De l’influence de l’autorité dans les questions d’opinion

Le libre arbitre, la conscience, sont nos outils de savoir ; mais le sage n’est pas celui qui cherche à tout investiguer de lui-même : c’est celui qui approfondit certains sujets et s’en remet pour d’autres à des autorités qu’il juge dignes de foi. Sous cette définition, l’autorité a un rôle nécessaire dans la marche des opinions. Mais entendu comme puissance politique, l’autorité doit rester en retrait, ou manquerait son but. — Devant l’Académie des sciences morales et politiques, Gustave de Beaumont présente en 1853 les observations contenues dans un récent livre de G. Lewis, ainsi que les siennes, sur ces différentes questions.


 

 

De l’influence de l’autorité dans les questions d’opinion

 par Gustave de Beaumont

[Séances et travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, volume 23, p. 201-220. — Republié sous le titre : « De l’influence de l’autorité en matière d’opinion. À propos d’un ouvrage de M. Cornwall Lewis », dans le Journal des économistes, 15 janvier 1853, p. 3-15]

 

 

RAPPORT

Sur l’ouvrage de M. G. CORNWALL LEWIS,

INTITULÉ :

ESSAY ON THE INFLUENCE OF AUTHORITY

IN MATTERS OF OPINION,

PAR M. G. DE BEAUMONT.

G. de Beaumont : J’ai l’honneur de remettre à l’Académie, de la part de son auteur M. Georges Cornwall Lewis, un volume intitulé, Essay on the influence of authority in matters of opinion[1]. M. Lewis était surtout connu jusqu’à ce jour en Angleterre par des ouvrages purement politiques. Parmi ces ouvrages un travail remarquable sur l’île de Malte, un livre sur les perturbations de l’Irlande[2], un traité sur le gouvernement des colonies[3], avaient déjàclassé M. G. Lewis parmi les publicistes distingués de l’Angleterre. Ce nouveau livre, dont l’apparition remonte à 1849, a nonseulement ajouté beaucoup à la réputation de M. Lewis dans son pays, mais l’y a fait voir sous un autre aspect. Les publications de M. Lewis dénotaient surtout l’homme pratique ; et quoique toutes ses œuvres portassent le cachet du penseur, du philosophe et du savant (M. Lewis est l’un des premiers, si ce n’est le premier helléniste de l’Angleterre), c’était cependant la solution pratique des questions qui semblait attirer l’effort principal de son intelligence[4]. Aujourd’hui, si, dans son nouvel ouvrage, l’homme d’État ne disparaît pas, on peut dire que c’est le philosophe et le moraliste qui dominent. On aurait cru qu’à mesure qu’il avancerait dans la vie politique, M. Lewis s’éloignerait davantage des spéculations abstraites : c’est le contraire qui est arrivé. Depuis peu d’années, M. Lewis est devenu membre du parlement. Il était naguère directeur général de la loi des pauvres sous le titre de premier commissaire du Poor-Law Board. Il était ministre du Trésor sous l’administration qui a précédé celle de Lord Derby ; et c’est au milieu de ses doubles travaux administratifs et parlementaires qu’il publie un livre remarquable, encore politique par son objet, mais essentiellement philosophique dans son style et dans ses développements.

Nous avons dit que cet ouvrage était intitulé : Essai surl’influence de l’autorité dans les questions d’opinion. — L’auteur s’applique d’abord àétablir ce qu’il faut entendre parquestions d’opinion, en opposition aux questionsde fait : distinction souvent difficile à faire, pour laquelle on peut poser des règles très diverses, et que M. Lewis fonde lui-même sur des bases plus ou moins arbitraires.

« Une question d’opinion, dit-il, donne essentiellement l’idée d’une chose sur laquelle le doute peut raisonnablement s’établir, et sur laquelle deux personnes peuvent, sans absurdité, penser différemment. L’existence d’un objet sous les yeux de deux personnes ne serait pas une question d’opinion, pas plus que la proposition 2 et 2 font quatre. Mais lorsque le témoignage des hommes sur un fait est divisé ou incertain, l’existence d’un fait peut devenir douteuse, et dès-lors une question d’opinion. Par exemple, ce peut-être une question d’opinion que de savoir s’il y a eu une guerre de Troie, si Romulus a vécu  ; quel personnage était l’homme au Masque-de-Fer ; quel est l’auteur des lettres de Junius, etc., etc. ; de même la tendance d’une loi, ou d’une forme de gouvernement, la portée d’une institution sociale, la probabilité d’un événement à venir, le mérite d’une action où le caractère d’un personnage historique peuvent être des questions d’opinion.

