Sur Boisguilbert et ses idées économiques

Personnage original et haut en couleur, Boisguilbert a joué un rôle de fondateur dans l’histoire de l’école française d’économie politique. Cet article présente la vie et l’oeuvre de ce pionnier oublié du laissez-faire.


Laissez faire… la nature.
Sur Boisguilbert et ses idées économiques

par Benoît Malbranque

(Laissons Faire, n°18, mars 2015)

 

Rares sont les économistes français du passé qui, dans leur propre pays, jouissent à l’ouverture de notre siècle d’un aura à la mesure de leurs talents. Boisguilbert ne fait pas exception, et puisque dans tout procès, quand l’accusation reste dans le silence, la parole revient à la défense, disons dès le commencement de cette introduction pourquoi il convient de « retrouver » Boisguilbert : nous verrons ensuite le récit de sa vie et l’exposé de ses idées.

Peu goûté par les lecteurs de son époque, éloigné des cercles du pouvoir par son excentrisme et son enthousiasme excessif, Boisguilbert ne marqua pas non plus le XVIIIe siècle, auquel il laissa ses œuvres à sa mort en 1714. Dans la première moitié du siècle, la concurrence fut maigre ; pourtant, le public retint davantage les Melon et Dutot[1] que l’auteur du Détail de la France. Le développement de l’économie politique, à partir des années 1750, favorisa une redécouverte partielle de Boisguilbert. Voltaire vanta son savoir économique tout en stigmatisant son caractère : « Boisguilbert n’était pas sans mérite ; il avait une grande connaissance des finances du royaume ; mais la passion de critique l’emporta trop loin : on jugea que c’était un homme fort instruit qui s’égarait toujours, un faiseur de projets qui exagérait les maux du royaume, et qui proposait de mauvais remèdes. » [2] L’école physiocratique, constituée à partir de 1757-58 autour du « maître » François Quesnay, regarda également Boisguilbert comme un original, parfois brillant, mais pas toujours juste, qui décela dans son environnement certaines idées appelées à passer à la postérité, mais qui négligea d’importants principes. Quoi qu’il en soit, il était, même pour eux, un auteur mineur. Preuve en est la Notice abrégée, brève histoire de la pensée économique que Dupont de Nemours, bras droit de Quesnay, fit paraître dans le journal des Physiocrates, les Éphémérides du Citoyen. Boisguilbert y fut oublié et ce n’est que dans la livraison suivante du périodique que Dupont de Nemours corrigera son erreur, écrivant :

« Nous rappellerons ici un livre qu’il est bien étonnant que nous ayons oublié, puisqu’il est un des premiers que nous ayons lus (…). Ce livre est le Détail de la France, par M. Pierre Le Pesant, seigneur de Boisguilbert (…). Cet ouvrage, dont le titre, il est vrai, n’est pas bien clair, et dont la lecture est un peu fatigante, parce que le style en est  incorrect et diffus, est cependant singulièrement précieux par la sagacité avec laquelle l’auteur avait reconnu ce que tout le monde ignorait de son temps, la nécessité de respecter les avances des travaux utiles, et les avantages de la liberté du commerce. S’il eût vu que la terre et les eaux étaient les seules sources d’où le travail de l’homme peut retirer des richesses, et que les travaux de conservation, de fabrication, d’échange, etc., qu’on a confondus assez improprement sous le nom générique de travaux d’industrie, ne faisaient que s’exercer sur des richesses déjà produites, sans y rien ajouter ; s’il eût su connaître l’existence du produit net, et le distinguer d’avec les frais de reproduction, et s’il eût combiné ces vérités avec les autres qu’il avait senties, on lui devriat l’honneur de l’invention des Principes de la Science Économique… » [3]

Boisguilbert retrouvait ainsi, in extremis, une place dans l’histoire de la science, mais cette place était celle d’un précurseur mineur, un parmi d’autres. Le style de ses écrits est presque apocalytpique, et tous les grands principes de l’école de Quesnay, il les a négligé ou en a soutenu de contraires. Voici assurèment une condamnation à l’oubli.

Selon les dires d’un autre économiste du siècle, l’éclectique Véron de Forbonnais, Boisguilbert serait néanmoins un pionnier majeur de l’analyse physiocratique mise en avant par Quesnay. Celui-ci se serait largement inspiré de Boisguilbert pour construire son célèbre Tableau économique, Forbonnais indiquant même que l’auteur du Détail de la France était « son guide et son modèle perpétuel, lors même qu’il ne le cite pas. » [4]

À part Forbonnais, rare sont les économistes du XVIIIe siècle qui utilisèrent l’œuvre économique de Boisguilbert, plus rares encore furent ceux qui, l’ayant fait, en firent mention. Il faut dire que l’œuvre de Boisguilbert avait certains défauts, dont l’un, le caractère non-systèmatique, à une époque où tout penseur se targuait d’avoir son propre système, et l’autre, déjà mentionné : le style. Le style même des écrits de Boisguilbert a en effet rebuté plus d’un lecteur. On passera encore certains termes mal choisis, des comparaisons audacieuses voire choquantes. « Ce qui dessert avant tout l’auteur, note Faccarello, ce sont ses phrases interminables dont on perd en cours de lecture le  sujet ou les compléments, la syntaxe très souvent défectueuse, les raisonnements qui s’entremêlent et les répétitions, ad nauseam, de certains arguments. » [5] En effet, le style de Boisguilbert est médiocre : ses divers écrits sont parsemés de fautes, de longueurs, de répétitions et d’autres incorrections. Cependant, il faut reconnaître qu’il utilise aussi parfois des tournures heureuses et se sert à l’occasion de belles images.

