Étude sur les doctrines sociales du christianisme

Dans cette brochure au ton acerbe, publiée en 1873, Yves Guyot lance une charge terrible contre le christianisme, dont il accuse la connivence avec le socialisme et les doctrines autoritaires. Cette religion est, d’après lui, l’antagoniste du progrès et de la civilisation : son credo est un éloge indéfini du pouvoir et de l’abaissement de l’individu. « Le christianisme, écrit-il, nous a appris qu’il vaut mieux prier que travailler. Tâcher d’attirer sur soi un regard favorable de Dieu ; voilà le but du chrétien. Il s’humilie, se fait bien humble, bien petit, bien rampant ; nul comme lui n’a l’adoration toute orientale de la puissance. »


ÉTUDE SUR LES DOCTRINES SOCIALES DU CHRISTIANNISME

par Yves Guyot et Sigismond Lacroix

 

Paris — J. Brouillet, éditeur — 1873

 

 

 

INTRODUCTION.

— Qui a créé Dieu ?

— L’homme.

Voltaire, Diderot, les Encyclopédistes avaient posé nettement la question religieuse, en prenant pour mot d’ordre : Écrasons l’infâme !

Rousseau la fit dévoyer par son Vicaire savoyard en venant mêler aux attaques dirigées non seulement contre le catholicisme, mais encore contre le christianisme tout entier, contre Dieu lui-même, un sentimentalisme mystique, établissant une sorte de transaction entre la raison et les traditions évangéliques et religieuses.

Après la Révolution, au moment où les débris de l’ancienne société essayaient de se reconstituer, Chateaubriand refit un christianisme pleurard et galant. Le christianisme devint une affaire de mode, de bon ton, de comme il faut. Napoléon, avec son flair habituel, en fit un moyen politique. Il enrégimenta le clergé et la nation dans son administration, et il fit dire la messe comme il faisait faire l’exercice.

Les philosophes qui hasardèrent quelques réserves, quant au catholicisme, parurent des audacieux. L’invasion des alliés et des émigrés rapporta avec elle quantité d’idées étrangères, hétéroclites, d’autant moins compromettantes qu’elles étaient moins claires par elles-mêmes et qu’on les comprenait moins. Les gens avisés se jetèrent dans ces brouillards, s’y perdirent, y perdirent les autres, et alors se déclarèrent profonds et sérieux. Ce fut le bon temps où on se moqua de Voltaire : on s’était si bien habitué à ne plus rien voir de simple et de net que sa vive flamme éblouissait et aveuglait ces taupes solennelles ; on remplaça sa langue par une sorte de verbiage lourd, boursouflé, prétentieux, traînant dans ses flots boueux toutes sortes de formes étranges, et dissimulant le vide de l’idée sous le trouble de l’expression.

D’un côté, de Bonald, de Maistre, Lamennais alors, essayaient de ramener les esprits au siècle de Grégoire VII ; de l’autre, quelques philosophes qui ont été célèbres, ramassant quelques bribes de psychologie écossaise et de philosophie allemande et les noyant dans l’idéalisme de Platon, fondèrent en grande pompe une philosophie.

Cette philosophie s’appela l’éclectisme, mot commode et qui n’engage à rien. On en prend ce qu’on veut, on en laisse ce qui ne vous convient pas. On effleure tout, on n’approfondit rien. C’est un habit qui se plie à toutes les modes, à toutes les situations et à tous les temps, à tous les gouvernements et à toutes les fonctions. On dit même : « il faut de la religion pour le peuple » ; et tout bien considéré, le clergé trouve, dans ces philosophes accommodants, des alliés et non des ennemis.

C’était une philosophie en rapport avec la monarchie constitutionnelle : point de principes ; de la politique par à peu près ; un grand mépris pour le peuple, et une camarilla bourgeoise, s’entendant à demi-mot.

