Le collectivisme menace de s’introduire en France, écrit Yves Guyot en 1906, notamment au travers de la législation sociale et du socialisme, dont les formes douces sont moins répulsives aux masses. L’espoir est dans l’action d’un front libéral rigoureux, qui mènera la bataille des idées, et certainement pas dans des accommodements et un socialisme modéré. « Le Parlement ne doit pas se considérer, dit-il, comme une succursale de l’Institut Pasteur, débitant du socialisme dilué pour l’inoculer comme vaccin aux gens atteints ou menacés de socialisme aigu. Ce qu’il faut, c’est la constitution d’un parti énergique et conscient qui mette à sa tête des hommes capables d’opposer, sans atténuations ni concessions, aux sophismes socialistes, les vérités économiques : qui ose affirmer hautement que, d’après toutes les lois inductives obtenues, le progrès est en raison du développement de la propriété individuelle, de la liberté du travail et de l’échange, et que, par conséquent, toutes les prétendues réformes, y portant atteinte, sont régressives. »
LE COLLECTIVISME FUTUR ET LE SOCIALISME PRÉSENT
par YVES GUYOT
PARIS
FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR
LIBRAIRIES FÉLIX ALCAN ET GUILLAUMIN RÉUNIES 108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108
1906
LE COLLECTIVISME FUTUR ET LE SOCIALISME PRÉSENT
I. — Le programme collectiviste. — II. Faits actuels. — III. La législation sociale et la liberté du travail. — IV. La socialisation en marche. — V. Les chances d’avenir du socialisme. — VI. Caractère régressif du socialisme.
I. LE PROGRAMME COLLECTIVISTE
Dans les séances du 12 et du 14 juin, M. Jaurès a exposé longuement la théorie du collectivisme. M. Clémenceau y a répondu dans les séances du 18 et du 19 juin. M. Jaurès a fait entendre des accents prophétiques et apocalyptiques. M. Clémenceau a raillé son utopie et a rallié une forte majorité au gouvernement. Il n’a été question, dans cette discussion, que des problèmes étudiés par la science économique, et l’un et l’autre des orateurs professent un égal mépris pour elle. Ils n’ont pas besoin de le dire : on s’en aperçoit.
Dans une préface datée du 13 octobre 1901, M. Jaurès disait[1]: « L’heure est venue où le problème même de la propriété peut et doit être porté devant le Parlement, non plus par de simples déclarations théoriques, mais par de vastes projets précis et pratiques. »
Malheureusement, M. Jaurès a négligé de les préparer. Quand on les lui a demandés, il a paru surpris et a réclamé un délai de quatre ou cinq mois.
Il s’est borné à exposer une thèse qui, dégagée de ses mots sonores et de ses grandes phrases, se traduit de la manière suivante :
1° D’après les successions relevées par l’enregistrement, il y a beaucoup plus de petites successions que de grosses successions.
2° Quoique M. Jaurès lui-même ait déclaré que « les doctrines et les hypothèses de Karl Marx sont surannées[2]», il a repris sa thèse sur la dichotomie sociale[3]: la grande propriété s’empare de la petite ; la grande industrie augmente le nombre des prolétaires et réduit leurs salaires.
3° Un seul moyen d’abolir l’antagonisme des deux classes sociales : c’est de « résorber le capital dans le travail, de faire qu’il n’y ait qu’une force possédante et directrice, la force créatrice du travail ».
4° Comme moyens : expropriation pour cause d’utilité publique. Y aura-t-il oui ou non des indemnités ? La question est discutée par les socialistes.
5° Au cas où il y aura des indemnités, elles seront données en valeurs qui ne permettront pas « d’acheter des moyens de production, mais seulement des produits de l’activité sociale transformée ». Ce ne seront pas « des valeurs de domination et d’exploitation, mais de consommation ».
Quand la société sera l’unique propriétaire, que fera-t-elle de sa propriété ? M. Jaurès répond :
1° Elle « fera de grands travaux d’intérêt vraiment public et social » ;
2° Elle « multipliera les immeubles sains et spacieux et supprimera la tyrannie du loyer » ;
3° Elle « apportera aux petits paysans librement associés des moyens d’améliorer leurs cultures et de développer la fertilité au sol » ;
4° Par de « larges disponibilités sociales, elle assurera contre tous les risques de la vie» ;
5° Toutes « les rémunérations du travail pourront être immédiatement accrues : relèvement général des salaires, davantage pour les plus petits, pour les humbles : car il ne faut pas qu’un seul travailleur puisse perdre ».
Comment « fonctionnera ce vaste appareil de production sociale » ?