« Les questions d’opinion, dit-il encore, quand elles ne consistent point dans des faits contestés, sont des propositions générales, relatives aux lois de la nature ou de l’intelligence, aux principes et aux règles pour la conduite de l’homme, aux probabilités de l’avenir, aux conséquences à tirer des hypothèses, et questions semblables sur lesquelles il peut raisonnablement s’établir des doutes…. Toutes les questions douteuses, spéculatives ou pratiques, sont des questions d’opinion : questions sur lesquelles on ne peut en somme se former une conviction que par le raisonnement. »

« Sans doute, ajoute M. Lewis, le véritable moyen de nous diriger dans ce raisonnement, c’est la logique, c’est la philosophie….

« Maintenant comment fera celui qui ne veut où ne peut se livrer aux spéculations de la science ? Sera-t-il fatalement condamné à l’erreur, sera-t-il dépourvu de tout moyen de reconnaître le vrai ? Non ; il possède un second moyen de s’éclairer : ce moyen c’est le recours à l’autorité. »

L’autorité dont parle M. Lewis n’est point celle qui, sous l’empire du droit, s’exerce au nom d’un gouvernement, et de lois civiles et politiques ; mais bien l’autorité morale de la raison, de l’intelligence, du caractère où de l’expérience, aux conseils desquels on se soumet librement.

Quelque soit, en principe, la liberté générale et absolue de l’homme, quoiqu’en théorie la moindre comme la plus considérable de ses actions émane de son libre arbitre, et procède de son intelligence indépendante, il faut bien reconnaître que pour la formation de leurs idées comme pour les actes pratiques de leur vie, la plus grande partie des humains ne font guère usage de cette liberté, et que la plupart se conduisent suivant des règles qu’ils n’ont point discutées, que souvent même ils n’ont point comprises.

C’est assurément un sujet digne du philosophe que d’observer la multitude d’opinions, vraies ou fausses qui ont cours dans le monde ; que le plus grand nombre a d’abord adoptées sur la foi de quelques-uns ; que beaucoup ensuite adoptent sur la foi du plus grand nombre ; que le père transmet au fils, le tuteur au pupille, le maître à l’élève, le vieillard à l’enfant, sans discussion, sans contrôle, comme chacun les a reçues, et qui par l’autorité morale de la tradition gouvernent les hommes que leur raison seule est présumée conduire.

Lucien, dans ses dialogues[5], nous montre deux hommes, Hermotymus et Lycinus, recherchant ensemble comment on pourrait reconnaître parmi les sectes philosophiques du temps la meilleure et la plus digne de confiance. Ce moyen, dit l’un d’eux, ce serait l’étude approfondie de chacune d’elles. Alors, calculant le temps nécessaire pour accomplir une pareille étude, ils en arrivent à la conclusion que bien peu seraient capables d’examiner à fond les doctrines de toutes les sectes, alors même qu’ils commenceraient cet examen en naissant, et le poursuivraient jusqu’à leur mort.

M. Lewis remarque que ce qui était vrai du temps de Lucien, il y a dix-sept siècles, l’est bien plus encore de nos jours, depuis que l’invention de l’imprimerie et du papier, en multipliant et en perpétuant les annales des faits et des opinions, a rendu impossible, même pour un savant de profession, d’explorer le champ de la science, si ce n’est dans quelques-unes de ses parties. Car, quoiqu’il y ait beaucoup plus à lire, il faut toujours suivre la règle, multum legere, nonmulta.

« Une grande partie des hommes, dit Locke[6], sont, par l’ordre naturel et invariable de ce monde, et par les arrangements de l’humanité, fatalement condamnés à ignorer les sources du vrai, les arguments, les preuves sur lesquelles reposent les opinions que ces preuves ont établies. La plupart, ayant beaucoup à faire pour se procurer des moyens d’existence matérielle, ne sont point en position de se livrer à de savantes et laborieuses recherches. »

