas bonnes en soi, puisque la loi les a jugées suffisamment protectrices pour des saisies importantes. À moins qu’on ne se laisse toucher par l’intérêt privé des agents de la saisie, je ne vois pas pour quelle raison on refuserait de faire le droit commun de ce qui n’est aujourd’hui que l’exception.

Des écrivains distingués, auxquels personne ne refusera l’aptitude pratique, ont réclamé l’abrogation de l’art742 du Code de procédure qui ne permet pas la clause de voie parée. Il est défendu au débiteur de fixer d’avance par une convention les formes qui seront employées pour la vente des biens hypothéqués. Bon gré, mal gré, il faut que les débiteurs subissent les lentes et nombreuses formalités de la saisie immobilière. Pourquoi ne pas permettre aux parties majeures de fixer, comme elles l’entendent, la manière dont le gage sera vendu? Elles pourraient le vendre elles-mêmes au moment du contrat ; il n’y a donc aucune raison pour leur interdire la détermination des formes qui seront suivies pour une vente postérieure. La suppression de cet article serait d’autant plus désirable qu’il n’a été fait qu’en 1842 et que, jusqu’à cette époque, on avait vécu sans inconvénient sous un régime qui permettait la clause de voie parée. L’auteur d’un ouvrage récent sur les réformes à introduire dans le Code de procédure, M. Lavielle, nous a appris que cette clause était depuis des temps fort anciens pratiquée dans le ressort du parlement de Pau, et que jamais la moindre plainte n’avait signalé les inconvénients qui, dans ces dernières années, lui ont été attribués sans motif.

L’art. 2078 interdit toute clause permettant au créancier de s’attribuer le gage sans s’adresser à la justice et le faire mettre aux enchères. Encore une restriction difficile à expliquer ! Car si le débiteur peut immédiatement aliéner son bien à vil prix, pourquoi ne pourrait-il pas le vendre conditionnellement en le donnant en paiement de sa dette ? Remarquons en effet qu’il s’agit de meubles, et que pour les meubles il n’y a pas lieu à rescision pour lésion de plus des sept douzièmes. Que la vente à vil prix soit faite immédiatement ou sous condition, elle devrait être valable dans les deux cas. Cette remarque est d’autant plus vraie qu’il existe des établissements autorisés à prêter sur gages et à faire vendre, sans autorité de justice, les objets engagés. Les monts-de-piété ont le privilège de faire des opérations qui sont défendues aux simples particuliers. Quelle est cette morale qui oblige les uns sans astreindre les autres ? Pourquoi ce qui est défendu en principe est-il, par exception, pratiqué sous la protection de l’administration? L’argent est cher au mont-de-piété, et ces établissements n’ont pas justifié par le bon marché de leurs prêts le privilège qui leur a été accordé.

L’étude des voies d’exécution m’entraînerait dans l’examen du Code de procédure, et mon projet doit se borner au Code Napoléon. Si j’ai parlé de la saisie immobilière, c’est qu’elle a un titre important dans le Code civil[12]. Pour la même raison, je dirai quelques mots de la contrainte par corps, qu’il est question d’abolir aujourd’hui.

La contrainte par corps, disent ceux qui en proposent la suppression, est une voie de rigueur qui permet de frapper un débiteur malheureux plus sévèrement qu’on ne traiterait un voleur ou un escroc. Elle donne aux jeunes gens débauchés un crédit ruineux, que les fournisseurs n’accorderaient pas s’ils n’avaient pas le moyen de faire emprisonner leur débiteur à sa majorité. Par ce moyen, les familles sont obligées de payer les dettes de leurs parents, et ceux qui ne doivent pas sont obligés, par bienséance, de soustraire à la prison le débiteur qui porte leur nom. Ainsi la coaction réfléchit sur ceux qui n’ont rien à se reprocher, et, s’il faut employer une expression familière, l’emprisonnement peut devenir un moyen de chantage.

