De la rédaction et de l’interprétation des lois (1887)

Formés dans leur grande majorité dans des écoles de Droit, les économistes libéraux français du XIXe siècle ont contribué d’une manière méconnue et pourtant significative à la science juridique. Dans la réédition que les éditions de l’Institut Coppet ont fait de La Loi de Frédéric Bastiat, Damien Theillier rappelait toute l’importance de la compréhension qu’offrait Bastiat des concepts de Loi, d’État et de Justice. Cette compréhension des phénomènes juridiques fondamentaux s’est répandue dans toute l’école libérale française, comme chez Jean-Gustave Courcelle-Seneuil, économiste libéral français formé à l’École de Droit de Paris. Dans son ouvrage Préparation à l’étude du Droit (1887), il fournit le cadre conceptuel indispensable aux étudiants de droit pour comprendre la législation, ses qualités ou ses défauts, et l’influence qu’elle peut avoir sur le destin des nations. Dans le dixième chapitre (p.243-252), consacré à « la rédaction et à l’interprétation des lois », Courcelle-Seneuil nous explique en quoi l’idée selon laquelle il est aisé de faire une loi, plus aisé encore de l’appliquer, est foncièrement erronée. Tout d’abord, ajouter une loi à la législation d’un pays est un acte qui demande une grande réflexion : souvent, dans l’empressement, heurté par un dysfonctionnement apparent ou alerté par des plaintes d’ailleurs pas toujours sincères, un homme politique propose une nouvelle loi, dont l’application ultérieure produit des effets pires que le mal qu’elle était sensée solutionner. Souvent, en croyant tout prévoir, il n’a qu’à peine effleuré le problème, et a concentré l’appareil de contrainte qu’est l’État sur un domaine fort éloigné de la cause du dysfonctionnement observé. L’homme politique doit donc garder à l’esprit ce fait que, comme l’écrit Courcelle-Seneuil, il est « impossible de faire une loi parfaite et il est très difficile d’en faire une bonne ». Car si le premier écueil à éviter est de produire des lois à tort et à travers, rédiger les quelques lois qui sont véritablement utiles n’en est pas moins une tâche difficile. « Il faut y apporter un style très simple, dit Courcelle-Seneuil, très précis et très clair, sans ornements d’aucune sorte. » Il faut se rendre compréhensible, et éviter la tentation de vouloir prévoir tous les cas, de détailler toutes les applications possibles de la loi.


PRÉPARATION À L’ÉTUDE DU DROIT

CHAPITRE X. DE LA RÉDACTION ET DE L’INTERPRÉTATION DES LOIS.

Il n’est peut-être pas un législateur qui, placé, sans avoir fait de sérieuses études spéciales, en présence d’une machine un peu compliquée, d’une locomotive, par exemple, osât proposer d’y ajouter ou d’en retrancher un organe. Le même homme, qui hésite devant la machine, n’hésitera pas, s’il s’agit de la société, bien autrement compliquée que la locomotive : il proposera hardiment de faire une loi, c’est-à-dire d’ajouter ou de retrancher un organe nouveau, sans savoir si l’addition ou la suppression proposée facilitera le mouvement ou si elle le dérangera, comme la présence d’un corps étranger à l’organisme humain en dérange les fonctions. On est hardi, parce que la loi, s’appliquant à la vie sociale, dont l’élasticité est très grande, les effets, bons ou mauvais, de l’acte législatif, ne se manifestent pas à l’instant, comme ceux d’un organe métallique dans une machine de bronze et d’acier.

Mais autant une loi semble facile à faire aux esprits superficiels, autant elle semble difficile aux hommes qui réfléchissent. Toute loi est un règlement imposé aux volontés toujours changeantes des individus pour réaliser une conception quelconque de rapports sociaux : elle a donc pour objet de fixer ce que la nature a fait mobile et ne touche que par un côté à ce qu’il y a au monde de plus complexe. Quel législateur pourrait être assez éclairé et assez attentif pour prévoir toutes les questions que soulèvera dans la pratique l’application du texte le mieux rédigé ? Qui peut embrasser d’un coup d’œil, tout le détail des relations sociales ? Lors même qu’on l’aurait embrassé à un moment donné, qui pourrait se flatter d’avoir prévu pour toute la suite des temps, d’avoir pourvu aux besoins que suscite incessamment la transformation incessante de la société et des individus qui la composent ?