Sans doute, avec le développement des lumières, le champ des sciences s’agrandit sans cesse et avec leur diffusion les applications de la liberté morale de l’homme se multiplient ; c’est l’honneur de la philosophie d’élargir incessamment le cercle de cette liberté, et d’en reculer les limites ; mais à mesure que le nombre des vérités scientifiques s’accroît, n’y a-t-il pas une plus grande impossibilité pour chacun de les vérifier toutes ? Le champ de chaque science s’étendant, et la difficulté de demeurer savant en quelque chose étant ainsi accrue, n’en résulte-t-il pas une augmentation proportionnelle de certaines ignorances obligées, et la nécessité plus grande d’un recours plus fréquent à l’autorité ? Enfin, quelle que puisse être la propagation de toutes les sciences humaines, et alors même que tous les hommes, dans quelque condition qu’ils fussent, suivraient leur cours de logique, le plus savant par ses études, le plus libre par son intelligence, le plus indépendant par sa fortune, ne se sentira-t-il pas toujours ignorant par quelque côté, et en conséquence dépendant pour un certain nombre d’opinions des opinions d’autrui ?

L’homme parfait, dit Hésiode, est celui qui peut toujours penser par lui-même. Mais, c’est encore être sage que de savoir prendre avis des sages.

Eis fidem habemus, dit Cicéron, quos plus intelligere quam nos arbitramur[7].

Il faut donc que, dans l’impossibilité où il est de tout étudier, de tout connaître, de remonter aux sources de toutes les sciences et aux preuves de toutes les vérités, chaque homme, se contentant de juger par lui-même dans la sphère de ses connaissances propres, se résignant à ignorer de certaines choses, s’applique à découvrir celui qui les sait, et cherche en lui le guide nécessaire à son insuffisance. C’est à ce prix seulement qu’il peut devenir et demeurer lui-même supérieur en quelque chose, et y être une autorité ; et mieux vaut pour lui le risque d’accepter l’erreur sur la foi d’autrui que la certitude, en poursuivant toutes les vérités, de n’en saisir aucune. Le grand Bacon, sur la foi des mathématiciens qui de son temps faisaient encore autorité, adoptait touchant le système du monde des idées peu de temps après reconnues fausses : il tenait pour le système de Ptolémée contre celui de Copernic. Mais pendant qu’il subissait ainsi un des inconvénients attachés aux opinions reçues de confiance, il ouvrait à la vérité philosophique des voies nouvelles, et devenait lui-même pour les plus grands esprits, dans le domaine des sciences morales, une imposante autorité.

La philosophie elle-même conseille donc le recours à l’autorité ; c’est faire encore acte de liberté que de juger ce que l’on ignore, de mesurer l’étendue de ce que l’on peut savoir, et de discerner pour chaque circonstance un plus savant que soi, par le jugement duquel l’on se laissera conduire.

Cependant, réduit à son expression simple, le conseil de recourir à l’autorité d’autrui ne serait guère autre chose qu’une règle de bonne conduite, dont l’application dépendrait du plus ou moins de sagesse des consultants, et dont la recommandation constituerait bien plutôt un utile précepte de morale, qu’une science positive fondée sur des principes certains.

M. Lewis montre très bien, et c’est là la partie essentielle de son livre, que l’observation du précepte demande toute une science, dont il s’applique à poser les règles.

Tout en constatant l’importance de cette science, il ne s’en exagère ni l’étendue ni la portée :

« Sans doute, dit-il, la véritable manière de nous former une conviction, c’est le raisonnement ; et le moyen de nous diriger dans le raisonnement, de nous prémunir contre des erreurs établies, et de découvrir de nouvelles vérités, c’est la logique et la philosophie…. Il n’y a point de vérités scientifiques qui ne soient dues à des recherches originales poursuivies selon les règles de la logique… Mais lorsque ces vérités ont été découvertes par les premiers chercheurs, lorsqu’elles ont été acceptées par les juges compétents, c’est principalement par l’influence de l’autorité morale qu’elles se propagent….