Tous ces défauts peuvent être reprochés à la contrainte par corps obligatoire, et, sous ce rapport, la loi aurait besoin de profondes et radicales modifications. Mais le projet de loi qui a été présenté au Corps législatif dans la dernière session ne dépasse-t-il pas le but ? Pour rester dans la juste mesure, il aurait fallu supprimer la contrainte obligatoire et conserver la contrainte par corps facultative. Nous avons des rentes insaisissables et des valeurs au porteur qu’il est très facile de dissimuler et de soustraire aux poursuites des créanciers. La contrainte corporelle est le seul moyen qui puisse forcer à faire paraître ces valeurs cachées. Pourquoi renoncer à cette coercition contre les débiteurs de mauvaise foi, qui se servent du principe de l’insaisissabilité des rentes pour frustrer les créanciers, et vivent dans le luxe, sous les yeux de leurs créanciers spoliés, avec les fruits que produit cette fortune secrète ? Aucune considération ne s’élève en faveur de ces débiteurs frauduleux ; ils ressemblent aux voleurs ou escrocs ; leur conduite est moralement aussi répréhensible que la soustraction frauduleuse. Pourquoi renoncer à ce moyen d’agir qui permet de forcer indirectement le débiteur à montrer ce qu’il cache pour racheter la liberté de sa personne ? Je suis peu touché des renseignements statistiques qui ont été présentés pour démontrer l’inutilité de la contrainte. Si elle ne saisit qu’un petit nombre de personnes, si elle a surtout frappé des fils de famille dévorés par l’usure, personne ne pourrait dire quels effets elle a produits en menaçant les débiteurs et les retenant sur la pente de la mauvaise foi. Pour juger des mérites d’une institution, il ne faut pas seulement considérer le mal qu’elle réprime, mais aussi celui qu’elle empêche préventivement. Or, la contrainte par corps est propre à inspirer une crainte salutaire, et son influence est suffisante pour forcer à s’exécuter des débiteurs qui, sans cela, auraient ri des poursuites de leurs créanciers. L’appréciation des tribunaux peut être ici employée très utilement. Qu’on leur confie le pouvoir de prononcer la contrainte par corps dans les cas où ils auront acquis la conviction que le débiteur a des ressources secrètes[13]. Ainsi réduite, cette voie d’exécution sur la personne échappera à toutes les objections qui lui ont été adressées : 1° Elle ne frappera que le débiteur de mauvaise foi ; 2° elle n’atteindra pas la famille, qui ne se croira pas obligée d’intervenir si le débiteur a des ressources personnelles ; 3° elle ne sera pas inhumaine, puisque l’indélicatesse du contraignable mérite une véritable peine.

Je termine ici cette revue critique, qui est loin d’être complète, mais qui suffit pour démontrer la nécessité d’une révision du Code Napoléon. L’idée n’est assurément pas nouvelle, et la plupart d’entre vous ont pu entendre la lecture de quelques pages remarquables où M. Rossi a développé la même idée avec une grande élévation de pensée et de style. Son travail, qui était parfait pour les idées générales, n’entrait pas assez dans les détails. J’ai voulu prendre le côté qu’avait négligé cet homme éminent, dont je suis heureux de suivre les traces et effrayé d’avoir reçu la succession dans l’enseignement. Je partage l’admiration que Rossi a exprimée pour le Code Napoléon comme œuvre politique et sociale ; en demandant sa révision, je ne cède à aucun désir de dénigrer les institutions de mon pays ; je n’ai pas dessein de porter atteinte à l’admiration dont a joui jusqu’à présent cette œuvre, qui a été souvent imitée à l’étranger. Convaincu que rien n’est parfait, et que les œuvres les meilleures sont perfectibles, je me suis permis une excursion critique dans le Code Napoléon, avec la confiance que personne ne trouvera extraordinaire la demande que je fais pour la loi civile d’une révision analogue à celle qui a été faite, à plusieurs reprises, de la loi pénale. L’économie politique a démontré que notre Code était trop réglementaire ; qu’il restreignait souvent la liberté des conventions ; qu’il limitait la propriété privée dans des circonstances trop nombreuses. Une révision facile à faire rendrait aux conventions la liberté qu’elles doivent avoir, et dont le principe a été reconnu par l’article 1134. Mettons la loi d’accord avec la science, les détails avec la règle générale. Le respect pour le Code, loin d’être atteint par ces modifications, ne peut que gagner à ce perfectionnement. L’autorité du Code pénal n’a pas été diminuée par les révisions de 1852 et 1863 ; il est sûr que celle du Code Napoléon sera au moins intacte, si elle n’est pas augmentée par les remaniements que votre bienveillance m’a permis d’exposer, et que je réclame de ceux qui ont l’initiative des lois. J’ose espérer que vous prêterez à mes réclamations l’autorité de vos noms et le concours de votre institution ; car vous pourriez provoquer sur cette question quelque travail spécial où serait approfondi et complété le programme que je n’ai pu qu’effleurer.