« L’État démocratique, assisté directement par le peuple tout entier qui saisira l’administration et aidé par les groupements professionnels » en assurera le fonctionnement.
La concurrence aura disparu ; mais « l’activité et l’initiative de chacun seront stimulées par la règle générale du travail souverain ».
Après ce bel exposé, M. Jaurès se retourne « vers les partis démocratiques et de progrès » et leur dit : « Quelle est votre doctrine et que voulez-vous faire ? »
Voilà le canevas de l’exposé collectiviste de M. Jaurès.
Comment se fera la transition ? M. Jaurès aperçoit d’un côté « quelques grands capitalistes possédant de vastes domaines, de vastes usines, des maisons à loyer » ; d’un autre côté, la foule des ouvriers et des locataires. Les non-possesseurs étant les plus nombreux représentent « la souveraineté populaire». Étant le nombre, ils sont le droit et la force ; et s’ils ne confisquent pas, au profit de « la société », les biens de la minorité, ils font « banqueroute », et avec une sérénité qui prouve que ce professeur de philosophie a de singulières vues sur le droit, il conclut : « Cette expropriation constituera une ‘évolution régulière’ et elle ne saurait constituer une ‘spoliation’ puisqu’elle sera légale ». Comme M. Jaurès suppose que les spoliés livreront leurs richesses sans plus de résistance qu’un malheureux bourgeois tombé au milieu d’une bande d’Apaches n’en apporte à donner sa bourse, il considère que l’opération sera « pacifique ».
Ne chicanons pas. Le paradis collectiviste est installé. M. Jaurès indiquera sans doute, dans ses propositions de loi qu’il n’a pas faites depuis quinze ans, mais qu’il fera d’ici cinq mois, « la place qu’il laissera aux petits paysans librement associés ». Il expliquera aussi comment il pourra opérer « un relèvement général des salaires » en supprimant l’odieux salariat qui ne saurait être maintenu sans contre-sens dans une société collectiviste. Comme elle implique la suppression de la concurrence, M. Jaurès apportera sans doute une proposition de loi stipulant « la règle générale du travail souverain » par laquelle « seront stimulées l’activité et l’initiative de chacun ».
Si l’avenir annoncé par M. Jaurès manque de clarté, ce qu’il dit de l’état actuel de la société manque d’exactitude.
II. FAITS ACTUELS
Il a trouvé qu’il y avait plus de petites successions que de grandes, et que sur 100 décès, il y a 60 successions ouvertes : mais si on déduit les enfants, les jeunes gens qui vivent dans leur famille ou qui commencent leur existence, les vieillards qui, de leur vivant, ont réglé par des donations leur situation, enfin les personnes qui n’éprouvent pas le besoin de déclarer une succession pour payer quelque chose au fisc, on voit que la plus grande partie des Français ont quelque chose à léguer. Dans la société collectiviste, ils n’auront plus rien. Ce sera l’égalité de zéro.
M. Jaurès multiplie facilement le nombre de ceux à qui ce régime d’égalité ne saurait inspirer quelque méfiance. Dans son discours du 21 novembre 1893, il s’écriait : « La petite propriété est une légende », en dépit des documents statistiques les mieux établis.
Voici le nombre des cotes foncières :
1893 | 1905 | |
Propriétés non bâties | 14 000 000 | 13 533 000 |
Propriétés bâties | 6 556 000 | 6 448 000 |
Total | 20 556 000 | 19 981 000 |
Entre les deux périodes, il y a une diminution du nombre des cotes de 2,8% : ce qui ne signifie pas, du reste, une diminution du nombre des propriétaires[4].
L’administration des contributions directes a essayé de déterminer le rapport du nombre des propriétaires au nombre des cotes.
Lors de l’enquête de 1851-1853 sur les revenus territoriaux de la France, on avait trouvé pour 12 445 000 cotes 7 845 000 propriétaires
Le travail le plus complet sur l’évaluation des propriétés non bâties, fait de 1879 à 1883, sous l’habile direction de M. Boutin, alors directeur des contributions directes, a établi la répartition suivante :
Nombre des cotes (propriétés non bâties) : 14 234 000.
Nombre des propriétaires : 8 454 000.
Soit la proportion suivante :
Par 1 000 habitants 234
Par 1 000 feux 849
On voit que le nombre des propriétaires directs n’a pas diminué de 1853 à 1883 ; et, cependant, dans cette période, si nous avons gagné Nice et la Savoie, nous avons perdu l’Alsace et la Lorraine. Le nombre des propriétaires directs est à peu près d’un quart du nombre des habitants ; mais il y a des propriétaires indirects, la femme, les enfants. Sur 1 000 familles, 849 sont propriétaires, soit plus de 8 sur 10.