L’éclectisme n’effrayait point, parce qu’au fond ce n’était rien. C’était sa valeur négative qui faisait tout son mérite. Il était puissant par sa nihilité. Il démontrait l’existence de Dieu avec les arguments de Fénelon, croyait à l’immortalité de l’âme, faisait le signe de la croix en passant devant le crucifix ; il permettait d’aller à la messe par convenance, de se marier à l’église, de faire baptiser ses enfants et de se faire donner l’extrême-onction. Il chantait avec les archevêques, les évêques et les simples curés le Te deumen l’honneur du Deux décembre. Il s’applaudissait d’avoir sauvé l’ordre tout comme s’il avait été une religion. C’était de la prétention : il avait cette infériorité, vis à vis de la religion, de ne pouvoir sanctifier le crime : il ne pouvait que l’effacer, le voiler, le dissimuler, le noyer sous son flux de grandes formules, et en face des plébiscites, dire : — Il faut un César et de la religion pour le peuple !

Pendant ce temps, d’autres, de très bonne foi, n’y entendant point malice, tout entiers à ce mysticisme qui déborda vers 1830, la tête toute pleine de grands mots vides, essayaient une transaction entre le christianisme et l’esprit moderne.

Des démocrates, des révolutionnaires qui avaient oublié la Constituante pour ne voir que Robespierre, reprirent le mot de Camille Desmoulins : — le sans-culotte Jésus. Seulement le caractère particulier de ces honnêtes et braves gens était d’avoir la conviction ennuyeuse. Ils répétèrent sur tous les tons que le christianisme était une doctrine très profonde qui précédait de dix-huit siècles la Déclaration des droits de l’homme. Dans leur conviction, ils invitèrent les prêtres à venir bénir les arbres de la liberté : Ils en sont morts.

La foi a survécu chez beaucoup de ces bonnes gens et même, faut-il le dire ? chez ceux qui passent tout spécialement pour prétrophobes.

Pendant tout ce silence qui, de 1852 à 1868, a plané sur la France, les journaux dits libres-penseurs qui survécurent au coup d’État, dans leurs plus grandes querelles avec les cléricaux prirent pour base une sorte de protestantisme libéral. Ils ne cessèrent d’invoquer la morale de l’Évangile ! ils s’en rapportaient à la parole de Jésus ! Ils renvoyaient Louis Veuillot aux premiers apôtres !… pardonnons-leur, en faveur de l’intention et de leur souscription pour la statue de Voltaire : mais Voltaire les eût trouvés bien arriérés de son temps.

En ce moment, il y a encore quelques braves gens qui traitent la question religieuse à ce point de vue : ils s’amusent, dans de petits et dans de gros livres, à discuter des dogmes, à rivaliser d’arguties avec les théologiens, à se faire un idéal du christianisme primitif et à vouloir nous y ramener.

Ce fut cependant dans le silence du second empire que le mouvement philosophique, égaré pendant toute la première moitié du siècle, reprit la tradition interrompue du dix-huitième siècle et retrouva toute sa vigueur et toute sa netteté. Quelquefois l’absolutisme a cela de bon, qu’éloignant les hommes honnêtes et convaincus de l’action, il les force de se replier sur eux-mêmes, de creuser et d’approfondir des questions dédaignées dans les temps d’activité, et d’arriver à des résultats autrement importants que les petites finesses politiques qui, tous les jours, sauvent la société quand elles ne la perdent pas.

Bacon, en déterminant les caractères réels de la méthode d’induction, a fait toute la science moderne. Le dix-huitième siècle l’avait bien compris, et en même temps que, l’appliquant aux sciences physiques et naturelles, il fondait la chimie, posait la base de la géologie et de la biologie, il commençait à comprendre que l’histoire et la philologie étaient aussi des sciences.