C’est certainement en grande partie par le défaut de son style qu’on a si peu lu Boisguilbert au XVIIIe et au XIXe siècle. Eugène Daire, au milieu du XIXe siècle, donna bien, dans sa Collection des principaux économistes, certains écrits de Boisguilbert. Mais la communauté des économistes, groupée à l’époque autour d’autorités comme Frédéric Bastiat ou Gustave de Molinari, en fit peu usage.

Grâce à un concours de l’Académie et les mémoires de Félix Cadet (1871) et J.-E. Horn (1867), une plus grande lumière fut faite sur l’œuvre économique de Boisguilbert. Peu d’années plus tard, les thèses d’Albert Talbot (1907) et de M. Frotier de La Messelière (1903) accompagnèrent le mouvement.

Les admirateurs de Boisguilbert pouvaient dès lors supposer que la roue avait désormais tourné, et ce d’autant qu’après un important travail en langue anglaise publié en 1935 aux États-Unis[6], en 1966 les œuvres de Boisguilbert furent publiées par l’INED, qui organisa même douze ans plus tard un important colloque à Rouen, consacré à sa pensée économique. [7]

Seulement, célébrité (toute relative) ne veut pas dire connaissance. À travers les développements récents autour de son œuvre, il apparaît que l’on a collectivement abouti à une impasse. On a perdu le mérite propre de Boisguilbert en le présentant comme le pionnier d’un grand nombre de théories et le précurseur d’un grand nombre d’auteurs. Il aurait compris la notion de sous-emploi défendue par Keynes, anticipié la loi de Say, et préparé l’équilibre général de Walras. « De qui et de quoi Boisguilbert ne pourrait-il pas être le précurseur ? » se demandait-même L. Salleron. (Salleron, 1966, p.41) En extrapolant, Boisguilbert peut bien se ranger dans n’importe quelle école de pensée économique, mais à forcer la nature des choses, on amène les troubles : c’est un enseignement de l’œuvre même de Boisguilbert. Et pourtant on a forcé sa pensée à rentrer dans des moules qui n’étaient pas fait pour l’acceuillir et qui ne peuvent pas l’accueillir.

Boisguilbert est présenté par de nombreux auteurs, dont J. Molinier[8] ou J. A. Schumpeter[9] comme un théoricien de l’équilibre économique général. Pourtant, rares sont les passages dans lesquels il établit les conditions dans lesquelles cet équilibre est obtenu ou maintenu : plus nombreux sont mêmes les passages où il attire l’attention sur les tendances perturbatrices.

On lui attribue également l’invention du diagnostic de l’insuffisance de la demande effective, trouvée plus tard chez John Maynard Keynes. Avec une pareille exagération, Stephen McDonald écrit par exemple : « Boisguilbert n’était pas seulement un pré-physiocrate : il y a 250 ans, à l’époque de dépression chronique et de déclin séculaire en France, il a non seulement découvert que la dépression était la conséquence d’une insuffisance de la demande effective de la part des consommauteurs ; mais il a également nié l’existence d’une tendance automatique vers un équilibre de plein emploi, reconnu le principe de la propension à la consommation, étudié le problème de l’investissement de l’épargne et identifié les véritables facteurs qui déterminent le niveau du revenu national. » [10]

Boisguilbert a été également récupéré par les marxistes, qui voient dans ses écrits des préfigurations de la lutte des classes et un sytème dans lequel est développée une sorte de sociologie du capitalisme. Ce point de vue est largement erronné : certes, l’unité d’intérêt dans la société française vue par Boisguilbert n’est pas parfaite, mais les quelques financiers et traitants qui s’enrichissent sur le dos des peuples ne sont en aucun cas des capitalistes : ils n’ont même rien à voir avec le capitalisme. Ce sont des parasites publics, pour ainsi dire, dont les fonctions sont issues du pouvoir politique.

Nombreuses semblent donc être les confusions dont des commentateurs de Boisguilbert se sont rendus récemment coupables. Ces confusions sont la raison, la première et la plus importante de toutes, de chercher à le redécouvrir. Qui est Boisguilbert ? Quelles sont ses idées ? Voilà les deux questions centrales auxquelles nous répondrons maintenant.

1/ QUI EST BOISGUILBERT ?

Pierre Le Pesant de Boisguilbert, né à Rouen le 17 février 1646, appartient à une noble et fière famille normande, qui engendra, outre notre économiste, un certain Pierre Corneille, lequel fut son cousin germain. Vers l’âge de trente ans, Boisguilbert embrassa la carrière des lettres et tâcha de se faire connaître par des traductions, puis par une histoire de Marie Stuart, reine d’Écosse (1674), qui ne lui fournirent pas le succès escompté. Plus tard, en 1690, il acheta la charge de lieutenant-général civil au baillage, ville, faubourg et vicomté de Rouen, ce qui lui offrit un poste comparable à celui d’un actuel président de tribunal civil de première instance. Dans ces fonctions, Boisguilbert chercha à se rendre utile et à faire avancer les quelques idées économiques, encore assez confuses, que son observation des conditions de l’époque avaient fait naître dans son esprit. Il le fit maladroitement, sans tact et sans retenue, se mettant à dos le peu de personnes qui auraient pu servir son avancement et le succès de ses convictions. Dès 1691, soit un an à peine après son entrée en fonction, le gouverneur de la province écrivait déjà que Boisguilbert « est regardé de tous ceux qui le connaissent comme le plus extravagant et incompatible homme du monde. » [11] L’année suivante, l’intendant, cette fois-ci, insistait également sur « la folie, l’extravagance, le manque de respect du lieutenant-général ». Pas le moins du monde blessé ou rebuté par la froideur de sa réception parmi les notables de l’appareil d’État, Boisguilbert redoubla au contraire d’efforts pour se faire entendre. Il sollicita des entretiens de la part des ministres et parvint à s’entretenir avec Pontchartrain. Les circonstances et le résultat de cette entrevue nous sont détaillés par Saint-Simon, qui nota dans ses Mémoires :