Nous n’avons pas compté encore les cotes des propriétés bâties, au nombre de 6 448 000. La différence entre le nombre des cotes et le nombre des propriétaires est beaucoup moindre que pour la propriété non bâtie, parce qu’habituellement une maison n’est pas située sur deux communes.
Mais admettons que la plupart des propriétaires de la propriété non bâtie soient en même temps les titulaires des cotes de la propriété bâtie ; nous ne cumulons donc pas, et nous restons certainement au-dessous de la vérité en disant que les cotes de la contribution foncière sur la propriété bâtie nous permettent de porter le nombre des propriétaires fonciers de 8 454 000 à 9 millions en chiffres ronds. Mais, comme nous le voyons par la répartition des feux, chaque propriétaire représente plus de 4 personnes. Si, laissant de côté la fraction, nous multiplions 9 par 4, nous arrivons à 36 millions de propriétaires sur 39 millions d’habitants.
Par conséquent, nous ne sommes pas téméraires en disant qu’il y a, en France, plus de 9 personnes sur 10 qui sont, soit directement, soit indirectement propriétaires fonciers.
M. Jaurès, qui déclarait que « la petite propriété est une légende », ne voit, dans l’industrie, qu’un énorme prolétariat des usines qui crée tout, qui produit tout ».
Or, le recensement de 1901 [5] constate que pour l’ensemble de la population active de la France, soit 19 652 000 personnes, il y a 4 865 000 chefs d’établissement, 4 131 000 travailleurs isolés, formant un total de 8 996 000 et 10 655 000 employés et ouvriers. Les premiers représentent 45% de la population totale active ; les seconds 55%. Les salariés ne sont donc que de 5% plus nombreux que les salariants ou que ceux qui travaillent pour leur propre compte.
Mais j’entends l’objection :
— Ces chiffres comprennent l’agriculture et le commerce aussi bien que l’industrie.
— Oui ; mais est-ce que les personnes qui s’adonnent à l’agriculture et au commerce ne sont pas aussi des producteurs ?
Mais ne prenons que l’industrie. D’après le recensement de 1901, il y a 813 000 chefs d’établissement et 4 506 000 employés et salariés. La moyenne est donc d’un chef d’établissement par 5,5 salariés, mais elle doit être abaissée pour la plus grande partie puisqu’il y a un certain nombre d’établissements qui comptent plus de 10, plus de 20 et plus de 100 ouvriers. En voici la répartition par grandes catégories. Il y a 594 300 établissements occupant de 1 à 20 employés, contre 573 300 en 1896. Donc le nombre des petits établissements n’a pas diminué entre les deux recensements, ce qui contredit une fois de plus la théorie de la concentration émise par Karl Marx dans le Manifeste communiste de 1847. Pour la moyenne industrie, de 21 à 100 ouvriers, il n’y a pas eu diminution non plus : 17 570 en 1901, 15 583 en 1896. Quant aux établissements de la grande industrie, comptant plus de 100 ouvriers ou employés, leur nombre a passé de 3 668 en 1896 à 4 268. Par conséquent, le nombre des établissements de toute grandeur a augmenté. Le total était de 592 600 en 1896 ; il est maintenant de 616 100, soit de 23 500 en plus.
Les établissements de plus de 100 ouvriers sont au nombre de 4 268, soit de 69‰, moins de 1%.
On voit combien M. Jaurès est loin de la vérité quand il parle de « cet énorme prolétariat des usines qui crée tout, qui produit tout ». Il entre à peine dans la composition du groupe industriel le plus important de la France qui est celui du vêtement, occupant 1 485 000 personnes. Cependant les confectionneurs, tailleurs, modistes et fleuristes « créent et produisent » quelque chose.
Par sa manière d’interpréter les faits contemporains, on peut juger de l’exactitude que M. Jaurès met à tracer l’organisation de la société future. Plus prudents, les socialistes allemands ont toujours refusé de s’engager dans une pareille voie. Bebel, interrogé, au Reichstag, le 3 février 1893, par des membres du centre catholique sur la nature des délices du paradis socialiste, leur répondait : « Je vous demanderai comment vous vous représentez cette vie future dont vous parlez sans cesse. » M. Jaurès a été bien imprudent de ne pas garder une semblable réserve.
Je n’examine pas la thèse de M. Jaurès au point de vue du droit : elle ne s’accorde pas avec l’article 17 de la Déclaration des Droits de l’Homme qui proclame que « nul ne peut être privé de sa propriété, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité ».
