Du mandat du législateur et de ses limites

La théorie de la souveraineté du peuple, issue de Jean-Jacques Rousseau, n’offre pas satisfaction, au point de vue de la défense des libertés humaines, explique ici Ernest Martineau, en bon disciple de Bastiat. Si un homme n’a pas le droit de violer la liberté d’un autre, une collection d’individus ou l’État en tant qu’être abstrait, n’a pas davantage ce droit. Par conséquent, le mandat du législateur doit naturellement se borner à des limites très étroites, celles de la protection de la liberté humaine et de ses effets.


Ernest Martineau, « Du mandat du législateur et de ses limites », Journal des Économistes, en deux livraisons : février 1885 et août 1885.

Je me propose d’examiner dans ce travail la question de savoir si le législateur est un souverain aux pouvoirs illimités, investi par le peuple d’une autorité analogue à celle des rois de la monarchie ancienne ; ou si c’est, au contraire, un mandataire aux pouvoirs essentiellement limités, déterminés par la nature et l’étendue des droits des commettants eux-mêmes.

On ne saurait nier l’importance de cette question, une des plus graves par ses conséquences, la plus grave peut-être de celles qu’agite la politique; j’ajoute que la discussion en est des plus opportunes, étant données les circonstances actuelles, alors que s’accuse manifestement la tendance des masses, que dis-je, de la généralité des individus de tout ordre et de toute classe, à se tourner vers le législateur comme vers une providence chargée, non de procurer la sécurité et la garantie aux droits des citoyens, mais de pourvoir à leur bien-être et de développer leurs richesses par le jeu des décrets législatifs.

Cette tendance vient de se traduire en Allemagne par l’augmentation notable du nombre des députés socialistes à la suite des élections récentes au Reichstag. C’est là, d’ailleurs, le fruit naturel de la politique césarienne et du socialisme d’État de M. de Bismarck. En France, d’autre part, nous assistons au développement momentané du protectionnisme, cette variété du socialisme justement appelée le socialisme d’en haut ; les classes agricoles se joignent aux classes manufacturières pour réclamer à leur profit des tarifs protecteurs contre la concurrence étrangère, et le courant est assez puissant pour entraîner, à la veille des élections générales, les représentants du pays, en sorte qu’un projet de loi est présenté à l’effet de relever les droits de douane à l’entrée des blés et des bestiaux étrangers.

Il s’agit de savoir quel est, en face des revendications de cette sorte, le rôle véritable du législateur, et s’il a qualité et mission pour y donner satisfaction.

Certains esprits seront peut-être portés à critiquer cette dissertation, comme n’étant pas à sa place dans un journal consacré à traiter plus spécialement les questions au point de vue économique ; je crois qu’il me sera facile d’écarter une pareille objection. C’est, à mon avis, envisager les problèmes économiques d’une manière étroite et incomplète que de les considérer à un point de vue exclusivement utilitaire[1] ; la méthode seule complète est celle qui les examine au double point de vue du juste et de l’utile.

Prenons garde, en effet, que toute question d’économie politique est essentiellement complexe et qu’elle renferme en même temps un problème de morale. Je n’en veux pour preuve que la question fondamentale de l’organisation du travail et des échanges ; la science économique la résout par le principe de la liberté, voilà le point de vue de l’utile ; mais est-ce tout, et le problème a-t-il été envisagé et résolu sous toutes ses faces ? Non, apparemment, il reste encore le côté moral ; est-il juste de proclamer la liberté du travail et de l’échange ? Le juste et l’utile sont donc unis par une connexion indissoluble ; ce sont deux aspects du même problème, l’utile est la face pratique du juste ; le juste, l’aspect moral de l’utile.

Et comment, d’ailleurs, pourrait-il en être autrement ? Comment concevoir la contradiction, sur une question quelconque, entre le juste et l’utile ? Quel serait le sort de l’humanité s’il lui fallait choisir entre deux voies différentes : l’une, celle de son intérêt ; l’autre, celle du devoir ? Qu’on nous dise quel parti il lui faudrait prendre, et quelle direction choisir. S’il en est ainsi, nous sommes justifiés de traiter à cette place et dans ce journal notre question, dont il nous faut maintenant aborder l’examen.

I.

C’est un point de fait incontestable que, dans tout pays civilisé, le législateur tire son origine et ses pouvoirs d’un mandat. Scientifiquement, on ne saurait admettre une autre origine des pouvoirs du législateur. En dehors, en effet, du système de gouvernement direct — système difficile, sinon impossible à établir en fait à raison de l’étendue et du chiffre de la population des États modernes —, il est impossible de concevoir un autre mode rationnel que celui du gouvernement représentatif. Les systèmes théocratiques et ceux de droit divin ne relèvent pas de la discussion ; ce sont des dogmes qui s’imposent à la foi des adeptes ; scientifiquement, ils ne comptent pas.

Tel est donc le législateur, d’après la seule conception rationnelle, un mandataire investi par ses commettants du droit de légiférer. À ce titre, qu’on le remarque bien, il n’a aucun droit, aucun pouvoir propre, il n’a que des droits et des pouvoirs délégués ; c’est ce qu’exprime avec netteté cette formule employée quelquefois pour le désigner: Représentant du Peuple[2]. Il suit de la que pour apprécier l’étendue et les limites du mandat du législateur, il faut examiner l’étendue et les limites des droits des commettants eux-mêmes ; c’est à ces termes que se trouve ainsi ramenée notre question.

Quels sont donc les droits des individus, des citoyens dans leurs rapports les uns avec les autres ? Pour les découvrir, interrogeons la nature humaine en procédant par la méthode d’observation et d’induction. Les lois qui gouvernent les hommes en société sont en effet, suivant l’admirable définition de Montesquieu, les rapports nécessaires qui dérivent de leur nature ; et il serait difficile de comprendre qu’il en pût être autrement. On ne saurait concevoir que des règles faites pour diriger pratiquement la conduite des hommes pourraient être en désaccord avec leur nature. Comment les hommes pourraient-ils être reliés entre eux, en effet, autrement que d’après la manière que détermine et commande la nature ? Si j’insiste, c’est que ce point est d’une importance capitale, c’est qu’à côté de cette définition de Montesquieu, il en est une autre très accréditée, formulée celle-là par J.-J. Rousseau, qui définit la loi l’expression de la volonté générale ; or, il est clair que ces deux définitions ne peuvent être vraies à la fois, il faut choisir, et s’il est démontré que la définition de Montesquieu est conforme à la vérité, il s’ensuit que celle de Rousseau est fausse. Que vaut en effet cette formule : La loi exprime la volonté générale ? Est-ce que la volonté générale a qualité et mission pour changer l’ordre et la nature des choses[3]?

Interrogeons donc la nature humaine et écrivons sous sa dictée la réponse : L’homme, nous dit-elle, est une activité qui tend à se développer ; il est pourvu de facultés qui sont la sensibilité, l’intelligence et la volonté, facultés qui ont une puissance d’expansion considérable. De là, le rôle qu’il est appelé à jouer dans la société, son milieu naturel, il a droit au libre exercice et au libre développement de ses facultés, et cette liberté n’a rationnellement d’autre limite que la liberté égale des autres hommes[4].

Tel est donc le fondement du droit, d’après l’enseignement de la conscience et de la raison naturelle, telle est la liberté, le droit de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Le droit pour tout homme à son libre développement engendre nécessairement le devoir de respecter, chez les autres hommes, le même développement ; la pratique de ce devoir est la justice, qui consiste dans le respect de la liberté des autres.

Mais ce droit pour tout homme à la liberté a-t-il une sanction ? On ne saurait le contester ; que serait, en effet, un droit dépourvu de garantie ? Cette sanction, c’est le droit de légitime défense, la force mise au service du droit. L’homme qui envahit le domaine de la liberté d’autrui commet une injustice, un attentat, et l’opprimé a le droit de le repousser par la force et de faire respecter ainsi son droit.

L’idée de la liberté doit être bien comprise ; dans son développement normal, elle contient un prolongement naturel qui est la propriété : j’entends par là le droit pour tout homme au fruit de son travail, au résultat de son effort propre[5]. Je ne puis mieux faire, pour me résumer, que d’emprunterà Charles Comte la formule suivante, admirable de précision et de rigueur logique : « L’homme est un être naturellement libre, maître de lui-même, maître de ses facultés et de leur produit. »

Liberté et propriété, telle est donc la formule finale du droit de l’homme en face des autres, la limite réciproque des droits des hommes dans leurs rapports en société. Tout homme a droit à la justice, au respect de sa liberté et de sa propriété ; il a en même temps le devoir de respecter cette limite : la liberté et la propriété des autres.

Plaçons ici une observation : c’est que le droit de propriété comprend la libre disposition des choses qui en font l’objet ; c’est-à-dire que le droit de disposer à titre onéreux et à titre gratuit fait partie intégrante de ce droit ; c’est ce que les économistes ont démontré en prouvant que la liberté du travail implique comme conséquence la libre disposition des produits du travail.

Assistons maintenant à la formation et à l’organisation de l’État. Si la société est de formation naturelle, si, contrairement à l’opinion de Rousseau, les hommes n’ont pas eu besoin d’établir un prétendu contrat social pour vivre en société, il n’en a pas été de même pour la constitution des États ; cette constitution a été l’œuvre de la volonté des individus.

Pour garantir plus sûrement les droits des faibles contre l’usurpation des plus forts, les hommes ont compris de bonne heure la nécessité d’organiser un gouvernement, de réunir en un faisceau leurs forces individuelles de légitime défense, pour former la force publique chargée de protéger et de garantir les droits de tous et de chacun.

