Colbert ou le mythe de l’État omnipotent

Colbert présentant à Louis XIV les membres de l'Académie royale des sciences (1667)

Colbert présentant à Louis XIV les membres de l’Académie royale des sciences (1667)

Sans être un grand théoricien, Colbert a laissé sa marque dans l’histoire de la pensée économique par l’application ferme et délibérée qu’il fit des principes mercantilistes, alors fort en faveur à travers l’Europe.


Colbert ou le mythe de l’État omnipotent

par Murray Rothbard

Extrait de l’Histoire de la pensée économique, volume 1,
traduit par Nicolas Prin et paru dans Laissons Faire, n°9, février 2014

Jean-Baptiste Colbert (1619-83) n’était pas un universitaire ou un théoricien, mais il maitrisait parfaitement les théories qu’il défendait — celles-ci étant celles du mercantilisme —, des théories qu’il avait perçues comme appropriées depuis des générations pour la France et le reste de l’Europe. La réussite de Colbert dans l’exercice des fonctions privilégiées de czar économique du Roi Soleil fut celle de pouvoir mettre en application à grande échelle son écueil d’idées mercantilistes.

Colbert était convaincu que ses idées étaient bonnes, justes et correctes, et il croyait avec ferveur que tous ses opposants étaient, soit dans l’erreur, soit ignorants, soit biaisés par des motivations personnelles ou encore par d’autres causes spécifiques. Ses opposants, comme les commerçants, qui préféraient la concurrence ou le libre-échange, étaient tous bornés, myopes, ou égoïstes. Jean-Baptiste Colbert disposait en effet certainement d’une vision stratégique permettant de défendre les intérêts à long terme de la nation. Les marchands, répétait-il souvent, n’étaient que des petits hommes servant seulement leurs « petits intérêts privés ». Par exemple, ils préféreraient souvent la libre concurrence, alors que pour pouvoir servir « l’intérêt général » et le « bien de la nation » tous les produits doivent être uniformes et de qualité égale. Colbert parlait là, bien sûr, des intérêts communs de l’État, de ses dirigeants et de la bureaucratie, ainsi que de celui des cartellistes, dont tous les intérêts privés respectifs étaient en fait les mêmes.

Mais, bien entendu, le mythe de « l’intérêt général » n’était, comme souvent, qu’un prétexte utilisé par certains individus ou groupes d’individus : leurs intérêts étant en effet bien plus important que ceux du « petit » commerçant lambda. Le concept mercantiliste de Colbert était familier : encourager et garder l’or au sein même du pays, afin qu’il puisse remplir les coffres de l’État ; prohiber l’exportation d’or, cartelliser en suivant des normes obligatoires strictes de qualité ; subventionner l’export ; et restreindre les importations jusqu’à ce que la France accède à l’autosuffisance. Le point de vue de Colbert vis-à-vis de l’impôt était celui partagé avec quasiment tous les ministres des finances, quel que soit leur pays, mis à part qu’il était beaucoup plus clairement et bien plus candidement exprimé : «L’art de la fiscalité, dit-il, consiste à plumer l’oie pour en obtenir le plus grand nombre de plumes avec le moins de sifflement ».

Il n’y a aucune synthèse plus dramatique des intérêts intrinsèquement conflictuels du peuple et de l’État. Du point de vue de l’État, de ses régulateurs, ou de ses dirigeants, le peuple ne serait simplement qu’une oie géante, sur laquelle il faudrait arracher aussi efficacement que possible les plumes. Plus précisément, ce remplissage des coffres de l’État était la seule et unique raison de ces préceptes stupides, cupides, véhiculés par ces doctrines mercantilistes, mises en exergue dans un très révélateur état des lieux de Colbert transmis au roi : « L’universelle loi des finances devrait être toujours parfaitement mémorisée, et utilisée avec toute l’attention et l’autorité de Sa Majesté », afin d’attirer l’argent dans le royaume, et répandre ce qu’il en reste à travers les différentes provinces pour qu’elles puissent payer leurs taxes.

Comme les autres mercantilistes, Colbert, embrassait les voilures du sophisme de Montaigne vis-à-vis des relations commerciales : le commerce signifiait alors en effet guerre et conflit. Le montant total de la richesse commerciale mondiale, le nombre de navires, la production manufacturière globale, étaient fixées. La nation ne pouvait améliorer ses bénéfices commerciaux, la production de ses fabriques, ou augmenter ses exportations, qu’aux dépends de ses concurrents étrangers. Un gain pour une nation doit se traduire par une perte pour l’autre. Colbert glorifiait le fait que la croissance Française puisse se faire aux dépends de la misère infligée aux autre nations.