« Vauban se convainquit que les terres étaient le seul bien solide, et il se mit à travailler à un nouveau système. Il était bien avancé, lorsqu’il parut divers petits livres du sieur de Boisguilbert, lieutenant général au siège de Rouen, homme de beaucoup d’esprit de détail et de travail (…), qui, de longue main touché des mêmes vues que Vauban, y travaillait aussi depuis longtemps. Il y avait déjà fait du progrès avant que le Chancelier [Pontchartrain] eût quitté les finances. Il vint exprès le trouver, et, comme son esprit vif avait du singulier, il lui demanda de l’écouter avec patience, et, tout de suite, lui dit que d’abord il le prendrait pour un fou, qu’ensuite il verrait qu’il méritait attention, et qu’à la fin, il demeurerait content de son système. Pontchartrain, rebuté par tant de donneurs d’avis qui lui avaient passé par les mains, et qui était tout salpêtre, se mit à rire, lui répondit brusquement qu’il s’en tenait au premier, et lui tourna le dos. Boisguilbert, revenu à Rouen, ne se rebuta point du mauvais succès de son voyage ; il n’en travailla que plus infatigablement à son projet. (…) De ce travail naquit un livre savant et profond sur la matière, dont le système allait à une répartition exacte, à soulager le peuple de tous les frais qu’il supportait et de beaucoup d’impôts, qui faisait entre les levées directement dans la bourse du Roi, et conséquemment ruineux à l’existence des traitants, à la puissance des intendants, au souverain domaine des ministres des finances. Aussi déplut-il à tous ceux-là autant qu’il fut applaudi de tous ceux qui n’avaient pas les mêmes intérêts. » [12]

Le livre dont il est question s’intitulait le Détail de la France, titre original bien que peut évocatif, et était affublé d’un sous-titre pour le moins audacieux : « la cause de la diminution de ses biens, et la facilité du remède, en fournissant en un mois tout l’argent dont le roi a besoin et enrichissant tout le monde. » Il parut en 1695, certainement dans le but de livrer à la publicité un plan général qui avait été conçu pour être expliqué aux ministres, mais que ceux-ci avaient négligé. Le sous-titre apporté au livre n’accrut pas sa diffusion, qui fut très limitée. [13] Une nouvelle édition parut néanmoins l’année suivante, avec cette fois-ci un titre autrement plus provoquant : La France ruinée sous le règne de Louis XIV, par qui et comment : avec les moyens de la rétablir en peu de temps.

C’était là, déjà, l’une des composantes du « style Boisguilbert », style déstabilisant, audacieux jusqu’à l’inconvenance. Dans le corps du texte, cependant, le fougueux Boisguilbert disparaissait pour faire place à un homme de bien, préoccupé par le sort du bas peuple. « Boisguilbert parle au peuple, à tous. C’est sa première et redoutable originalité », notera ainsi Jules Michelet. [14] Boisguilbert parle au peuple avec courage et honnêteté, sans pourtant éviter toujours l’attrait du populisme ou de la démagogie. Ainsi quand il présente l’intérêt de son projet, il ne se limite pas à le dire favorable à l’intérêt des masses, et défavorable à quelques profiteurs, mais il oppose les uns et les autres dans un jugement quelque peu à l’emporte-pièce : « Ce sont les peuples mêmes qui parlent dans ces mémoires, au nombre de quinze millions, contre trois cents personnes au plus qui s’enrichissent de la ruine du roi et des peuples. » [15]

Si l’on néglige cependant ce sentiment exagéré, qui fait croire à un Boisguilbert seul contre tous, sacrifiant ses intérêts pour la diffusion de la bonne parole, contre un front coalisé d’exploiteurs du peuple, le Détail regorge de sains principes, qui seront répétés avec peu d’ajouts dans ses livres ultérieurs comme le Factum de la France, et que nous essaierons d’introduire dans la troisième partie de cette présentation.

Revenons d’abord à la biographie de Pierre de Boisguilbert. Après la publication du Détail de la France, accueilli dans le plus grand silence, notre économiste sollicita et obtint une nouvelle charge, celle de lieutenant général de police, ce par quoi il devint chargé de la surveillance des halles et marchés et autres activités économiques. Parmi celles-ci, la librairie tenait parmi les plus soigneusement regardées par le pouvoir central. La publication d’ouvrages était encore soumise à un système bien ordonné de censure et d’autorisations, censé permettre l’éviction d’écrits trop polémiques. Cependant, Boisguilbert, ou par négligence, ou plus sûrement parfaitement à dessein, géra la censure des ouvrages de manière très relâchée, transformant Rouen en foyer de clandestinité et lui faisant très tôt recevoir les vives réprimandes de ses supérieurs.

