Administration et public

Dans cet article, Frédéric Passy expose les plaintes que le libéralisme et le bon sens ont à formuler envers l’incurie des administrations. À l’occasion du paiement d’un impôt ou de tout acte privé ou public, l’administration jette sur le citoyen des embuches, des formalités et des tracasseries. Le temps perdu, l’argent perdu par le quidam ne sont pas précieux pour elle, semble-t-il ; pour les défendre, il est nécessaire que des défenseurs du public se prononcent contre ces envahissements.


Frédéric Passy, Administration et public, Le Siècle, 2 octobre 1895.

ADMINISTRATION ET PUBLIC

Ce ne sont point les hommes, peut-être, qu’il en faut accuser ; ce ne sont pas, du moins, leurs intentions. Individuellement et hors de leurs bureaux, bon nombre de fonctionnaires, disons, si l’on veut, la plupart des fonctionnaires, sont les meilleures gens du monde. Ils sont animés d’excellentes intentions et parfois même se montrent personnellement pleins d’obligeance. Mais les habitudes sont prises, les formalités sont devenues pour eux comme une seconde nature, et la routine, puisqu’il faut, comme la peste, l’appeler par son nom, cette maladie dont tous ne meurent pas, mais dont tous sont frappés, se confond pour eux avec l’ordre public dont ils ont la garde et avec la sainteté de l’administration dont ils sont les représentants.

Tout cela a été dit, et d’une façon qui ne sera jamais surpassée, par notre maître Édouard Laboulaye, en sa qualité de membre de la Société des contribuables et du corps des administrés, dans Paris en Amérique, et surtout dans le Prince Caniche. Quel dommage pour ceux qui se privent de ce plaisir et pour nous-mêmes qui profiterions peut-être de leurs réflexions, que l’on ne réalise pas, comme ils le méritent, ces chefs-d’œuvre d’esprit et de bon sens !On aime mieux suivre les graves discussions des journaux sur la question des bas noirs ou telle autre de semblable importance, car il y a, paraît-il, une question des bas noirs, puisqu’un reporter est venu, sans rire, me demander ce que j’en pense. Il a même été fort étonné, je devrais peut-être dire scandalisé, lorsque je lui ai répondu que je n’en avais jamais entendu parler et n’avais nulle envie d’en entendre parler. À quoi diable, alors, avait-il l’air de se dire, ce monsieur à lunettes et à cheveux blancs passe-t-il son temps s’il n’est pas davantage au courant de ce qu’il y a de plus intéressant dans le monde parisien ?

Je pensais à cela, non pas aux bas noirs, mais il y a quelques jours, au Prince Caniche et à la sainte routine, en lisant, dans le Journal des Économistes, un excellent et malheureusement trop exact article de M. Hubert Valleroux sur les tribulations d’un porteur de titres de rentes, obligé, aux termes d’une loi que rien ne justifie, de faire tous les dix ans renouveler son titre. Les frais d’actes de l’état civil à produire, le certificat de vie et autres, prennent, s’il ne s’agit que d’une rente de quelques francs, trois, quatre ou cinq des dix annuités, c’est-à-dire 30 à 50% du revenu. Les courses en divers lieux et à heures et jours divers prennent le reste ; si bien qu’en fin de compte, pour les petits rentiers dont le temps est le gagne pain et qui ne savent pas toujours se retourner au milieu de toutes ces difficultés, le titre si laborieusemement conservé ne représente guère qu’un capital nominal.

Je lisais cela sans étonnement, mais avec tristesse, avec d’autant plus de tristesse que j’en étais moins étonné, car c’est une histoire de tous les jours, et à propos de tout. Frais, formalités, temps perdu, courses inutiles, indications insuffisantes qui vous font faire de fausses démarches, il semble en vérité que tout cela ne compte pas. Cela compte pour le budget de l’État dont les services sont onéreusement compliqués. Cela compte pour le budget des particuliers qui s’en trouvent, sans profit aucun, sensiblement allégés. Cela compte surtout pour les pauvres diables, pour lesquels les opérations mêmes, qui devraient aboutir à une recette, se soldent trop souvent en déficit.