« À la vérité, dit-il encore, quand les opinions se forment sur l’autorité d’autrui, il n’en peut jamais résulter aucun progrès ni accroissement direct des connaissances humaines, ni la découverte d’aucune vérité nouvelle. L’influence de cette manière de juger produit tout au plus la diffusion des opinions saines, lorsque ces saines opinions existent réellement ; et le plus que puissent faire les règles posées en cette matière, c’est de mettre une personne ignorante à même de discerner quels sont les juges compétents sur une question que, par une raison quelconque, cette personne est incapable de juger par elle-même. Il est cependant d’une grande importance que la vérité soit accréditée, et non l’erreur ; que les hommes, quand ils sont menés, le soient par des guides sûrs, et qu’ils profitent ainsi de ces procédés de raisonnement et d’investigation qui ont été employés en conformité de la logique, mais dont ils sont incapables de vérifier par eux-mêmes l’application[8]. »

Quoique réduit à ces termes, le sujet du livre est encore assez vaste ; il ne le serait que trop si l’on en croyait Hobbes, qui soutient, quelque part, que pour bien choisir, son autorité, il faut presque autant d’étude que pour se faire une opinion raisonnée[9], et qu’il n’est guère plus long d’apprendre la science que de découvrir le savant. Mais l’opinion de Hobbes sur ce point est une exagération manifeste. Évidemment, il est plus facile de trouver quelqu’un faisant juste autorité en astronomie, que d’acquérir la science de l’astronomie elle-même.

Après avoir défini la nature et l’étendue des opinions, qui se reçoivent sur la foi d’autrui, et examiné la question de savoir s’il faut classer dans cette catégorie l’opinion que l’on se fait en matière de religion, l’auteur se demande à quels signes se reconnaît en général l’autorité digne de confiance. Distinguant les questions théoriques des questions pratiques, les questions du moment présent de celles qui demandent les prévisions de l’avenir, il passe en revue les consultations que l’on fait aux amis, aux hommes de profession, aux philosophes, au confesseur, au savant, à l’historien.

Les proportions d’un rapport verbal ne comportent ni l’examen ni la discussion des règles qu’il pose, comme nécessaires à suivre pour le bon choix de son autorité. Citons cependant un exemple :

Au nombre des questions qu’il discute, se trouve celle-ci : Qu’elle est la valeur du nombre comme autorité morale ? Rien, répond-il, absolument rien. Les opinions se pèsent et ne se comptent pas : voilà le principe. L’opinion du plus grand nombre, comme autorité morale, est nulle en toutes choses. Ce qui constate l’autorité d’une opinion, indépendamment de sa valeur intrinsèque, c’est le mérite, c’est la qualité de celui qui la soutient, et non la quantité des personnes qui la partagent.

À vrai dire, l’opinion de la multitude serait plutôt un indice d’erreur : turba argumentumpessimi. Et, bien loin que la présomption de raison et de vérité soit du côté du plus grand nombre, cette présomption existe en faveur de la minorité, d’une minorité très petite, celle des hommes distingués, supérieurs par leur esprit et par leurs connaissances qui, en effet, dans toute société sont en très petit nombre, comparativement au reste des autres hommes. C’est ce petit nombre qui doit servir de guide aux autres. Il n’y a de société heureuse que celle où la masse se dirige par le conseil des plus sages : il n’y a de bon gouvernement que celui au sein duquel prévaut l’avis de cette minorité éclairée et supérieure.

Faut-il conclure de là que M. Lewis repousse du gouvernement toute intervention de nombre et qu’il subordonne la majorité des citoyens à la volonté de quelques-uns ? Non : c’est tout le contraire. Il reconnaît qu’en politique le principe fondamental, c’est la prédominance de la majorité ; et toutes les fois qu’il s’agit de décision des assemblées populaires ou des corps politiques, les opinions ne se pèsent pas, elles se comptent. Cela est ainsi par la nature même des choses, et ne saurait être autrement. Mais M. Lewis montre très bien comment, sous un régime représentatif, quoique ce soit de la majorité que la souveraineté procède, c’est de la minorité qu’émane le gouvernement. Parcourant toutes les phases de ce régime, depuis l’assemblée peu éclairée du peuple qui nomme ses mandataires, jusqu’à l’assemblée choisie qui délibère, signalant avec une grande vérité d’observation les procédés à l’aide desquels les notabilités de tout genre se produisent dans un pays libre, et comment les supériorités intellectuelles se font jour dans une assemblée, il en arrive à constater que la majorité populaire se trouve toujours avoir pour expression une minorité plus éclairée qu’elle, et que dans le sein de l’assemblée élue, c’est aussi forcément le mérite et la capacité supérieure de quelques hommes, c’est-à-dire, la minorité, qui conduit le plus grand nombre. C’est ainsi qu’il concilie la prépondérance numérique qui, en politique, est le principe incontestable, avec le principe de la valeur individuelle, du mérite spécial et de la capacité du petit nombre, qui est le seul philosophiquement vrai et qui, en fait, s’impose non à titre de loi positive, mais comme autorité morale.