« J’avais cru devoir être assuré qu’il n’y aurait plus d’ignorance ou d’irrégularité dans les permissions d’imprimer que vous donneriez, écrira ainsi Pontchartrain à Boisguilbert après plusieurs remontrances restées lettres mortes. Les différentes et justes réprimandes que je vous ai faites sur cela plusieurs fois vous devaient avoir instruit de votre devoir, et les protestations réitérées que vous m’aviez faites d’y avoir une attention particulière, me faisaient espérer qu’une chose aussi importante qu’est l’impression et le débit des livres serait en règle chez vous comme je l’y ai mise partout ailleurs. Voici cependant un livre imprimé à Rouen et avec votre permission et dont on inonde presque tout Paris, qui n’a rien que d’opposé aux règles que je vous ai prescrites. Il passe la mesure du livret, et passe par conséquent l’étendue de votre pouvoir. Il est dédié au roi avec une épître, et est encore par-là hors de votre portée. Ces deux raisons, qui ne regardent que la forme, suffiraient pour vous condamner : mais quand vous saurez que le livre est extravagant, et que par rapport à sa matière, et par rapport aux conjectures, et par rapport aux personnes dont il parle, dont les justes éloges doivent toujours être sérieux, toujours respectueux ; quand vous saurez que l’auteur qui sait lui-même qu’il lui faut plus qu’une permission d’un magistrat subalterne, me l’a demandée, et que je la lui ai refusée, après avoir lu son manuscrit, vous serez obligés d’avouer que rien ne vous peut excuser ; et quand vous ne l’avoueriez pas, vous n’en seriez que plus coupable. La faute est faite de votre part, elle est grande, elle est inexcusable, elle est sans remède. Songeons à l’avenir, et c’est dans cette pensée que je vous dis que la première que vous ferez de quelque nature qu’elle soit, et bien moindre que celle-ci, je vous interdirai pour toujours la connaissance de ces matières, et que je la confierai à d’autres qui en sauront mieux les conséquences et les règles. » [16]

En 1699, Boisguilbert accueilli avec enthousiasme l’annonce du remplacement de Pontchartrain par Chamillart au poste de Contrôleur général des finances. Chamillart avait été intendant de Rouen de 1688 à 1691 et Boisguilbert espérait qu’il aurait par cela un plus facile accès aux « manettes » du pouvoir. Toutefois ledit Chamillart n’avait pas reçu d’échos très élogieux à l’endroit de Boisguilbert et déclina les sollicitations de l’auteur du Détail de la France. Il fallut qu’il attende 1701 pour obtenir une entrevue, et encore Boisguilbert vit-il que, comme il le notera dans une lettre, sa présence ne faisait pas plaisir au contrôleur. Il revint immédiatement à la charge pour demander une autre entrevue, indiquant avec son excès d’enthousiasme habituel qu’il suffirait de trois heures de discussion pour sauver enfin le royaume de France[17], ce à quoi Chamillart répondit qu’il faudrait bien trois heures et trois mois, et il refusa la proposition.

Devant les portes closes du ministère, Boisguilbert s’attacha à mettre par écrit ses idées, résultant dans plusieurs essais ou traités qu’il composa de 1699 à 1705 et publia par la suite au hasard des circonstances. Ce fut d’abord le Traité de la nature, culture, commerce et intérêt des grains, la Dissertation sur la nature des richesses, de l’argent et des tributs, puis le Factum de la France.

Ces différentes publications attirèrent l’attention d’un autre penseur influent de l’époque : Vauban. Selon toute vraisemblance, les deux hommes se rencontrèrent pour la première fois vers 1695. Ils discutèrent des idées que Boisguilbert venait de développer dans le Détail de la France et auxquelles Vauban, moins dogmatique que son collègue, finirait en partie par se ranger. En 1704, il est attesté que Vauban reçut à nouveau Boisguilbert : ainsi, il est probable que notre économiste connaissait les idées économiques du célèbre maréchal, et que celui-ci avaient eu de nombreuses occasions de voir développer devant ses yeux les principes du Détail et du Factum. Cela n’empêchera pas bien entendu les deux hommes de se combattre par la théorie et de s’inspirer mutuellement. Boisguilbert n’exprima nullement de ressentiments à l’égard de Vauban, le présentant même comme « une personne de la première considération, tant par son mérite personnel que par l’élévation de ses emplois ». [18] À l’inverse, l’auteur de la Dîme royale, qui parut peu de mois après le Factum de la France, écrivit à Chamillart que Boisguilbert  était « un peu éveillé du côté de l’entendement », avant d’ajouter que cela ne l’empêchait pas de fournir parfois de bons avis. [19]

Au-delà de son éclectisme et de son enthousiasme excessif, l’une des raisons qui fit refuser ses projets de réforme, sa réforme des impôts notamment, fut la poursuite, à son époque, de la guerre. Ce ne serait qu’en temps de paix, soutenait-on dans les hautes sphères du pouvoir, que de larges réformes seraient possibles. Boisguilbert a répondu avec une diatribe remarquable, où se fait jour un style enfin épuré et même agréable. Citons donc ce passage, qu’il ajouta comme supplément au Factum de la France :

« Faut-il attendre la paix pour faire labourer les terres dans toutes les provinces où la plupart demeurent en friche par le bas prix du blé… ? »

« Faut-il attendre la paix pour faire payer les propriétaires de fonds par ceux qui les font valoir… et empêcher les marchands de faire banqueroute ? »

« Faut-il attendre la paix pour faire cesser d’arracher les vignes…. pendant que les trois quarts des peuples ne boivent que de l’eau ?… Faut-il attendre que toutes les vignes soient arrachées pour donner permission au peuple de les cultiver ? Ce qui ne vaudrait guère mieux que d’appeler un médecin pour guérir un mort. »

« Faut-il attendre la paix pour ordonner que les tailles seront justement réparties dans tout le royaume… ? »

« Faut-il attendre la paix pour sauver la vie à deux ou trois cent mille créatures qui périssent au moins toutes les années de misère, surtout dans l’enfance… parce que les mères manquent de lait, faute de nourriture ou par excès de travail, tandis que dans un âge plus avancé, n’ayant que du pain, de l’eau, sans lits, vêtements, ni aucuns remèdes dans leurs maladies…, elles périssent avant même d’avoir atteint le milieu de leur carrière ?… »

« Faut-il attendre la paix pour mettre le roi en état de payer les officiers à point nommé… ? » [20]

La réponse ne suffisait pas à dissiper les doutes, bien au contraire. Non seulement les avis de Boisguilbert ne furent toujours pas suivis, mais le pouvoir émit même contre lui une lettre de cachet, signifiant son arrestation et son exil à Brive-la-Gaillarde ; en outre le Factum fut interdit. Dès lors Boisguilbert se réprouve, il s’excuse longuement. Il écrit au ministère que son exil causerait la ruine de sa famille, que cette l’idée de cette triste fin le conduit à se repentir, qu’il a d’ores et déjà brûlé ses manuscrits et qu’il promet d’arrêter avec les publications économiques.