Il est donc impossible de faire une loi parfaite et il est très difficile d’en faire une bonne. Pour y réussir, il faut que le législateur ait un esprit capable d’embrasser, de distinguer et de combiner un grand nombre de considérations diverses, de prévoir quels effets telle ou telle disposition peut avoir sur la volonté des hommes. Les personnes qui ont l’esprit étendu, patient et attentif sont rares. Il faut en outre que le législateur connaisse bien tout ce qui peut être connu sur la nature de l’homme et des arrangements sociaux, et ceux qui ont acquis cette connaissance par des études sérieuses sont en petit nombre.

Chacun de nous se figure volontiers, dès qu’il voit ou croit voir un abus dans l’organisation de la société, qu’on peut l’éliminer sans peine par une loi improvisée : le plus souvent on se trompe : 1° parce que l’on prend pour un abus ce qui n’en est pas un ; — 2° parce que, même dans le cas où l’abus est réel, l’application de la loi causerait des dommages plus grands que l’abus auquel on veut porter remède ; — 3° parce qu’on a pas étudié avec soin la portée de la loi et les effets indirects ou de répercussion qu’elle peut avoir.

C’est surtout faute d’études suffisamment approfondies qu’on a fait plus d’une fois, non seulement de mauvais projets, mais de très mauvaises lois. Nous avons essayé de montrer dans les considérations qui précèdent, combien l’organisation de la société moderne échappait par sa simplicité aux personnes qui n’ont pas pris la peine de l’étudier et combien on était exposé, si l’on tentait d’improviser des lois, à faire tout autre chose que ce qu’on voulait et même le contraire de ce que l’on voulait.

Mais laissons là le fond et considérons la rédaction des lois seulement. Il faut y apporter un style très simple, très précis et très clair, sans ornements d’aucune sorte. On peut en trouver des modèles dans les écrits des jurisconsultes romains de la bonne époque et dans quelques-unes de nos lois de la Révolution. Il faut en outre que les termes soient compréhensifs et rattachent la loi que l’on rédige à l’ensemble de la législation du pays, soit qu’elle fasse corps avec cet ensemble, soit qu’elle y introduise un nouveau principe, soit qu’elle développe un des principes contradictoires qui se rencontrent dans toute législation, notamment le principe nouveau, toujours plus ou moins mêlé avec quelque principe ancien encore en vigueur.

Deux systèmes peuvent être suivis dans la rédaction des lois : on peut se contenter de l’énonciation, dans les meilleurs termes possibles, des principes généraux de la loi : on peut aussi chercher à prévoir successivement les cas particuliers. Le second système a généralement été préféré et nous le regrettons, non sans reconnaître que des motifs considérables ont causé cette préférence.

En effet, le premier système laisse aux juges et aux administrateurs chargés d’appliquer la loi une grande latitude : s’ils sont éclairés et honnêtes, tant mieux : la loi sera mieux appliquée, sans contredit, parce qu’elle sera vivante en quelque sorte ; mais s’ils manquaient de lumière ou de probité ? Soit. Examinons un peu le fonctionnement d’une loi très réglementaire, dont les rédacteurs aient voulu tout prévoir. D’abord, quelque peu d’expérience qu’on ait de l’application des lois, on sait que le législateur n’a jamais et n’aura jamais tout prévu. En second lieu, dans les cas même où il croit avoir tout prévu, les espèces se présentent assez souvent sous un aspect tout autre que celui auquel il avait pensé. En troisième lieu, quoi que fasse le rédacteur d’une loi réglementaire, il a toujours dans l’esprit un cas particulier en vue duquel il rédige chaque disposition et ce cas absorbe souvent son attention à ce point, qu’il perd de vue les cas qui lui ont suggéré d’autres dispositions ; si bien que les divers articles de sa rédaction se trouvent quelque fois contradictoires ou tout au moins divergents.

Quant aux administrateurs et aux juges chargés d’appliquer la loi, il est évident que le premier système de rédaction les intéressera davantage, parce qu’il engagera leur responsabilité et les obligera à penser, tandis que le système de rédaction réglementaire leur laissera peu à faire et ne leur suggérera jamais une solution en cas de lacune ou de contradiction. Il est bon que la loi dirige l’administrateur et le juge, mais encore faut-il qu’elle leur laisse une certaine latitude et ne prétende pas les réduire à l’état de machines. L’histoire du droit nous enseigne que la plupart des améliorations qui y ont été introduites sont venues de la jurisprudence : or, il est difficile d’avoir une jurisprudence forte avec une législation réglementaire.

