De la nécessité d’enseigner l’économie politique

Vers 1840, tenue encore éloignée des cursus officiels d’enseignement, la jeune science de l’économie politique apparaissait en retrait, incapable de provoquer les grands changements politiques, économiques et sociaux dont elle affirmait la nécessité. Tous les fortes intelligences étaient frappées par une même exigence : celle de multiplier les chaires d’économie politique pour vaincre le règne des préjugés économiques.


De la nécessité d’introduire l’étude de l’économie politique dans l’enseignement donné à la jeunesse

 

par Eugène Daire

(Extrait du Chroniqueur, feuilleton de l’Institut médical du 20 octobre 1839.)

 

 

S’il est une science qui doive faire partie de l’éducation de la jeunesse c’est à coup sûr l’économie politique.

Pour la société, comme pour l’individu, il y a, sans doute, des besoins d’un ordre plus élevé que les besoins matériels, mais cette vérité n’empêche pas que la satisfaction de ceux-ci ne se présente en première ligne, qu’elle ne soit même la condition sans laquelle il ne pourrait en exister d’autres.

L’économie politique qui traite de la richesse sociale, laquelle n’est que l’agglomération des richesses individuelles, qui envisage cette richesse dans ses trois phénomènes, si importants pour le monde, de la production, de la distribution et de la consommation, est donc, par sa nature, une science de l’intérêt le plus général, puisqu’elle a pour matière les besoin fondamentaux de l’humanité, et que ses principes ne tendent qu’à établir les moyens les plus propres à pourvoir aussi largement qu’il est possible, à de tels besoins.

L’éducation, qui doit, avec un soin égal, rendre l’enfant apte à ses devoirs sociaux comme à ses devoirs privés, pourrait-elle donc en former un citoyen utile, si elle ne lui enseignait, en même temps que la morale, la science des intérêts matériels de la société ?

Avec la forme de gouvernement qui nous régit, il n’est presque personne qui, sur un théâtre plus ou moins grand, ne doive être appelé au moins une fois, dans le cours de sa carrière, à débattre des intérêts publics. Dans cette position, l’amour du bien le plus sincère, les vues les plus pures ne suffisent pas pour émettre un avis éclairé, il faut encore des connaissances spéciales que la science de l’économie politique peut seule fournir. Sans ces connaissances, on s’expose à prendre part à des mesures qui sont tout au moins ridicules, quand le hasard veut qu’elles ne soient pas désastreuses dans leurs effets.

On dira, peut-être, que l’économie politique est une science trop sérieuse, trop aride pour la jeunesse. On aura raison à coup sûr, si dans ce mot on comprend l’enfance, au cœur et à l’imagination de laquelle l’éducateur doit parler, bien plus qu’au jugement. Mais pour nous, qui n’appliquons ce mot, en général, qu’à des élèves entrés dans leur seizième année, nous pensons qu’à cet âge aucune science n’est aride pour celui qui a le désir d’apprendre, et que si un cours d’économie politique paraissait tel aux auditeurs que nous désignons, ce serait uniquement la faute du professeur qui aurait été chargé de le faire.

Il faut le dire à la gloire de notre siècle : la jeunesse d’aujourd’hui ne ressemble guère à la jeunesse oisive et dissipée d’autrefois. La grande révolution de 1789, en faisant disparaître les derniers vestiges de la féodalité, a fait disparaître aussi les dernières traces du préjugé honteux qui flétrissait le travail, préjugé dérivant de l’esclavage, et tellement enraciné dans les mœurs du monde ancien, que nous le voyons partagé par les esprits les plus éminents de la Grèce et de Rome. L’émancipation complète du travail l’a relevé aux yeux de toutes les classes de la société, et s’il se rencontre encore dans les premières de ces classes, quelques jeunes gens qui fassent parade de leur oisiveté, qui affectent un dédain superbe pour l’industrie, pour les arts, pour la littérature, qui rougissent de paraître occupés d’autres choses que de plaisirs, qui seraient tentés, en un mot, de renouveler les gentillesses aristocratiques du temps de Louis XIV, la masse, au contraire, se livre avec ardeur aux études les plus sérieuses, se mêle aux travaux de tous genres, témoignant ainsi du sentiment profond qu’elle a de la dignité de l’homme et des devoirs du citoyen.