La posture n’aura certainement pas impressionné le ministère, habitué à ces manœuvres, et cela d’autant plus que Boisguilbert était bien connu pour son intransigeance et son jusqu’au-boutisme. Et en effet, Boisguilbert ne cessa ni d’écrire ni de publier sur les matières économiques, seulement il se contenta de faire rééditer ses œuvres. Il le fit d’ailleurs avec un procédé habile : en substituant le nom de Vauban au sien, faisant passer son Détail de la France pour le Testament politique de M. de Vauban, maréchal de France, et premier ingénieur du roi, dans lequel ce seigneur donne les moyens d’augmenter considérablement les revenus de la couronne par l’établissement d’une dîme royale ; et suppression des impôts, sans appréhension d’aucune révolution dans l’État.

En 1708, Boisguilbert profite même du changement de Contrôleur général des finances pour réitérer ses sollicitations, se présentant plus modestement cette fois-ci. Les succès furent aussi maigres qu’auparavant, et c’est en proscrit, en exilé de l’intérieur, si l’on peut oser le mot, que Boisguilbert vivra ses dernières années.

Dans sa retraite forcée, il assista même, impuissant, à une sévère crise, qui choqua tous les contemporains. Incapable de mettre en œuvre ses idées pour réformer économiquement la France, il s’éteignit dans le désespoir le 10 octobre 1714.

2/ SES IDÉES ÉCONOMIQUES

Un économiste peut-il ne pas avoir d’idées économiques ? Cette question, incongrue en apparence, se pose pour le cas Boisguilbert. Selon Horn, en effet, Boisguilbert n’est pas un théoricien, et s’il a bien des idées, il n’a pas de système. « Boisguilbert n’est pas un théoricien. […] Il n’a pas de « système » à lui, à une époque où tout le monde en confectionne (…). Boisguilbert saisit telle ou telle grande question que les faits imposent à son attention, l’examine sous toutes ses faces, sans trop se préoccuper de la rattacher à un ensemble de doctrines, de prin-cipes. » [21]

Faut-il cependant en conclure que s’il n’a pas de système, il n’a pas d’idées ? Non, évidemment. En tant qu’économiste, Boisguilbert a certaines idées éparses, mais non un système qui les lieraient ensemble dans un tout cohérent et uni. Ce défaut, qui en un sens n’en est pas un, fait que sur certains sujets, sa position est trouble, tant parce qu’il ne s’attache pas nettement à définir sa position, tant parce qu’il est impos-sible de prévoir ce qu’il pense d’un sujet par sa position connue sur d’autres. Sa conception de la monnaie, pour prendre un exemple vrai-ment significatif, n’est pas liée à sa conception de la richesse ou du commerce. Difficile à définir, elle a divisé les commentateurs. Pour les uns, Boisguilbert est le partisan d’une monnaie marchandise, fondée sur l’or ou l’argent. Pour d’autres, n’ayant pas formellement condamné les altérations monétaires, il considère la monnaie comme un simple signe, fondé sur la confiance. Des deux idées, assez étrangères l’une à l’autre, la position exacte de Boisguilbert est impossible à définir précisément, car il n’en fournit aucune de manière rigoureuse.

Décrié en son siècle comme un rêveur et un faiseur de projets, Boisguilbert n’est pas cependant un pur idéaliste : il croit au bien-fondé et même à la logique de ce qu’il appelle son système, mais qui n’est qu’une somme d’idées, système qui, selon lui, fut appliqué par le passé. Il le croit également simple à mettre en œuvre, comme le prouve l’un des sous-titres de ses œuvres : Factum de la France, ou moyens très faciles de faire recevoir au Roi quatre-vingt millions par-dessus la capitation, praticables par deux heures de travail de Messieurs les ministres, etc.

Boisguilbert pensait aussi que ses idées étaient fondées sur la nature des choses, ce qui fut vrai en maints endroits, mais il eut recours pour le prouver à une soi-disant expérience qu’il n’avait pas. « Le zèle que j’ai pour le service du Roi et la grandeur de votre ministère, écrivit-il une fois à Pontchartrain, ne me permet point d’étouffer les lumières que j’ai acquises par quinze années de forte application au commerce et au labourage, auxquels seuls je suis redevable de ma fortune… » [22] Jugée d’après les faits biographiques, cette expérience de terrain nous apparaît bien mince.

