Boisguilbert et la solidarité des intérêts, par J.-E. Horn (1847)

J.-E. Horn, auteur de Boisguilbert : l’économie politique avant les Physiocrates (1867), consacre son huitième chapitre à la présentation d’une idée centrale chez Boisguilbert : que les intérêts de tous les hommes et de toutes les nations sont en harmonie, que tous les intérêts sont solidaires, et que l’abaissement des uns provoque la ruine de tous les autres.


Boisguilbert : l’économie politique avant les Physiocrates

CHAPITRE VIII.

LA SOLIDARITÉ DES INTÉRÊTS.

Quelque intéressante que soit, en effet, la question de la Rente, nous ne devons pas trop nous y arrêter : Boisguillebert, qui l’a si bien comprise un siècle avant Ricardo, ne fait que l’effleurer. Il nous faut le suivre. Ce n’était pas tout pour lui que de faire toucher du doigt le préjudice causé aux laboureurs par un avilissement artificiel du prix du blé. Et après ? N’est-on pas — nous l’avons fait voir — passablement enclin à sacrifier les intérêts de l’agriculture à ceux de l’industrie, du commerce ? Que l’agriculture souffre en masse : qu’importe, si les autres branches de l’activité nationale gagnent à ses pertes ? … Pour faire renoncer l’opinion et le gouvernement à l’avilissement systématique du prix des blés, il faut démontrer que ces pratiques sont dommageables à toute la communauté économique, aux intérêts surtout de la classe en faveur de qui elles sont établies et maintenues.

Ce sont les « pauvres » et surtout les « ouvriers », de qui l’on prétend seconder ainsi les intérêts. Boisguillebert démontrera qu’ils sont les premiers à ressentir le contre-coup des souffrances qui atteignent l’agriculture. Le contre-coup ne s’arrête pas même à eux. Il s’étend à toutes les classes. Tout périt quand périt l’agriculture.

On se tromperait, toutefois, si, dans cet énoncé, l’on voyait poindre la doctrine physiocratique de la productivité exclusive de l’industrie agricole, donnant seule la vie à toutes les autres industries fatalement condamnées par la nature des choses à la « stérilité. » Boisguillebert reconnaît à l’industrie une productivité autonome, si l’on nous permet l’expression ; il lui attribue un revenu pour le moins triple de celui de l’agriculture[1]. Pour lui, l’industrie et l’agriculture se soutiennent mutuellement, ne subsistent presque que l’une par l’autre : les « biens de l’industrie (que Boisguillebert oppose aux « fruits de la terre » et qui embrassent tout ce qui n’est pas propriété foncière) tirent d’abord leur naissance et leur maintien des fruits de la terre, puisque où il n’en croît point, comme sur les sables ou sur les rochers, ils y sont tout à fait inconnus ; mais ce n’est que la première fois qu’ils lui ont gratuitement cette obligation, car incontinent après, il faut que ces… biens redonnent l’être à ces mêmes fruits dont ils tirent leur origine et que cette circulation ne soit jamais interrompue d’un seul moment, parce que la moindre cessation devient aussitôt mortelle à toutes les deux parties, de quelque part que cela arrive[2]. »

Boisguillebert est précurseur des Physiocrates dans ce que leurs doctrines ont d’opportun, de légitime ; il ne l’est pas dans leurs exagérations qui, cependant, finiront par l’emporter, par devenir la partie saillante, la marque du système. Boisguillebert prépare Gournay, Quesnay, Turgot, par la réaction qu’il commence contre les exagérations du Colbertisme. N’apercevant le salut et la prospérité du pays que dans l’industrie, le Colbertisme néglige l’agriculture et va même jusqu’à la sacrifier de dessein prémédité au commerce et à l’industrie ; Boisguillebert repousse et combat ces vues. Il s’applique à prouver que ni l’industrie ni le commerce ne peuvent prospérer lorsque l’agriculture est en souffrance ; le Trésor non plus ne saurait s’emplir — quelques efforts que fassent l’industrie et le commerce pour attirer un flux d’argent dans le pays — lorsque les poches du paysan sont épuisées. C’est paraphraser d’avance l’épigraphe que portera le Tableau économique de Quesnay : « Pauvres paysans, pauvre royaume ; pauvre royaume, pauvre roi. » Mais si Boisguillebert veut replacer l’agriculture au rang qui lui revient, il n’entend point faire descendre l’industrie et le commerce de la place qu’ils occupent et qu’ils méritent. Ce n’est pas lui qui, se basant sur la productivité exclusive de la terre, voudra par elle faire payer la totalité des impôts. Ses propositions de réforme financière sont nettement contraires à l’impôt unique, à l’impôt surtout qui pèserait de prime abord de tout son poids sur l’agriculture. À l’encontre des Physiocrates qui, avec Sully, placent le labourage et le pâturage au-dessus de tout ; à l’encontre des Mercantilistes qui font de l’agriculture l’humble servante de l’industrie et du commerce, Boisguillebert accordera une considération égale à « ces deux mamelles de la République, l’agriculture et le commerce[3]. »