La théorie de la confiscation globale appartient à Savigny, le juriste qui, par peur et par haine de la Révolution française, fonda l’école historique allemande ; mais il accordait une indemnitéviagère. Elle appartient à Gans, juriste de la même école et du même pays, qui supprima l’indemnité (1824-1839). Elle appartient au socialiste Lassalle qui, à leur suite, a dit, dans son Traité des Droits acquis : « La loi peut supprimer la propriété sans indemnité, si elle la supprime pour toutes les personnes, car elle aura supprimé le droit. »
III. LA LÉGISLATION SOCIALE ET LA LIBERTÉ DU TRAVAIL
Dans sa réponse, M. Clémenceau a affirmé le droit de l’individu, la nécessité de la propriété individuelle et a raillé les théories de M. Jaurès. Toute cette partie critique de son discours est fort bonne ; mais il a essayé ensuite une partie constructive. Il a montré que la société bourgeoise pouvait faire des réformes sociales ; il a lu une liste des lois qui ont été promulguées sous la troisième République et il a exposé un programme de législation « sociale » un peu plus « avancé » que celui de la déclaration ministérielle.
La plupart des lois énumérées sont restrictives de la liberté du travail ou donnent des privilèges et des subventions à des catégories de personnes. Or, dans tous les congrès socialistes, allemands, français, internationaux, il y a une partie qui concerne « la protection du travail dans la société actuelle » et « les mesures transitoires ». Elles comportent la limitation des heures de travail pour les adultes, hommes et femmes, aussi bien que pour les enfants : le repos hebdomadaire, l’interdiction de certains modes d’industrie, la suppression des bureaux de placement, et enfin « la transformation de certaines industries en services publics ».
Or, depuis 1880, toute la législation sociale de la République n’est que l’application plus ou moins timide de ces revendications socialistes.
Elle exproprie, sans indemnité, l’industriel du droit de donner à son usine, à son outillage, le maximum d’effet utile, et on prive une partie des ouvriers, et surtout des ouvrières, de leur droit au travail. Elle permet aux agents de l’État de pénétrer dans les ateliers et dans les usines, sans tenir compte du secret professionnel. Elle permet d’intervenir dans les détails les plus minutieux de l’organisation du travail et elle donne ainsi un argument aux socialistes qui disent : « Vous commencez à remplacer la direction privée de l’industrie par la ‘direction sociale’ ».
En Belgique, un ministre a ouvertement invité les inspecteurs à provoquer les ouvriers à la délation. En France, on a demandé aux syndicats ouvriers de se joindre aux inspecteurs contre les industriels. L’industriel devient un suspect. Au gouvernement par la loi, on substitue le gouvernement par la police.
IV. LA SOCIALISATION EN MARCHE
Le premier et le plus efficace outil de la socialisation, c’est l’impôt. Pour beaucoup, il ne doit pas être le moyen le plus commode et le plus équitable de prélever, sur l’ensemble des ressources individuelles, les fonds nécessaires aux services publics. Il doit être un moyen de répartition entre les fortunes.
Des démocrates, auxquels « la propriété tient par toutes les fibres », selon l’expression de M. Jaurès, qui applaudissaient les sarcasmes de M. Clémenceau contre le collectivisme, considèrent cependant, en toute tranquillité, l’impôt comme un instrument légitime de confiscation ; et, sans se rendre compte qu’ils suppriment la raison d’être de la représentation politique, ils veulent établir un régime fiscal selon cette formule : une minorité chargée de l’impôt par une majorité qui ne le payerait pas et en recevrait les bénéfices.
Les droits sur les successions qui portent une échelle progressive ont commencé cette entreprise ; et le projet qui les relève de 30% continue. Il frappe, dit l’exposé des motifs, la richesse acquise. Mais, la femme qui reste veuve avec des enfants en bas âge et reçoit un héritage de 10 000 francs, ne trouve pas que cette « richesse acquise » remplace le salaire du mari.
Le relèvement du droit de transmission sur les valeurs mobilières appartient au même ordre d’idées : et on revient à un taux qui, imposé après la guerre, fut trouvé si lourd qu’il disparut l’année suivante
Enfin, en touchant à la rente, l’État s’attribue le droit de diminuer, malgré ses engagements, l’intérêt qu’il sert. L’État cesse d’être « honnête homme » ; et en invoquant le quia nominor leo, il donne un argument à M. Jaurès qui considère que les 4 560 000 inscriptions de rentes sur l’État constituent « le parasitisme social ». Faire banqueroute, ce serait une très vilaine expression : mais la destruction des parasites est une œuvre salubre et légitime.
On ajoute à cette socialisation fiscale des projets de socialisation directe par l’institution de monopoles remis à l’État. Quoique prévenus des conséquences de cette intégration par des socialistes comme Colins, César de Paepe, Benoit Malon, Paul Brousse, on entend des antisocialistes inconscients préconiser cette politique de préparation au collectivisme.