« De ce qui précède, dit-il[10], il résulte qu’un gouvernement populaire, tel qu’il s’en établit de notre temps dans les plus vastes contrées sur la base du système représentatif, est dans une grande mesure fondé légalement et théoriquement sur le principe numérique ; mais que moralement et dans la pratique, la portée de ce principe est modifiée, paralysée et contrariée en tous sens par l’influence de son antagoniste naturel, le principe de la capacité spéciale (special fitness). C’est dans les termes de ce compromis, c’est dans leur arrangement et dans leur appropriation à une société donnée, que réside tout le secret d’une constitution libre.

« Un compromis de cette sorte, ainsi que nous avons eu déjà l’occasion de le remarquer (à propos de la décision des majorités), implique nécessairement un amalgame et une fusion de principes contraires. Il suppose qu’on tiendra assez compte da principe du nombre pour intéresser la masse de la société à l’ordre de choses existant et l’y attacher ; en même temps que le principe de l’aptitude spéciale et de la capacité individuelle sera assez bien établi pour que le gouvernement ne risque pas de tomber dans les mains de personnes qui, par leur ignorance, leur inexpérience ou leur défaut de jugement, sont incapables d’imprimer à sa marche une bonne direction.

« La solution pratique de ce problème, réalisée dans une certaine mesure, est peut-être le chef-d’œuvre de la politique, surtout si l’on considère que ce problème tourne toujours plus ou moins dans un cercle vicieux dont aucun art humain ne saurait indiquer le moyen certain de sortir : C’est ce que va rendre sensible l’explication qui suit :

« En proportion de ce qu’une société est dans un état arriéré de civilisation ; de ce que ses membres sont turbulents, fainéants, ignorants, imprévoyants et pauvres ; que la vie et la propriété y sont mal garanties ; que les différentes classes de la société y sont hostiles les unes aux autres ; cette société a, dans la même proportion, besoin d’un bon gouvernement, c’est-à-dire, d’un gouvernement éclairé ; et, dans la même proportion aussi, ce gouvernement sera pour elle efficace et bienfaisant. Cependant ses chances de se procurer ce bon gouvernement sont en raison inverse du besoin qu’elle en a et de l’avantage qu’elle en retirerait. En effet, quand le peuple d’un pays est dans la condition qui vient d’être décrite, il n’est pas vraisemblable que ce peuple choisisse bien ses mandataires et ses guides. La probabilité n’est pas que le gouvernement résultant de leur choix décrète des lois sages, et administre ces lois avec équité, avec discernement, impartialitéet intégrité ; et s’il échoue dans cette tâche, la probabilité n’est pas qu’il soit ramené dans la bonne voie par la pression de l’opinion publique. Dans ce cas, l’action du peuple, sur ses chefs électifs, réaliserait assez bien l’image de l’aveugle remettant un autre aveugle dans son chemin..!

« D’un autre côté, quand une société est parvenue à un haut degré de civilisation ; lorsqu’elle est rangée, tempérante, laborieuse, éclairée et riche, un mauvais gouvernement peut, il est vrai, lui faire beaucoup de mal, tandis qu’un bon ne saurait lui faire beaucoup de bien. Cependant, elle a plus de chances de se procurer ce bon gouvernement que la société moins civilisée, par la raison que les membres dont elle se compose choisiront plus probablement des guides capables, et qu’après leur élection, l’opinion publique exercera pendant toute la durée de leur mandat, sur eux et sur le pouvoir exécutif, un plus salutaire contrôle.

« Le résultat pratique de tout ceci, c’est qu’une société a d’autant moins de chances de se procurer un bon gouvernement qu’elle en a plus besoin et qu’elle est d’autant plus assurée de le posséder, qu’elle pourrait mieux s’en passer. »

Il y aurait encore à tirer de ce qui précède une autre conséquence : c’est que pour un peuple qui veut être libre, il importe plus d’avoir des lumières et de bonnes mœurs que de bonnes lois : car la possession des premières lui assure la conquête des autres, tandis qu’il est presqu’impossible d’obtenir un bon gouvernement et de bonnes lois avec le concours de populations ignorantes ou corrompues.