Il serait bon d’éviter aussi, dans la rédaction des lois, le mélange des dispositions de procédure avec les dispositions principales : la définition d’un droit est une chose, la manière de la faire valoir est une autre chose très distincte et d’une importance moindre. Le plus petit inconvénient de ce mélange, trop fréquent dans notre Code civil, est de rendre l’étude du droit plus difficile et un peu rebutante, en portant l’esprit à confondre l’accessoire et l’essentiel.

La question de savoir s’il vaut mieux avoir un Code qu’un droit fondé sur la coutume et la jurisprudence, a longuement occupé les jurisconsultes au commencement du siècle présent. Elle n’a plus guère aujourd’hui qu’un intérêt spéculatif, parce que partout ou à peu près la législation a remplacé ou tend à remplacer la coutume, comme il est inévitable lorsqu’on veut substituer un droit rationnel à un droit traditionnel. Une question aussi grave peut-être, mais qui a été moins discutée et ne peut guère l’être, est celle de savoir s’il vaut mieux se contenter de lois successivement promulguées par des législateurs différents, avec des visées différentes, ou s’il vaudrait mieux codifier cette législation et réviser de loin en loin les codes eux-mêmes. Cette seconde solution est évidemment la meilleure en principe, mais à une condition : c’est que le législateur chargé de codifier soit plus éclairé que les rédacteurs des lois sur lesquelles il devra travailler et que celui qui révise les codes soit plus éclairé que ceux qui les ont rédigés. Ces conditions ne se rencontrent pas toujours.

Pour obtenir une bonne loi, il est utile qu’elle soit connue en projet, discutée et critiquée par un assez grand nombre de personnes : il n’est pas utile qu’un grand nombre concoure à sa rédaction. Un rédacteur, même très capable, qui ne serait pas contrôlé pourrait commettre des incorrections et des omissions fort graves : une discussion sérieuse est très utile pour éviter cet inconvénient. La participation d’un grand nombre de personnes à la rédaction même de la loi présente un inconvénient plus grave et dont la gravité augmente avec le nombre des législateurs. Alors, en effet, une combinaison législative mûrement discutée et adoptée après réflexion, par des personnes compétentes, peut être et est souvent renversée par un amendement improvisé, sous l’inspiration de vues particulières plus ou moins étroites, par une personne incompétente, mais habile à manier les arguments de sentiment. Il peut arriver aussi que des idées différentes ou même opposées se manifestant au moment de la rédaction, on adopte, de guerre lasse, et par transaction, des rédactions peu intelligibles et d’une interprétation difficile.

Une fois la loi faite, qu’elle soit bonne, médiocre ou mauvaise, il s’agit de l’appliquer et pour l’appliquer, il faut la comprendre.

Les personnes étrangères à l’étude du droit pensent que la rédaction et l’intelligence d’un texte législatif sont choses faciles et aussi faciles tout au moins que la rédaction et l’interprétation d’un contrat commercial. C’est une erreur que la moindre étude dissipe bien vite et qu’atteste le grand nombre des travaux qui ont pour objet l’exposition ou l’interprétation des lois.

Ces travaux sont de deux sortes. Les uns, entrepris par des jurisconsultes spéculatifs, ont pour objet une exposition et une interprétation théorique de telle ou telle partie de la législation, pour l’enseignement. L’ensemble de ces travaux constitue ce qu’on appelle « la doctrine ». Les autres travaux sont entrepris en vue des faits, sur chacune des affaires qui sont présentées devant les juges et sur lesquelles ils sont obligés, par profession, de statuer. Ces interprétations constituent ce qu’on appelle la « jurisprudence ». La doctrine et la jurisprudence remédient incessamment aux obscurités et aux lacunes que l’étude et la pratique de l’application font découvrir dans les textes législatifs.

D’après quels principes doit-on se guider en présence d’un texte obscur ou insuffisant ou dans lequel on rencontre, à côté des lacunes, des répétitions, quelquefois même des contradictions ou apparentes ou positives ? À quel point de vue faut-il se placer ? [1]

Un certain nombre de jurisconsultes aiment à considérer tout texte de loi comme sacré et parfait en lui-même : ils cherchent dans sa lettre un moyen de combler les lacunes, d’éclaircir les obscurités et de dissimuler les contradictions. Partant de là, ils adoptent naturellement la méthode des théologiens, qui argumentaient sur la Bible et sur une tradition plus ou moins authentique. On considérait ainsi les textes de la législation romaine dans nos provinces de droit écrit et si la multitude des coutumes permettait aux jurisconsultes des autres parties de la France d’avoir l’esprit plus libre, ils se sont inclinés sans peine lorsque les textes coutumiers et romains ont été remplacés par le Code civil.