Quelles sont donc, s’il y en a, ses principales idées économiques ? Disons d’abord qu’il y a dans ses œuvres certaines constances, dont la première et la plus aisèment repérable est d’accuser le ministère Colbert et d’affirmer un déclin français depuis 1660. Son accusation, cependant, est imprécise et exagérée. Imprécise d’abord, parce qu’il charge sans nuance Colbert et ses successeurs et reste flou sur les dates qu’il attri-bue au début du déclin ; exagérée ensuite, car nombreux sont les maux économiques qui tirent leur origine plusieurs siècles avant Colbert, et que ce ministre ne fit que poursuivre. Plusieurs commentateurs de l’œuvre de Boisguilbert au XVIIIème siècle critiquèrent Boisguilbert pour cet excès. Voltaire, par exemple, défendra Colbert, trop chargé par l’auteur du Détail : « Si l’on compare l’administration de Colbert à toutes les administrations précédentes, la postérité chérira cet homme dont le peuple insensé voulut déchirer le corps après sa mort. Les Français lui doivent certainement leur industrie et leur commerce, et par conséquent cette opulence dont les sources diminuent quel-quefois dans la guerre, mais qui se rouvrent toujours avec abondance dans la paix. Cependant, en 1702, on avait encore l’ingratitude de rejeter sur Colbert la langueur qui commençait à se faire sentir dans les nerfs de l’État. Un Boisguilbert, lieutenant général au baillage de Rouen, fit imprimer dans ce temps-là le Détail de la France en deux petits volumes, et prétendit que tout avait été en décadence depuis 1660. C’était précisément le contraire. La France n’avait jamais été si florissante que depuis la mort du cardinal Mazarin jusqu’à la guerre de 1689 ; et, même dans cette guerre, le corps de l’État, commençant à être malade, se soutint par la vigueur que Colbert avait répandue dans tous ses membres. » [23]

Une seconde constante, qui n’est pas pleinement une idée, est la description de la misère du peuple et l’enrichissement des collecteurs d’impôt sur son dos. C’est dans ces passages que son style est le moins ampoulé et son énoncé le plus clair. Son indignation s’exprime avec hauteur et verve. Les accusations pleuvent : « Que l’on jette les yeux sur une contrée désolée… et que l’on en demande la raison même aux enfants qui ne font que quitter la mamelle, ils ne bégayeront point pour dire que c’est l’ouvrage des traitants, apprenant par là à parler. » « En France, un traitant ne se soucie guère que tout périsse après lui, pourvu qu’il fasse sa fortune. » « Les fermiers du roi ont cru ne pouvoir mieux faire le profit du maître qu’en détruisant tout, et causant plus de ravages que des armées ennemies qui auraient entrepris de tout désoler. » [24]

Il faut dire que la misère du peuple était réelle et parfaitement décrite par d’autres observateurs de l’époque. Que l’on cite, à titre d’exemple, le très fameux Mémoire que Fénelon fit parvenir au Roi en 1695, année même où parut le Détail de la France :

« Vos peuples, que vous devriez aimer comme vos enfants et qui ont été jusqu’ici passionnés pour vous, meurent de faim. La culture des terres est presque abandonnée ; les villes et les campagnes se dé-peuplent ; tous les métiers langissent et ne nourrisent plus les ouvriers. Tout commerce est anéanti… Au lieu de tirer de l’argent de ce pauvre peuple, il faudrait lui faire l’aumône et le nourrir. La France entière n’est plus qu’un grand hôpital désolé et sans provisions… Vous êtes importuné de la foule de gens qui demandent et qui murmurent. C’est vous-même, Sire, qui vous êtes attiré tous ces embarras ; car tout le royaume ayant été ruiné, vous avez tout entre vos mains, et personne nepeut plus vivre que de vos dons. »

Boisguilbert, de manière claire, fait reposer ses théories sur une observation de la réalité économique, réalité noire, qui n’est que disette, misère et famine. Mais si ses principes finissent parfois par être justes, ce n’est pas toujours par la rigueur des faits observés. Boisguilbert est en effet un collecteur de faits peu scrupuleux, quoique Michelet ait pu dire avec beaucoup d’excès que « le grand historien de la France pour cette fin du [XVIIIème] siècle est Le Pesant de Boisguilbert. » [25] Gilbert Faccarello parle cependant de la construction par Boisguilbert d’une « histoire de France simplifiée et idéalisée ». [26] Félix Cadet, dans son étude classique sur Boisguilbert, a également bien reconnu ce défaut de son héros :

« Boisguilbert sait mal l’histoire en général, et notamment celle du passé de la France ; ou plutôt, pour être juste, il ne la savait pas mieux que son époque, peu familière avec la critique historique. » [27]

C’est ainsi souvent par hasard, ou par une altération volontaire des faits historiques, que la réalité en vient à confirmer, dans les écrits de Boisguilbert, les théories qu’il développe. C’est même quand il est le plus loin de l’observation pure et de la possibilité de prouver par les faits, que Boisguilbert apporte des idées lumineuses. Voyons-en à présent quelques unes.

1- La définition de la richesse

Dans sa brève Dissertation sur la nature des richesses, de l’argent et des tributs, Boisguilbert, se sortant un instant des polémiques politiques, a établi avec la plus grande netteté la fausseté de l’idée selon laquelle les métaux précieux formeraient la richesse. « Ce n’est ni l’étendue du pays que l’on possède, ni la quantité d’or et d’argent, que la corruption du coeur a érigés en idoles, qui font absolument un homme riche et opulent : elles n’en forment qu’un misérable. […] Il s’en faut beaucoup qu’il suffise pour être riche de posséder un grand domaine et une très grande quantité de métaux précieux, qui ne peuvent que laisser périr misérablement leur possesseur, quand l’un n’est point cultivé, et l’autre ne se peut échanger contre les besoins immédiats de la vie, comme la nourriture et les vêtements, desquels personne ne saurait se passer. Ce sont donc eux seuls qu’il faut appeler richesses. » [28] À la conception mercantiliste de la richesse, Bosiguilbert subsitue donc déjà une idée plus juste, celle qui sera reprise par Cantillon puis par les économistes classiques : les richesses sont les biens, les denrées qui peuvent être utiles aux hommes, et non les métaux précieux. Conscient peut-être d’avoir trouvé une vérité nouvelle, du moins une vérité oubliée, Boisguilbert la répète et la précise à plusieurs reprises :

