Turgot, article Foire et marchés pour l’Encyclopédie

16-turgot(1)-encyclopédie diderot d'alembertEncore jeune, Turgot fut un collaborateur de l’Encyclopédie, écrivant les articles « Étymologie », « Existence », « Expansibilité », « Foire » et « Fondation ». Le seul de nature économique, l’article Foire raconte l’origine des foires et marchés et critique l’intervention croissante de l’Etat, qui les dérange et les paralyse.


FOIRE

FOIRE, s. f. (Commerce et Politique). Ce mot qui vient de forum, place publique, a été dans son origine synonyme de celui de marché, et l’est encore à certains égards : l’un et l’autre signifient un concours de marchands et d’acheteurs dans des lieux et des temps marqués ; mais le mot de foire paraît présenter l’idée d’un concours plus nombreux, plus solennel, et par conséquent plus rare. Cette différence qui frappe au premier coup d’œil, paraît être celle qui détermine ordinairement dans l’usage l’application de ces deux mots ; mais elle provient elle-même d’une autre différence plus cachée, et pour ainsi dire plus radicale entre ces deux choses. Nous allons la développer.

     Il est évident que les marchands et les acheteurs ne peuvent se rassembler dans certains temps et dans certains lieux, sans un attrait, un intérêt, qui compense ou même qui surpasse les frais du voyage et du transport des denrées ; sans cet attrait, chacun resterait chez soi : plus il sera considérable, plus les denrées supporteront de longs transports, plus le concours des marchands et des acheteurs sera nombreux et solennel, plus le district dont ce concours est le centre, pourra être étendu. Le cours naturel du commerce suffit pour former ce concours, et pour l’augmenter jusqu’à un certain point. La concurrence des vendeurs limite le prix des denrées, et le prix des denrées limite à son tour le nombre des vendeurs : en effet, tout commerce devant nourrir celui qui l’entreprend, il faut bien que le nombre des ventes dédommage le marchand de la modicité des profits qu’il fait sur chacune, et que par conséquent le nombre des marchands se proportionne au nombre actuel des consommateurs, en sorte que chaque marchand corresponde à un certain nombre de ceux-ci. Cela posé, je suppose que le prix d’une denrée soit tel que pour en soutenir le commerce, il soit nécessaire d’en vendre pour la consommation de trois cents familles, il est évident que trois villages dans chacun desquels il n’y aura que cent familles, ne pourront soutenir qu’un seul marchand de cette denrée ; ce marchand se trouvera probablement dans celui des trois villages, où le plus grand nombre des acheteurs pourra se rassembler plus commodément, ou à moins de frais ; parce que cette diminution de frais fera préférer le marchand établi dans ce village, à ceux qui seraient tentés de s’établir dans l’un des deux autres : mais plusieurs espèces de denrées seront vraisemblablement dans le même cas, et les marchands de chacune de ces denrées se réuniront dans le même lieu, par la même raison de la diminution des frais, et parce qu’un homme qui a besoin de deux espèces de denrées, aime mieux ne faire qu’un voyage pour se les procurer, que d’en faire deux ; c’est réellement comme s’il payait chaque marchandise moins cher. Le lieu devenu plus considérable par cette réunion même des différents commerces, le devient de plus en plus ; parce que tous les artisans que le genre de leur travail ne retient pas à la campagne, tous les hommes à qui leur richesse permet d’être oisifs, s’y rassemblent pour y chercher les commodités de la vie. La concurrence des acheteurs attire les marchands par l’espérance de vendre ; il s’en établit plusieurs pour la même denrée. La concurrence des marchands attire les acheteurs par l’espérance du bon marché ; et toutes deux continuent à s’augmenter mutuellement, jusqu’à ce que le désavantage de la distance compense pour les acheteurs éloignés le bon marché de la denrée produit par la concurrence, et même ce que l’usage et la force de l’habitude ajoutent à l’attrait du bon marché. Ainsi se forment naturellement différents centres de commerce ou marchés, auxquels répondent autant de cantons ou d’arrondissements plus ou moins étendus, suivant la nature des denrées, la facilité plus ou moins grande des communications, et l’état de la population plus ou moins nombreuse. Et telle est, pour le dire en passant, la première et la plus commune origine des bourgades et des villes.