Ce Code a été, dès sa promulgation, l’objet d’une vénération marquée, hors de toute proportion avec sa valeur intrinsèque, et cette vénération a été longtemps intolérante. Elle était née de la satisfaction avec laquelle on voyait disparaître ces multitudes de lois et de jurisprudences différentes dont on avait longtemps souffert. Un seul Code, appuyé par une jurisprudence unique réglée par la Cour de cassation ! C’était une amélioration incontestable que l’on considérait volontiers comme la perfection, surtout lorsque l’on rencontrait dans le Code les principes fondamentaux de la société moderne. On oubliait volontiers la légèreté avec laquelle il avait été conçu et rédigé, les restrictions sans nombre qui s’y trouvaient conservées, les articles inutiles en forme de déclarations de doctrine et ceux qui s’appliquaient à des faits sociaux qui avaient cessé d’exister, etc. On avait un Code, un Code unique, cela suffisait et il aurait été vingt fois pire qu’on l’aurait encore acclamé et applaudi.

Aujourd’hui, le temps et les changements qu’il apporte, l’habitude et l’usage du Code ont refroidi ce premier enthousiasme. Toutefois, il en reste encore quelque chose et il ne faudrait peut-être pas chercher bien longtemps pour trouver des jurisconsultes graves, qui considèrent le Code comme la « raison écrite », qui professent pour lui la vénération que leurs prédécesseurs avaient pour les Pandectes et pour la Bible.

Ce point de vue nous semble peu favorable à une bonne interprétation de la loi, parce qu’il rétrécit et abaisse l’esprit du jurisconsulte. Chercher dans la lettre même du Code, dans des articles éloignés les uns des autres, et souvent sans lien l’un avec l’autre, l’interprétation des obscurités et la conciliation des contradictions, c’est introduire des solutions de fantaisie, sans fondement sérieux et sans autorité : improviser des théories sur des mots dont on étend ou dont on restreint le sens, selon les besoins du moment, c’est en quelque sorte torturer et vicier le droit, comme les casuistes, par l’emploi de la même méthode, ont torturé et vicié la morale.

C’est un reproche que l’on peut adresser avec raison à quelques-uns des hommes qui, chez nous, ont travaillé sur la doctrine et se sont fait admirer par une subtilité ingénieuse. Loin d’étudier le texte franchement, avec un esprit libre et de résoudre de leur mieux les difficultés révélées par la pratique, ils ont posé avec soin et séparément, autant qu’ils l’ont pu, chaque mot du texte pour y chercher des difficultés et en imaginer à plaisir. Un texte est-il susceptible de deux, de trois, de quatre interprétations différentes, ils s’y attachent, s’y intéressent, s’y complaisent. S’ils ont inventé une troisième, une quatrième, une cinquième interprétation bien imprévue, à laquelle personne n’ait jamais songé, ils triomphent, ils ont montré qu’ils possédaient, comme disent quelques-uns, l’esprit juridique ; ils ont inventé ce qu’on appelle un « système juridique ». On a dit que cette manière, un peu sophistique et très superficielle d’étudier les textes, était excellente, qu’elle était la meilleure pour « approfondir » cette étude.

Cette opinion nous semble erronée. On ne voit pas clairement en quoi cette subtilité raffinée peut être utile à l’intelligence ou à la pratique du droit. On voit très nettement, au contraire, comment elle peut obscurcir les notions les plus claires et surtout renverser les principes généraux en abusant des termes plus ou moins obscurs, dans lesquels ils ont été énoncés, en les comparant à de vieilles maximes, à des brocards ou proverbes juridiques, aussi peu liés entre eux que les proverbes populaires et en exagérant tel ou tel détail. On peut aller fort loin avec cette subtilité, surtout dans l’étude d’une législation réglementaire, rédigée de telle sorte, qu’un principe semble énoncé en termes particuliers, tandis qu’un détail infime y est énoncé en termes généraux : on peut aller peut-être jusqu’à la connaissance de la législation positive existante, mais jamais on ne saurait la perfectionner.