Depuis trente ans, des inventeurs de pierre philosophale offrent comme panacée le monopole de l’alcool, en certifiant qu’il procurerait des sommes dont les appréciations varient, selon le tempérament des promoteurs, de 500 à 1 500 millions de francs. Si un gouvernement avait été assez imprudent pour faire acte de foi à la bouteille magique de M. Alglave qui, une fois débouchée, pourrait se vider et ne pourrait jamais se remplir, la France en serait à la banqueroute.
Le monopole de l’alcool commence à passer de mode ; mais on en propose d’autres. Dès la rentrée de la Chambre, une campagne a été entreprise en faveur du monopole du pétrole, que la commission du budget avait voté en 1901. Elle en estimait les recettes à 6 millions. Elle ne considérait pas que l’État dût donner la moindre indemnité aux industriels dont la loi aurait supprimé l’industrie. Elle ne prévoyait que le rachat de leur outillage dont le prix aurait été fixé par des commissions spéciales[6]. Elle faisait une loi de dessaisissement.
M. Jaurès a demandé, en 1896, le monopole des raffineries de sucre, et les socialistes sont revenus à maintes reprises sur cette question. Agrariens et socialistes se sont trouvés d’accord pour demander le monopole de certaines assurances ; et, pour les assurances sur les accidents, l’État fait concurrence aux assurances privées.
De nombreux programmes électoraux ont étalé la promesse du retour des mines à l’État et cela avec d’autant plus de succès que des gens qui montrent volontiers de l’âpreté dans leurs critiques à l’égard de l’État et de ses fonctionnaires, affirmaient que si la mine de Courrières avait été dirigée par l’État, et ses ingénieurs, jamais le terrible accident qui l’a ravagée et a fait tant de victimes ne serait arrivé ! Cette association d’idées a prouvé, une fois de plus, que toutes les théories ne sont pas conformes à la logique.
Le gouvernement et M. Barthou ne sont pas allés jusque-là, mais M. le ministre des Travaux publics a, donné, à un préjugé trop répandu sur les bénéfices des compagnies houillères, l’autorité de sa situation et de son nom. Dans un discours prononcé à Vic-de-Bigorre, il avait dit : « L’État doit, chaque fois que la nature du monopole concédé le permet, imposer la participation aux bénéfices, qui sera la loi d’un avenir prochain, et donner ainsi un exemple dont la portée sociale sera considérable. » En fait, il n’a parlé d’imposer la participation aux bénéfices qu’aux prochaines concessions minières, d’où une déception pour les socialistes. Mais il a laissé là une idée, grosse de conséquences déplorables.
Non, il n’est pas vrai que la participation aux bénéfices sera la loi d’un avenir prochain, parce que c’est une conception fausse et anti-économique. Les bénéfices viennent de la direction et de certaines contingences auxquelles, dans la plupart des industries, le travail n’a aucune part. Est-ce que le typographe est la cause de la ruine ou de la prospérité d’un journal, du succès ou de l’insuccès d’un livre ?
Sous quel prétexte commencer le régime par la mine ? Est-ce parce que, dans notre législation, la mine est une concession ? En fait, l’État garantit la propriété de la mine, comme il garantit la propriété d’un champ ou d’une maison. Mais c’est au concessionnaire ensuite d’en tirer parti. Elle peut coûter très cher et ne jamais rien rapporter.
Voici, pour la France, les résultats de l’exploitation des mines en 1904, d’après le travail des redevances :
216 mines en gain, dont le revenu net total imposé s’est élevé à 62 131 000 francs.
319 mines en perte dont le déficit admis par les comités d’évaluation a atteint le chiffre de 25 041 000 francs.
Par rapport à l’exercice précédent, le revenu net imposé a diminuéde 23 279 000 francs et le déficit admis a augmenté de 7 077 000 francs.
Il résulte donc de cette constatation :
1° Que les bénéfices des mines ne suivent pas toujours une marche ascendante ;
2° Qu’il y a plus de mines en perte qu’il n’y en a en gain ; et que le chiffre des pertes aurait pour résultat de réduire de 62 à 37 millions le gain total des mines, soit de 42%.
Si on applique la participation obligatoire aux ouvriers des mines, ceux qui travailleront dans les mines en gain toucheront une part dans les bénéfices ; mais ceux qui travailleront dans les mines en perte ne toucheront rien.
Réclameront-ils le droit de prendre une part dans les bénéfices que recevront leurs camarades qui travaillent dans les mines prospères ?