« La richesse n’est autre chose que le pouvoir de se procurer l’entretien commode de la vie, tant pour le nécessaire que pour le superflu. » [29]

« La richesse n’est autre chose qu’une jouissance entière, non seulement de tous les besoins de la vie, mais même de tout ce qui forme les délices et la magnificence » [30]

Par ces passages, il est impossible de ne pas convenir que notre auteur étend aux biens superflus, de luxe ou d’apparat, la dénomination de richesse, et qu’ainsi est richesse pour lui non seulement ce qui est utile, mais aussi ce qui semble l’être, dans l’esprit de certains hommes. Ces considérations sont importantes pour suggérer quelle pouvait être sa théorie de la valeur, bien qu’il ne la formule pas explicitement.

2- Laissez-faire la nature

Présenter Boisguilbert comme un auteur libéral est une description qui fait débat et a été à l’origine de longs développements.

Quand Félix Cadet présentait Boisguilbert comme un véritable libéral, Albert Talbot en prenait volontairement le contrepied et tâchait de prouver que dans chaque domaine du savoir économique, il s’était écarté vigoureusement des futurs idéaux libéraux. « Boisguilbert n’est pas un libre-échangiste, note-t-il par exemple au sujet du commerce international. Il n’a pas une entière confiance dans les lois de la nature ; leur libre jeu ne suffit pas toujours pour procurer les bons prix et il faut alors, selon lui, intervenir et aider la nature. » [31] Toutefois, dans ce cas comme dans les autres, l’interprétation des écrits de Boisguilbert est excessive, comme le fut également, dans un autre excès, celle des partisans du Boisguilbert libéral. Boisguilbert énonce cette idée de l’in-tervention publique comme une solution d’un cas particulier, différent du cas général où le libre-échange est évidemment avantageux. Il est donc assez spécieux de caricaturer son propos et, après avoir dénaturé son intention, d’en conclure comme Talbot le fait que ce qui vaut pour les blés doit valoir pour le reste des marchandises, et qu’ainsi Boisguilbert est un protectionniste. Tout aussi fallacieux est l’argument dont il se sert pour expliquer que puisque Boisguilbert ne critique pas tels ou tels points, comme les monopoles ou les réglements, il les cautionne ou mieux les soutient. [32]

Mais la question de l’appartenance de Boisguilbert au courant libéral n’en est pas moins posée. La solution vient peut-être de la distinction à établir entre son idée du laissez-faire et celle qui prévalut à partir du XVIIIème siècle. Tâchons de la rendre claire.

Chez Boisguilbert, il ne s’agit pas de laissez faire les hommes, de laissez faire les intérêts particuliers ou de laissez faire les méchanismes de marché. On ne peut dire son avis précis sur ces points ; ce qu’il a en tête plutôt, c’est l’harmonie de la nature, c’est l’intervention de la Providence pour réguler l’ordre du monde. Les termes « nature » et « Providence » reviennent d’ailleurs régulièrement dans le cours des ouvrages de Boisguilbert, et il n’est pas permis de se tromper sur l’in-terprétation de certaines formules, dont nous donnerons ici une illustration :

« La nature ne tarde guère à punir la rébellion que l’on fait à ses lois, comme on n’en a que trop fait l’expérience. » [33]

« La nature ne connaît ni différents États ni divers souverains, ne s’embarrassant pas non plus s’ils sont amis ou ennemis, ni s’ils se font la guerre, pourvu qu’ils ne la lui déclarent pas. » [34]

« La nature ne respire que la liberté. » [35]

« Il n’y avait qu’à laisser faire la nature, comme partout ailleurs, et la liberté, qui est la commissionnaire de cette même nature, n’aurait pas manqué de faire une compensation avantageuse, qui aurait formé un très grand bien de deux très grandes misères. » [36]

« Il n’est pas question d’agir, il est nécessaire seulement de cesser d’agir avec une très grande violence que l’on fait à la nature, qui tend toujours à la liberté et à la perfection. » [37]

De ces citations se dégage un concept, qui n’est pas encore par-faitement clair chez Boisguilbert, celui d’un ordre naturel. Boisguilbert a bien conscience du fait que certaines lois immuables déterminent la course des évènements et qu’en particulier, les phénomènes écono-miques sont soumis à un certaine nécessité naturelle.

Mais quelles sont ces lois naturelles ? Boisguilbert est plus silencieux sur ce point pourtant crucial, et indique uniquement que la nature agit par la liberté, que celle-ci est la « commissionnaire » de la nature.

Ainsi, laissez faire la nature pourrait signifier laissez libre, tout com-me chez le marquis d’Argenson, par exemple, qui défendit le laissez faire dans les termes de : « laissez libre, et tout ira bien ». [38] Une telle interprétation, qui est probable mais non certaine, est confortée par les aperçus de Boisguilbert sur la question, majeure à l’époque, du com-merce des grains. Sur ce sujet, Boisguilbert est clairement libéral, et son propos se résume à ces mots : il faut laisser libre. Une phrase tirée du Factum de la France est particulièrement éclairante :

« Les Traitants ont donné trop peu d’attention à la répartition des Tailles, et trop d’attention au commerce des blés et des liqueurs, dont il fallait absolument laisser l’économie à la nature, comme partout ailleurs. » [39]

Dans ce passage, Boisguilbert réitère une double accusation : d’un côté les Traitants, agents de l’État, sont coupables de ne pas avoir suffisamment pris soin de la répartition de l’impôt de la taille ; de l’autre, ils le sont d’avoir voulu s’occuper du commerce des céréales, qui devrait être laisser à l’iniative individuelle. La nature, au fond, paraît bien être chez Boisguilbert un autre mot pour la liberté des individus.