L’économie politique donc, loin d’être aride pour des jeunes gens de seize ans, pour les jeunes gens de nos jours, offrirait au contraire à leur esprit une nourriture intellectuelle dont il se repaîtrait avec avidité. Cette science, sans cesse en contact avec la morale et l’histoire, permet au professeur de profiter des connaissances acquises déjà par les élèves, sous ce double rapport, pour leur en faire mieux comprendre l’utilité, pour jeter de bonne heure dans leur esprit, en présence du progrès incessant des connaissances humaines, la conviction de tous les efforts de travail réclamés désormais par l’étude, ainsi que du prix inestimable du temps.

L’étude de l’économie politique ne serait-elle nécessaire à personne pour réaliser le bien, qu’il faudrait encore, et peut-être plus que jamais, s’y livrer pour empêcher le mal.

L’histoire nous montre presqu’à chaque page, que l’esprit humain va beaucoup plus vite dans les voies de l’erreur que dans le chemin de la vérité. Comme il n’y a pas de branche des connaissances humaines à laquelle cette remarque ne puisse convenir, il ne faut pas s’étonner qu’on en puisse faire aussi l’application à la science de l’économie politique. Mais ce n’est là qu’une raison de plus pour démontrer la nécessité d’approfondir cette science.

Or, c’est l’étude sérieuse de cette même science, et cette étude seule, qui peut préserver la jeunesse, surtout si elle lui est offerte à l’âge où les passions n’ont pas encore perverti le jugement, des écarts dans lesquels une imagination ardente, des intentions plus ou moins pures, ont entraîné, même de nos jours, une foule de prétendus réformateurs sociaux. Opposant la réalité à l’apparence, les faits aux hypothèses, la science économique fournira des armes victorieuses contre toutes les théories passées et nouvelles, qui ne s’appuieraient pas sur la raison, et qui, au lieu de pousser la société dans la voie du progrès, n’auraient pour conséquence que de la faire reculer vers la barbarie, après avoir attiré toutefois, sur la génération présente, une série incalculable de malheurs.

Le dix-huitième siècle revendique la gloire d’avoir jeté les premiers fondements de la science économique. L’illustre auteur de la Richesse des nations, Adam Smith, lui a tout à coup fait faire un pas immense. Ricardo, Malthus, l’ont enrichie de leurs précieux travaux. Chez nous, MM. Destutt de Tracy, de Sismondi, et surtout Jean-Baptiste Say, lui ont élevé des monuments durables. Un homme du plus grand mérite, d’une érudition prodigieuse (M. Rossi), la professe avec éclat depuis plusieurs années, au collège de France, et vient de publier le premier volume d’un ouvrage aussi remarquable par le fond que par la forme. C’est dire que l’élan est donné, et que la science est naturalisée à jamais chez nous, quelque répugnance qu’on ait eue d’abord à l’admettre.

C’est à ces maîtres divers que devront emprunter leurs principes, tous ceux qui se proposeront de guider la jeunesse dans cette nouvelle carrière. Pleins d’une juste défiance de leurs propres forces, ils devront les étudier avec respect, mais non pas, toutefois, avec idolâtrie. Car ce serait un culte qu’ils repousseraient eux-mêmes, une sorte de servage intellectuel qui n’est plus de nos jours, où la liberté est devenue le droit commun du corps savant, comme du corps politique. Et s’il leur arrivait de tomber en désaccord avec les maîtres de la science, leur devoir sera, non de le dissimuler, mais d’éclairer assez la raison de leurs auditeurs pour qu’elle puisse prononcer en connaissance de cause. Mettre dans l’examen   des   opinions   la bonne   foi la plus entière, n’avoir pour but que le progrès de la science, voilà le seul engagement qui puisse être pris par un professeur.

E. DAIRE

professeur d’économie politique.

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