Si les ouvriers trouvent le cours du charbon trop bas, suspendront-ils le travail pour augmenter les bénéfices en relevant les prix ? Si la mine a un amortissement trop rapide, diront-ils qu’on les frustre de leurs bénéfices présents ? Ne réclameront-ils pas, n’entendront-ils pas avoir une part de contrôle d’abord, de direction ensuite ?
M. Briand a déjà demandé[7]: « Pourquoi le travail ne serait-il pas représenté dans les Conseils d’administration ? »
Enfin, le grand effort porte sur la socialisation des chemins de fer. Cette campagne a été commencée et poursuivie ardemment, il y a une trentaine d’années, par M. Wilson, mais si l’État n’avait pas conclu, en 1883, les conventions qualifiées de « scélérates » par M. Camille Pelletan, il aurait dû renoncer à l’exécution du programme Freycinet.
Toutefois, l’idée du rachat persiste et elle a pour leader, M. Bourrat. Il reproche aux compagnies de chemins de fer « de refuser systématiquement toutes les améliorations qui leur sont réclamées et de rechercher partout et toujours la seule satisfaction de leurs intérêts privés ». À lire ce passage, on croirait que les compagnies sont des entités rapaces, gorgées de richesses, qui distribuent d’énormes dividendes à leurs actionnaires. Au fond, M. Bourrat n’admet pas que les compagnies de chemins de fer s’occupent du prix de revient de leurs transports ; cependant, elles ont eu raison, car maintenant, sauf l’Ouest, aucune compagnie, en dépit des prédictions sinistres de MM. Pelletan et Bourrat, ne fait plus appel à la garantie d’intérêt, et elles ont commencé à lui rembourser une partie de ses avances antérieures. La demande de l’Ouest ne s’est élevée, en 1905, qu’à 7,5 millions. Cependant, les compagnies ont pu consentir, en 1892, à l’abaissement de tarifs résultant du dégrèvement de la grande vitesse, que M. Kaufman, un Allemand qui a fait un remarquable ouvrage sur la Politique française en matière de chemins de fer, oppose au refus de l’État prussien de diminuer les tarifs de transports « à cause de la situation financière de l’État ».
Le ministère n’avait pas parlé du rachat des chemins de fer dans sa déclaration. M. Barthou, tout en repoussant une résolution que M. Bourrat invitait la Chambre à voter, a accepté en principe le rachat de l’Ouest. Beaucoup de députés y pousseront. Ils verront là de nouvelles places à distribuer de la part des ministres, de nouvelles influences à exercer. Ils ne rencontreront pas l’opposition des actionnaires perspicaces qui se rappelleront que pour quatre compagnies, dont l’Ouest, les conventions de 1883 stipulent que le prix total de « rachat ne pourra, dans aucun cas, ressortir à une somme correspondant à une annuité inférieure au montant du revenu réservé aux actionnaires, augmenté des charges d’intérêt et d’amortissement des emprunts… » Et cela jusqu’à la fin de la concession qui n’expire, pour l’Ouest, qu’en 1956, tandis que la garantie d’intérêt finit en 1935. Pendant vingt ans, les actionnaires étaient exposés à ne pas toucher d’intérêts ; le rachat les garantit contre ce risque. Les farouches « adversaires des grandes compagnies » veulent faire acheter par l’État une propriété qui lui appartiendrait gratuitement dans cinquante ans ! Mais ils entendent réaliser un des articles les plus importants du programme socialiste de transition et les collectivistes pourront en tirer un nouvel argument.
Dans une démocratie, le pouvoir central n’a pas autour de lui les défenses qu’il a dans un pays hiérarchisé. S’il reste isolé, livré aux emportements d’opinions qui peuvent se manifester à certains moments, il est exposé aux plus grands dangers. Il doit donc constituer des corps interposés et, à plus forte raison, précieusement conserver ceux qui détournent de lui une responsabilité aussi grande que celle d’assurer la circulation.
Jusqu’ici, on a pu éviter en France la grève des chemins de fer. Les remettre entre les mains de l’État, c’est la préparer.
Les événements qui se sont produits dans les arsenaux de la marine montrent combien il est dangereux pour un gouvernement d’avoir un nombreux personnel chargé d’un service économique. Le directeur devient le subordonné de ses hommes qui ont des élus pour les soutenir au Parlement et dans les cabinets des ministres.
Avec la perspicacité de Gribouille, les adversaires du socialismes dénoncent le salariat, comme un mode suranné et tyrannique de la rémunération du travail. L’État prend sous son patronage des conceptions chimériques.