Quel doit être, dans l’État ainsi organisé, le rôle du législateur chargé d’édicter les lois positives, de ce législateur qui, dans nos sociétés modernes, est un mandataire choisi par les suffrages des citoyens ? À en croire Rousseau, la mission dont il est investi est des plus extraordinaires :

« Celui qui ose entreprendre d’instituer un peuple, dit-il, doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine, de transformer chaque individu qui, par lui-même, est un tout parfait et solitaire, en partie d’un plus grand tout, dont cet individu reçoit en quelque sorte sa vie et son être ; d’altérer la constitution physique de l’homme pour la renforcer, etc… S’il est vrai qu’un grand prince est un homme rare, que sera-ce d’un grand législateur ? Celui-ci est le mécanicien qui invente la machine, celui-là n’est que l’ouvrier qui la monte et qui la fait marcher. »

Ailleurs il ajoute : « la souveraineté nationale, — déléguée au législateur — n’a pas de limite ; la puissance, les biens, la liberté de chacun sont aliénés entre les mains de la collectivité… Ce que chacun aliène par le pacte social de sa puissance, de ses biens, de sa liberté, c’est seulement la partie de tout cela dont l’usage importe à la communauté ; mais il faut convenir aussi que le souverain est seul juge de son importance. »

Telle est la doctrine qu’enseigne le Contrat social — c’est le dogme de la souveraineté du peuple, de l’autocratie du législateur, maître absolu de la personne et des biens des individus — ; cette doctrine, nous la répudions de toutes nos forces ; c’est sous son couvert qu’on a essayé de légitimer tous les despotismes, toutes les dictatures, au nom de ce personnage mystique, de cette abstraction personnifiée qu’on a appelée le peuple souverain.

Il est temps d’en finir avec ces rêveries et ce mysticisme et d’asseoir, sur des bases indestructibles, la véritable doctrine du droit politique. Or, ces bases solides et fermes de l’édifice politique, nous venons de les établir précédemment, en montrant que le droit est immanent dans l’individu ; que l’homme est une personnalité, une activité qui a droit à son libre développement dans les limites de la justice, c’est-à-dire du respect de la liberté des autres.

Donc, si nul homme n’a le droit d’attenter à la liberté d’un autre homme, cent millions d’hommes n’ont pas davantage ce droit ; donc le législateur, délégué de ces cent millions d’hommes, n’a pas non plus ce droit, à moins qu’on ne démontre que le mandataire a plus de droits, plus de pouvoirs que ses mandants.

Est-ce assez clair, et la démonstration est-elle assez formelle ? Est-il nécessaire d’ajouter de nouveaux développements à notre thèse pour achever de ruiner le système de Rousseau, le système de la souveraineté du peuple, et son corollaire, la souveraineté, l’omnipotence du législateur ?

Si tout homme, en face des autres, a droit à la justice, au respect de son droit, de sa liberté et de sa propriété, avec le devoir corrélatif de respecter chez les autres ce même droit, cette même liberté, cette même propriété, n’est-il pas clair comme le jour que le législateur, ce personnage collectif qui, d’après la seule conception rationnelle qu’on en puisse former, n’est pas autre qu’un mandataire, un délégué, n’a et ne peut avoir d’autres pouvoirs ni d’autres droits que ses mandants eux-mêmes, et que sa mission unique consiste à mettre dans la loi positive la justice, le respect et la garantie des droits de tous et de chacun ?

N’est-il pas évident que si, sortant de ces limites, le législateur porte atteinte à la liberté ou à la propriété d’un citoyen, il commet une injustice légale, il se rend complice d’une oppression ou d’une spoliation, violant ainsi les conditions de l’ordre public[6] dont il a été constitué le gardien ?

Reste à examiner comment Rousseau et, après lui, tant de publicistes et de jurisconsultes ont été amenés à se tromper si étrangement sur le rôle du législateur et sur l’étendue de ses pouvoirs, ainsi que sur la question de la souveraineté du peuple.

E. MARTINEAU.

II

La théorie générale que nous avons précédemment exposée peut se résumer dans la formule suivante : L’homme est un être libre, maître de lui-même, de ses facultés et de leurs produits, et le législateur a pour mission de reconnaître et de garantir à tout homme, en face des autres, sa liberté et sa propriété. Sur quelle base avons-nous appuyé cette doctrine ? Sur ce fait d’observation que l’homme est une activité, qu’il est pourvu de facultés susceptibles de développement, d’où la conséquence que chacun a le droit de développer ses facultés, en tant qu’il ne nuit pas au développement des autres.

Mais sommes-nous arrivés ainsi à la base fondamentale, ou faut-il admettre, au contraire, que nous ne sommes en présence que d’une base superficielle qui en suppose une autre plus profonde et plus solide ? C’est là une question sur laquelle il est nécessaire de nous expliquer, à raison de son importance capitale. Certains publicistes soutiennent qu’il faut s’en tenir à cette première donnée, comme étant tout à la fois nécessaire et suffisante. Nous croyons, au contraire, qu’il faut creuser plus avant et pénétrer dans les profondeurs de la conscience morale pour trouver le fondement dernier sur lequel repose la doctrine de la liberté et du droit.

Cette base fondamentale, c’est la liberté morale, en d’autres termes le libre arbitre, la faculté de choisir entre le bien et le mal ; d’obéir à la loi morale ou de la violer. La conscience nous révèle, avec une évidence irrésistible, la notion du libre arbitre en même temps que celle de la loi du devoir, cette loi reconnue et proclamée par tous les grands philosophes de tous les siècles, si magnifiquement célébrée par Cicéron dans son traité de la République ; cette grande loi dont la claire vue a suffi pour arracher Kant à son scepticisme métaphysique, et dont il disait dans son enthousiasme, qu’elle était, avec le ciel étoilé sur nos têtes, le spectacle le plus sublime qu’il fût donné à l’homme de contempler.

Telle est la base définitive sur laquelle repose notre doctrine : la liberté sociale suppose nécessairement la liberté morale. Et comment pourrait-il en être autrement ? Plaçons-nous un instant dans le système opposé : supposons l’homme privé de libre arbitre, destiné à subir fatalement le joug des forces aveugles de la nature. Que signifierait pour un être de cette sorte la question de la liberté civile ou politique ; à quoi bon rechercher avec tant de soin la limite de l’autorité et de la liberté, des droits de l’État et de ceux de l’individu, dans une société où s’agiteraient des êtres destinés à vivre, dans le milieu où le sort les aurait jetés, une vie sans dignité et sans grandeur ? Sans liberté, il n’y a pas de responsabilité, et l’homme privé de ces attributs cesserait d’être une personne, il descendrait au rang des choses. Où serait alors, je le demande, la majesté du droit, son caractère inviolable ; allons plus loin, que deviendrait la notion du droit elle-même et comment parler de droit dans un monde où il n’y aurait aucun être responsable et libre, aucune personne, en un mot, digne de le revendiquer ?

Stuart Mill n’a pas vu le lien intime qui unit ainsi la liberté sociale à la liberté philosophique ; il dit, en effet, au commencement de son ouvrage sur la Liberté, que le sujet de cet écrit n’est pas le libre arbitre, mais bien la liberté sociale ou civile. Tout en ayant raison de distinguer ainsi les deux sujets, il n’en aurait pas moins dû signaler la liaison qui les rattache l’un à l’autre, et faire reposer la liberté sociale sur le libre arbitre comme sur son fondement naturel. Il n’y a pas lieu, d’ailleurs, de s’étonner beaucoup de cette lacune dans l’œuvre du publiciste anglais, étant donné que sa doctrine est exclusivement utilitaire et écarte toute conception de droit abstrait. Ailleurs — dans son livre sur Auguste Comte et le positivisme — il dit « que la loi de nature et la théorie des droits naturels n’ont jamais trouvé faveur en Angleterre, où l’on s’appuie plutôt sur les traditions historiques et sur la convenance et l’intérêt général[7]».Nous n’avons pas à revenir ici sur la réfutation que nous avons faite de cette théorie purement utilitaire dans notre premier article.

Si notre doctrine générale sur la limitation du mandat du législateur, ainsi posée sur sa base définitive, est reconnue exacte, elle détruit et renverse le système de la souveraineté du peuple et du législateur. Ce système, en effet, se résume dans les termes suivants que nous empruntons au Contrat social de J.-J. Rousseau : « La souveraineté nationale n’a pas de limites ; la puissance, les biens, la liberté de chacun sont aliénés entre les mains de la collectivité en vertu du pacte social ; le législateur, délégué du souverain, est donc maître absolu de la personne et des biens des individus ».

Il est impossible de concevoir une conciliation, une transaction quelconque entre ces deux doctrines ; elles sont en contradiction complète : d’une part, un législateur investi de pouvoirs essentiellement limités ; de l’autre, un législateur armé d’une autorité absolue et souveraine, investi de pouvoirs illimités ; rien de plus net, rien de plus tranché que la différence de ces deux conceptions, et il faut nécessairement opter entre l’une et l’autre.

Les arguments ne manquent pas, heureusement, pour réfuter la doctrine de Rousseau.

Une première objection qui, à elle seule, est décisive en ce qu’elle détruit la base même du système, se tire de cette considération que le prétendu pacte social invoqué par Rousseau est une pure chimère, qui n’a jamais existé que dans l’imagination de l’auteur ; il n’y a jamais eu de contrat social, par cette raison sans réplique que l’état social est l’état de nature de l’homme, et que, sans la société, l’homme ne pourrait exister. L’économie politique a surabondamment prouvé cette proposition, et s’il est vrai qu’il nous est impossible de fournir une preuve directe de cette assertion, si nous ne pouvons offrir un exemple d’un homme ayant vainement essayé de vivre dans l’isolement absolu, cette impossibilité même est un argument singulièrement puissant pour fortifier notre doctrine, puisqu’il en résulte que l’expérience est en notre faveur, et que partout elle nous montre les hommes vivant au sein de l’état social[8].

S’il n’y a jamais eu de contrat social, l’édifice laborieusement élevé par Rousseau croule tout entier, faute de base pour le soutenir, et nous aurions le droit de nous arrêter à ce premier argument ; mais nous voulons lui opposer une autre objection tirée directement des principes que nous avons précédemment exposés. Plaçons-nous, à cet effet, dans l’un ou l’autre des systèmes de gouvernement que nous avons reconnus comme fondés en raison, c’est-à-dire le gouvernement direct et le gouvernement représentatif.

Et, d’abord, dans le système du gouvernement direct, où les lois sont préparées et votées par les citoyens eux-mêmes, quelle va être l’étendue du pouvoir législatif ainsi exercé par le peuple ? Je dis que ce pouvoir sera essentiellement limité, la collection des citoyens n’ayant pas qualité pour entreprendre sur la liberté et la propriété de tous ou même d’un seul individu.

N’oublions pas, en effet, la notion essentielle de la loi ; qu’elle n’est et ne peut être que l’expression des rapports nécessaires qui résultent de la nature des êtres. Or, il a été surabondamment démontré plus haut, et nous n’avons pas à refaire cette démonstration, que tout homme, dans ses rapports avec les autres, a droit à la liberté et à la propriété ; la loi positive devra donc consacrer ces rapports naturels et les garantir en leur donnant l’appui et la sanction de la force publique. Il n’y a pas de convention, ni de pacte imaginable, qui puisse modifier ces principes, parce qu’il n’y a pas de droit contre le droit[9].