Au milieu du dix-neuvième siècle, a eu lieu le singulier phénomène que voici : des savants, des historiens, des philologues, élevés dans l’éclectisme le plus pur, tout embarrassés de préjugés philosophiques et politiques, sont arrivés, malgré eux, par la seule force de la méthode d’observation, aux conclusions les plus radicales et les plus révolutionnaires.

Beaucoup, quelques-uns même des plus hardis dans leurs hypothèses parement scientifiques, reculent épouvantés au moment où ils vont dire le dernier mot, et l’atténuent, le voilent, le déguisent, s’esquivent devant lui, essayent de l’escamoter : qu’importe ? le mouvement est si fort qu’il n’est pas jusqu’au P. Secchi, jésuite, qui, dans son grand ouvrage sur la Théorie des forces, ne s’avise de parler de Dieu qu’après s’être acharné, pendant six cents pages, à prouver sa complète inutilité.

Si, par une certaine timidité, une sorte de poltronnerie d’oser aborder nettement les questions et de heurter de face les préjugés, nos savants gardent cette réserve, n’imitant pas, en cela, les étrangers comme Büchner, Carl Vogt, Wirchow, Moleschott, il est à côté d’eux des esprits décidés qui osent prononcer le mot sous-entendu, et de la prémisse posée par la science tirer la conclusion directe.

Le clergé ne s’y trompe pas, du reste : il sent que l’éclectisme était un tampon pour lui, mais que le jour où la bourgeoisie aura oublié les formules toutes faites qu’on lui a ressassées au lycée, et se mettra à penser librement par elle-même, à suivre la méthode qui a fait la science moderne, il sera mort. Aussi, nous l’avons vu, par pétitions au Sénat, protestations à l’Académie, grands mots, grands gestes, anathèmes et supplications, demander aux éclectiques, à ces partisans « d’un spiritualisme élevé, » de s’unir à lui dans la proscription de ces odieuses et infectes doctrines qui corrompent tout particulièrement les étudiants en médecine ! Du reste, il a rendu un grand service à ces doctrines, car il leur a donné une publicité qui les a fait pénétrer partout. M. Dupanloup a converti plus d’un chrétien au matérialisme.

Il est vrai que, pour beaucoup, le matérialisme prend un nom discret. Tel qui le professe le déguise sous un nom de transaction, fort heureusement trouvé. Il l’appelle positivisme.

Le positiviste ne jure que par Auguste Comte qu’en général il n’a pas lu : mais il y a des ouvrages qui ont de l’influence non par ce qu’ils disent, mais par ce qu’on leur fait dire. Auguste Comte a essayé d’arriver à une classification des sciences et à une systématisation de la méthode de Bacon, appliquée à l’ensemble des connaissances humaines. Il l’a fait avec une certaine puissance ; il s’est créé un nom, il a eu des disciples ; il a fondé plus qu’une philosophie ; il a fondé une religion à laquelle ne manquent même pas les schismes.

Somme toute, les positivistes, qui ne sont point des fidèles, s’inquiètent peu d’Auguste Comte, et reviennent tout simplement à la tradition philosophique du dix-huitième siècle, agrandie par les découvertes de la science actuelle.

Dans les dernières années de l’empire, ce mouvement, débarrassé de toute épithète hypocrite, s’affirma hautement par la publication de la Pensée nouvelle et de l’Encyclopédie générale, qui, en s’attachant à vulgariser les vérités acquises, n’hésitèrent jamais à en tirer toutes les conséquences.

Maintenant l’élan est donné, il ne s’arrêtera plus : chaque jour, de nouvelles découvertes scientifiques viennent lui apporter leur force.

Les sciences historique et philologique nous indiquent la manière dont se créent les mythes et les dieux, dont se forment, dont se greffent les unes aux autres, dont se perpétuent les religions.

Les sciences physique et mathématique nous expliquent la combinaison des forces.

Les sciences chimique, physiologique, biologique, décomposent et reconstituent notre vie.

Les sciences astronomique, géologique, paléontologique, anatomique nous montrent la formation des mondes, leur développement, la transformation des espèces.