D’ailleurs, il est à remarquer que sur la question du commerce international, Boisguilbert se fit plus libéral, ce qui le distingue au passage de Vauban, resté mercantiliste. Boisguilbert est pacifique comme les libéraux : il considère que le commerce est un facteur de paix. « La paix et l’équilibre, note-t-il dans une belle phrase, ne peuvent être que le résultat de la liberté des échanges. » [40] De cette conclusion et d’autres, notamment celle sur l’harmonie des différentes professions, il aboutit à la reconnaissance de la fraternité entre les peuples, à une sorte d’harmonie générale des intérêts, en tout point contraire aux antagonismes de Marx, et sur différents points annonciatrices des travaux de Frédéric Bastiat. Boisguilbert écrit en effet :

« Il y a solidarité nécessaire d’intérêts, non seulement d’homme à d’homme, et de province à province dans un même État, mais encore de pays à pays. » [41]

Toutes ces idées libérales ont fait dire à Faccarello que le système de la main invisible était déjà en germes chez Boisguilbert : « Au plan économique, la première apparition rigoureuse de la principale proposition libérale [la main invisible] se trouve chez Boisguilbert. » [42] C’est peut-être là encore un élément pour la connaissance de Boisguilbert. Sans le ranger nécessairement dans une école, il est possible de dégager quelles furent ses principales idées : nous avons tâché de le faire dans cette rapide présentation. Le « mystère Boisguilbert », comme a pu récemment le définir Michel Leter, restera cependant : il restera encore une quête de sens à effectuer, une relecture de Boisguilbert à accomplir, pour améliorer sans cesse notre connaissance d’un économiste qui, aux confluents de nombreux courants qu’il a participé à faire naître, est condamné à rester ce qu’il fut dans sa vie : un original.

 

 

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[1] Jean-François Melon, Essai politique sur le commerce, 1734 ; Nicolas Dutot, Réflexions politiques sur le commerce et les finances, 1738.

[2] Voltaire, Dictionnaire philosophique, 1764, in Œuvres complètes de Voltaire, tome 18, 2007, p.136

[3] Notice abrégée.., Éphémérides, septembre 1769, pp.8-13

[4] Forbonnais, 1767, II, p.12

[5] Gilbert Faccarello, Aux origines de l’économie politique libérale : Pierre de Boisguilbert, Anthropos, 1968, pp.22-23

[6] Hazel van Dyke Roberts, Boisguilbert: Economist of the reign of Louis XIV, Columbia University Press, 1935

[7] Cf. Boisguilbert parmi nous : Actes du colloque international de Rouen (22-23 mai 1975) présentés par Jacqueline Hecht, Paris, INED, 1989

[8] Les métamorphoses d’une théorie économique : le revenu national chez Boisguilbert, Quesnay et Jean-Baptiste Say, Armand Collin, 1958, p.3

[9] History of Economic Analysis, Oxford University Press, 1954, p.216

[10] S. McDonald, « Boisguilbert, théoricien précurseur de la demande globale », Revue Éco-nomique, n°5, 1955, p.789

[11] cité par Félix Cadet, Pierre de Boisguilbert, précurseur des économistes, réédition Institut Coppet, 2014, p.20

[12] Mémoires de Saint-Simon, tome 5 chapitre 20

[13] « Le Détail de la France n’eut aucune réussite, et on n’y fit pas la moindre attention » avouera Boisguilbert dans le Factum de la France.

[14] Histoire de France, XIVe vol., ch. 8

[15] Détail de la France, partie 2, chapitre XXI.

[16] 18 octobre 1701

[17] « Je maintiens qu’il ne faut que deux heures (pour rétablir les finances) parce que c’est une simple violence faite à la nature qu’il faut cesser et non rien créer ou former de nouveau » (Lettre de Boisguilbert à Chamillart, 18 juillet 1703)

[18] Factum de la France, chapitre XI.

[19] Lettre de Vauban à Chamillart, 26 août 1704

[20] Factum de la France, supplément.

[21] J.-E. Horn, L’économie politique avant les Physiocrates, 1867, p.136 ; p.80

[22] Lettre de Boisguilbert à Pontchartrain, 3 mai 1691

[23] Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, chapitre 30

[24] Passages cités par Cadet, op. cit., Institut Coppet, 2014, p.47

[25] Histoire de France, tome XIII, p. 280.

[26] Faccarello, op. cit., p.137

[27] Cadet, op. cit., Institut Coppet, 2014, p.81

[28] Dissertation sur la nature des richesses, Institut Coppet, 2014, p.6

[29] Détail de la France, partie 2,

[30] Factum de la France, chapitre 5

[31] Talbot, Les théories de Boisguilbert, 1903, p.55

[32] Ibid., pp.97-98

[33] Dissertation sur la nature des richesses, chapitre 1

[34] Ibid., chapitre 5

[35] Traité des grains

[36] Factum de la France, chapitre 5

[37] Dissertation sur la nature des richesses, chapitre 6

[38] Cf. André Alem, Le marquis d’Argenson et l’économie politique au début du XVIIIème siècle, Institut Coppet, 2015. Il est clair que chez d’Argenson le laissez-faire ne s’accompagne plus de la mention à la nature ou à la Providence.

[39] Factum de la France, chapitre 4

[40] Ibid.

[41] Ibid., chapitre 5

[42] Faccarello, op. cit., p.12

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