Votre pouvoir, citoyen législateur, s’arrête là où s’arrête votre droit, parce que la force est un élément aveugle et brutal, qui ne saurait trouver sa règle en lui-même, mais doit l’emprunterà cet élément d’ordre supérieur et moral en même temps que d’ordre intellectuel : le droit.

Cette supériorité du droit sur la force ne saurait être sérieusement contestée. Autrement, la civilisation serait un vain mot, le progrès, un mirage trompeur ; il ne nous resterait plus qu’à détruire en nous la raison et la conscience, et à dresser des autels à cette divinité barbare : la force. La domination de la force sur le droit, qui abaisserait l’homme au-dessous de la brute, est une idée si monstrueuse, que l’homme d’État moderne auquel on a prêté ce mot : « la force prime le droit », quelque enivré qu’il soit de sa toute-puissance, quelque peu scrupuleux qu’il se montre d’ordinaire, a cru devoir protester, en plein Parlement, et se défendre, comme d’une offense injurieuse, de l’avoir prononcé[10]. Ainsi, la puissance est bornée par le droit ; or, le droit de chacun s’arrête à cette limite où commence le droit des autres ; c’est là que se dresse la borne sacrée que personne n’a qualité pour déplacer.

Cette argumentation nous paraît appuyée sur des raisons d’une solidité à toute épreuve ; si le moindre doute subsistait dans les esprits, il nous serait facile d’entraîner la conviction chez les plus récalcitrants en présentant l’argument sous une autre forme. Nous avons démontré que la liberté de l’individu a pour sanction le droit de légitime défense, et que l’État n’est pas autre chose que le faisceau des forces individuelles constituant, par leur réunion, la force publique.

D’autre part, la loi positive est toujours sanctionnée par la force, par la contrainte ; la puissance publique oblige les citoyens à lui obéir ; il s’ensuit donc que le domaine de la loi ne peut dépasser le domaine légitime de la force, et nous avons délimité ce domaine en disant que c’est celui de la légitime défense de la liberté et de la propriété de tous et de chacun.

De toutes parts, on le voit, le dogme de la souveraineté, de la toute-puissance du peuple et du législateur s’écroule et s’anéantit.

C’est une profonde et funeste erreur que celle de Rousseau lorsqu’il prétend, dans le passage déjà cité du Contrat social, que les hommes peuvent aliéner, entre les mains d’un souverain quelconque, leur liberté et leurs biens : la liberté ne s’aliène pas, elle est essentiellement inaliénable et imprescriptible[11]. Pour le prouver, faisons-en l’analyse en la plaçant en regard de l’idée du devoir. La liberté, au sens large et profond du mot, c’est la somme de tous les droits : droit d’aller, de venir, de travailler, d’échanger, d’enseigner, etc. ; elle repose, avons-nous dit, sur la liberté morale, sur cette faculté, noble privilège de l’homme, de remplir les devoirs que lui impose la loi morale ou de se soustraire à leur observation. Or, il est facile de comprendre que la liberté sociale est la condition nécessaire de l’accomplissement de nos devoirs. L’état dans lequel l’homme est privé de cette liberté totale est l’esclavage ; l’esclave n’a pas la possibilité de remplir ses devoirs de famille ou autres puisqu’il est la chose d’un maître, soumis aux caprices et au bon plaisir de ce dernier. Mais l’homme n’a pas le droit de désobéir à la loi du devoir ; il ne peut sans honte et sans remords se soustraire aux obligations que cette loi lui impose. Il n’a donc pas le droit d’aliéner sa liberté sociale, cette liberté sans laquelle il n’a pas la faculté d’accomplir ses devoirs.

Sur quel principe, d’ailleurs, reposerait pour l’esclave l’obligation de respecter le contrat d’aliénation de sa liberté ? Le droit et le devoir sont corrélatifs ; il n’y a pas de devoirs là où il n’y a pas de droits, et, dès lors, où serait pour l’esclave le devoir de respecter un contrat qui le soustrait à l’accomplissement de tous ses devoirs ? Il y a là évidemment contradiction dans les termes ; et ainsi nous aboutissons toujours à cette idée que l’aliénation de la liberté est un contrat nul et de nul effet, d’ailleurs essentiellement contraire à l’ordre public. L’erreur de Rousseau est donc manifeste et nous n’avons pas à nous y arrêter davantage.

Il est temps de conclure sur cette première hypothèse dans laquelle les citoyens de l’État exercent sans intermédiaire le pouvoir législatif, sous le régime du gouvernement direct ; notre conclusion est que ce pouvoir est essentiellement limité, qu’il n’est nullement souverain, et que la loi positive doit garantir à chacun sa liberté et sa propriété, c’est-à-dire qu’elle doit être la justice organisée.

Il est facile de comprendre que notre conclusion sera la même dans le système du gouvernement représentatif[12]. Ce système, en effet, se résume en cette idée que les citoyens exercent par délégation le pouvoir législatif ; ils nomment des mandataires chargés d’exercer en leur nom le droit de voter les lois. Ces législateurs désignés par le suffrage de leurs commettants n’ont ainsi aucun droit, aucun pouvoir propre ; ils n’ont que des droits et des pouvoirs délégués. Si donc les commettants n’ont, ainsi que nous venons de le démontrer, que des pouvoirs et des droits limités, leurs mandataires ne peuvent avoir des pouvoirs et des droits illimités et souverains. En vertu de quel principe, en effet, les citoyens pourraient-ils, sous le système représentatif, transmettre à leurs mandataires plus de droits qu’ils n’en ont eux-mêmes ?

Que si les législateurs mandataires votent une prétendue loi qui viole la liberté ou la propriété d’un citoyen, le vote ainsi émis par eux sera essentiellement nul. Il sera nul pour deux raisons : d’abord, parce que les législateurs sont sans pouvoir pour émettre un tel vote, parce qu’ils auront ainsi dépassé les limites de leur mandat. Dira-t-on que leurs commettants pourront ratifier leurs votes ? Mais ce serait oublier que les commettants eux-mêmes sont sans droit pour donner cette ratification, puisque nul n’a le droit d’entreprendre sur le droit des autres, sur leur liberté ou leur propriété, et que la puissance législative de chaque citoyen est bornée par son droit. En second lieu, le vote sera nul comme constituant une violation de l’ordre public qui consiste, nous le savons, dans l’harmonie et le respect de tous les droits et de toutes les libertés.

Qu’il s’agisse donc du gouvernement représentatif ou du gouvernement direct, notre conclusion ne change pas ; nous aboutissons toujours à ce principe : limitation essentielle et nécessaire des pouvoirs du législateur ; partant, négation du prétendu principe de la souveraineté du peuple.

Pour expliquer comment, contrairement à notre principe de la limitation des pouvoirs du législateur, le Contrat social investit les citoyens d’une puissance souveraine, Rousseau a recours à l’argument suivant : « Dans l’état de nature, où tout est commun, je ne dois rien à ceux à qui je n’ai rien promis ». Dans un autre passage il dit encore : « Le passage de l’état de nature à l’état civil par suite du contrat social substitue dans la conduite de l’homme la justice à l’instinct et donne à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. »

Singulier système, en vérité. Quoi ! parce que je n’aurai pas promis à un homme, mon semblable, de respecter sa vie et sa liberté, j’aurai le droit de le frapper, de le charger de chaines, de lui enlever par violence le fruit de son travail pour me l’approprier ?

Il est d’autant plus surprenant de trouver ce langage dans la bouche de Rousseau qu’il dit, au début de son livre, que l’homme est né libre. Comment donc n’a-t-il pas compris, lui, le citoyen de Genève, si jaloux de l’égalité entre les hommes, que la liberté naturelle de chacun a pour limite la liberté égale des autres ?

N’est-ce pas un prodige vraiment miraculeux que le pacte social ait la vertu de substituer la justice à l’instinct et de donner aux actions de l’homme la moralité qui leur manquait jusque-là ! Comment ce pacte fameux a-t-il cette propriété merveilleuse de produire une telle métamorphose dans les relations humaines ?

Vous dites que le pacte social a donné naissance à la justice et à tous les droits : mais alors s’il n’y avait rien auparavant, si aucun lien moral n’existait entre les hommes, sur quel fondement faites-vous reposer l’obligation de respecter le pacte une fois conclu ? Je demande qu’on m’explique en vertu de quel principe je dois tenir la promesse que j’ai faite d’obéir au contrat social, alors qu’au moment où je faisais cette promesse mes actions manquaient encore de moralité, pour me servir de l’expression de Rousseau.

Je crois pouvoir, sans être taxé de témérité, mettre au défi les disciples de Rousseau de fournir à cette objection une réponse satisfaisante[13]. La vérité est que le philosophe de Genève a été égaré, sur ce point, par sa chimère du contrat social succédant à ce qu’il appelle l’état de nature, et par ses préjugés empruntés à l’antiquité classique.

Les développements qui précédent suffisent, croyons-nous, pour la justification de notre thèse sur la limitation du mandat du législateur ; nous avons d’autant plus de confiance dans la solidité de cette doctrine que nous pouvons dire, pour employer une expression de Montesquieu, que nous avons tiré nos principes, non de nos préjugés, mais de la nature des choses. C’est, en effet, à la méthode d’observation que nous avons demandé ces principes ; c’est en lisant dans le grand livre de la nature humaine que nous nous sommes instruit, ce qui nous a permis d’écrire ces pages sous la dictée des faits eux-mêmes, dégagés de tout élément artificiel et imaginaire. Nous avons appliqué ainsi à ce sujet la méthode qui convient aux sciences morales et politiques, la seule qui puisse conduire à la vérité dans cette branche importante des connaissances humaines, la méthode moderne préconisée par Bacon et par ses disciples, celle qui procède par l’observation et par l’induction.

Mais, que dis-je ! la méthode dont je viens de parler, qui consiste à interroger les faits généraux et constants de la nature humaine pour dégager par l’induction les lois générales qui la régissent, est-elle bien la vraie méthode scientifique, et n’y a-t-il pas lieu de lui préférer une autre méthode, dite expérimentale ou positive, préconisée par les chefs de l’école positiviste ?