L’abus de cette méthode d’interprétation peut être reproché surtout à quelques-uns de ceux qui ont écrit sur la doctrine, sans autre préparation que la lecture prolongée des écrits de leurs prédécesseurs, sans autre méditation que celle dont les termes du texte étaient le sujet. Ces hommes, recommandables par leur érudition, mais privés de toute expérience de la vie réelle, ont pris plus d’une fois les mots pour des choses et les choses pour des mots. La jurisprudence pratique a généralement échappé à cette cause d’erreur et s’est plus souvent inspirée d’une opinion publique plus ou moins éclairée, souvent terre à terre, et n’a marché qu’avec une excessive timidité ; elle n’a pas commis de grands écarts. Cette jurisprudence est lente dans l’amélioration du droit ; mais elle irait d’un pas plus rapide, si l’opinion publique l’exigeait.

On rencontre quelquefois dans la jurisprudence, aussi bien que dans la doctrine, une forme d’argumentation qui semble plausible en premier abord, mais qui est en réalité mauvaise et dangereuse. C’est celle par laquelle on cherche et on invoque, pour interpréter la loi, l’intention du législateur.

Que peut bien être et comment peut-on constater l’intention du législateur ?

Une loi est toujours le résultat de la collaboration d’un certain nombre de personnes et ces personnes adoptent souvent une disposition législative avec des vues et des intentions très différentes les unes des autres. On peut invoquer les termes d’un exposé des motifs, d’un rapport, d’un discours, mais ces termes expriment seulement la pensée de celui qui s’en est servi : ils n’expriment pas les pensées souvent différentes ou même opposées de tous ceux qui ont voté la loi. Lorsqu’un amendement improvisé est venu bouleverser toute l’économie d’un projet ou lorsqu’une disposition a été adoptée, de guerre lasse, par transaction, comme prix d’une autre disposition, où est l’intention du législateur ?

D’ailleurs, cette intention fût-elle connue, certaine, constatée avec toute l’authenticité possible et même impossible, elle n’a pas force de loi et ne saurait faire loi à aucun titre. Le législateur n’est ni dieu ni demi-dieu ; c’est un homme investi pour un temps d’une fonction souveraine, mais faillible, comme les autres. Le législateur est même plus exposé à l’erreur, parce que son métier est très difficile, parce qu’il y est lui-même bien souvent peu préparé et parce qu’il n’est pas responsable des erreurs qu’il peut commettre. Si la loi est respectable, c’est parce qu’il faut une règle et que la loi est la règle obtenue par des procédés qui, jugés les meilleurs, ont eu l’assentiment de tous ; ce n’est pas du tout parce qu’elle exprime l’intention temporaire et changeante du législateur. Combien de fois d’ailleurs le législateur s’est-il trompé en édictant des dispositions dont l’effet a été tout autre que celui qu’il avait en vue, ou même tout à fait contraire ! Combien de fois une loi inspirée par des intentions excellentes a eu de mauvais effets, tandis qu’une loi inspirée par des intentions tout autres donnait des résultats utiles ! Une histoire comparée des intentions du législateur et de l’effet des lois serait bien piquante et bien instructive.

Les observations qui précèdent s’appliquent à l’interprétation des lois contemporaines, de celles qui datent d’hier. S’il s’agit d’interpréter des lois anciennes nous rencontrons des objections bien autrement graves contre l’intention du législateur invoquée comme autorité légale. Lorsque ces lois ont été rédigées, le législateur et ses contemporains étaient sous l’empire de certaines idées et en présence de certains faits sociaux ; depuis cette époque il est survenu d’autres idées, d’autres habitudes, d’autres intérêts, des pouvoirs politiques d’un autre caractère. Qui songerait à interpréter aujourd’hui les lois et décrets du premier empire, relatifs aux cultes, par l’intention du législateur ? Qui pourrait interpréter par la même intention certaines dispositions du Code civil rédigées à une époque où la propriété mobilière n’avait pas le centième de l’importance qu’elle a aujourd’hui ? Et quand il s’agit d’appliquer aux chemins de fer un édit de 1607 !