On a assez parlé des frais de justice et l’on n’a pas fait grand’chose de plus que d’en parler. Ce que je dirais d’eux en général, n’aurait pas plus d’effet sans doute ; je m’abstiens donc d’en rien dire. Mais tout le monde tonnait l’assistance judiciaire qui a pour but de permettre aux pauvres, aux pauvres seuls, puisque pour l’obtenir il faut un certificat d’indigence, de défendre leurs intérêts et de faire valoir leurs droits. Or voici, pour citer un cas authentique, une femme qui, grâce à l’assistance judiciaire, fait condamner son mari à lui servir une pension de 100 ou de 200 francs. Le jugement est définitif ; la malheureuse dont le front s’éclaircit à la pensée d’avoir un morceau de pain assuré, se présente pour toucher à la Caisse des dépôts et consignations ; on lui répond qu’elle est parfaitement en règle, mais que les frais dépassent ce qu’elle a à recevoir et que, jusqu’à parfait acquittement de ces frais, on ne peut lui avancer un centime. Je le répète, l’exemple que je cite est authentique ; j’ai vu les pièces.

Celui-ci ou ceux-ci, car le même fait prend mille formes, ne le sont pas moins. On a une communication à vous faire dans un bureau, une pièce à vous réclamer, une somme à vous faire payer. Dans nombre de cas pas dans tous, je le reconnais, et peut-être certaines observations faites par moi et par d’autres sur les chinoiseries de la comptabilité y ont-elles été pour quelque chose dans nombre de cas on omet soigneusement de vous dire pour quel objet on vous invite à vous présenter, quel genre de pièces vous aurez à produire, voire si le moment est venu de payer, et en quel lieu, en quel temps vous devrez payer. Je prends encore un exemple précis. Un travail de voierie, peut-être de très petite importance — la somme ne fait rien à l’affaire est exécuté pour vous d’office dans un des arrondissements de Paris où vous possédez un immeuble de bon ou mauvais rapport, il n’importe encore. On vous adresse le mémoire, afin, ceci est bien et dûment constaté, que vous fassiez, s’il y a lieu, vos réclamations dans un délai de…, faute de quoi, il sera passé outre. Il sera passé outre, cela veut dire évidemment que l’on vous fera payer. Mais cela ne vous dit ni quand, ni par quelle voie, ni à quel bureau. Contribuable modèle que vous êtes et administré paisible qui n’aimez point à vous trouver ou à paraître en faute, vous vous rendez tout naturellement, pour plus de sûreté, au bureau d’arrondissement d’où émane le mémoire. C’est à l’autre bout de Paris. On vous y répond très gracieusement que la somme n’est pas encore en recouvrement, que vous n’avez qu’à attendre une nouvelle notification, et que ce sera, alors, à la recette municipale, à l’Hôtel de Ville, que vous aurez à vous présenter. On est d’ailleurs désolé que vous vous soyez dérangé. C’est un bon sentiment dont vous ne pouvez qu’être très reconnaissant ; mais n’aurait-il pas été beaucoup plus simple de vous éviter ce dérangement en mettant sur le mémoire trois lignes vous indiquant immédiatement tout cela ?

Vétilles, dira-t-on, et continuerait-on à dire si je continuais à citer, comme je le pourrais faire jusqu’à demain, des traits plus ou moins analogues de cet oubli inconscient, je n’en doute pas, mais très effectif, des convenances et des commodités du public. Vétilles, soit ! Mais pour combien parmi ceux qui ont à en souffrir, ces vétilles se traduisent en gênes trop réelles ! Pour combien surtout se traduisent-elles en mécontentement, en mauvaise humeur, en discussions plus ou moins aigres avec les employés et, ce qui est plus grave encore, car les paroles passent et les rancunes restent, en ressentiment à l’égard de l’administration en général et en prévention contre tout ce qui émane delleIl y a, a-t-on dit depuis longtemps, des impôts que l’on paye trois fois : en argent, en temps et en vexations. C’est encore l’argent dont, tout en le plaignant, on fait le plus volontiers son deuil. On maugrée contre le temps perdu ; on ne pardonne pas les vexations et elles ont été souvent, pour plus que l’on ne croit, dans l’impopularité des gouvernements, dans les émeutes et même dans les révolutions.

FRÉDÉRIC PASSY.

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