Cette méthode, qui n’est autre en réalité que celle de l’école historique, et qui a la prétention d’être la seule qui s’appuie sur l’expérience et la réalité, consiste à s’inspirer des faits de l’histoire, à en suivre le développement dans la série des siècles et chez les divers peuples et à s’appuyer sur ces faits et sur la tradition historique, sans le secours d’aucune idée abstraite, pour en dégager une doctrine générale.

Il est nécessaire, on le comprend, que nous examinions avec soin si cette prétention est fondée, s’il est vrai que la tradition historique est suffisante à elle seule pour fournir les principes d’une véritable doctrine scientifique ; en ce cas, en effet, il ne nous resterait qu’à nous incliner et à nous rallier à la philosophie de l’école positiviste. Voyons donc quel est, sur ce point fondamental, l’enseignement de cette école.

Voici comment les principes fondamentaux de la sociologie sont exposés, en traits généraux, par un de ses maîtres les plus autorisés, M. Littré : « L’histoire est régie par une loi d’évolution nécessaire ; l’humanité obéit, comme le reste des choses, à sa nature et aux propriétés de son être, et la volonté de l’homme est dominée par une loi supérieure. » Quant à la conception de la morale et de la justice, M. Littré enseigne que c’est une idée toute relative, qu’elle est variable et changeante selon les temps et les lieux ; il ajoute enfin que c’est grâce à la découverte de la loi d’évolution nécessaire que l’histoire est devenue une science et que la sociologie a été fondée.

Que vaut cette doctrine, et sa prétention d’être basée sur l’observation positive des faits et sur l’expérience est-elle justifiée ? En aucune façon ; c’est là un système purement arbitraire, qui a contre lui l’expérience ; j’ajoute qu’il est impossible avec ces données de construire une science de la morale et du droit et, par suite de la politique ou sociologie, et je vais démontrer cette assertion à l’aide de principes adoptés et reconnus par les positivistes eux-mêmes.

Le monde, nous dit la philosophie positive, est un composé de phénomènes gouvernés par des lois générales. « Notre terre et notre ciel, dit M. Littré, notre espace et notre temps ne voient rien que le fonctionnement régulier des lois immanentes ». Et quelle est la méthode à suivre pour arriver à la découverte de ces lois ? Il n’y en a qu’une, nous dit-on, c’est la méthode expérimentale. C’est par application de cette méthode qu’on nous montre l’humanité soumise à une loi d’évolution nécessaire[14].

Fénelon a dit, au nom de l’école théologique : L’homme s’agite et Dieu le mène ; M. Littré nous dit, au nom de l’école positiviste : L’homme s’agite et la nécessité le mène. Cette formule d’une école qui se dit la plus avancée de toutes, qui a la prétention de posséder la seule méthode scientifique, est en contradiction avec les faits. L’humanité est un composé d’individus, d’êtres humains, et c’est un fait d’observation que tout être humain est doué de libre arbitre et gouverné par la loi morale du devoir. « C’est un fait d’une évidence irrésistible que tout homme est un être libre, et que sa liberté est régie par la loi morale. » Qui dit cela ? Est-ce un métaphysicien ou un économiste ? Non, c’est un savant, un chimiste illustre, c’est M. Marcelin Berthelot, dans une étude sur la Science positive et la science idéale, où il s’efforce de tracer la ligne de démarcation entre ces deux ordres de sciences[15]. Voilà ce qu’enseigne un maître habitué, dans ses travaux de chaque jour, à manier la méthode d’observation, la méthode expérimentale ; il range la liberté et la loi morale parmi les faits qui appartiennent à la science positive.

Or, les positivistes, dans l’observation des faits de l’histoire, négligent absolument ce fait si important, ce facteur social essentiel : de la liberté et de la responsabilité de l’homme, ils ne tiennent aucun compte ; leur conception prétendue positive est donc incomplète et fausse, d’où il suit que la loi à laquelle ils arrivent par induction, la loi d’évolution nécessaire, est entachée du même vice, elle est incomplète et partant fausse.

La méthode d’observation historique de l’école positiviste n’est qu’un empirisme étroit et borné ; ils appliquent, dans cet ordre de faits, les mêmes procédés que s’il s’agissait d’observer les travaux des abeilles ou des castors. À leurs yeux, il n’existe aucune différence essentielle entre l’homme et le reste du monde : l’homme, dit M. Littré, est soumis, comme le reste des choses, aux lois immanentes de sa nature.

Il suffirait vraiment, pour prouver la fausseté de la sociologie positive, de signaler l’étrangeté d’une telle formule.

Quoi ! c’est de l’homme que vous parlez, et vous l’assimilez au reste des choses ! Mais l’homme n’est pas une chose apparemment, il est une personne, un être libre et responsable. La liberté, telle est la loi naturelle qui le régit, et que révèle la méthode d’observation sainement appliquée. En omettant ce fait essentiel, la philosophie positive aboutit à faire de l’histoire une nomenclature stérile et misérable, d’où est absente toute dignité et toute grandeur. Entendue ainsi, la philosophie de l’histoire n’est qu’une perpétuelle et insipide apologie des faits, une adoration continue du succès : Væ victis ! Malheur aux vaincus ! Le succès justifie tout ; toutes les institutions qu’a connues l’histoire, esclavage, servage, théocratie, féodalité, ont été légitimes, elles ont eu leur part d’utilité.

C’est dans cette perpétuelle et insupportable confusion du fait avec le droit, de ce qui est avec ce qui doit être, que gît le défaut capital de cette doctrine. Et ce défaut est sans remède dans un système qui admet, comme nous l’avons vu, que la morale et le droit sont changeants et variables suivant les temps et les lieux. Comme une loi a pour caractère essentiel, les positivistes le reconnaissent eux-mêmes, d’être régulière et constante, il résulte de cette variabilité l’impossibilité de toute loi morale, d’où il suit qu’aucune règle fixe ne gouverne, dans ce système, les actions humaines.

Mais alors comment construire, sur ces données, une science quelconque de la morale et du droit ? Cela est impossible, puisqu’il n’y a pas de science de ce qui passe, et qu’il lui faut pour l’appuyer des principes fixes qui dominent la mobilité et la variété des faits.

Reste à savoir quel est le critérium à l’aide duquel les positivistes distinguent les institutions et les lois justes de celles qui ne le sont pas. M. Littré dit quelque part que le progrès consiste à mettre plus d’équité dans les lois ; mais qu’est-ce que cette équité, et à quel signe reconnaît-on que les lois en contiennent plus ou moins ? C’est une question sur laquelle M. Littré ne s’est jamais expliqué et à laquelle les disciples ne répondent pas davantage, parce que le système ne fournit aucune réponse. Ceci est décisif et cette irrémédiable impuissance est la condamnation sans appel de la philosophie positive. C’est à elle que s’applique, dans sa terrible ironie, la phrase célèbre de Pascal : « La vérité dépend d’un méridien ! Plaisante justice, qu’une rivière borne ; vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà ! »

Mais j’entends l’objection ; on me dit : Il n’y a pas d’absolu dans la science humaine, la morale et la justice sont des concepts relatifs. Et à l’appui de cette doctrine, on signale la diversité des opinions des hommes sur la morale et la justice suivant les temps et les lieux.

Et quand cela serait, est-ce que les conclusions des positivistes en seraient mieux justifiées ? La relativité des lois physiques, chimiques et biologiques empêche-t-elle ces lois d’exprimer, de l’aveu même des positivistes, des rapports constants et invariables ? Cette objection est donc sans valeur, et sous peine de nier l’existence de la morale et du droit, il faut reconnaître que la loi morale est, comme les autres lois, invariable et constante. D’ailleurs nous savons que l’existence de la loi morale est un fait d’observation positive que la philosophie dite positive n’a pas su observer, et qu’elle a omis comme étant apparemment une quantité négligeable.

L’introduction de ce facteur nouveau, la liberté, dans l’appréciation des faits historiques, donne naissance à une philosophie de l’histoire diamétralement opposée à celle de l’école positiviste. La nécessité fait place à la liberté, et les faits historiques sont contrôlés et jugés à la lumière des principes du droit naturel.

Un exemple mettra en relief la différence des deux systèmes. Voici le jugement porté par M. Littré sur les faits de l’histoire romaine : « La république romaine, héritière de cette grande action militaire qui avait paru un moment devoir appartenir aux Hellènes, constitua par la conquête l’Occident en un corps social, création dont on ne peut assez admirer la grandeur et l’importance[16] ».

Ainsi, d’après la philosophie positive, cette centralisation monstrueuse, œuvre de la force brutale, réalisée par la Rome des Césars, est une création admirable et grandiose ! Au nom de la philosophie du droit et de la liberté, nous nous inscrivons en faux contre cette doctrine ; nous attestons que s’il y a dans l’histoire un spectacle odieux et qui mérite l’exécration des vrais philosophes, c’est celui de cette Rome barbare, la cité de la force, qui méprisa toujours le travail, à qui l’idée du droit vrai et de la liberté fut toujours étrangère, et qui fonda ses moyens d’existence sur l’esclavage et la spoliation systématique des autres peuples. Des nations mises sous le joug, écrasées par un vainqueur impitoyable, dépouillées de leurs richesses ; des flots de sang versés ; voilà les effets de cette grande action militaire pour laquelle M. Littré professe une admiration si peu philosophique.

Pour achever de ruiner la conception politique, la sociologie de la philosophie positive, il nous suffira de faire remarquer que cette conception repose sur une entité pure. Voici, en effet, comment le fondateur du système, Auguste Comte, définit l’Humanité : Le grand Être Humanité est un être réel, le seul vrai grand Être, composé de l’ensemble des humains passés, futurs et présents, d’où résulte l’unité et l’éternité de l’organisme social, ou ensemble continu des êtres convergents.