Par la manière dont il apprécie le commerce et, en partie, l’industrie aussi, de même que les rapports intimes et la dépendance réciproque des trois grandes branches de l’activité économique, Boisguillebert, à travers l’école physiocratique, tend la main à l’école anglaise ou industrielle qui continuera et redressera bientôt celle-là, et finira par devenir l’école économiste par excellence. Mais il ne se préserve pas moins des écarts de l’école anglaise que des écarts de l’école française. S’il n’a garde de mettre, avec Colbert, la manufacture au-dessus de tout ; s’il ne réclame point, avec Quesnay, une place à part pour l’agriculture, il n’est pas porté non plus à exagérer avec Adam Smith l’importance de l’industrie manufacturière[4]. On pourrait même lui reprocher de ne pas accentuer suffisamment et d’une manière spéciale la haute portée de la prospérité et du progrès industriels, quoiqu’il soit impossible de mieux plaider d’une manière générale la cause de l’industrie, que cela n’est fait par l’ensemble des raisons et des déductions développées dans les écrits de Boisguillebert.

En évitant ainsi les écarts et du Colbertisme, et de la doctrine physiocratique, et de l’école industrielle, Boisguillebert devient pour ainsi dire l’adepte anticipé de l’économie politique du dix-neuvième siècle : celle-ci n’est ni colbertiste, ni physiocratique, ni industrielle.

L’économie politique du jour n’a de préférence et n’en demande pour aucune des trois grandes branches de l’activité humaine ; elle les proclame toutes également importantes et également indispensables au progrès et à la fortune de la société. À son avis, le moyen le plus sûr de favoriser l’agriculture, c’est de favoriser le commerce, de favoriser l’industrie, et inversement ; ou plutôt, le meilleur mode de les faire prospérer toutes, c’est de n’en favoriser aucune. Il faut les laisser se développer naturellement, spontanément, sous l’égide de la liberté ; la solidarité des intérêts, pourvu que son fonctionnement ne soit point vicié ni gêné, amènera toute seule la marche simultanément progressive de toutes les trois branches. Voilà le fond de la doctrine économique moderne. Elle est éclectique, dans le bon sens du terme, ou plutôt générale, et par là se sépare d’une manière bien tranchée des doctrines plus ou moins exclusives qui régnaient successivement au dix-huitième siècle et fort avant dans le dix-neuvième ; voilà aussi le fond des idées que professe et soutient le président au bailliage de Rouen.

Sur un autre point encore, et des plus importants, Boisguillebert me paraît dépasser l’école d’Adam Smith et se rapprocher des idées contemporaines. Assez souvent le reproche a été fait à cette école qu’en plaidant la cause de la production, elle ait jusqu’à un certain point perdu de vue le producteur lui-même et tout autant le consommateur ; ou plus exactement, le producteur-consommateur. Elle pousse, dit-on, au développement de la production, en aidant à réduire autant que possible les frais de revient, afin que les produits puissent être fournis aux prix les moins élevés ; elle pousse au développement de la consommation, par l’élargissement des débouchés, la conquête de débouchés nouveaux, la suppression des gênes qui entravent l’échange et la circulation des produits ; rien de mieux. Mais elle ne se souvient pas toujours assez, que les consommateurs les plus proches, et partant les plus accessibles, sont les producteurs eux-mêmes ; que le moyen précisément — l’extrême bon marché — par lequel elle tend à favoriser l’écoulement des produits, diminue la faculté consommatrice de ces producteurs-consommateurs, et ainsi va à l’encontre du but que l’on poursuit.