Le rapporteur de l’enquête officielle sur les Associations ouvrières de production écrivait, en mai 1885 : « Nous aurons en France, avant dix ans, 500 associations de production, ayant souscrit ensemble 100 millions de francs. »
M. Waldeck-Rousseau avait déclaré que « le premier client pour elles, ce devait être l’État », et il leur donna des privilèges. M. Léon Bourgeois fit ouvrir au ministère du Commerce, en 1893, un chapitre 26 « pour encouragements aux sociétés ouvrières de production et de crédit mutuel ». Le Rapport de l’Office du Travail montre quelles illusions provoquent et à quelles déceptions aboutissent ces subventions de l’État : « On espère un don de 3 000 à 4 000 francs, et le nombre des demandes est si grand, qu’on en touche le tiers environ. » Les sociétés se fondent pour recevoir la subvention[8]. Elles durent trois ans en moyenne.
Maintenant, M. Clémenceau parle du contrat collectif de travail. M. G.de Molinari, dès 1842, l’a prévu quand il a annoncé la commercialisation du travail.Mais, est-ce dans ce sens que l’indique M. Clémenceau ? Attribue-t-il, au contraire, aux syndicats, corps dont l’objet est indéfini et qui ne présentent ni organisation, ni garantie, le droit de spécifier par contrat collectif obligatoire aussi bien pour la minorité que pour la majorité des ouvriers ? Ce serait donner un dangereux monopole à des institutions comme la Confédération générale du Travail, et un instrument pour la préparation de la grève générale.
Ce rapide exposé de la législation sociale, et des pratiques qui l’accompagnent, montre que M. Jaurès a le droit de parler avec quelque dérision « des sauveurs de la propriété individuelle qui ne paraissent pas se douter que les lois sociales auxquelles ils consentent sous l’action de la classe ouvrière en sont une perpétuelle restriction[9]». À quoi bon combattre le collectivisme nébuleux et lointain, si on assure ses premières étapes ? Et comment l’opinion publique ne s’égarerait-elle pas, si ceux qui peuvent la renseigner se font les complices des préjugés socialistes ?
V. LES CHANCES D’AVENIR DU SOCIALISME
Quelles sont les chances d’avenir du socialisme ? Je vais essayer de les déterminer.
Les causes de développement du socialisme sont les suivantes :
1° La survivance de la foi au miracle et au sauveur reportée sur l’État ;
2° La mauvaise instruction de nos instituteurs et de nos professeurs ; ignorance des objectivités économiques ; psittacisme des formules livresques ; M. Jaurès est le plus beau produit de l’instruction verbale et casuistique de la philosophie enseignée par l’École normale supérieure ;
3° La paresse des études précises et l’amour des mots ;
4° L’esprit protectionniste qui méprise la science économique et donne l’illusion que l’État, pouvant intervenir dans le contrat d’échange, favoriser et spolier telle ou telle forme de l’activité économique, a le droit d’intervenir dans le contrat de travail et de limiter le droit de propriété individuelle ;
5° L’esprit fonctionnaire voyant, dans le développement des projets socialistes, de nouvelles places et un agrandissement du rôle de l’administration ;
6° La faiblesse des candidats pour les surenchères, et l’insouciance des députés qui ne se donnent même pas la peine d’aborder dans les lois les difficultés, mais s’en remettent pour les résoudre aux règlements d’administration publique ou dégagent leur responsabilité en s’en référant au Sénat ;
6° Les erreurs des chefs d’entreprises, engoués de paternalisme, et, au moment des grèves, oubliant leurs résolutions de ne traiter qu’individuellement ;
7° Leur refus de considérer le contrat de travail comme un véritable contrat et de l’envisager sous la forme de contrat d’échange[10];
8° Les concessions des hommes ayant une ambition politique, de nombre d’industriels et de commerçants qui doutent de leur droit, et les rivalités envieuses des propriétaires fonciers contre les industriels, les commerçants et les banquiers.
9° Enfin la confusion entre le socialisme et la démocratie, confusion qui fait prendre pour un programme de réforme un programme régressif.
Les causes d’arrêt de développement du socialisme sont :
1° La résistance du plus grand nombre des 4 865 000 chefs d’établissement, dont les intérêts sont opposés à toutes les tentatives socialistes ;
2° La résistance de la plupart des 4 131 000 travailleurs isolés qui entendent être indépendants ;
3° Le progrès individuel des recrues possibles du socialisme. Plus la personnalité même de ses adeptes sera développée et plus il comptera d’hérétiques et de révoltés ;
4° Le progrès de la richesse publique et sa diffusion : sur 11 millions d’électeurs, plus de 9 sont propriétaires fonciers et porteurs d’obligations, de titres de rente ou d’actions[11] :
5° Le budget qui placera les législateurs dans l’alternative de choisir entre la faillite des projets socialistes et la banqueroute de la France.