Maintenant, jusqu’à quel point un gouvernement peut-il et doit-il influer sur les mœurs d’une nation ? Jusqu’à quel point a-t-il le droit et le devoir de s’établir le dispensateur et le directeur des idées, des doctrines, des opinions ; de déclarer la vérité, de constater l’erreur ? Alors que dans toute société la plupart des hommes sont en quête d’une autorité morale qui leur serve de guide, le gouvernement n’est-il pas, ne doit-il pas être cette autorité ? En d’autres termes, la souveraineté de l’État est-elle universelle ou limitée ? Le gouvernement qui la résume en lui, est-il omnipotent ? S’il y a des bornes à sa toute-puissance, quelles sont-elles ?

M. Lewis examine toutes ces questions vieilles comme le monde et toujours nouvelles ; nouvelles surtout sous la plume de l’écrivain qui sait y rattacher l’expérience des sociétés modernes et des gouvernements contemporains.

M. Lewis veut que l’État maintienne son action et son influence dans la sphère des intérêts politiques, et qu’il s’abstienne avec le plus grand soin de toute intervention dans les questions de l’ordre moral ou religieux. Si l’État entreprend de fixer la vérité religieuse, il sera bientôt persécuteur. Dans les temps de fanatisme, il commencera par l’inquisition ; et à une époque de mœurs plus douces il finira par la censure. Et où sera la vérité ? Sera-ce en Espagne où l’on brûlait les protestants, ou en Irlande où l’on massacrait les catholiques ?

« Il y a, dit M. Lewis[11], nonseulement parmi les partisans des utopies politiques et sociales, mais encore parmi les hommes politiques pratiques une tendance constante à s’exagérer les facultés propres à un gouvernement ; à lui attribuer sur la société une plus grande influence qu’il n’en peut réellement avoir, et à oublier qu’il ne peut agir que dans une sphère déterminée par de certaines conditions, et qu’il n’est omnipotent que dans ce sens que ses pouvoirs n’ont aucune limite légale. »

Ici, qu’il me soit permis d’adresser une légère critique à M. Lewis qui, tout en repoussant les dangereuses prétentions d’omnipotence de l’État, semble reconnaître le droit de celui-ci, en même temps qu’il constate son incompétence.

M. Lewis ne veut pas que l’État intervienne dans les questions de religion, de philosophie, de littérature, d’industrie, etc., etc., et il a raison. Son opinion sur ce point est invariable ; cependant, son motif pour que l’État s’abstienne, n’est pas précisément que le droit lui manque, mais qu’il serait impropre à un pareil office.

À notre avis, il est mauvais de proclamer le principe de cette omnipotence de l’État, tout en contestant son application.

Sans doute la profession de cette omnipotence théorique est peu dangereuse en Angleterre où à côté des doctrines spéculatives se place toujours l’influence prédominante des habitudes et des traditions.

Il n’existe pas, en effet, dans le monde, un pays où l’omnipotence souveraine, absolue, irrésistible de l’État, soit théoriquement mieux établie et plus généralement admise qu’en Angleterre ; et en même temps l’Angleterre est certainement le pays du monde où, en fait, les limites que l’État apporte à sa puissance, sont le plus nettement posées, le mieux connues et le plus universellement respectées. Le principe théorique de la toute-puissance de l’État n’est pas autre à Londres qu’il n’était à Sparte ; mais qui proposerait en Angleterre le système de Lacédémone, suivant lequel les enfants étaient enlevés à leurs familles pour être placés sous la discipline de l’État ? En Angleterre, où le gouvernement central semble avoir hérité du droit féodal que les rois avaient sur le sol, le droit abstrait que l’on reconnaît à l’État de toucher à la propriété, de la régler, de la modifier, d’en disposer, ne diffère guère de celui que prétendent lui attribuer les utopistes modernes qui font l’État propriétaire de tout. Et pourtant, dans quel pays la propriété privée est-elle environnée de plus de respect ? Où est-elle plus protégée, mieux garantie, plus inviolable qu’en Angleterre ?

Sans doute, en Angleterre, l’État a le droit de tout faire ; mais qu’il prétende s’immiscer dans une affaire de commerce, dans une entreprise industrielle, il n’y aura qu’une voix pour l’accuser d’usurpation sur le terrain naturel de l’industrie particulière. L’État a le droit de tout faire ; mais il ne fera ni les routes de terre, ni les canaux, ni les chemins de fer ; il n’exécutera rien de ce que tout le monde peut faire, et faire mieux que lui.