Ce n’est pas le lieu d’examiner si le reproche est d’une entière justesse, en tant qu’adressé à la doctrine ; en fait, il ne manque pas de vérité. Plus d’une grande industrie, tantôt en remplaçant l’ouvrier par la machine, ou l’adulte par l’enfant, par la femme, tantôt en surforçant la faculté travailleuse de ses ouvriers ou en réduisant le salaire au taux le plus bas, n’a d’autre vue que celle-ci : réduire le prix de revient au point que les produits puissent supporter les frais d’un voyage de plusieurs centaines ou milliers de lieues et faire la chasse aux acheteurs dans les contrées les plus éloignées ; ou qu’ils puissent aller dans un pays voisin, infiniment mieux placé pour cette industrie spéciale, faire concurrence aux produits indigènes. Eh bien ! dans ces calculs, combinaisons et efforts, l’industrie en question souvent oublie qu’elle pourrait, dans le pays même, vendre tout autant et à des prix supérieurs, si par ces calculs, combinaisons et efforts justement elle n’arrivait pas à décimer les consommateurs autour d’elle, les consommateurs-nés de ces produits, les masses qui l’environnent et qui ne demanderaient pas mieux que d’acheter, si leurs ressources le permettaient.

En un mot, l’économie politique ne paraît pas toujours suffisamment pénétrée de cette vérité si simple : pour que le producteur puisse s’enrichir, il faut que le consommateur soit à l’aise. Boisguillebert le sent parfaitement. Son premier écrit, le Détail De La France, débute par cette proposition et en grande partie est consacré à démontrer que l’appauvrissement de la France provient surtout des entraves imposées à la consommation[5] ; il ne se lasse pas de revenir sur cet énoncé rationnel et vrai, dans le Détail et dans ses autres écrits.

L’insistance avec laquelle Boisguillebert réclame en faveur de la consommation — « consommation et revenu sont une seule et même chose » et « la ruine de la consommation est la ruine du revenu[6] » — à une époque qui n’avait des yeux que pour la production, est assurément remarquable. On voulait bien s’occuper tantôt de tel groupe de producteurs, tantôt de tel autre groupe ; on ne se souvenait guère que, sans une consommation saine, assurée, progressive, l’accroissement de la production ne donne qu’un surplus d’embarras et de ruines. Boisguillebert ne partage point cette méprise et s’applique à la redresser.

Vous voulez que l’ouvrier, que l’artisan ait son pain à bon marché, qu’il achète le blé à 9-10 francs le setier de Paris ? Soit : mais de pouvoir se nourrir, de pouvoir travailler et produire à meilleur compte, à quoi cela lui servira-t-il, si, par suite même de cet avilissement du blé, l’emploi manque à son travail, le débouché à son produit ? Quel profit y trouvera-t-il d’acheter pour dix livres la nourriture hebdomadaire de sa famille que naguère il payait dix-huit, lorsque, à cause même de ce bon marché du blé, il ne gagne que cinq livres par semaine ou ne gagne rien, là où antérieurement il en gagnait vingt ? Quel avantage y aura-t-il pour le commerce et l’industrie à diminuer leurs dépenses d’entretien et celles de leur ouvriers, si par cela même diminuent les ventes de l’industriel, les échanges dont le commerçant est l’intermédiaire ? Et tout cela, pense Boisguillebert, arrive forcément, lorsque le blé est réduit à un prix tel que le laboureur et le propriétaire cessent de pouvoir subsister ; leur ruine entraîne immanquablement la ruine de toutes les autres classes. Mais laissons la parole — on ne saurait mieux dire — à Boisguillebert : « Tous les états ensemencent les terres, et ce n’est point le laboureur seul qui a cette commission, quoiqu’on le suppose grossièrement ; et comme, lorsqu’on sème peu, on recueille peu, et qu’au contraire la moisson est abondante quand on cultive quantité de terres, tous les états et toutes les conditions doivent faire ce raisonnement, chacun pour leur particulier : quand ils achètent le blé ou le pain à un prix considérable qui ne soit point exorbitant, à un prix raisonnable qui ne constitue pas le laboureur, qui n’est que leur commissionnaire, en perte comme aujourd’hui, c’est un nombre de semences qu’ils jettent sur la terre et qui leur rapportera avec usure une récolte abondante ; au lieu que, n’ayant semé que pour les frais de la récolte, qui est le sort aujourd’hui des laboureurs, ils doivent s’attendre que le maître ne recevant rien, il ne leur formera aucun profit, par nulle action de leur marchandise, ce qui les fera périr avec ce même laboureur[7]. »

D’aucuns objectent : l’atteinte portée à l’aisance de telle ou telle classe n’amoindrit au fond que ses dépenses facultatives ; l’effet, par conséquent, s’arrête aux industries de luxe, le débouché ne se rétrécit que pour les produits et les services qui s’adressent à des besoins plus ou moins factices.