Qu’est-ce que ce grand Être Humanité ainsi défini, sinon une véritable entité ? Pour s’en convaincre, il suffit de consulter l’exposé de la théorie des métaphysiciens réalistes, dans le livre de Stuart Mill sur la philosophie d’Hamilton[17] : « Les noms généraux, dit-il, d’après la métaphysique réaliste, étaient les noms des choses générales. Au-dessus de tous les individus, hommes ou femmes, ils admettaient une entité appelée homme — l’homme en général — inhérente aux hommes et aux femmes individuels et leur communiquant son essence. Les réalistes regardaient ces substances comme les seuls êtres réels dont la connaissance méritât le nom de science, ces êtres étant immortels et immuables. »

N’est-ce pas là, trait pour trait, la doctrine dont s’est inspiré le fondateur du positivisme dans sa définition du grand Être Humanité ? Chose curieuse de voir cette philosophie, qui prétend s’être fondée pour proscrire les abstractions et asseoir sa domination sur les ruines de la métaphysique, baser sa sociologie tout entière sur une pure entité métaphysique ! On peut juger par là de la valeur de cette philosophie, qui reprend les conceptions d’une métaphysique du Moyen-âge dont Stuart Mill a dit avec raison qu’elle ne saurait résister à la critique philosophique.

Les arguments par lesquels je viens de réfuter la philosophie de l’histoire de l’école positiviste s’appliquent avec la même force à celle de l’école dite historique ; cette école, en effet, célèbre en Allemagne notamment par la lutte que son chef, M. de Savigny, a soutenue, au commencement de ce siècle, contre l’école philosophique représentée par le jurisconsulte philosophe Thibaut, professe absolument les mêmes doctrines que les positivistes ; comme elle, elle nie le droit naturel et enseigne que la source du droit est uniquement dans la tradition historique. L’école historique a trouvé des continuateurs en Allemagne dans l’école des économistes qui s’intitulent socialistes de la chaire ; leur doctrine philosophique est exposée dans un ouvrage intitulé le Socialisme contemporain par un économiste belge, M. de Laveleye, qui est un de leurs adeptes. Il y a, dans cet exposé, certaines parties auxquelles je crois utile de répondre, pour faire justice des reproches que l’auteur adresse à ceux qu’il appelle les économistes « orthodoxes » et qui ne sont autres que les économistes libéraux.

« Les économistes orthodoxes, dit en substance M. de Laveleye, ont, comme l’Église Romaine, leurs dogmes et leur Credo ; ils ont tort de croire que les faits sociaux sont réglés par des lois naturelles, idée fausse qu’ils ont empruntée aux philosophes du XVIIIsiècle, qui eux-mêmes tenaient cette doctrine de la philosophie grecque en passant par les jurisconsultes romains. Croire aux lois naturelles, c’est s’imaginer que l’ordre actuel des sociétés est le résultat de lois nécessaires et inflexibles. Il n’y a pas de lois naturelles dans les sciences morales ; parmi les hommes à l’état de nature tout appartient au plus fort, car la loi naturelle est que la force est le droit. C’était l’idéal de Rousseau, fidèle en tout au code de la nature ; la civilisation consiste, au contraire, dans la lutte contre la nature, et cette école a eu le tort d’éloigner toute notion d’un idéal à poursuivre ».

Il y a dans cet exposé, dont les développements remplissent le chapitre premier du livre du Socialisme contemporain, tant de contradictions et d’erreurs accumulées ; les doctrines des économistes libéraux y sont si étrangement défigurées et travesties, qu’on se demande comment un auteur aussi sérieux a pu écrire un pareil chapitre.

Ma réponse sera très brève, d’ailleurs ; j’estime, en effet, que l’exposé doctrinal que j’ai fait précédemment contient la plus péremptoire et la plus décisive des réfutations. En s’y reportant on pourra estimer, à son juste prix, la valeur de cette assertion de M. de Laveleye, que la théorie des lois naturelles a été empruntée par les économistes à J.-J. Rousseau et aux jurisconsultes romains, et que l’application de ces lois amènerait le règne de la liberté illimitée, et le retour à l’état sauvage.

Il y a longtemps qu’on a dit que le plus sûr moyen de triompher de ses adversaires est de leur prêter des opinions qu’ils n’ont pas. Il nous répugne de croire que M. de Laveleye ait eu recours sciemment à un pareil artifice ; nous aimons mieux supposer que, sous l’empire des préventions qu’il nourrissait contre l’école économique libérale, il a mal compris les doctrines de cette école, et lu trop rapidement les ouvrages où elles sont exposées. Si M. de Laveleye a l’habitude de lire le Journal des Économistes, il a dû y remarquer les articles dans lesquels M. de Molinari a développé la théorie des Lois naturelles de l’économie politique et il doit, à cette heure, être convaincu qu’il semble avoir bien mal compris la théorie de droit naturel enseignée par les économistes libéraux qu’il qualifie si singulièrement de l’épithète d’orthodoxes[18]

Il est temps de conclure sur ce point. Les développements auxquels je viens de me livrer étaient nécessaires pour prouver l’excellence de la méthode que j’ai suivie, en faisant justice de la prétendue méthode expérimentale et positive employée par une école de philosophes qui se prétendent en possession de la vraie méthode scientifique, et nous reprochent d’être des théoriciens abstraits, et de dédaigner l’expérience et les réalités pratiques. Si le reproche est fondé, c’est lorsqu’on l’adresse à l’école historique et positiviste qui méconnaît et dédaigne ces faits d’expérience interne, ces réalités observables : la liberté et la loi morale.

L’excellence de notre méthode étant démontrée, il en résulte que c’est en s’appuyant sur les faits généraux et constants de la nature humaine qu’on arrive par l’induction à découvrir les lois véritables de la science politique, et c’est ainsi que nous sommes arrivés à baser notre doctrine sur la justice, c’est-à-dire sur le respect de la liberté et de la propriété, détrônant ainsi la souveraineté du peuple au profit du véritable souverain, le droit.

Ces lois de la science politique, nous avons dit que, à l’exemple des autres lois de la nature, elles sont régulières et constantes ; aussi nous est-il impossible de nous ranger à cette doctrine soutenue par Stuart Mill dans son livre de la Liberté, à savoir que le despotisme est un mode légitime de gouvernement quand on a affaire à des barbares. Exception singulièrement compromettante de la part d’un publiciste qui proclame ce principe que la seule raison légitime qu’ait une communauté pour user de la force contre un de ses membres, est de l’empêcher de nuire aux autres.

Le despotisme est légitime, dites-vous, vis-à-vis d’un peuple barbare : il me semble entendre Aristote disant que le Grec au barbare a droit de commander ; ou bien Virgile rappelant au peuple romain que sa destinée est de soumettre les autres peuples à son empire. Cette distinction des nations en barbares et civilisées est grosse de dangers de toute sorte, comme celle des races supérieures et des races inférieures ; où se trouve, en effet, la ligne de démarcation, et qui a qualité pour la déterminer ?

Où sont les titres de légitimité de ce despote qui aura ainsi le droit de commander à un peuple barbare ? 

Stuart Mill répond que, lorsque la race est mineure, tout souverain plein de l’esprit du progrès est autorisé à se servir de tous les expédients pour atteindre ce but. Mais si la race est mineure, comment se fait-il que le souverain soit majeur ? Il est donc d’une race différente et supérieure ? Nous retombons ainsi dans cette distinction des races si remplie de difficultés et de périls[19].

Le traducteur de Stuart Mill, M. Dupont-White, qui est un publiciste de l’École historique, a bien vu tous les avantages que lui fournissait une pareille exception contre le principe fondamental du livre de la Liberté. 

« Si vous reconnaissez, dit-il, le droit d’un Akbar ou d’un Charlemagne sur la rudesse de leur époque, pourquoi ne pas admettre le droit d’une aristocratie, d’une élite sur le vulgaire qui est de tous les temps ? Le titre est le même dans les deux cas : supériorité d’esprit et de conscience, droit éternel du génie et de la vertu, à l’égard de certaines classes qu’il faudra toujours réprimer ou relever de main de maître[20]. »

À cette objection ainsi formulée, je ne crois pas que Stuart Mill, malgré toutes les ressources de son esprit subtil, aurait pu fournir une réponse satisfaisante. C’est donc à tort qu’il a apporté à son principe une exception qui ne repose sur aucun fondement rationnel.

Le même reproche peut être adressé à M. Jules Simon : dans son célèbre ouvrage sur la Liberté, après avoir proclamé ce principe que les lois morales qui gouvernent l’individu doivent au même titre, avec la même autorité, gouverner l’État et que l’homme ayant été créé libre, aucune organisation de la société humaine ne saurait être légitime si elle n’a pour but et pour effet de protéger et de développer la liberté ; après avoir répété souvent cette affirmation, notamment en disant que toute loi qui ne dérive pas de la loi naturelle par une conséquence nécessaire est une loi tyrannique, il admet en même temps, avec Aristote, que les droits de l’État naissent uniquement de la nécessité sociale, et doivent être strictement mesurés sur cette nécessité.

De même, dit-il, que le père de famille conduit d’abord son enfant impuissant par la lisière, pour le laisser ensuite courir en liberté ; de même le pouvoir social cherche plutôt à créer des citoyens que des sujets ; il n’exerce la tutelle préventive que dans l’enfance des sociétés. La même règle gouverne souverainement les individus et les empires, et cette règle tient en deux mots : Conserve intacte ta liberté ; obéis uniquement à la loi naturelle[21]

Sauf la différence des formules, c’est le même système que celui que nous avons critiqué chez Stuart Mill. La contradiction de cette thèse me semble d’ailleurs évidente : si la loi morale doit seule gouverner l’État ; si c’est à ce critérium que se doit apprécier la légitimité de la loi positive dans un État organisé, que venez-vous nous dire que les droits de l’État naissent uniquement de la nécessité sociale ? Qu’est-ce que cette nécessité et à quel signe se reconnaît-elle ? Vous ne le dites pas, et je comprends l’embarras où vous êtes pour en donner une formule précise. Vous ne prenez pas garde que vous substituez ainsi à cette règle excellente et d’une précision incontestable : Obéis uniquement à la loi naturelle, une nouvelle règle vague et en contradiction avec la précédente : Obéis à la nécessité sociale. 

Si je dois obéir au despotisme dans l’état d’enfance de la société, comment voulez-vous que j’obéisse en même temps à cette autre règle que vous me prescrivez, à savoir que je dois conserver intacte ma liberté ? 

De deux choses l’une, ou je dois obéir uniquement à la loi naturelle, et alors je ne dois jamais subir le despotisme ; ou je dois obéir, dans certaines circonstances, notamment dans une société naissante, à un pouvoir préventif et tutélaire, et alors je ne puis obéir en même temps à la loi naturelle qui me commande de conserver intacte ma liberté. Le dilemme est formel et je ne vois aucune réponse capable de faire disparaître la contradiction.