Si nous remontons plus haut dans l’histoire du droit et jusqu’à ses origines, nous constatons sans peine que les lois si nombreuses qui, dans le cours des siècles, ont déterminé le caractère et les limites de la propriété privée, ont été conçues, rédigées et acceptées par des hommes qui ignoraient la théorie et la raison d’être de cette propriété. Ils avaient même parfois sur cette matière des idées qui nous semblent fort étranges. [2] Cependant, c’est sous l’empire de ces lois et par leur influence que la propriété privée est née, a grandi peu à peu, et s’est enfin dégagée sous une forme que les législateurs de la haute antiquité n’avaient pas soupçonnée. Ce résultat aurait-il pu être obtenu si l’intention des législateurs eût été connue et si on avait interprété les lois suivant cette intention ? Non. L’intention du législateur est inspirée par l’état social en vue duquel il travaille ; lorsque cet état a changé, il n’y a plus et ne peut plus y avoir d’intention du législateur.

Est-ce à dire que, comme quelques personnes l’ont pensé, on doive abandonner, comme inutile, l’étude des textes anciens, et suivre dans l’étude le cours de la jurisprudence contemporaine ? En aucune façon. Un praticien vulgaire peut procéder ainsi et réussir dans sa pratique. Mais celui qui veut mériter le nom de jurisconsulte ne saurait se contenter de si peu. Il étudiera longtemps et avec attention ces textes comme des documents historiques très instructifs dans lesquels seulement il peut acquérir l’intelligence du droit et de ses variations. Ceux du droit romain auront pour lui un intérêt spécial, parce qu’ils sont le recueil de toutes les notions juridiques du monde gréco-romain et parce que, après un retour offensif de la barbarie et des coutumes antérieures à ce droit, toutes les législations modernes lui ont fait des emprunts tels qu’on peut le considérer comme leur fondement. Ces textes sont les plus importants des documents à étudier pour qui veut comprendre comment naît le droit, comment il s’améliore et se transforme par le progrès des idées et de la civilisation.

En fait, il convient que la législation, lorsqu’elle est tolérable, ait une certaine stabilité. Cependant la société change et il est rare que le législateur ancien ait eu des vues assez élevées et assez larges, pour que des besoins nouveaux n’amènent pas, ou de nouvelles lois, ou une interprétation nouvelle des lois anciennes. Le plus souvent, c’est la jurisprudence qui, peu à peu, renouvelle et complète les lois, comme nous le montre l’histoire entière du droit. C’est pour cela qu’il importe d’avoir des jurisconsultes éclairés, dont l’intelligence ouverte et large soit législative, si l’on peut s’exprimer ainsi, capables d’interpréter les textes, non par des rapprochements forcés ou par des inventions plus ou moins subtiles, ou par des recherches sur l’intention du législateur, mais par des considérations dignes du législateur.

La véritable règle d’une bonne interprétation des lois doit être tirée d’une étude approfondie des principes de la législation moderne, car c’est dans le sens de ces principes que doivent être résolues toutes les questions dans lesquelles on trouve le texte obscur ou insuffisant. Au lieu de chercher quelle a été autrefois l’intention du législateur, il faut chercher celle qu’il devrait avoir en face de la difficulté qui se présente aujourd’hui. Les principes généraux doivent être, si l’on peut ainsi dire, la conscience de l’homme chargé d’appliquer la loi, qu’il doit l’interpréter avec fermeté, suivant cette conscience. Telle est la règle d’une bonne interprétation des lois. C’est la plus respectueuse pour le législateur, puisqu’elle suppose qu’il a toujours voulu le bien, qu’il l’a voulu avec prévoyance et bon sens.

Seulement, pour que cette règle fût bien appliquée, il faudrait que le droit fût étudié, non davantage, mais autrement qu’il ne l’a été depuis le Code civil. Il faudrait qu’on étudiât d’abord tout ce qui peut être connu des lois naturelles qui régissent les sociétés humaines, lois sur lesquelles sont    fondés les principes même de notre droit positif. Il faudrait qu’on étudiât ensuite très sérieusement l’histoire des législations et de la formation successive des idées juridiques, et qu’on apprît à considérer les lois en vigueur, non comme l’expression d’une pensée divine, mais comme des productions historiques respectables sans superstition. Il arriverait peut-être alors que, sans prendre avec la loi les libertés que prenait le préteur romain, la jurisprudence s’affranchirait un peu plus de la doctrine actuelle et rendrait des services plus grands.

Jean-Gustave Courcelle-Seneuil

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[1] Nous ne nous occupons pas ici des règles d’interprétation de détail qui se trouvent énoncées au Digeste, l. Ier, t. III, et reproduites par tous les jurisconsultes avec quelques additions. Il ne s’agit ici que des méthodes.

[2] V. Fustel de Coulanges, La Cité antique.

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