Paul Leroy-Beaulieu et le dégoût pour la politique, d’après sa correspondance inédite

Mêlé aux luttes politiques locales et nationales, du fait de l’ascendant que sa jeune carrière académique brillante lui avait fait prendre, Paul Leroy-Beaulieu ne tarda pas à déchanter. Élection après élection, séance publique après séance publique, il traçait un portait noir de la vie politique et de ses acteurs. « Très sérieusement, concluait-il avec pessimisme, je crois qu’il n’y a rien à faire en politique et que le mieux serait de rompre tout à fait avec cette affreuse besogne. La France est un pays perdu. »


Paul Leroy-Beaulieu et le dégoût pour la politique,
d’après sa correspondance inédite

 

Resté célèbre pour son activité d’économiste, de journaliste et même de professeur, Paul Leroy-Beaulieu aurait pu cumuler davantage les mérites et connaître une carrière politique plus considérable. Son ardent libéralisme — d’ailleurs empreint d’une certaine modération, qui devait le rendre plus consensuel — n’explique pas à lui seul qu’il ait été tenu à l’écart des grandes agitations politiques des premières décennies de la Troisième République, dans une France que l’on se représenterait comme historiquement colbertiste et donc fermée à un profil comme le sien. Ce n’est pas le lieu d’examiner jusqu’à quel point cette représentation de notre pays est justifiée ; il suffit ici de comparer la carrière de notre homme au destin politique de quelques-uns de ses contemporains comme Léon Say ou Yves Guyot, pour faire sentir que Paul Leroy-Beaulieu aurait pu occuper un siège à l’Assemblée ou tenir les rênes d’un ministère.

L’explication de la pauvreté de sa carrière publique nous est fournie de manière éclatante par l’examen de sa correspondance privée, et notamment des lettres échangées avec sa femme Cordélia (née Chevalier), que nous avons commencé à étudier dans un article précédent consacré à « Paul Leroy-Beaulieu, le mari et le père ».

La vérité, telle qu’elle ressort de sa correspondance inédite, est qu’il avait beaucoup d’antipathie pour la politique. Les années passèrent, des occasions précieuses de s’élever se présentèrent, mais Paul Leroy-Beaulieu n’abandonna jamais ce sentiment que l’action politique était une formidable perte de temps. Et cette considération pesait particulièrement pour lui.

En apparence, Paul Leroy-Beaulieu avait mis toute sa bonne volonté et toutes ses forces dans la bataille politique. Il se présenta à quatre reprises à la députation (1878, 1881, 1885 et 1889), et chaque fois il fut battu. Jamais il ne parvint à atteindre les bureaux d’un ministère. La seule fonction publique qu’il occupa fut celle, dans un terrain d’opération très local, de conseiller général de l’Hérault. Encore faut-il préciser que cette élection tenait autant à la puissance de son réseau qu’à ses démarches personnelles. Michel Chevalier, son beau-père, s’était démené, en quittant la présidence du conseil général de l’Hérault, pour y faire élire son gendre. Paul Leroy-Beaulieu entra avec succès dans cette assemblée politique locale, où il représentait le canton de Lunas, dans lequel se trouvait la propriété de Cazilhac acquise par son mariage.

Dès les premières semaines de son activité de conseiller général de l’Hérault, Paul Leroy-Beaulieu manifesta une forte répulsion et un profond ennui. « Nos séances au Conseil Général n’ont aucun intérêt » écrit-il à sa femme le 24 avril 1879. [1] Même constat le lendemain : « Nous perdons toujours ici notre temps » [2], ainsi que le jour suivant, où il articule de manière plus précise les motifs de sa répugnance :

« On n’a pas idée de l’incurable bêtise de ces gens du Conseil Général. Ils ne comprennent littéralement rien à rien. Hier, nous avons eu une interminable discussion sur un projet financier où tous ces gens de la gauche se sont montrés de véritables imbéciles[3], et me considérant d’ailleurs comme si j’étais un vrai novice en ces matières. » [4]

Membre de l’Institut, rédacteur en chef de L’Économiste français, professeur d’économie politique au Collège de France et de science financière à l’École libre des sciences politiques, Paul Leroy-Beaulieu s’imaginait un autre rôle et une autre influence.  Quelques jours plus tard, il insistait à nouveau sur ses sentiments de dégoût. « Nous continuons à avoir des séances absurdes au Conseil Général… J’éprouve un véritable sentiment de répulsion, un profond dégoût pour cette majorité du Conseil Général. Plus je vais, plus je trouve ces hommes bas, discourtois, sans éducation, sans intelligence autre que celle de la rouerie. » [5]