Comme Colbert l’écrivit au roi Louis XIV en 1669, « ce pays ne fleurit pas seulement en lui-même, mais aussi par la sanction qu’il sait infliger aux nations voisines ». En réalité, le commerce et la conquête militaire ne s’apparentent pas, mais s’opposent diamétralement. Chaque contrepartie bénéficie d’un échange, peu importe s’il s’agit d’un échange entre des personnes d’un même pays, ou de deux pays distincts. Les frontières n’ont rien à voir avec le gain économique tiré du commerce ou du marché. Lors d’un échange, le gain d’un homme est uniquement possible s’il contribue au gain de quelqu’un d’autre : deux nations (par exemple des gens vivants dans des régions géographiques distinctes) bénéficient mutuellement du commerce entre elles. Les théories de Colbert, toutefois, se traduisaient par la plus profonde hostilité envers tous les étrangers, et plus particulièrement les nations prospères telles que l’Angleterre ou les Pays-Bas. Comme les autres mercantilistes, Colbert détestait la paresse des autres, et chercha à les forcer à travailler pour la nation et l’État. Tous les vagabonds devaient être expulsés du pays ou mis au travail forcé, et réduits à l’état d’esclave. Les vacances devaient être réduites, afin que les gens puissent travailler plus dur.

Colbert se caractérisait cependant des autres mercantilistes en accordant une attention particulière aux intellectuels et à leur vie artistique, sous le contrôle de l’État. L’objectif était de s’assurer que les artistes et les intellectuels se dévouaient pour glorifier le roi et ses travaux. Une somme colossale d’argent fut ainsi consacrée à la construction de palaces et de châteaux pour le roi, dont approximativement 40 millions de livres dispensés pour le château de Versailles. Durant le règne de Colbert, quelques 80 millions de livres furent alloués à la construction d’édifices royaux. En outre, Colbert regroupa les artistes et les intellectuels dans des académies, qu’il supporta en les subventionnant et en leur octroyant des projets gouvernementaux.

Ainsi l’Académie Française, crée peu avant, et alors considérée comme un groupe semi-privé peu influent, fut nationalisée par Colbert et on lui confia la responsabilité de la langue française. L’Académie de peinture et de sculpture, fondée sous Mazarin et qui s’était vue octroyée le monopole de l’instruction artistique, fût renforcée par Colbert, qui imposa des règles strictes aux artistes afin que leur travail soit conventionnel, ordonné, et toujours au service du roi. Colbert fonda une académie de l’architecture afin de travailler sur les édifices royaux et d’inculquer les principes architecturaux conventionnels.

Ni la musique ni le théâtre ne passèrent au travers de l’omniscience régulatrice de Colbert. Comme ce dernier préférait toutefois l’Opéra Italien aux balais Français, il condamna le premier au bénéfice du second. En 1659, l’Abbé Perrin produisit le premier opéra Français et une décennie plus tard, Colbert confia même à l’Abbé le monopole du droit de représentation musicale. Perrin, toutefois n’était qu’un piètre gestionnaire, et fit banqueroute. Alors prisonnier par ce surendettement chronique, Perrin vendit ses droits de monopole à Jean-Baptiste Lulli, un musicien et compositeur Italien. On octroya à Lulli le droit de former l’Académie Royale de Musique, et la permission de Lulli fût ainsi nécessaire pour toute représentation musicale ultérieure à plus de deux instruments.

De même, Colbert créa un monopole théâtral. En 1673, il força ainsi l’unification des théâtres existants ; quand une troisième se vit forcée ensuite à les rejoindre, la Comédie Française fût fondée, en 1680. La Comédie Française, qui se vit attribuer le monopole des représentations d’art dramatique à Paris, fut soumise à de strictes règles, et financée par des fonds étatiques. Avec la régulation et le monopole s’accumulèrent les subventions. Les pensions privilégiées, les subventions, les rendez-vous manqués des valets du roi, les réceptions dispendieuses des artistes du roi, l’exonération de taxes ou la colère des créanciers, tout cela était très répandu à cette époque dans le domaine de l’art.

Un sort similaire à celui des comédiens était réservé aux écrivains, aux scientifiques, aux historiens, aux philosophes, aux mathématiciens, et aux essayistes. Toutes sortes de largesses étaient donc accordées à ceux vivants au crochet de l’État. C’était un soutien qui surpassait allègrement toutes les formes de coopérations en sciences humaines ou toutes les fondations scientifiques nationales. Cette effusion subvertit toutes les formes d’esprit d’indépendance que les intellectuels Français auraient pu vouloir atteindre. La pensée de la Nation entière avait été corrompue au service de l’État. Mais quel genre d’homme était-ce donc alors, ce grand bureaucrate qui méprisait tant les intérêts des individus et des petit commerçants, mais qui prétendait pourtant toujours parler et agir au nom de l’ « intérêt général » ?