Comment expliquer ce langage contradictoire dans la bouche d’un publiciste aussi éminent ? Il s’explique par cette remarque si juste et si profonde de Bastiat, à savoir que l’étude de l’antiquité classique fait de chacun de nous des contradictions vivantes, lorsqu’elle n’est pas soumise à une sévère critique philosophique.

Le tort de M. Jules Simon est d’avoir cédé trop facilement à ses préjugés classiques ; d’avoir oublié qu’Aristote et Platon étaient des possesseurs d’esclaves, qu’elle est d’Aristote, notamment, cette proposition monstrueuse : l’esclave est un élément nécessaire dans la famille ; et que des philosophes qui admettaient la légitimité de l’esclavage ne pouvaient enseigner une doctrine exacte relativement aux droits de l’État.

La conclusion qui ressort de cette discussion est donc qu’il n’y a jamais place pour aucune autre souveraineté que celle de la justice et du droit. Comment J.-J. Rousseau, ainsi que la plupart des publicistes et des philosophes du XVIIIsiècle, ont-ils été induits en erreur sur ce point en se rattachant tous au faux principe de la souveraineté du peuple ? Au temps où vivait le philosophe de Genève, presque toutes les nations de l’Europe étaient soumises au régime des monarchies de droit divin. En France notamment, un seul était le maître souverain, investi d’un pouvoir absolu, et peu de temps s’était écoulé depuis que Louis XIV avait dit : l’État c’est moi, et que Bossuet lui avait assuré qu’il était, en vertu du droit divin, propriétaire de tous les biens de ses sujets. Avant lui, François Ier avait affirmé, de la façon la moins équivoque, la nature du gouvernement royal en signant ses décrets de cette formule : Car tel est notre bon plaisir.

Régime de bon plaisir en effet que celui où la liberté individuelle n’avait d’autre garantie que les lettres de cachet et la Bastille, et où la propriété était un droit domanial et royal. Ce sera l’honneur éternel de Jean-Jacques, le fier citoyen de Genève, d’avoir voué une haine implacable à ce despotisme odieux et d’avoir lutté de toutes ses forces pour arracher aux rois leur souveraineté. C’est dans ce but qu’il proclama le principe de la souveraineté du peuple, dans son traité du Contrat social, persuadé qu’en transportant ainsi la souveraineté du roi au peuple, il abattait du même coup le despotisme et brisait les chaînes de l’humanité. Il ne prenait pas garde qu’en déplaçant la souveraineté il ne faisait que déplacer le despotisme et substituer le droit divin du peuple au droit divin du roi.

Si le peuple est souverain, en effet, si, comme l’enseigne Rousseau, il est investi, vis-à-vis de ses membres, d’un pouvoir absolu sur leur personne et sur leurs biens, en quoi la liberté est-elle mieux garantie et comment le despotisme est-il devenu impossible ? Rousseau répond « que le peuple voulant toujours son bien, la volonté générale est toujours droite, et ne peut pas errer ». Pitoyable réponse en vérité ! Et il a fallu que le philosophe de Genève fut victime d’une illusion bien étrange pour invoquer ainsi je ne sais quel dogme d’infaillibilité laïque ! Est-ce vraiment sérieux de prétendre que la volonté générale ne peut pas se tromper ? Qu’est-ce que la volonté générale sinon la collection des volontés individuelles, et si chaque individu est sujet à l’erreur, comment la réunion de ces volontés individuelles faillibles serait-elle infaillible, en sorte que le tout serait d’une autre nature que ses parties composantes ?

N’insistons pas ; la vérité est que Rousseau s’est gravement trompé, et si nous recherchons l’origine de son erreur, nous la trouverons dans les préjugés entretenus dans son esprit par l’étude de l’antiquité classique. C’est l’antiquité qui lui a fourni les principes de son système politique : Plutarque, nous dit-il, a fait son éducation et c’est de la lecture de la Vie des hommes illustres qu’il a nourri son esprit dans sa jeunesse. Or, les républiques de l’antiquité, en Grèce et à Rome, étaient basées sur le principe de la souveraineté du peuple et du législateur. Et la raison en est simple : c’est que ces républiques avaient fondé leurs moyens d’existence sur la conquête et l’esclavage. Dans un tel régime, où l’on admettait, comme légitime, l’appropriation d’un homme au profit d’un autre, il était impossible d’avoir une conception exacte du droit et de la liberté, et d’asseoir l’État sur la base indestructible de la souveraineté de la justice.

Nous avons dit, en nous fondant sur l’observation de la nature humaine, que l’homme est un être libre, maître de lui-même, de ses facultés et de leurs produits ; les possesseurs d’esclaves de l’antiquité ne pouvaient, comme nous, remonter à la source même de la justice et du droit ; pour eux, la liberté et la propriété des citoyens avaient leur fondement, non dans la nature humaine, mais dans la loi positive. La loi était donc la source des droits ; par suite, les législateurs étaient investis d’une puissance souveraine, c’était le régime de l’arbitraire et du bon plaisir législatif ; aussi l’expression suivante, si caractéristique, Placet, placuit, se rencontre à chaque instant dans les textes des lois romaines, appliquée à la volonté du législateur.

La politique et la morale des anciens étaient ainsi corrompues à leur source même par cette institution empoisonnée de l’esclavage ; or, partout dans les écrits politiques de Rousseau apparaît manifestement l’influence des traditions de la cité antique. C’est à la République de Platon qu’il a emprunté cette formule caractéristique de la souveraineté : « Chaque membre de la communauté se donne à elle, lui et toutes ses forces, dont les biens qu’il possède font partie. Le corps politique a un pouvoir absolu sur tous ses membres, et c’est ce pouvoir qui porte le nom de souveraineté[22]. » De même, lorsque, dans le chapitre VII du Contrat social, il fait du législateur le portrait célèbre que nous avons précédemment fait connaître, c’est aux législateurs de l’antiquité que se reporte sa pensée, aux Lycurgue, aux Minos, aux Numa, pour lesquels il professe une admiration qui va jusqu’à l’enthousiasme.

Dans cet ordre d’idées, il est intéressant de remarquer l’analogie qui existe entre la souveraineté du législateur de l’antiquité et celle de la royauté de droit divin. C’est la même formule qui sert à définir l’étendue des deux souverainetés : les jurisconsultes romains se servaient du terme placuit ; le roi François Ier de l’expression : Car tel est notre bon plaisir. En substituant la souveraineté du peuple et du législateur à celle du roi, Rousseau a donc manqué complètement son but, et fait une œuvre inutile et vaine. Que dis-je, il ne s’est pas borné à déplacer le despotisme et la tyrannie, il en a aggravé les dangers, par la raison qu’un souverain collectif sent bien moins le poids de la responsabilité qu’un souverain unique.

En définitive, qu’il s’agisse de la souveraineté du peuple ou de la souveraineté du roi, c’est toujours de droit divin qu’il s’agit, non de droit humain[23] ; le seul droit vraiment humain est celui que nous avons formulé en remontant à la source unique d’où il dérive : la nature humaine. Nous sommes ainsi autorisé à dire, en parlant des théories politiques de Rousseau, qu’à l’inverse de Montesquieu, il a tiré ses principes, non de la nature des choses, mais de ses préjugés[24].

Montesquieu lui-même, malgré son admirable définition des lois, n’a pas échappé à cette influence funeste des traditions de la cité antique ; il ne conçoit pas autrement que J.-J. Rousseau le rôle du législateur et l’étendue de ses pouvoirs. Il dit, en effet, dans l’Esprit des lois : « Je prie qu’on fasse attention à l’étendue du génie qu’il fallut aux législateurs de la Grèce pour voir qu’en confondant toutes les vertus, ils montreraient à l’univers leur sagesse. Lycurgue mêlant le larcin avec l’esprit de justice, le plus dur esclavage avec l’extrême liberté, donna de la stabilité à sa ville… C’est par ces chemins que Sparte est menée à la grandeur et à la gloire… Ceux qui voudront faire des institutions pareilles établiront la communauté des biens de la République de Platon ; la séparation d’avec les étrangers, et la cité faisant le commerce et non pas les citoyens… Ce ne fut quedans la corruption de quelques démocraties que les artisans parvinrent à être citoyens. L’agriculture était aussi une profession servile indigne d’un homme libre… »

Plus loin, Montesquieu définit ainsi la liberté : La liberté est le droit de faire tout ce qui n’est pas défendu par la loi, définition qui ne fait que traduire la formule du droit romain.

Quant à l’égalité, voici comment l’entend Montesquieu : « Il ne suffit pas, dans une bonne démocratie, que les portions de terre soient égales, il faut qu’elles soient petites… Platon, dont les institutions ne sont que la perfection de celles de Lycurgue, donna une loi pareille à celle des Samnites qui devait produire d’admirables effets, et qui consistait en ce que le jeune homme qui était jugé dans une assemblée le meilleur de tous prenait pour femme la fille qu’il voulait. »

Voilà ce qu’a écrit le jurisconsulte philosophe qui a donné de la loi[25] cette définition immortelle : La loi est le rapport nécessaire qui dérive de la nature des choses. Ces contradictions s’expliquent par la raison que j’ai précédemment fournie d’après Bastiat.

Non moins contradictoire est le système des disciples de J.-J. Rousseau ; ils n’ont guère modifié celui du maître, ils ont d’ailleurs été nourris, comme lui, à l’école de l’antiquité grecque et romaine — il suffit, pour s’en convaincre, de lire les discours de ceux qui siégeaient dans nos Assemblées de la Révolution, notamment à la Convention où ils formaient la majorité — ; aussi combien il nous sera facile de de les prendre en flagrant délit de contradiction !

Qu’est-ce, par exemple, que la déclaration des droits de l’homme de la Constitution de 1793, sinon une protestation formelle contre le principe de la souveraineté du peuple proclamé en même temps par les législateurs de la Convention ! Le législateur qui inscrit des droits dans la Constitution à titre de droits naturels, les considère apparemment comme antérieurs et supérieurs à la volonté du législateur, autrement sa déclaration n’aurait aucun sens ; mais, alors, la volonté du peuple et du législateur n’est donc pas souveraine ; de même, la loi ne doit pas être définie simplement l’expression de la volonté générale, puisque aux termes de la déclaration les droits existent en dehors et au-dessus de cette volonté générale ; la Constitution les déclare, comme le disent fort exactement les législateurs de 1793, elle ne les crée pas. L’œuvre des législateurs de la Convention a donc été essentiellement contradictoire : en affirmant la souveraineté du peuple, en définissant la loi l’expression de la volonté générale, ils contredisaient et annihilaient la déclaration des droits qu’ils venaient de formuler.