Il est fort probable qu’au-delà du partage de pensées, Paul Leroy-Beaulieu cherchait par cet épanchement à convaincre sa femme d’abandonner le rêve qu’elle avait conçu pour lui d’un rôle politique de premier plan, d’une carrière riche, supérieure encore à celle de son propre père, Michel Chevalier, qui fut tour à tour député, conseiller d’État et sénateur. La stratégie ne connut aucun succès immédiat, et Paul Leroy-Beaulieu ne laissa plus dans ses lettres que des mentions évasives de son agacement, comme dans celle du 29 août 1879 où il note : « Je t’écris au milieu d’une commission où l’on ne fait rien qui vaille. »[6]

En novembre de cette même année 1879, une occasion lui fut donnée de grandir politiquement. La manière avec laquelle l’épisode se déroula et fut relayé dans la correspondance entre les deux époux est un témoignage de plus en faveur de notre thèse.

Le contexte était le suivant : le député en place, Arrazat, prévoyait de démissionner car on lui offrait un poste de Consul Général à Mexico. L’occasion était belle pour le jeune Paul Leroy-Beaulieu, qui écrivit à sa femme, sans grand enthousiasme : « S’il donne sa démission, je suis bien forcé de me présenter ; sinon, ce serait abandonner la partie et décourager nos partisans. » [7] La réponse que sa femme fit à cette lettre est digne d’intérêt, car elle montre que Leroy-Beaulieu se mêlait surtout aux campagnes électorales pour satisfaire ses souhaits. Dès le lendemain de la lettre précédemment citée, Cordélia racontait en effet toutes les actions qu’elle avait déjà entrepris pour appuyer sa candidature, et elle répétait en terminant sa lettre : « Je vais tâcher de travailler ta candidature, tu peux compter du moins sur ma bonne volonté » [8]

Des difficultés au Mexique poussèrent finalement le député à rester en place ; sitôt envisagées les élections étaient annulées. En ce 18 novembre 1879, Paul Leroy-Beaulieu apprit la nouvelle, qu’il communiqua immédiatement à sa femme, en disant : « Voilà donc une affaire évitée, et quoique, somme toute, j’eusse assez de chances, cela vaut peut-être mieux. » [9]

Paul Leroy-Beaulieu n’en restait pas moins conseiller général, et une fois entré, quelle raison aurait-il bien pu trouver pour s’en défaire, dans une circonscription où l’on votait pour les Chevalier—Leroy-Beaulieu depuis des générations ? Aussi, session après session, manifestait-il toujours la même lassitude, tantôt exprimée de manière feutrée, comme en avril 1880 (« Nous perdons un peu notre temps ici »[10])  ou tantôt mal digérée et plus âprement rendue : « Nous n’avons presque rien à faire dans cette session : une répartition pour les chemins vicinaux, mais comme on m’a écarté de la commission et que l’on ne tient aucun compte de mes observations, cela ne me donne pas d’occupation. » [11]

L’année suivante, lors de la session estivale de 1882, Paul Leroy-Beaulieu explosa — demandant entre les lignes à sa femme de bien vouloir l’autoriser à quitter le terrain politique pour se concentrer uniquement sur l’écriture, le journalisme et l’enseignement. Voici le cœur de sa lettre :

« Je mène ici une vie absolument intolérable. Je ne reçois qu’un tas de gens et une masse de lettres auxquelles je ne puis répondre. Quant au Conseil Général, il est effroyablement bête. Tout cela est écœurant et me cause une perte de temps inouïe. Je voudrais infiniment être à Paris.

Très sérieusement, je crois qu’il n’y a rien à faire en politique et que le mieux serait de rompre tout à fait avec cette affreuse besogne. La France est un pays perdu. »

Et il conclut par ces mots : « Je ne sais ce que je fais, ni ce que j’écris, tellement je suis furieux de mon gaspillage de temps. » [12]

Cette lettre parvint peut-être à culpabiliser sa femme, mais au fond rien ne changea. Elle lui rêvait un destin politique à sa hauteur (et qui peut honnêtement lui en vouloir ?) ; lui entrevoyait des horizons plus lointains et s’imaginait, par des traités économiques rigoureux et un enseignement à l’élite de la jeunesse française, façonner de ses mains l’avenir et, par ses idées, diriger les empires. [13]