Il ne reste d’autre ressource au clergé en face d’un pareil mouvement que de réclamer le droit de l’ignorance au nom de la foi.

Quant aux philosophes spiritualistes, aux derniers éclectiques de bonne foi, ils se résignent et disent mélancoliquement : — Nous ne pouvons pas avouer maintenant, à notre âge, que pendant toute notre vie, nous nous sommes trompés et que nous devons notre réputation et nos hautes positions aux erreurs que nous avons débitées. Tout ce que nous pouvons tenter, c’est d’essayer de faire la part de la science pour tâcher de garder notre petite part d’influence.

Il est vrai que cela est terriblement dangereux ; la science est absorbante : si on lui fait une petite place, elle ne tarde pas à s’en faire une grande.

Elle est arrivée à s’en tailler une assez large au milieu de nos préjugés pour qu’aujourd’hui, sans trop effaroucher les gens, un athée puisse se dire athée. Il y a vingt ans, de braves gens, partisans de la liberté de conscience, auraient très franchement demandé qu’il fût grillé en l’honneur de Dieu.

Maintenant le matérialisme scientifique ose très tranquillement exposer comment l’idée de Dieu s’est formée et montrer comment elle doit disparaître. Il analyse Dieu comme tout autre phénomène naturel ; et il a une telle certitude qu’il n’éprouve pas plus de colère contre lui, qu’il n’en éprouvé contre le poison qu’il dissout.

***

Quand un enfant se coupe un doigt avec un couteau, il dit : — méchant couteau ! Pour lui, cette expression n’est pas métaphorique ; elle représente la vérité. Il croit que le couteau est un être animé, comme lui-même, qui agit comme lui. Procédant par analogie, en raison de son observation incomplète, il fait du couteau une personnalité qu’il adorera demain, surtout s’il en a peur.

L’homme primitif procède comme l’enfant. Incapable d’abstraction, raisonnant par analogie, il donne une vie propre, personnelle, à tous les objets qui frappent ses sens. C’est le fétichisme.

Peu à peu, en se développant, il cherche à coordonner ses premières observations ; il fait des distinctions ; il voit des phénomènes complexes ; il se pose des questions ; il se demande comment et pourquoi il existe ? pourquoi et comment existe le monde dans lequel il se trouve ?

Alors, procédant toujours par analogie, il invente de grands personnages, doués de toutes les qualités qu’il envie ; il les place comme moteurs derrière chaque phénomène.

Les formes changent ; les mythes se diversifient avec l’esprit et le caractère des peuples ; tous, au fond, procèdent de la même manière. Les dieux romains trouvèrent des frères chez tous les peuples vaincus, et leur ouvrirent libéralement leur Olympe.

Après le polythéisme, l’homme fait encore un effort d’abstraction. Il comprend que derrière chaque phénomène, il n’y a pas un agent spécial, chargé de le faire fonctionner à toute heure. Il unifie la puissance extra-naturelle qui dirige tout et a tout créé, et il arrive au monothéisme plus ou moins mitigé.

Mais dans ces diverses phases parcourues par l’humanité, il y a une marche uniforme.

Incapable de généraliser ses sensations, l’homme rapporte tout à lui-même : il est le centre du monde, et ses dieux sont incessamment occupés de lui.

Il les adore, soit parce qu’il en a peur, soit parce qu’il espère obtenir d’eux des bienfaits ; souvent parce qu’il espère leur protection. C’est ainsi que chaque famille grecque avait à son foyer un dieu caché (Muchios), chargé spécialement de son salut ; que chaque tribu se groupait autour d’un dieu spécial ; que chaque cité avait des dieux particuliers chargés de sa conservation, qu’elle opposait fièrement aux autres ; et qu’aujourd’hui chacune de nos paroisses a son saint patron.