Jean-Baptiste Colbert est né à Reims, d’une famille de commerçants. Son père, Nicolas, fit l’acquisition auprès du gouvernement d’un petit bureau à Paris ; son oncle le plus influent, Odart Colbert, était un banquier d’affaire talentueux. Jean-Baptiste n’avait pas pu bénéficier d’une bonne éducation, mais son oncle connaissait un banquier du Cardinal Mazarin. Plus important, l’un des fils d’Odart se maria avec la sœur d’un important homme d’état, Michel Le Tellier. L’oncle Odart permis ainsi au jeune Colbert de pouvoir travailler pour Le Tellier, qui venait juste d’accéder au poste de secrétaire d’État aux affaires militaires.

La longue carrière de Jean-Baptiste dans la haute bureaucratie venait donc de débuter. Après sept années à ce poste, Colbert se maria à Marie Charron, après avoir obtenu de son père, un riche bureaucrate dirigeant de l’administration financière, une exonération de taxes conséquente. Son fils Colbert devint conseiller d’État, puis l’un des principaux conseillers du cardinal Mazarin. Un peu après la mort de ce dernier, Colbert gravit les échelons pour devenir virtuellement le czar économique de Louis XIV, gardant ce statut jusqu’à sa mort.

Froid, dépourvu de sens de l’humour, dur et implacable, « un homme de marbre », comme l’appelaient ses contemporains, Jean-Baptiste Colbert avait néanmoins l’intelligence de la flatterie illimitée, et de se livrer aux services personnels les plus humiliants pour son patron, le Roi Soleil. Aussi Colbert écrivit il en une occasion de victoire militaire : « On doit, votre majesté, profiter de l’émerveillement du silence, et remercier Dieu chaque jour de nous avoir permis d’être né durant le règne d’un roi comme Sa Majesté ». Et aucun service n’était considéré comme trop humiliant par le Roi Soleil. Colbert allait chercher les cygnes disparus du Roi, fournissait au roi ses oranges préférées, s’arrangea pour la naissance du fils illégitime, et acheta des bijoux à ses maîtresses de sa part.

La philosophie personnelle de Colbert fut la mieux résumée à travers les conseils qu’il a pu prodiguer à son fils, Seignelay, sur la manière d’appréhender le monde. Il déclara en effet à son fils que « l’objectif premier qu’il doit avant tout se fixer est celui de se rendre agréable au Roi, et il doit y travailler avec le plus grand dévouement durant toute sa vie afin de bien savoir ce qui est le plus agréable à Sa Majesté. » Colbert fut bien récompensé pour sa vie de travail acharné et de flagornerie abjecte au service du roi. Apparemment, seuls les intérêts des commerçants individuels et des citoyens étaient insignifiants. Colbert ne rencontra que peu de difficultés pour pouvoir identifier la lucrative entreprise que représentait celle de prétendre vouloir agir au nom de l’ « intérêt général », de la « gloire nationale », et de la richesse commune. Un flux de bureaucrates, de bénéfices, de pensions et de subventions permettait en effet de remplir à souhait les coffres du Roi, ainsi toujours pleinement reconnaissant.

En outre, en récompense de ses loyaux services, Colbert reçut des primes spéciales ou des « gratifications » du Roi ; ainsi, en Février 1679, Colbert obtint une prime de la modique somme de 400 000 livres. Le montant global versé dans les coffres de Colbert était en effet colossal, en incluant les terres, en outre grâce aux pots de vin versés en échange des subventions, ou malgré les exonérations garanties aux lobbyistes reconnaissants, voire celles accordées par pures intérêts économiques. En tout, il n’amassa pas moins de 10 millions de livres, suffisamment donc pour être signalé, bien que ce soit moins que l’énorme fortune engrangée par Mazarin durant ses différents mandats en tant que premier ministre.

Colbert fut aussi extrêmement reconnaissants avec les différents membres de sa grande famille : il fit en effet bénéficier des meilleurs traitements de faveur à ses frères, ses cousins, ses fils, et ses filles en leur attribuant les postes convoités d’évêque, d’ambassadeur, de commandant, d’intendant, et de sœur principale dans les meilleurs couvents. La famille de Colbert, fut certainement tout aussi performante que Jean-Baptiste à pouvoir faire le bien sous prétexte de vouloir servir l’intérêt général de la France.

Après la mort de Colbert en 1683, ses successeurs durant le règne de Louis XIV développèrent et renforcèrent la politique du Colbertisme. Le recours aux tarifs protectionnistes fut quasiment généralisé, l’importation de biens divers limitée à certains ports bien spécifiques, la régulation sur la qualité renforcée, et les innovations ainsi entravées sous prétexte de vouloir protéger l’industrie et de préserver un statu quo des conditions de travail. Le Colbertisme fût ainsi enraciné dans l’économie politique Française.

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