Il ne quitta pas de sitôt la scène politique locale, malgré le dégoût qu’elle lui causait. Ses lettres nous rendent compte, année après année, d’un inlassable écœurement. Nous citerons pour finir celle que nous découvrons à la date du 8 avril 1883, et qui formule une nouvelle fois les plaintes que Leroy-Beaulieu adressait à l’action politique elle-même :

« Il est incroyable combien le Conseil Général et le séjour à Montpellier ou annexes ont le don de m’assommer… Il fait bon cependant. Mais le spectacle de tant d’imbéciles et méchantes gens et tous ces petits intérêts si mesquinement traités fatiguent singulièrement le cerveau. Quand je pense que dans trois mois bientôt il va falloir faire campagne pour rentrer dans ce Charenton[14], j’en frémis. C’est une existence tellement gaspillée. Aucun temps pour la réflexion, ni pour le travail. Je t’assure que j’ai bien peu de goût pour me lancer dans une lutte électorale à Paris. Mon jugement est formé sur les Assemblées dans le temps actuel, c’est un suicide de l’intelligence de se consacrer à cette vie agitée et bruyante. Ici je n’ai le cœur à rien. Je ne puis ni corriger une épreuve, ni faire un article. » [15]

La vie et l’énergie vitale d’un grand homme se consume tout autant dans les petites machinations politiques que dans les recherches académiques approfondies, et ce n’est pas le dégoût que les uns ont pour la politique, ou les autres pour les grandes théories, qui doit nous faire décider sur leurs mérites respectifs. L’enseignement que nous pouvons tirer de l’étude du cas de Paul Leroy-Beaulieu — au-delà de cette considération d’ordre biographique que la pression de sa femme l’a certainement maintenu en politique plus longtemps qu’il y serait naturellement resté — c’est que les hommes étant différemment faits, ils s’épanouissent plus ou moins dans telle ou telle branche de la défense de leurs convictions. Chacun peut bien avoir son opinion sur la méthode la plus appropriée de soutenir une même cause, il reste qu’on est toujours contraint de jouer avec les cartes que nous avons et de suivre nos propres inclinations.

 

Benoît Malbranque

 

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[1] Lettre à Cordélia, 24 avril 1879. Toute cette correspondance, conservée au château de Montplaisir, est étudiée par Gisèle Aumercier dans sa thèse sur Paul Leroy-Beaulieu.

[2] Lettre à Cordélia, 25 avril 1879.

[3] Au-delà des accusations de médiocrité portées à l’endroit des politiciens locaux, qui méritaient peut-être ces injures, Paul Leroy-Beaulieu avait une médiocre opinion de la plupart de ses contemporains, sauf peut-être quelques rares individualités comme Léon Say. Dans sa thèse, Gisèle Aumercier raconte : « Il a fait, sa vie durant, une utilisation considérable du mot ‘imbécile’. Il traitait d’ ‘imbéciles’ à peu près tous ses collègues de l’Institut. » (Paul Leroy-Beaulieu, observateur de la réalité économique et sociale française, thèse, Paris, 1979, volume I, p. 69.)

[4] Lettre à Cordélia, 26 avril 1879.

[5] Lettre à Cordélia, 29 avril 1879.

[6] Lettre à Cordélia, 29 août 1879.

[7] Lettre à Cordélia, 17 novembre 1879. Nous soulignons.

[8] Lettre de Cordélia, 18 novembre 1879.

[9] Lettre à Cordélia, 18 novembre 1879.

[10] Lettre à Cordélia, 7 avril 1880. Nous soulignons.

[11] Lettre à Cordélia, 28 avril 1881.

[12] Lettre à Cordélia, 21 août 1882.

[13] Ceci me rappelle le conseil donné par François Quesnay à Dupont de Nemours de concentrer ses efforts sur les grandes théories qui, en fin de compte, se trouvent seules diriger le destin de l’humanité, plutôt que de gaspiller son temps à écrire à ses amis des lettres plus ou moins savantes.  « Laissez vos petites lettres, lui dit-il ; faites des choses qui dureront deux ou trois mille ans, pour lesquelles l’auteur soit béni, ou mérite de l’être, par ceux même qui ne connaîtront pas son nom. » (Cité par Dupont de Nemours dans L’enfance et la jeunesse et Dupont de Nemours racontées par lui-même, Paris, 1906, p. 286)

[14] Nom d’un asile d’aliénés, situé dans l’actuel Val-de-Marne, qui était très célèbre au XIXe siècle.

[15] Lettre à Cordélia, 8 avril 1883.

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