Dans un pays où dominent de telles opinions et où règnent de pareilles mœurs, la théorie exagérée de l’omnipotence de l’État est sans doute peu dangereuse ; mais il est d’autres contrées où le péril serait peut-être plus grand et où la logique des idées et des faits serait plus étroite ! M. Lewis, en écrivant son livre, pensait surtout à l’Angleterre ; en le lisant, nous ne pouvons oublier les États du continent.

Ce n’est du reste ni à l’Angleterre, ni à la France, ni à aucun pays en particulier qu’il faut penser lorsqu’on pose des principes : c’est à la vérité seule. Disons-le donc, parce que c’est-là le vrai, les pouvoirs de l’État sont immenses ; ils ne sont point illimités. Même dans l’ordre civil, ils ont des bornes ; ils ont d’abord celles de la justice dont les conditions premières ne dépendent point de l’homme et sont antérieures et supérieures à toute délibération. Ces pouvoirs sont aussi limités par certains droits que la loi n’a point créés et qu’elle ne pourrait abolir. La loi peut régler le droit de propriété : elle ne pourrait pas le détruire.

Mais ces limites qui, même dans l’ordre civil, font obstacle à l’omnipotence de l’État sont encore bien plus apparentes et plus étroitement posées dans l’ordre moral et religieux : c’est-là surtout que se rencontrent des principes éternels, des vérités immuables, contre lesquels il n’y a point de droit. Ce ne sont point des institutions arbitraires et nées d’un caprice passager de l’esprit humain, que celles qui, à la suite de tant d’efforts et de tant de sacrifices de l’humanité, ont eu pour résultat de séparer les questions temporelles des questions spirituelles, le domaine de l’intelligence du domaine des intérêts matériels, l’Église de l’État, la conscience du philosophe et de l’homme religieux, de l’obéissance et de l’adhésion du citoyen. Établi pour la protection de tous, l’État fixe le droit politique, la loi civile et la loi pénale. Le salut des âmes, le dogme religieux, la doctrine philosophique ne sont point de sa compétence. Il ne faut pas dire que ce sont des matières où il échoue. Il faut dire que c’est un terrain qui ne lui appartient pas, et sur lequel il n’a pas le droit de se produire. M. Lewis lui reproche d’aboutir à l’impuissance ; mieux vaudrait l’accuser tout d’abord d’usurpation.

Les vérités morales et scientifiques s’établissent par le génie inventif de quelques hommes, s’étendent par le travail continu de l’esprit humain et se propagent par les mœurs des nations. Ces vérités ne se décrètent point ; elles ne s’imposent ni par la force des gouvernements, ni par l’autorité morale des lois. Elles sont destinées à illuminer le monde, comme ces astres lointains dont la clarté parvient à la terre infailliblement, mais lentement.

Du reste, en même temps qu’il combat l’omnipotence des gouvernements, M. Lewis constate que les excès de ce principe ne sont jamais plus redoutables que dans les pays où le pouvoir est fondé sur la souveraineté populaire et où le plus grand nombre concourt à la représentation politique. Il s’élève avec force contre la prétendue sanction que les violations du droit trouveraient dans l’adhésion de la multitude, et, à cette occasion, il rappelle l’opinion remarquable de M. Mill, qui ne saurait être trop souvent reproduite :

« L’expérience, dit M. Mill, prouve que les dépositaires du pouvoir, qui ne sont que les délégués du peuple, c’est-à-dire, d’une majorité, sont (quand ils croient pouvoir compter sur l’appui populaire) tout aussi prompts que les agents de l’oligarchie à faire de l’arbitraire et à envahir sur le libre domaine de la vie privée. Le public, en général, est tout prêt à imposer non seulement ses étroites vues d’intérêt, mais encore ses opinions abstraites, même ses goûts, comme des lois obligatoires pour les individus. C’est la tendance si marquée de la civilisation moderne, de faire des masses le seul pouvoir substantiel de la société, que jamais il n’a été plus nécessaire d’entourer l’indépendance individuelle de la pensée, de la parole et de l’action des plus puissantes garanties, afin de maintenir cette originalité d’esprit et cette individualité de caractère, qui sont la source de tout progrès, et d’où naissent la plupart des qualités par lesquelles l’homme se distingue de toutes les autres créatures[12]. »

