Arthur Raffalovich : économiste libéral franco-russe au centre d’un scandale de corruption

Arthur Raffalovich

Sur la scène politique internationale actuelle, la Russie ne cesse d’être placée sur le banc des accusés. Cette ambiance délétère rappelle une certaine époque, et un nom : celui d’Arthur Raffalovich, un économiste libéral franco-russe tout à fait éminent, qui fut au centre d’un scandale de corruption de la presse qui affola l’opinion publique et eut des répercussions considérables.


Arthur Raffalovich : économiste libéral franco-russe
au centre d’un scandale de corruption

par Benoît Malbranque

 

Malgré le scandale considérable auquel il fut associé, peu nombreux sont les libéraux qui connaissent le nom de Raffalovich. Collaborateur dévoué du Journal des Économistes, membre de la Société d’économie politique, il a pourtant compté au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, ayant côtoyé les plus grands noms de sa génération, de Gustave de Molinari à Léon Say, en passant par Yves Guyot, avec lequel il a co-écrit plusieurs livres.

Artur Germanovič Rafalovič est né en 1853 à Odessa, en Russie. En 1881, afin d’échapper aux pogroms qui se déroulent dans cette même ville, il décide de quitter sa terre natale et vient s’installer en France. Son goût pour les questions économiques et son fort penchant libéral le font se rapprocher des économistes français de l’époque, partisans du laissez-faire. Il entre au Journal des Débats, écrit intensivement et sans interruption pour le Journal des Économistes, et collabore étroitement avec Yves Guyot.

Pour ses pairs et même pour la postérité, il se signale surtout dans cette carrière par sa défense de la liberté du marché du logement, à une époque où fleurissent des projets pour le subventionner, le réglementer, ou même le monopoliser. En 1887, il publie ainsi Le logement de l’ouvrier et du pauvre : États-Unis, Grande-Bretagne, France, Allemagne, Belgique (Paris, Guillaumin), dans lequel il argumente en faveur de la non-intervention de l’État et des municipalités, organismes qu’il accuse de déstabiliser un marché qui a davantage besoin de l’initiative individuelle et des sociétés privées de secours mutuels.

Dans un autre livre, Inflation et déflation, écrit avec Yves Guyot et publié en 1923, Raffalovich a étudié le phénomène de la déflation et proposé des réformes monétaires qui sont encore une source d’inspiration pour les économistes professionnels d’aujourd’hui. Dans une brochure (Deflation and liberty, 2008) déjà devenue classique, Guido Hülsmann cite l’ouvrage de Raffalovich et Guyot parmi les « rares non-autrichiens qui analysent la déflation sans un biais excessivement émotionnel »[1].

Son aura, dans la sphère académique, était sans cesse culminant. Sa femme elle-même, Sophie Raffalovich, traductrice talentueuse et spécialiste des libéraux anglais, contribua à son intégration dans les cercles libéraux français en devenant l’une des rares femmes économistes auxquelles le Journal des économistes ou le Nouveau dictionnaire de l’économie politique ouvrait ses colonnes.

Le 23 décembre 1921, Arthur Raffalovich s’éteint ainsi en économiste respecté. « Il était écouté dans le monde entier, et son nom restera » s’exclame Gustave Schelle en prononçant son éloge funèbre devant la Société d’économie politique[2].

Trois ans après sa mort, cependant, son nom va être traîné dans la boue. Entre 1897 et 1917, il avait officié au sein de l’ambassade de Russie en France où, à l’abri des regards indiscrets du grand public, il avait participé à une généreuse distribution de subventions à la presse française, secrètement ordonnée par le gouvernement russe. On estime à 6,5 millions de francs (plus de 20 millions d’euros d’aujourd’hui), le montant des subventions accordées par Raffalovich aux journaux français entre 1900 et 1914[3].

En juillet et août 1920, André Morizet, un homme politique socialiste français, fait de troublantes révélations sur la vénalité de la presse et les pratiques douteuses qui ont accompagné les récents emprunts russes et turcs, largement distribués en France. Certains journalistes commencent à enquêter. Les langues se délient, certains documents sont trouvés, et finalement L’Humanité, du 5 décembre 1923 au 30 mars 1924, publie une série d’articles incriminant différents journaux, pièce à conviction à l’appui, d’avoir mené une campagne pro-russe pendant des années, sous la solde inavouée du gouvernement russe.

Les révélations, communiquées goutte à goute au public, firent sensation. « Le public, racontera quelques années plus tard l’éditeur de la correspondance administrative secrète de Raffalovich, vit mettre en cause successivement à peu près tous les journaux français et de très hautes personnalités de la politique, du journalisme, de la finance, en un mot du soi-disant ‘monde’. » [4] L’affaire n’épargne pas les libéraux : quoique Paul Leroy-Beaulieu, à l’Économiste français, ait « soutenu vigoureusement les emprunts russes sans jamais accepter un centime, parce qu’il les jugeait utiles à la fois à l’intérêt national et à celui de l’industrie métallurgique »[5] la correspondance de Raffavolich incrimine directement Yves Guyot, son ami et collaborateur. Après avoir défendu l’emprunt russe dans Le Siècle, en 1904, Guyot publia un bulletin hebdomadaire sur la Russie dans son journal l’Agence économique, dont le ministère des finances russe, par remerciement, souscrivit pour pas moins de 200 exemplaires — soit, au prix de l’abonnement, 4000 francs par an.

Guyot n’eut pas à se sentir seul sur le banc des accusés. L’Événement, La Lanterne, Le Rappel, La France, Le Radical, Le Temps, Le Figaro, Le Matin, Le Petit Journal, Le Petit Parisien : toute la presse française ou presque fut entachée.

L’émotion du public, en France comme à l’étranger, fut considérable. Le tirage de l’Humanité, journal qui connaissait alors les débuts d’une grave crise, monta soudainement à 220 000 exemplaires (17 décembre 1923), soit plus du double du niveau habituel de cette année là[6]. À l’étranger, la presse, d’abord sceptique, ouvrit ensuite largement ses colonnes aux nouveaux développements quotidiens de l’affaire et se fit l’écho de la disgrâce progressive de toute la classe politique et journalistique française.

En France, après que le recueil complet de la correspondance administrative secrète de Raffalovich eût été publié (1931), la classe politique saisit l’occasion de ce marasme et, oubliant son rôle de co-responsable dans l’affaire, ambitionna de régler la situation par la loi. Après quatre années de discussions et de travaux parlementaires, la loi Brachard fut votée le 29 mars 1935. Elle instaura la carte de presse et le statut protégé de journaliste professionnel, encore en vigueur aujourd’hui. Toutes les nouvelles réglementations introduites par la loi, concernant « le recrutement rationnel de la profession » et la remise de la presse dans « les mains expérimentées des professionnels », firent avancer le journalisme français dans une voie malheureuse que le grand libéral qu’était Raffalovich aurait été le premier à regretter.

 

Benoît Malbranque

 

 

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[1] Guido Hülsmann, Déflation et liberté, traduit par Stéphane Couvreur, Institut Coppet, 2014, p.37

[2] Séance du 5 janvier 1922. Journal des économistes, janvier 1922, p.84

[3] Laurent Martin, La Presse écrite en France au XXe siècle, Le Livre de poche, p.39

[4] « L’abominable vénalité de la presse », d’après les documents des Archives Russes (1897-1917), Librairie du Travail, 1931.

[5] Laurent Martin, La Presse écrite en France au XXe siècle, op. cit.

[6] Pierre Milza, « Les problèmes financiers de l’Humanité (1920-1939) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 20-4, 1973, p.557

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