VI. CARACTÈRE RÉGRESSIF DU SOCIALISME
Ses adeptes placent leur idéal dans l’État, croyant que cette entité a des réservoirs de richesses, de faveurs et de bonheur à leur disposition. Mais, comme ils sont en contradiction avec l’évolution générale de l’humanité, ils ne peuvent remporter que des succès passagers et précaires.
Herbert Spencer a montré, dans ses Principles of Sociology, que l’origine du gouvernement, c’est la guerre. L’agrégat humain qui a besoin de se défendre ou d’attaquer prend un chef qui se distingue par ses qualités guerrières. Les individus acquièrent la foi dans le pouvoir gouvernant et sont dociles aux arrangements d’autorité. Cette docilité est augmentée par le caractère religieux qu’elle reçoit des légistes sacerdotaux.
Mais, à côté de cette civilisation, à l’intérieur même de cette civilisation, en grandit une autre : c’est la civilisation industrielle, fondée sur la division du travail et l’échange.
L’échange est un contrat consenti par le vendeur et l’acheteur à la suite d’une décision personnelle de chacun d’eux. En forçant l’individu à décider par lui-même, il développe l’initiative individuelle. Il apprend à chacun à apprécier l’équivalence des objets à échanger. La civilisation industrielle représente le maximum de combinaisons à la fois hétérogènes et cohérentes. Dans les civilisations développées, tout individu fait à chaque instant des actes d’échange sans s’inquiéter de la volonté des pouvoirs publics. Ce ne sont pas les chefs qui le mènent, c’est lui qui se conduit. La civilisation industrielle élimine donc, comme l’a démontré Sumner Maine[12], le statut, les arrangements d’autorité, et les remplace par le contrat.
Que font les collectivistes quand ils veulent soumettre tous les actes de la vie économique à l’État ? Ils veulent modeler la civilisation industrielle sur le type de la civilisation guerrière[13].
Les socialistes internationaux, M. Jaurès en tête, affirment à chaque occasion leur volonté pacifique, au moins à l’extérieur : mais leur idéal, c’est une organisation guerrière ; et elle présente cette incohérence d’être destinée à faire des actes économiques et non des actes belliqueux. Ils prétendent représenter le progrès. Leurs conceptions sont ataviques et en contradiction avec le résultat à atteindre.
Cette contradiction n’est pas suffisamment aperçue. M. Clémenceau crible de ses sarcasmes le collectivisme de M. Jaurès : c’est bien ; mais en proposant une législation socialiste, il le prépare, voilà l’erreur.
Cette erreur constitue le danger immédiat. La science économique seule peut la dissiper. M. Méline lui-même le sent si bien qu’il en réclame l’enseignement[14]. Mais l’enseignement opportuniste et optimiste du socialisme bureaucratique, fait par la plupart des professeurs des facultés de droit, loin de détruire les illusions socialistes, ne peut que les développer. Elles ne peuvent pas davantage être dissipées par les palliatifs et les émollients dont le Musée social tient une si large provision. Le Parlement ne doit pas non plus se considérer, comme une succursale de l’Institut Pasteur, débitant du socialisme dilué pour l’inoculer comme vaccin aux gens atteints ou menacés de socialisme aigu. Ce qu’il faut, c’est la constitution d’un parti énergique et conscient qui mette à sa tête des hommes capables d’opposer, sans atténuations ni concessions, aux sophismes socialistes, les vérités économiques : qui ose affirmer hautement que, d’après toutes les lois inductives obtenues, le progrès est en raison du développement de la propriété individuelle, de la liberté du travail et de l’échange, et que, par conséquent, toutes les prétendues réformes, y portant atteinte, sont régressives.
Yves Guyot.
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[1] Études socialistes, préface.
[2] Études socialistes, préface, 1901, p. 14 et 50.
[3] Voir le Journal des Économistes, août 1901. Le Sophisme de Karl Marx.
[4] La Propriété, par Yves Guyot, p. 180.
[5] Rapport sur le Recensement de 1901, par M. Émile Levasseur. Journal officiel du 8 janvier 1906.
[6] V. Yves Guyot. Le Siècle, du 6 juin 1906.
[7] Discours de Roanne, 24 juin 1906.
[8] Les associations professionnelles ouvrières, t. III, paru en 1903, p. 598.
[9] Études socialistes, 1902, p. 67.
[10] V. Yves Guyot. Les conflits du travail et leur solution.
[11] V. Neymarck. Société de statistique. Morcellement des valeurs mobilières (1903 et 1904). Le Rentier, 27 juin 1906.
[13] V. Société d’Économie politique, 5 juillet. Observations de M. Courcelle-Seneuil sur l’assurance sur les accidents.
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