Mais si l’État ne doit point intervenir dans les questions de l’ordre moral, religieux et scientifique, faut-il en conclure qu’il doive se montrer indifférent à ces questions ? Non sans doute. L’État, il est vrai, ne déclare point et ne doit point déclarer ce qui est la vérité morale, ce qui est la vérité religieuse, ce qui est la vérité scientifique ; mais il organise des corps indépendants et libres, dont la mission est d’enseigner la vérité et de combattre l’erreur ; il établit des Universités ; il fonde des Académies ; il ouvre des écoles ; il crée des professorats publics ; il ne fixe pas la science, mais il institue ceux qui la distribuent. Il ne règle ni les opinions, ni les discours de ceux qu’il charge de l’enseignement public, mais avant de les instituer, il sait leur caractère et leur programme. C’est ainsi qu’il prend sa part de l’influence exercée par les individus ou par les corps collectifs d’où découle l’une des principales sources d’autorité morale, l’instruction publique.

On ne saurait, par l’aperçu que nous offrons ici du livre de M. Lewis, juger de tout ce que ce remarquable ouvrage contient de développements ingénieux, d’observations fécondes, et de sages considérations. M. G. Lewis excelle dans l’analyse ; et dans son investigation rapide, lumineuse et pénétrante, il réunit un double et rare mérite: celui d’une très grande érudition jointe à une profonde connaissance des temps modernes. D’ordinaire, l’écueil du philosophe et du savant le plus versé dans la connaissance des siècles passés, c’est l’ignorance du temps présent et le défaut de notions pratiques. Il vous dira ce qui se passait il y a deux mille ans, et il ne voit point l’événement de chaque jour qui s’accomplit sous ses yeux. Il sait l’histoire ancienne de tous les peuples, et il ignore l’histoire présente de son pays ; il connaît l’homme et il ne connaît point les hommes. M. Lewis a échappé à cet écueil. Nul ne sait mieux que lui l’antiquité et l’époque où nous vivons. Il a appris la démocratie sur les hustings autant que dans Aristote ; il connaît à fond Athènes et Rome, mais non moins bien Paris et Londres, et il comprend d’autant mieux les intérêts, les passions et les luttes politiques dans les temps anciens, qu’il est lui-même sans cesse engagé dans ces luttes et qu’il est citoyen d’un pays libre, d’un grand pays, qui sans doute doit à ses institutions des agitations et des labeurs, mais qui aussi en reçoit d’inestimables bienfaits : la richesse et le bien-être dans le travail, la dignité dans l’indépendance, la vraie grandeur dans la liberté.

Au moment où je terminais ce rapport, j’ai reçu de M. G. Lewis, pour être offert à l’Académie, un nouvel ouvrage en deux volumes, qui, par son titre, son étendue, et la nomenclature seule des matières qui y sont traitées, semble plus considérable encore qu’aucun de ceux qui l’ont précédé, et non moins digne de l’attention du corps savant auquel l’auteur en fait hommage. Ce nouveau livre est intitulé : Traité sur les méthodes de l’observation et du raisonnement enpolitique[13].

J’ai l’honneur de le remettre à l’Académie des sciences morales et politiques.

G. de Beaumont

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[1] Un vol. in-8° chez Parker, West-Strand. London. 1849.

[2] On local disturbances inIreland and on the Irish church question, 1 vol. in-8°, 1836, chez Fellowes Ludgate street, London.

[3] An Essay on the government of dependencies. 1841, London, Murray, Albemarle street. I vol. in-8°.

[4] M. Lewis a publié plusieurs travaux remarquables de philologie. Le principal est un livre intitulé : Origin and formation of roman language. (Un vol. in-8°. London, Murray.)Il a publié aussi un vol. intitulé : Remark on the use and abuse of some political terms, 1832, et plusieurs articles sur les ouvrages de feu M. Raynouard (de l’Académie française), etc., etc.

[5] Dialogue intitulé Hermotymus, ch. 49.

[6] Essai sur l’Entendement, liv. ch. 20, § 2.

[7] De officiis, II, IX, § 8.

[8] V. ch. 1er.

[9] Leviathan, p. II, ch. 30 ; p. 339.

[10] P. 278, chap. 8.

[11] P. 314, ch. 9.

[12] Principles of political economy, vol. II, p. 508.

[13] A Treatise on the methods of observation and reasoning in politics. — 2 vol. in-8°, chez Parker, West-Strand. London, 1852.

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