De deux choses l’une : ou bien l’homme a des droits qu’il tient de la nature, et alors c’est la justice qui est souveraine, elle domine de sa toute-puissante majesté la volonté du législateur ; ou l’homme n’a pas de droits naturels, il n’est qu’un des rouages de la machine sociale, et alors c’est le législateur qui est souverain ; il est, selon l’expression de Rousseau, le mécanicien qui invente la machine et en dispose les pièces à sa fantaisie[26].

Entre ces deux conceptions de la politique, il n’y a pas de conciliation possible, il faut nécessairement opter ; nous croyons avoir surabondamment prouvé que le système de la souveraineté du peuple est purement imaginaire, et que la méthode d’observation aboutit nécessairement au système, le seul rationnel, de la souveraineté de la justice.

Dans un troisième et dernier article, nous déduirons les conséquences de cet important principe.

E. MARTINEAU.

[Cette suite n’a pas été publiée.]

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[1] C’est le vice de la méthode de l’illustre John Stuart Mill. Nulle part ce défaut n’apparaît avec plus de relief que dans son célèbre ouvrage sur la liberté.

Certes, nous sommes heureux de pouvoir invoquer, dans le sens des conclusions que ce travail a pour but de faire prévaloir, l’autorité du grand publiciste anglais. Après avoir pris pour épigraphe cette phrase de Guillaume de Humboldt : « Le grand principe, le principe dominant auquel aboutissent tous les arguments exposés dans ces pages, est l’importance essentielle et absolue du développement humain dans sa plus riche diversité », il pose lui-même en ces termes le principe de la matière : « La seule raison légitime que puisse avoir une communauté pour user de la force contre un de ses membres est de l’empêcher de nuire aux autres ».

Ici, il n’y a qu’à applaudir. Mais tournons la page, et voici ce que nous lisons : « Il convient de le dire, je néglige tout avantage que je pourrais tirer, pour mon argumentation, de l’idée du droit abstrait comme chose indépendante de l’utilité. L’utilité est, à mon avis, la solution suprême de toute question morale ». 

Voilà bien le vice de la méthode nettement accusé. Non, il ne convient pas de négliger les avantages à tirer de l’idée du droit abstrait lorsqu’on traite la question de la liberté.

Négliger l’idée du droit en un tel sujet, quelle étrange aberration ! Comme si l’idée du droit et celle de la liberté ne se confondaient pas !

Malgré ses qualités d’observation et d’analyse, Stuart Mill n’a pas vu que toute question d’intérêt renferme en même temps une question de droit. Le philosophe de l’empirisme et de l’association était trop enclin à négliger l’idée du juste. 

[2] Au premier abord, il semble que le principe du législateur-mandataire est tellement évident qu’il ne devrait pas être nécessaire d’insister. Cependant des auteurs distingués s’y sont trompés. C’est ainsi que, pour ne citer qu’un exemple, un économiste des plus éminents, M. Courcelle-Seneuil, traitant du droit de tester, a écrit cette phrase : « Le droit de tester est un droit délégué par le législateur à l’individu. » (Du droit de tester et de ses limites, Journal des Économistes, t. XLVI, 2série, p. 311.)

Singulier renversement des idées ! Qu’est-ce donc que le législateur, dans la conception de M. Courcelle-Seneuil, et à quelle source va-t-il puiser les droits qu’il délègue ensuite aux individus ? Quelques développements n’auraient pas été inutiles pour éclairer ce point.

[3] La grande erreur de Rousseau a été de s’imaginer que la société était née d’un contrat, et que l’état social étant ainsi un état artificiel et conventionnel, la volonté des individus était souveraine pour l’organiser au gré de leurs caprices et de leurs fantaisies. Il n’a pas vu ce que, plus de vingt siècles avant lui, avait remarqué l’esprit observateur d’Aristote, à savoir que l’homme est un être destiné par sa nature à vivre en société, πoλιτικόν ζῷον ; que l’ordre social est un ordre naturel, et qu’au lieu d’imaginer et d’inventer des organisations sociales artificielles, il faut observer et étudier l’organisation naturelle de la société pour dégager les lois qui la régissent.

Rectifions donc la formule de Rousseau et disons : La volonté générale n’a pas qualité pour créer la loi ; la loi existe indépendamment de la volonté de la majorité, elle est dans l’ordre naturel des choses, et la majorité n’a qu’une mission, c’est de la découvrir et de la constater dans les textes de la loi positive.

Le législateur ne crée pas la loi, il la décrit.

[4] Il s’est rencontré des publicistes, partisans de nous ne savons quelle liberté de juste milieu, de la liberté modérée, distribuée à dose infinitésimale, qui ont critiqué la théorie que nous venons d’exposer sous prétexte que c’était une doctrine de liberté illimitée. Ces publicistes ont commis là une grave erreur.

La limite naturelle de la liberté, nous l’avons posée en disant que la liberté est le droit de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : voilà la limite de la liberté de chacun, la liberté des autres.

Établir une autre limite que celle-là, comme font les théoriciens de la liberté sage et modérée, ce n’est pas régler la liberté, c’est la mutiler, c’est faire œuvre de despotisme et d’arbitraire légal.

[5] Il n’y a pas de théorie plus obscure et plus confuse, même de nos jours, que celle de la propriété. Cela tient à des causes diverses, mais notamment aux traditions romaines sur la matière maintenues dans l’enseignement classique, adoptées par les jurisconsultes, et qui se retrouvent à chaque instant dans le système de nos lois civiles sur la propriété.

C’est aux économistes que revient l’honneur d’avoir posé sur ses véritables bases la théorie du droit de propriété. Disons cependant que Locke, dans son traité du Gouvernement civil, en a parfaitement signalé l’origine dans cette phrase : « Bien que la nature ait donné toutes choses en commun, l’homme néanmoins étant le maître et le propriétaire de sa personne, de toutes ses actions, de tout son travail, a toujours en soi le grand fondement de la propriété. »

Le travail, l’effort propre, voilà le titre légitime, le grand fondement de la propriété. Les Romains pouvaient-ils le comprendre, ces possesseurs d’esclaves qui méprisaient le travail, opus servile, et appelaient surtout du nom de propriété, ea quæab hostibus cepissent, le butin pris sur l’ennemi, c’est-à-dire le produit du vol et de la spoliation ?

Il n’y a qu’une objection spécieuse qui ait été faite contre la propriété sous sa forme la plus contestée, je veux dire contre la propriété foncière ; c’est celle qui se trouve dans cette phrase du pamphlet de Proudhon sur la propriété : «À qui appartient le fermage de la terre ? Au producteur de la terre, sans doute. Qui a fait la terre ? Dieu. En ce cas, propriétaire, retire-toi. »

Pour y répondre, il faudrait exposer ici la théorie de la valeur et sa distinction d’avec l’utilité. Je me contenterai de renvoyer aux traités d’économie politique, notamment au livre des Harmonies économiques, de Bastiat, chapitre de la Propriété foncière. Résumant cette doctrine, je dirai que si l’homme ne fait pas la terre comme utilité, il en crée la valeur.

C’est à ce point de vue que le mot de Michelet est profondément vrai : L’homme fait la terre, et s’il en est ainsi, le droit de propriété foncière est justifié.

J’en conclus que le droit d’échanger fait partie intégrante du droit de propriété.

Prenons un exemple : Voici un homme, un potier qui, avec de l’argile qu’il a façonnée, a fait un vase. Cet objet, qui est le fruit de son travail, est sa propriété, et à ce titre je dis qu’il a le droit d’en disposer, notamment en l’échangeant contre tout autre produit quelconque à sa convenance sur la surface du globe.

Je ne crois pas qu’on puisse contester sérieusement ce droit, qu’on puisse dénier à un homme qui pourrait anéantir ce vase, le briser, en disposer à titre gratuit, le droit d’en disposer par l’échange.

Et si nous supposons qu’au moment où cet échange va s’opérer, où le potier va échanger son vase contre un produit qui lui est fourni par un autre individu, un tiers se présente qui prétend empêcher le contrat de s’accomplir, sous prétexte qu’il serait de même nationalité que le potier alors que l’autre échangiste serait un étranger, je dis qu’il y a là de toute évidence une entreprise injuste sur le droit du potier, une violation de sa liberté et de sa propriété, entreprise que le potier a le droit de repousser par la force, en vertu de son droit de légitime défense.

S’il en est ainsi, le législateur, délégué à l’effet de garantir les droits de tous et de chacun, a pour devoir strict de garantir et de faire respecter le droit d’échanger comme les autres droits ; il a le devoir strict de protéger la liberté contre les entreprises injustes de ceux qui invoquent la prétendue protection du travail national.

[6] La notion de l’ordre public est, comme celle de la propriété, une des plus obscures et des plus confuses de la doctrine du droit actuel. Dans l’impossibilité d’en donner une définition précise et nette, les jurisconsultes se retranchent derrière le brocard romain : omnis definitio in jure periculosa, et ils prétendent que l’ordre public se sent mais ne se définit pas. (V. notamment Valette, Cours de code civil, commentaire de l’art. 6.)

Il est facile de comprendre l’impuissance où se trouvent les jurisconsultes, même les plus éminents, à définir l’ordre public. Dans une doctrine du droit qui s’inspire des traditions romaines, il est impossible d’expliquer d’une manière satisfaisante une telle notion.

L’ordre public, au sens vrai du mot, consiste dans le respect et l’harmonie des droits et des libertés ; or, les Romains possesseurs d’esclaves ne pouvaient comprendre ainsi l’ordre public. En effet, l’idée de la liberté vraie leur a toujours été étrangère ; il en a été de même de l’idée du droit qui se confond d’ailleurs avec celle de la liberté. Le droit, pour eux, c’était le jus, jussum, ordre impératif et dur, selon l’expression d’un commentateur, J. Ortolan.

Dans ces conditions, on s’explique le fameux brocard : Omnis definitio in jure periculosa ; c’est un aveu déguisé d’impuissance. Quelle définition de l’ordre public, par exemple, les jurisconsultes romains auraient-ils bien pu fournir dans une législation qui reposait sur cette double base : l’esclavage et la conquête ?