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[1] Si le refus de procéder à la célébration religieuse après le mariage civil est rare, les recueils d’arrêt nous avertissent que le cas s’est présenté quelquefois, et probablement il a été plus fréquent qu’il ne s’est montré, car toutes les fois qu’il a eu lieu l’affaire n’a pas été portée devant les tribunaux. Les femmes, même les plus religieuses, ont préféré se résigner plutôt que de porter devant la justice des réclamations bruyantes. La cour de Montpellier a eu à statuer sur un cas semblable et elle l’a fait par arrêt du 4 mai 1847 (aff. Roques). Plus récemment, la cour d’Angers a prononcé la séparation de corps entre deux époux qui avaient vécu séparés de fait de 1815 à 1858, le mari ayant toujours refusé et persistant à refuser la célébration religieuse (arrêt du 29 janvier 1859). M. Demolombetrouve dans ce refus une cause de séparation de corps, et il motive son opinion en des termes qui méritent d’être cités : « Je crois que l’époux félon blesse profondément son conjoint en violant sa promesse expresse ou tacite, et je conclus que lorsqu’en effet la célébration religieuse a été promise, soit expressément, soit même tacitement, et que l’autre époux a dû y compter (ce qui sera une question de fait), le refus de son conjoint est envers lui une injure grave, puisque ce conjoint veut le forcer à vivre dans un état qui, à ses yeux, ne serait qu’un concubinage. » (Demolombe, Traité du mariage, n° 390, t. II, p. 485.) J’admire le tour de force par lequel la jurisprudence de la cour d’Angers et l’éminent jurisconsulte de Caen ont trouvé là un cas de séparation de corps pour injure grave. À moins que les termes aient perdu leur sens naturel, je ne vois rien d’injurieux dans ce refus si le conjoint qui refuse ne l’a pas accompagné de faits propres à lui donner ce caractère ; or, ce refus pourrait être fait de la manière la plus respectueuse. Supposons que le mari dise en refusant : « J’avais trop présumé de mes forces, et le désir d’être uni à vous m’avait décidé à passer sur toutes les exigences de la religion ; mais aujourd’hui j’ai réfléchi, et il m’est impossible de participer à une cérémonie que mon incrédulité profanerait. » Comment voir une injure dans un refus qui serait motivé en ces termes ?

La manière dont les jurisconsultes ont tourmenté cette loi prouve qu’elle n’est pas bonne et que, dans certains cas, elle est oppressive sans profit pour l’intérêt général. Le vice de ces dispositions est tellement sensible que des jurisconsultes d’un incontestable mérite, par exemple M. Marcadé et M. Bressolles, professeur à la Faculté de droit de Toulouse, ont décidé que le refus de procéder à la célébration religieuse constitue un casde nullité pour erreur sur la personne, cas prévu par l’art. 180 C. N. C’est encore un tour de force qui démontre l’insuffisance de la loi. Au lieu de torturer ainsi le sens des textes, rentrons dans la vérité et dans la simplicité : Simplicitatem legibus amicam. Reconnaissons qu’il n’y a là ni cause de nullité, ni cause de séparation de corps, et qu’il y a simplement motif de modifier une loi qui, par une réaction exagérée en faveur de la liberté de conscience, a blessé cette liberté même.

[2] La nomination d’un Conseil judiciaire aux prodigues fut très vivement débattue au Conseil d’État. Elle ne passa dans la loi que sur l’observation peu concluante de Cambacérès : « Un prodigue peut devenir un homme dangereux et l’État ne peut pas être indifférent sur le sort des familles. » (Locré, t. VII, p. 327.) Ce qui est dangereux c’est l’incapacité que rien ne manifeste et dont les tiers ne sont pas avertis. Quant au sort des familles, je ferai observer qu’il serait juste avant tout de considérer le sort de la famille des tiers avec lesquels traite le prodigue.