Un homme a laissé un grand souvenir dans la cité, a résumé les besoins, les aspirations, les idées d’une foule, d’une peuplade ; cette foule, cette peuplade s’unissent en lui, et, après en avoir fait de son vivant un roi ou un César pour les représenter, ils en font ensuite un dieu, pour perpétuer cette représentation.

Plus l’homme est ignorant, plus il personnifie les choses qui le touchent. Quand il ne sait pas formuler ses idées, quand il ne sait pas en apercevoir les rapports, quand, n’ayant ni idées nettes ni idées générales, il ne sait comment les exprimer et les appliquer, il les incarne, soit dans un homme, soit dans un dieu. Toute monarchie et tout culte attestent un besoin qui n’a pas conscience de lui-même.

Tant que l’homme n’a pas acquis la notion de loi, — « la loi, selon la belle définition de Montesquieu, étant l’expression des rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses » — il ne voit partout qu’une volonté arbitraire, semblable à la sienne. Le monde existe : pourquoi existe-t-il ? Eh bien ! tout simplement, parce qu’un jour, un être tout-puissant a eu la fantaisie de le faire de cette manière-là.

Maintenant, comme nos constructions subjectives reposent toujours sur des matériaux objectifs, l’homme ne pouvant concevoir un être absolument distinct de ce qu’il connaît et ne trouvant rien qui lui plaise autant que lui-même, croit que Dieu l’a créé à son image.

En réalité, c’est l’homme qui a créé Dieu.

L’homme, livré entièrement à son imagination et ayant perdu la notion de la réalité, multiplie les hypothèses pour les justifier les unes par les autres. Un fou qui prétend être mort trouvera une nouvelle réponse à chaque objection que vous lui ferez. Il en est de même des faiseurs de dieux.

Pour justifier leurs dieux du mal qui existe, ils inventent le paradis terrestre, l’âge d’or : ils rendent le premier homme coupable d’une faute qui explique toute la peine et toute la douleur de sa race. Ils multiplient les dogmes, comme des arc-boutants pour consolider leur chimère : et ils entourent celle-ci de mystères afin d’arrêter à distance les investigations trop curieuses.

Cependant l’esprit humain fait un nouvel effort d’abstraction. Il se prend de dédain pour ces grossières créations anthropomorphistes ; mais ses observations sont encore limitées, imparfaites, peu contrôlées : au lieu d’essayer de les compléter, il se redresse fièrement, et crée des entités, des êtres plus raffinés, plus vagues, moins vivants que les dieux vulgaires, dieux cependant, restant marqués du péché originel des dieux, mais si flottants, si indécis, se confondant tellement avec l’ensemble de l’univers qu’ils n’existent presque plus.

Il y a encore un effort à faire : c’est celui que nous faisons en ce moment.

Fétichisme, polythéisme, monothéisme, métaphysique spiritualiste, matérialisme : telle est la marche de l’esprit humain.

Elle est logique : au départ, absence complète de la notion de loi ; à l’arrivée, la notion de loi substituée entièrement à toute cause arbitraire et extérieure.

Si le spiritualiste demande : — Mais pourquoi le monde existe-t-il ? nous lui répondrons : — Tu n’en sais pas plus que nous : car tu n’expliques ni la volonté, ni l’existence de ton Dieu. Nous convenons, nous, de notre ignorance, et, nous en tenant au fait, nous disons cette vérité toute simple : — Le monde existe parce qu’il existe ; si les conditions étaient autres, il n’existerait pas tel qu’il est ; c’est un fait nécessaire.

Ce sont les faits nécessaires que constate la science en même temps qu’elle recherche les rapports également nécessaires qui les unissent. La loi de la gravitation nous explique le comment des mouvements des astres par rapport les uns aux autres ; si vous demandez le pourquoi, on vous répondra tout simplement : — Parce qu’il en est de même ; et s’il n’en était pas de même, vous ne feriez pas cette question, par cette excellente raison que vous n’existeriez pas.