Oui, répond Boisguillebert, c’est par là que commence l’amoindrissement : il ne s’y arrête guère. La raison en est bien simple : quand le riche cesse d’acheter le superflu, l’ouvrier qui était occupé à confectionner ce superflu ne reçoit plus de quoi acheter le nécessaire. Lorsque, par n’importe quelle raison, les opulents d’une ville se voient amenés à diminuer leurs acquisitions de vaisselle d’argent, les potiers chez qui se fournissaient les ouvriers bijoutiers vendront moins de faïence. « Comme l’ouvrier du superflu et du magnifique n’exerce cet art et cette profession que pour se procurer le nécessaire, l’un ne peut être retranché, sans que la perte de l’autre ne s’ensuive aussitôt Et comme il y a de l’ordre dans l’augmentation de la dépense, à proportion qu’on augmente de facultés ; que, dès qu’on a plus que le nécessaire, on se procure le commode ; qu’ensuite de cela, on passe au délicat, au superflu, au magnifique, et enfin, dans tous les excès que la vanité a inventés pour ruiner les riches et enrichir ceux qui n’avaient rien de leur origine ; de même, lorsqu’il faut déchanter par la cessation des revenus en fonds, causée par l’avilissement des blés, la réforme refait le même chemin en rétrogradant, ce qui ruine d’abord tous les ouvriers de magnificence et de superflu, et jette un levain qui, gâtant tout l’État, produit les banqueroutes que l’on ne manque jamais de voir dans ces occasions, et fait dire aux aveugles en pareille matière, que c’est qu’il n’y a plus d’argent : il en est autant et plus que jamais, mais c’est qu’il devient paralytique[8]. »

La phrase que nous venons de souligner signale un nouvel enchevêtrement des intérêts, un nouvel anneau dans la chaîne de la solidarité. Ceux dont le revenu est amoindri ne sont pas les seuls qui rétrécissent, et forcément, leur consommation ; l’effet s’étend aux personnes qui avec eux sont en rapports plus ou moins directs. Voici comment : « Dans ces occasions, un homme vivant de ses rentes, qui a cent écus dans sa poche et qui les aurait dépensés pour ses besoins utiles ou commodes seulement, si son fermier ne l’avait pas assuré qu’il ne peut lui bâiller l’argent à l’échéance du terme qui approche, les garde bien soigneusement, afin de les faire filer pour le simple nécessaire ; et cette trop longue garde maintient l’argent dans un trop long repos, contre sa nature, qui est de toujours marcher et de produire du revenu à chaque pas qu’il fait. Or, sans ce déchet arrivé à la cause primitive, qui est le blé, les cent écus dont on vient de parler auraient fait cent, voire deux cents mains, dans le temps de leur résidence, s’ils avaient toujours été en route ; et cette forte garde qui a si longtemps arrêté cette somme dans son premier gîte, ne se peut faire sans intéresser tous les passages qui ne subsistaient que de la coutume où ils étaient de la voir ordinairement à l’aide de leurs denrées ou de leurs services, car la mévente des grains rend dans ce cas les unes et les autres complètement inutiles[9]. »

C’est donc agir contre le bon sens et contre l’évidence des faits que de prétendre asseoir la fortune d’une classe sur les ruines de la fortune d’une autre classe ; c’est folie surtout de vouloir amener l’aisance chez les pauvres en la détruisant chez les riches. Ceux-ci ne pouvant plus faire travailler, on « donnera congé » à l’ouvrier. Il mendiera, il pourra mourir de faim à côté du bon marché du blé. Quant à la famille du commerçant, de l’industriel, elle économisera cinquante francs, cent francs, trois cents francs sur sa dépense annuelle en pain ; mais elle perdra dix fois autant par l’amoindrissement de la vente, dû à l’appauvrissement des producteurs de blé. L’avilissement de cette denrée fait ainsi, en fin de compte, autant de tort à ses prétendus bénéficiaires qu’à ses victimes ostensibles.