[3] M. Demolombe dit, au sujet de la mitoyenneté : « L’intérêt bien compris de deux propriétaires voisins est d’avoir en commun, sur la ligne séparative de leurs fonds, un seul mur, soit pour supporter leurs bâtiments, soit pour servir de clôture à leurs héritages contigus. Un seul mur suffit en effet ; deux murs seraient inutiles, incommodes, dispendieux et on peut même dire que la société tout entière est intéressée à ce que la dépense des capitaux et des terrains ne soit pas doublée en pure perte. » (Servitudes, t. Ier, n. 315.) L’intérêt bien entendu des propriétaires sera mieux apprécié par les intéressés, et d’ailleurs il dépend de circonstances auxquelles il est impossible d’appliquer une règle uniforme. Quant àl’intérêt général, c’est l’argument que font valoir les socialistes pour demander la consommation en commun et toutes les conditions de la vie commune qui, selon eux, réduirait de beaucoup les dépenses. La plupart des jurisconsultes qualifient l’article 661 de disposition exorbitante et, à ce titre, l’interprètent restrictivement (Duranton, t. V, n. 524, et Duvergier sur Toullier, II, n. 193, note a).

[4] Argou, Instit. au droit français, t. Ier, p. 253 : « Les coutumes ont permis de disposer de tous les propres par donation entre vifs, parce qu’il arrive rarement qu’un homme se dépouille lui-même de son vivant. Et néanmoins, s’il le veut, la coutume le lui permet, la coutume ne voulant pas l’obliger à avoir plus d’égards pour ses héritiers qu’il n’en a pour lui-même. Mais la coutume ne lui permet de disposer par testament que d’une partie de ses propres, afin de conserver les biens dans la famille. »

[5]La maxime Donner et retenir ne vaut est condamnée formellement par M. Demolombe (Donations, t. Ier, n. 26, p. 26 et 27).

[6] M. Demolombe donne également pour base à la réserve l’obligation alimentaire (Donations, t. I, n° 6 et 7, et t. II, n° 2). Voir notre nouveau Cours d’Économie politique, 53° leçon, t. II, p. 82. M. Demolombe ajouteque la réserve est demandée par l’intérêt général, « parce que la transmission héréditaire des biens est le moyen le plus énergique de la conservation des familles. » (T. I, n° 8.)

[7] Il s’en fallut de peu que la révocation pour survenance d’enfants ne fût exclue du Code par une disposition formelle. Un article en ce sens figurait dans le projet. Treilhard, Tronchet et Bigot de Préameneu appuyaient cette disposition.

[8] Le retrait successoral n’est pas approuvé par M. Demolombe (Successsions, t. IV, n° 11). « Les droits successifs, après tout, dit-il, appartiennent à l’héritier et il doit pouvoir en disposer comme de ses autres biens ; or, il est évident qu’il ne peut pas en disposer avantageusement si celui qui achète est exposé à se voir enlever son marché. »

[9] Au Conseil d’État, la rescision fut combattue par Berlier, Regnauld (de Saint-Jean-d’Angély), Réal et Defermon. Elle avait été vigoureusement combattue par Thomassius (De Æquitale cerebrinâ, 736 dissertation). Portalis, Cambacérès et Tronchet se prononcèrent pour la rescision, et le Premier Consul opina aussi dans ce dernier sens.

[10] M. Troplong estime que l’art. 1734 est trop rigoureux. (Échange et Louage, t. I, n° 377, p. 462.)

[11] Ce résultat est tellement choquant que, sans avoir égard au texte formel de l’art. 2124 C. N., des jurisconsultes soutiennent que le mineur émancipé peut constituer une hypothèque pour la sûreté des obligations qu’il contracte pour son administration. Cependant le mineur émancipé ne peut pas aliéner ses immeubles.

[12] La réforme du Code de procédure est à l’ordre du jour. Des ouvrages distingués ont été publiés sur cette question par MM. Lavielle, Raymond Bordeaux, Seligman, Piogey et Renard. Un ministre de la justice, que l’Académie des sciences morales et politiques compte au nombre de ses membres, M. le procureur général Delangle, a chargé une commission de préparer la révision du Code de procédure civile.

[13] C’est l’opinion qui a été soutenue dans un discours de rentrée devant la Cour impériale de Toulouse par M. Paul, alors premier avocat général, et aujourd’hui premier président de la Cour de Douai.

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