[7] Il semble que le génie essentiellement positif et utilitaire de la race anglo-saxonne soit réfractaire à l’idée du droit abstrait. D’ailleurs la philosophie de l’association dont Stuart Mill est le plus illustre représentant, philosophie empirique qui fait dériver toutes les facultés de l’esprit humain de l’expérience externe, devait le conduire logiquement à la doctrine du déterminisme en morale, et à la négation de la liberté philosophique, partant de la loi morale et des droits naturels.

[8] La célèbre histoire de Robinson Crusoé n’est qu’un roman de génie, et il est curieux de voir l’auteur, malgré les licences permises dans une œuvre d’imagination, supposer que son héros solitaire est pourvu, dans sa lutte pour l’existence contre les forces de la nature sauvage, de certains instruments qui sont le produit de l’état social où il a vécu avant son naufrage, tels que fusil, poudre, plomb, etc., et principalement de cet instrument si précieux : l’instruction acquise.

[9] L’ordre public s’oppose à tout pacte par lequel un citoyen ou plusieurs consentiraient à la violation de leur liberté. La liberté, en effet, ne s’aliène pas, elle est hors du commerce ; toute convention attentatoire à la liberté serait nulle comme contraire à l’ordre public qui consiste, nous l’avons précédemment démontré, dans le respect et l’harmonie des droits et des libertés.

[10] La force primant le droit a été la maxime de la cité antique, celle de la barbare Rome en particulier qui avait fondé ses moyens d’existence sur la double base de la conquête et de l’esclavage, c’est à-dire sur la spoliation au dehors et sur l’oppression et la spoliation au dedans.

À mesure que le progrès s’est fait, la liberté a repris le dessus et ses victoires successives ont été les victoires de la civilisation ; en sorte que la devise de la cité moderne est l’opposé de celle de la cité antique ; c’est celle que proclame notre système de la souveraineté de la justice : la force au service du droit.

[11] De toutes les traditions que nous avons reçues du droit romain, celle qui se rattache à la théorie de la prescription est l’une des plus opposées au droit vrai. Le droit ne se prescrit pas : voilà le principe fécond qu’il faut proclamer en face des iniquités de la prescription romaine.

Qu’est-ce au fond que cette prescription ? Une injustice qui dure et qui, au bout d’un certain laps de temps, se transforme en droit. Et sur quelle base repose cette métamorphose véritablement monstrueuse de l’injustice en droit ? Sur l’idée de renonciation du propriétaire ou du créancier ; ou encore, car les jurisconsultes sont loin de s’accorder sur ce point, et cela n’est pas surprenant, sur la nécessité de garantir la stabilité des biens.

Erreur profonde ! Nul n’a le droit, sous aucun prétexte, de sacrifier ainsi le droit : l’intérêt général qu’on invoque ne doit jamais être mis en opposition avec le juste ; tout ce que réclame l’utilité générale, c’est qu’on admette une présomption, en faveur du possesseur ou du débiteur, qui le dispense de faire la preuve et impose au demandeur la charge de justifier de son droit.

Voilà la vraie théorie que nous opposons aux subtilités de l’inique doctrine romaine.

[12] On discute beaucoup la question de savoir quel est, du gouvernement direct ou du gouvernement représentatif, celui qui doit être préféré. De bons esprits se prononcent en faveur du gouvernement direct. J’accorde cependant la préférence, avec Stuart Mill, au gouvernement représentatif. Ce régime de gouvernement est, en effet, une application du principe économique de la division du travail ; outre les difficultés pratiques, dans un grand État, du système de gouvernement direct, ce système a l’inconvénient grave d’appeler à chaque instant le citoyen sur la place publique et de lui demander de se prononcer sur des questions qu’il n’a pas suffisamment étudiées ; ces inconvénients disparaissent dans le système représentatif où le gouvernement est confié à des hommes que leur sagesse et leurs lumières ont désignés aux suffrages de leurs concitoyens.

[13] Dans le système de la souveraineté du droit divin, on dit : Toute justice émane du roi ; dans celui de la souveraineté du peuple : Toute justice émane de la volonté du peuple ; l’un et l’autre système sont également faux. Cicéron, éclairé par les lumières de la philosophie stoïcienne, protestait déjà de son temps contre le système de la souveraineté populaire.

Eh quoi ! disait-il, dans le de Legibus, passim, dans son admirable langage, la volonté du peuple fonderait le droit et la justice ! S’il plaisait aux Athéniens de forger des lois tyranniques, ces lois devraient être regardées comme justes ? Les suffrages de la multitude pourraient légitimer le vol, l’adultère, les crimes les plus odieux ! Je tiens cette doctrine pour des plus absurdes, stultissimum illud existimo. 

Que les partisans de la souveraineté du peuple méditent ce jugement sévère, mais qui n’en est pas moins juste.

[14] Revue des Deux Mondes, 15 août 1866. Auguste Comte et Stuart Mill, par E. Littré.

[15] Revue des Deux Mondes, 15 novembre 1863. La science idéale et la science positive, par M. Marcelin Berthelot.

[16] Revue des Deux Mondes, 15 avril 1859. Du progrès dans les sociétés et dans l’État, par M. Littré.

[17] Examen de la philosophie de Hamilton, chap. XVII, par Stuart Mill, traduction Cazelles.

[18] Appellation bien étrange à l’adresse d’une classe de savants qui proclament la liberté comme le principe fondamental de l’économie politique. Ces savants auraient, dites-vous, comme l’Église leurs dogmes et leur Credo ; mais il ne suffit pas d’affirmer, en pareille matière, il faut prouver : il faut montrer en quel temps et dans quels passages de leurs ouvrages les représentants autorisés de l’école économique libérale, démentant leurs doctrines les plus chères, ont fait preuve d’intolérance et proclamé leurs principes comme des dogmes au-dessus de toute discussion. Sans être téméraire, j’ai le droit de dire que cette preuve n’a jamais été faite et qu’elle ne pourra pas l’être.

N’est-ce pas Bastiat qui dit, dans l’admirable préface de ses Harmonies, qu’il s’agit, dans cet ordre de sciences, de croire, « non d’une foi soumise et aveugle, mais d’une foi scientifique et raisonnée, car il s’agit des choses laissées aux investigations de l’homme ».

Or, cette phrase de Bastiat exprime exactement la pensée de tous les économistes libéraux. Et c’est à cette école cependant que M. de Laveleye adresse le reproche d’intolérance ; c’est elle qu’il accuse d’avoir des dogmes et un Credo ! 

[19] C’est en se fondant sur l’inégalité de nature qu’Aristote et Cicéron ont essayé de justifier cette institution injustifiable : l’esclavage. C’est à l’aide du même sophisme que, depuis l’année terrible, certains théoriciens d’Allemagne ont cherché à démontrer la supériorité de l’Allemagne sur la France.

[20] Préface et traduction de la Liberté, de Stuart Mill, par Dupont-White.

[21] Jules Simon. La Liberté, passim. 

[22] Le moine qui, en entrant au couvent, fait vœu d’obéissance ; le soldat, qui, en arrivant à la caserne, est soumis à la discipline de l’obéissance passive, entendent répéter à peu près la même formule comme la règle de leurs devoirs. Quel idéal démocratique ! Est-ce pour avoir écrit cette phrase que certains disciples de Rousseau l’ont proclamé le père de la liberté moderne? 

Telle n’est pas l’opinion de M. Paul Janet, l’un des professeurs les plus éminents, d’ailleurs, de la Faculté des lettres de Paris. Voici le jugement qu’il porte sur le Contrat social : « En politique, Rousseau ne me paraît pas avoir été aussi utopiste qu’on le dit. Au fond, qu’y a-t-il dans le Contrat social ? Le principe de la souveraineté du peuple. C’est à quoi se réduit ce livre célèbre. Eh bien ! si je regarde autour de nous, et si je considère les principaux événements du monde depuis le Contrat social, il me semble que le principe de la souveraineté du peuple sort de plus en plus de l’utopie pour entrer dans la réalité des faits : les écoles politiques de notre temps résument l’état actuel de la société par le mot de démocratie ; c’est le mot du Contrat social (Revue des Deux Mondes, 1er octobre 1866. De l’esprit de discipline en littérature.)

M. Paul Janet se trompe : la démocratie du Contrat social, c’est la démocratie césarienne, c’est-à-dire la fausse démocratie, qui s’identifie, en effet, avec le dogme de la souveraineté du peuple ; mais la démocratie vraie, celle qui se réclame de la liberté et du droit, Rousseau ne l’a pas connue ; ses préjugés classiques l’ont trop aveuglé pour lui en avoir permis la claire vue : cette démocratie, elle répudie comme une utopie dangereuse le dogme de la souveraineté du peuple, et sur les ruines des souverainetés de droit divin et de droit populaire, elle édifie celle qui est la seule digne des hommages des hommes libres, la souveraineté de la justice.

[23] Et pourtant Jean-Jacques avait pris cette noble devise : vitam impenderevero; mais, hélas ! il ne vit les sociétés humaines qu’à travers le prisme trompeur de ses préjugés antiques.

Spectacle bien fait pour attrister l’âme et la remplir d’une émotion douloureuse que celui de ce philosophe au cœur fier, ennemi du despotisme et de la tyrannie et qui, séduit et égaré par le mirage décevant des démocraties de l’antiquité, crut faire œuvre de liberté et de progrès en proclamant sur les ruines de la souveraineté du droit divin ce faux principe de la souveraineté du peuple, plus tyrannique et plus funeste encore à la liberté des citoyens que le premier ! Son excuse, c’est qu’il n’a vu que des ombres dans la caverne de Platon.

[24] Montesquieu. Esprit des lois, passim.

[25] Bentham et son grand disciple Stuart Mill ont fait un grief aux législateurs de la Révolution d’avoir formulé une Déclaration des droits. Il n’y a pas de droits naturels, disent-ils, le croire est une pure illusion.

[26] Mais quoi ! s’il n’y a pas de droits, il n’y a pas non plus de devoirs, le droit et le devoir étant corrélatifs ; et la vie de l’homme, si vous en ôtez le droit et le devoir, la liberté et la responsabilité, que devient-elle, ô mes maîtres, sinon une vie misérable, sans dignité et sans grandeur ; et n’est-ce pas le cas alors de s’écrier avec ce romancier anglais, votre compatriote : La vie vaut-elle la peine d’être vécue ?

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