Aussi, le bon marché exagéré du blé est-il, aux yeux de Boisguillebert, un mal pour le moins aussi grave, tout aussi meurtrier même, que la cherté excessive ; c’est une situation qui fait périr beaucoup plus de monde de mort non-naturelle, que quelque stérilité que ce soit. « La cherté fait périr d’inanition, le bon marché donne une espèce d’indigestion d’État, causée par la trop grande abondance » ; l’un tue moins violemment, mais non moins sûrement que l’autre. Boisguillebert reconnaît que cette proposition doit « causer un très grand degré de hausse de surprise », à cause de la « prévention qui règne pour croire le contraire » ; pur effet d’optique ou d’acoustique ! Le mal produit par l’avilissement du blé, répondra-t-il, fait moins de bruit que le mal produit par la hausse du blé ; mais il est plus pernicieux dans ses effets.

« Il en va … comme du poignard et du poison, dont on se sert pour faire périr les hommes. Deux sujets poignardés causeront plus d’horreur et attireront plus de poursuites violentes, que vingt autres qui auraient péri par un poison lent, administré en secret : le doute sur la véritable cause de la mort et le degré plus grand d’incertitude sur l’auteur du crime diminuent de moitié, dans cette circonstance, tout le fracas qui suit ordinairement l’autre manière de faire périr les hommes ; mais, avec tout cela, celle-ci ne fait pas moins de mal ; au contraire, elle renchérit sur l’autre, en ce qu’elle fait plus longtemps souffrir son sujet, et que le dehors moins violent qu’elle jette diminue les mesures nécessaires pour la conjurer On peut dire la même chose de la misère causée par la trop grande cherté et de celle que produit l’avilissement des grains : si l’une poignarde, l’autre empoisonne, et toutes deux ont les mêmes suites, tant dans leur naissance et leur progrès que dans leur fin…[10]. »

Et, regardant, par les raisons qu’il vient d’indiquer, le poison comme le plus néfaste des deux, Boisguillebert cherche un contre-poison et le trouve dans le poignard : les disettes qui surviennent de temps en temps paralysent « heureusement » une partie des désastres que le bon marché inflige au pays ! Le remède est violent, qu’importe ! Il ressemble à tous les remèdes « qu’on emploie pour la guérison du corps humain : leur opération n’agit jamais, même avec le plus de succès, sans altérer le sujet qui les subit, et sans qu’il en coûte du sang, ainsi qu’une diminution ou suspension momentanée des forces vitales[11]. »

C’est évidemment aller trop loin. Déprimer le prix du blé à coups d’autorité (défense d’exporter, défense d’accaparer, obligation de porter son grain au marché, interdiction de le ramener, etc.) est un procédé inique, irrationnel et contraire même à l’intérêt de ceux que l’on entend favoriser de cette façon. Voilà une vérité incontestable ; l’argumentation par où Boisguillebert la démontre est irréprochable, marquée au coin du suprême bon sens, et entièrement conforme aux saines notions économiques. Il n’en est plus ainsi lorsque Boisguillebert, généralisant, voit dans le bon marché du blé un mal absolu, qu’il faut fuir, prévenir, combattre à tout prix.

Le blé à bon marché est un inestimable bien, quand le bon marché est l’effet d’un sol naturellement fécond, d’une culture intelligente, des progrès dans les procédés et instruments d’exploitation ; les consommateurs s’approvisionneront à des frais moindres et les producteurs y trouveront parfaitement leur compte ; ils y gagneront même, grâce aux progrès que ce bon marché-là ne peut manquer de faire faire à la consommation, à la demande des produits. La baisse du prix du blé sera encore profitable à tout le monde lorsqu’elle est amenée naturellement par des réformes qui donnent un nouvel essor à l’exploitation du sol, telles que la substitution du travail libre au travail asservi, l’allégement des charges et entraves qui gênent l’agriculture. N’est-il pas étonnant que Boisguillebert qui, ailleurs, reconnaît et stigmatise si bien les effets désastreux des impôts écrasants, des violences et iniquités dont la masse taillable et corvéable est la victime, ait pu ou voulu oublier tout cela en traitant la question des grains ? Non moins étrange est-il d’entendre Boisguillebert déplorer une surabondance de blé, accuser une « sorte d’indigestion d’État », parce que les cultivateurs, dans quelques années de bonne récolte, ne trouvent pas à vendre leur blé au prix qu’ils en obtenaient dans les années de disette 1693 et 1694 ! Il arrive, on l’a vu, à bénir les disettes périodiques comme un contre-poids à la fatale surabondance, comme un remède violent mais salutaire contre l’indigestion d’État ! Singulière aberration. Pouvait-il y avoir trop de blé dans un pays où la moitié de la population, dans les campagnes même, ignorait l’usage du pain ? Elle était condamnée, si elle ne mourait pas purement et simplement de faim, à se nourrir de châtaignes et de raves, d’herbes et racines de toutes sortes, et arrivait tout au plus au pain d’orge et d’avoine ! Pouvait-il y avoir trop de blé lorsque, dans l’armée même du Roi, l’approvisionnement était parfois si insuffisant, que Villeroy, pour donner l’entière ration aux corps qui marchaient contre l’ennemi, dut faire jeûner les troupes qui restaient dans le camp ? La vérité vraie, attestée par une foule de témoignages, c’est que, grâce aux impôts et corvées écrasants, grâce aux iniquités et exactions de toute nature, les cultivateurs, dans les années même les plus favorables, sont hors d’état de fournir le blé à un prix approprié aux ressources si minimes des populations. La vérité vraie (déjà nous l’avons fait remarquer), c’est que, malgré tout ce que l’on fait pour peser sur les prix du blé, la majeure partie des populations, misérable à l’excès, n’est pas en mesure de se le payer. L’avilissement du blé est donc tout autant l’effet que la cause de la détresse générale. Les maux qu’il cause ou qu’il atteste ne sauraient être conjurés isolément.