     La même raison de commodité qui détermine le concours des marchands et des acheteurs à certains lieux, le détermine aussi à certains jours, lorsque les denrées sont trop viles pour soutenir de longs transports, et que le canton n’est pas assez peuplé pour fournir à un concours suffisant et journalier. Ces jours se fixent par une espèce de convention tacite, et la moindre circonstance suffit pour cela. Le nombre des journées de chemin entre les lieux les plus considérables des environs, combiné avec certaines époques qui déterminent le départ des voyageurs, telles que le voisinage de certaines fêtes, certaines échéances d’usage dans les paiements, toutes sortes de solennités périodiques, enfin tout ce qui rassemble à certains jours un certain nombre d’hommes, devient le principe de l’établissement d’un marché à ces mêmes jours ; parce que les marchands ont toujours intérêt de chercher les acheteurs, et réciproquement.

     Mais il ne faut qu’une distance assez médiocre pour que cet intérêt et le bon marché produit par la concurrence, soient contrebalancés par les frais de voyage et de transport des denrées. Ce n’est donc point au cours naturel d’un commerce animé par la liberté, qu’il faut attribuer ces grandes foires, où les productions d’une partie de l’Europe se rassemblent à grands frais, et qui semblent être le rendez-vous des nations. L’intérêt qui doit compenser ces frais exorbitants, ne vient point de la nature des choses ; mais il résulte des privilèges et des franchises accordées au commerce en certains lieux et en certains temps, tandis qu’il est accablé partout ailleurs de taxes et de droits. Il n’est pas étonnant que l’état de gêne et de vexation habituelle dans lequel le commerce s’est trouvé longtemps dans toute l’Europe, en ait déterminé le cours avec violence dans les lieux où on lui offrait un peu plus de liberté. C’est ainsi que les princes, en accordant des exemptions de droits, ont établi tant de foires dans les différentes parties de l’Europe ; et il est évident que ces foires doivent être d’autant plus considérables, que le commerce dans les temps ordinaires est plus surchargé de droits.

     Une foire et un marché sont donc l’un et l’autre un concours de marchands et d’acheteurs, dans des lieux et des temps marqués ; mais dans les marchés, c’est l’intérêt réciproque que les vendeurs et les acheteurs ont de se chercher ; dans les foires, c’est le désir de jouir de certains privilèges qui forme ce concours : d’où il suit qu’il doit être bien plus nombreux et bien plus solennel dans les foires. Quoique le cours naturel du commerce suffise pour établir des marchés, il est arrivé, par une suite de ce malheureux principe, qui dans presque tous les gouvernements a si longtemps infecté l’administration du Commerce, je veux dire la manie de tout conduire, de tout régler, et de ne jamais s’en rapporter aux hommes sur leur propre intérêt ; il est arrivé, dis-je, que pour établir des marchés, on a fait intervenir la police ; qu’on en a borné le nombre, sous prétexte d’empêcher qu’ils ne se nuisent les uns aux autres ; qu’on a défendu de vendre certaines marchandises ailleurs que dans certains lieux désignés, soit pour la commodité des commis chargés de recevoir les droits dont elles sont chargées, soit parce qu’on a voulu les assujettir à des formalités de visite et de marque, et qu’on ne peut pas mettre partout des bureaux. On ne peut trop saisir toutes les occasions de combattre ce système fatal à l’industrie, il s’en trouvera plus d’une dans l’Encyclopédie.