Grâce à ces mésappréciations, Boisguillebert dépasse le but qu’on lui entrevoyait : certaine de ses conclusions se concilie difficilement ou ne se concilie guère avec les rationnelles et libérales prémisses de l’auteur. Il ne se borne pas, en effet, à réclamer la suppression des lois et règlements par lesquels l’autorité pèse de dessein prémédité sur le prix du blé ; il ne demande pas l’abstention : il sollicite l’action en sens inverse, le surhaussement artificiel du blé. Indiquée dans le Traité Des Grains, cette conclusion est formulée nettement dans le Factum De La France : « Le roi et MM. les ministres sont absolument maîtres du prix des grains, le pouvant faire baisser et hausser à leur volonté, en quelque temps et en quelque saison que ce soit : comme l’état d’avilissement où il se trouve est l’effet d’une main étrangère autre que celle de la nature, de même, par des manières contraires qui coûteront beaucoup moins, on peut mettre cette denrée au prix et en l’état qu’elle doit être[12]. »

On regrettera peut-être que l’auteur ait jugé inopportun — « il est de l’intérêt de cette démarche qu’elle ne soit pas absolument publique, étant de la nature du secret, qui perd la vie aussitôt qu’il voit le jour » — de nous révéler les « manières contraires » par lesquelles le roi et MM. les ministres doivent et peuvent, suivant lui, amener le blé « au prix et en l’état qu’il doit être. » Nous avouons, pour notre part, n’être pas trop curieux ; d’avance nous sommes convaincus de l’inefficacité de ces « manières. » Très probablement en heurterons-nous une partie pour le moins, quand nous étudierons, dans le chapitre qui va suivre, les idées de Boisguillebert sur l’exportation des grains. Il arrive ici à Boisguillebert ce qui lui arrive en bien d’autres occurrences : voulant redresser l’arc trop courbé, il le force dans le sens contraire. Pour mieux démontrer, pense-t-il, à quel point est fausse la « très fine politique » qui s’efforce d’abaisser le prix du blé, il se laissera entraîner jusqu’à soutenir les avantages de la cherté, jusqu’à réclamer, pour la produire, l’intervention de l’autorité ; de même que nous le verrons tout de suite dans l’ardeur à pourfendre les lois qui interdisent l’exportation des blés, s’avancer jusqu’à soutenir que l’État, au contraire, devrait de toutes façons pousser à la sortie des grains.