     Les foires les plus célèbres sont en France celles de Lyon, de Bordeaux, de Guibray, de Beaucaire, etc. En Allemagne, celles de Leipzig, de Francfort, etc. Mon objet n’est point ici d’en faire l’énumération, ni d’exposer en détail les privilèges accordés par différents souverains, soit aux foires en général, soit à quelques foires en particulier ; je me borne à quelques réflexions contre l’illusion assez commune, qui fait citer à quelques personnes la grandeur et l’étendue du commerce de certaines foires, comme une preuve de la grandeur du commerce d’un État.

     Sans doute une foire doit enrichir le lieu où elle se tient, et faire la grandeur d’une ville particulière : et lorsque toute l’Europe gémissait dans les entraves multipliées du gouvernement féodal ; lorsque chaque village, pour ainsi dire, formait une souveraineté indépendante ; lorsque les seigneurs, renfermés dans leur château, ne voyaient dans le commerce qu’une occasion d’augmenter leurs revenus, en soumettant à des contributions et à des péages exorbitants, tous ceux que la nécessité forçait de passer sur leurs terres ; il n’est pas douteux que ceux qui les premiers furent assez éclairés pour sentir qu’en se relâchant un peu de la rigueur de leurs droits, ils seraient plus que dédommagés par l’augmentation du commerce et des consommations, virent bientôt les lieux de leur résidence enrichis, agrandis, embellis. Il n’est pas douteux que lorsque les rois et les empereurs eurent assez augmenté leur autorité, pour soustraire aux taxes levées par leurs vassaux les marchandises destinées pour les foires de certaines villes qu’ils voulaient favoriser, ces villes devinrent nécessairement le centre d’un très grand commerce, et virent accroître leur puissance avec leurs richesses : mais depuis que toutes ces petites souverainetés se sont réunies pour ne former qu’un grand État sous un seul prince, si la négligence, la force de l’habitude, la difficulté de réformer les abus lors même qu’on le veut, et la difficulté de le vouloir, ont engagé à laisser subsister et les mêmes gênes et les mêmes droits locaux, et les mêmes privilèges qui avaient été établis lorsque chaque province et chaque ville obéissaient à différents souverains, n’est-il pas singulier que cet effet du hasard ait été non seulement loué, mais imité comme l’ouvrage d’une sage politique ? N’est-il pas singulier qu’avec de très bonnes intentions et dans la vue de rendre le Commerce florissant, on ait encore établi de nouvelles foires, qu’on ait augmenté encore les privilèges et les exemptions de certaines villes, qu’on ait même empêché certaines branches de Commerce de s’établir dans des provinces pauvres, dans la crainte de nuire à quelques autres villes, enrichies depuis longtemps par ces mêmes branches de Commerce ? Eh qu’importe que ce soit Pierre ou Jacques, le Maine ou la Bretagne, qui fabriquent telle ou telle marchandise, pourvu que l’État s’enrichisse, et que des François vivent ? Qu’importe qu’une étoffe soit vendue à Beaucaire ou dans le lieu de sa fabrication, pourvu que l’ouvrier reçoive le prix de son travail ? Une masse énorme de commerce rassemblée dans un lieu et amoncelée sous un seul coup d’œil, frappera d’une manière plus sensible les yeux des politiques superficiels. Les eaux rassemblées artificiellement dans des bassins et des canaux, amusent les voyageurs par l’étalage d’un luxe frivole : mais les eaux que les pluies répandent uniformément sur la surface des campagnes, que la seule pente des terrains dirige, et distribue dans tous les vallons pour y former des fontaines, portent partout la richesse et la fécondité. Qu’importe qu’il se fasse un grand commerce dans une certaine ville et dans un certain moment, si ce commerce momentané n’est grand que par les causes mêmes qui gênent le Commerce, et qui tendent à le diminuer dans tout autre temps et dans toute l’étendue de l’État ? Faut-il, dit le magistrat citoyen auquel nous devons la traduction de Child[1], et auquel la France devra peut-être un jour la destruction des obstacles que l’on a mis aux progrès du Commerce en voulant le favoriser ; « faut-il jeûner toute l’année pour faire bonne chère à certains jours ? En Hollande il n’y a point de foire ; mais toute l’étendue de l’État et toute l’année ne forment, pour ainsi dire, qu’une foire continuelle, parce que le commerce y est toujours et partout également florissant. »

     On dit : « L’État ne peut se passer de revenus ; il est indispensable, pour subvenir à ses besoins, de charger les marchandises de différentes taxes : cependant il n’est pas moins nécessaire de faciliter le débit de nos productions, surtout chez l’étranger ; ce qui ne peut se faire sans en baisser le prix autant qu’il est possible. Or on concilie ces deux objets en indiquant des lieux et des temps de franchise, où le bas prix des marchandises invite l’étranger, et produit une consommation extraordinaire, tandis que la consommation habituelle et nécessaire fournit suffisamment aux revenus publics. L’envie même de profiter de ces moments de grâce, donne aux vendeurs et aux acheteurs un empressement que la solennité de ces grandes foires augmente encore par une espèce de séduction, d’où résulte une augmentation dans la masse totale du Commerce ». Tels sont les prétextes qu’on allègue pour soutenir l’utilité des grandes foires. Mais il n’est pas difficile de se convaincre qu’on peut par des arrangements généraux, et en favorisant également tous les membres de l’État, concilier avec bien plus d’avantage les deux objets que le gouvernement peut se proposer. En effet, puisque le prince consent à perdre une partie de ses droits, et à les sacrifier aux intérêts du Commerce, rien n’empêche qu’en rendant tous les droits uniformes, il ne diminue sur la totalité la même somme qu’il consent à perdre ; l’objet de décharger des droits la vente à l’étranger, en les laissant subsister sur les consommations intérieures, sera même bien plus aisé à remplir en exemptant de droits toutes les marchandises qui sortent ; car enfin on ne peut nier que nos foires ne fournissent à une grande partie de notre consommation intérieure. Dans cet arrangement, la consommation extraordinaire qui se fait dans le temps des foires, diminuerait beaucoup ; mais il est évident que la modération des droits dans les temps ordinaires, rendrait la consommation générale bien plus abondante ; avec cette différence que dans le cas du droit uniforme, mais modéré, le Commerce gagne tout ce que le prince veut lui sacrifier : au lieu que dans le cas du droit général plus fort avec des exemptions locales et momentanées, le roi peut sacrifier beaucoup, et le Commerce ne gagner presque rien, ou, ce qui est la même chose, les denrées baisser de prix beaucoup moins que les droits ne diminuent ; et cela parce qu’il faut soustraire de l’avantage que donne cette diminution, les frais du transport des denrées nécessaire pour en profiter, le changement de séjour, les loyers des places de foire enchéris encore par le monopole des propriétaires, enfin le risque de ne pas vendre dans un espace de temps assez court, et d’avoir fait un long voyage en pure perte : or il faut toujours que la marchandise paye tous ses frais et ses risques. Il s’en faut donc beaucoup que le sacrifice des droits du prince soit aussi utile au Commerce par les exemptions momentanées et locales, qu’il le serait par une modération légère sur la totalité des droits ; il s’en faut beaucoup que la consommation extraordinaire augmente autant par l’exemption particulière, que la consommation journalière diminue par la surcharge habituelle. Ajoutons, qu’il n’y a point d’exemption particulière qui ne donne lieu à des fraudes pour en profiter, à des gênes nouvelles, à des multiplications de commis et d’inspecteurs pour empêcher ces fraudes, à des peines pour les punir ; nouvelle perte d’argent et d’hommes pour l’État.

     Concluons que les grandes foires ne sont jamais aussi utiles, que la gêne qu’elles supposent est nuisible ; et que bien loin d’être la preuve de l’état florissant du Commerce, elles ne peuvent exister au contraire que dans des États où le Commerce est gêné, surchargé de droits, et par conséquent médiocre.

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[1] Vincent de Gournay.

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