Ne négligeons pas, toutefois, les circonstances atténuantes. Abstraction faite des causes « actuelles » et, dans une certaine mesure, personnelles, qui inspirent, sur le point qui nous occupe, la polémique de Boisguillebert, il faut avouer que l’inintelligence du régime en vigueur était de nature à échauffer la bile même à des penseurs moins irascibles. S’il est une marchandise au monde qui réclame impérieusement la liberté, toute la liberté, c’est bien le blé ; le commerce du blé et l’approvisionnement auquel ce commerce doit pourvoir, ne sont possibles qu’à cette condition. Pourquoi ? Parce que c’est l’un des commerces les plus difficiles, les plus chanceux que le capitaliste puisse entreprendre. Personne ne sait prévoir l’issue de la récolte dans le pays même, moins encore dans les pays avoisinants, auxquels, suivant les occurrences, il y aura un excédant à céder ou un supplément de blé à demander ; l’emmagasinage, facilité à notre époque par le perfectionnement des silos et tout particulièrement, en certains endroits, par les greniers aérateurs, était hier encore une opération fort laborieuse et fort coûteuse ; le transport, qui comptera toujours parmi les plus encombrants, devait être particulièrement difficile à une époque où, grâce au détestable état des routes et à l’état arriéré des véhicules, le déplacement de dix mille muids de blé réclamait toute une armée de charretiers et de charrettes. Ajoutez les variations si promptes et si subites que la moindre nouvelle, bonne ou mauvaise, peut produire sur les prix du blé ; mettez en ligne de compte les dangers, la réprobation dans le cas le plus favorable, auxquels les « accapareurs » étaient partout exposés. Évidemment, toute la liberté et toute la faveur auxquelles pouvait prétendre une branche quelconque du commerce, n’eussent pas été de trop pour contre-balancer tous ces graves désavantages et amener, malgré tout, des capitalistes à faire le commerce du blé. Au lieu de cela, l’on en fait le commerce le plus maltraité par les lois, les règlements, l’opinion ! Comme s’il fallait à toutes ces difficultés intrinsèques en ajouter d’extérieures, afin que personne au monde ne veuille, n’ose s’occuper sérieusement d’un négoce si indispensable à l’alimentation des peuples !

[1] Factum de la France, chap. II, p. 253-4.

[2] Traité des grains, part. I, chap. I, p. 325.

[3] Détail de la France, part. II, chap. XXI.

[4] Dans ce sens, l’on peut appliquer à Boisguillebert l’éloge que Bianchini décerne à Serra : de faire dériver la richesse du concours de facteurs divers, quand Sully ne la voit que dans le labourage et l’élevage ; Colbert, que dans le commerce et les manufactures ; les physiocrates, que dans la production agricole, etc. (Della scienza del ben vivere sociale, p. 156.)

[5] Détail de la France, part. I, chap. IV.

[6] Ibid., part. II, chap. IX.

[7] Traité des grains, part. I, chap. VI. — Voici en quels termes Quesnay introduira cette vérité si bien démontrée par Boisguillebert, parmi ses « maximes de gouvernement économique » ; la maxime IX est ainsi formulée : « Une nation qui a un grand territoire et qui fait baisser le prix des denrées de son crû pour favoriser la fabrication des ouvrages de main-d’œuvre, se détruit de toutes parts. Car si le cultivateur n’est pas dédommagé des grands frais que la culture exige, et s’il ne gagne pas, l’agriculture périt ; la nation perd les revenus de ses biens-fonds ; les travaux des ouvrages de main-d’œuvre diminuent, parce que ces travaux ne peuvent plus être payés par les propriétaires des biens-fonds ; le pays se dépeuple par la misère et par la désertion des fabricants, artisans, manouvriers et paysans, qui ne peuvent subsister qu’à proportion des gains que leur procurent les revenus de la nation. Alors les forces du royaume se détruisent ; les richesses s’anéantissent ; les impositions surchargent les peuples, et les revenus du souverain diminuent. Ainsi, une conduite aussi mal entendue suffirait seule pour ruiner un État. » (Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, vol. XVI, p. 461 ; — Collection [Guillaumin] des principaux économistes, vol. II, p.292.) Cette « maxime », on le sait, est l’une des idées maîtresses de l’école physiocratique ; à part certains termes particuliers à celle-ci, la maxime en elle-même est tout aussi nettement et aussi catégoriquement formulée par Boisguillebert, qu’elle le sera, un demi-siècle après, par le médecin de Louis XV. On sait déjà de reste qu’elle n’est point entachée, chez Boisguillebert, des visées étroites qui la marqueront sous la plume des physiocrates, et qu’il fait aboutir à des vues fort larges ce qui, pour eux, sera le point de départ de doctrines exclusives.

[8] Traité des grains, part. I, chap. IV.

[9] Traité des grains, part. I, chap. IV., p. 334.

[10] Traité, etc., part. I, chap. VII, p. 340-42.

[11] Ibid., part. I, chap. VI.

[12] Factum, etc , chap. V, p. 299.

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