« Les lois, ne cessons de le répéter, sont l’expression des rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses. » Ce sont ces lois que cherche la science ; ce sont ces lois qu’ignore et que méprise la religion, que cherche et tâche de deviner la métaphysique, mais sans se donner la peine d’étudier les faits qui seuls peuvent les établir.

De là, entre la science et toute religion, quelle qu’elle soit, incompatibilité absolue. La religion dit : miracle ; la science dit : loi. La religion signifie foi, autorité, tradition, respect des préjugés en raison de leur ancienneté ; la science signifie observation, discussion, liberté, progrès incessant. Toute religion s’arrête forcément devant un dogme indiscutable, part d’une affirmation à priori, s’impose à ses fidèles et clôt leurs indiscrétions en leur disant : — Croyez, car c’est un mystère. La science sonde les mystères ; la religion les respecte. Elles ne peuvent ni s’entendre, ni se rencontrer : quand la science vient, les dieux s’en vont.De Maistre avait raison quand il donnait aux catholiques pour mot d’ordre : Haine à la science !

Entre la religion et le droit, incompatibilité aussi radicale. Le droit, c’est l’expression pour tout individu, par rapport aux autres individus, des nécessités de son organisation : il représente, par conséquent, pour tout individu, le libre développement de toutes ses facultés et de toutes ses forces, la liberté de son travail sur tous les éléments naturels, internes ou extérieurs, la libre possession de lui-même. C’est l’homme pensant d’après sa raison, agissant d’après sa propre impulsion, se décidant d’après sa propre délibération, se gouvernant lui-même, ne s’engageant envers d’autres que par certains contrats déterminés pour certains services spécifiés, conservant en un mot toujours l’autonomie complète de son être.

La religion, au contraire, c’est l’incarnation de l’individu dans une entité ; c’est sa stagnation dans l’enlisement de la tradition; c’est l’arrêt de développement dans la recherche ; c’est la soumission aveugle envers des êtres tangibles ou intangibles, dieux, démons ou prêtres ; c’est l’aliénation de toute initiative et de toute direction personnelles ; c’est le devoir sans réciprocité et sans limites envers le créateur, qui a mis l’homme au monde, envers la Providence qui dirige ses actes, envers le souverain de qui dépendent son bonheur dans cette vie et son salut dans l’autre, envers les ministres qui le représentent.

Le droit, égal pour tous, donne à l’homme pour idéal et pour force : la justice ! La religion lui prêche l’abaissement de lui-même, devant le bon plaisir, la protection, la faveur, la grâce de tous les maîtres. Le droit relève le misérable, si déchu et si dégradé qu’il soit, et lui dit : — travaille ! développe-toi ! élève-toi. La religion le rejette plus profondément dans son abjection, en lui disant : — humilie-toi ! Le droit dit : —pense et agis. La religion : — crois et obéis.

Mirabeau et de Maistre sont, dans le vrai quand ils disent, le premier : « il faut déchristianiser la Révolution » ; le second : « La Révolution est satanique de son essence. Elle ne sera éteinte que par le principe contraire. »

Oui, la Révolution est satanique de son essence, si Satan est le symbole de l’esprit de révolte de l’humanité contre les dieux, les prêtres, les rois, tous les représentants de l’autorité, toutes les négations du droit ! Oui, si nos idées n’étaient pas assez fortes pour vivre par elles-mêmes ; si ces idées n’étaient pas la négation de toute incarnation dans un mythe ou dans un homme, la destruction de tout monarchisme divin et humain, ce serait à Satan que nous élèverions des autels, ce serait à Satan que nous adresserions nos revendications, ce serait Satan que nous chargerions de porter nos malédictions à Dieu, ce serait Satan qui serait notre Dieu !

Mais nous ne voulons pas plus du César des enfers que du César du ciel. Nous répudions toute inféodation, toute incarnation dans un mythe ou dans un roi. L’homme doit s’isoler de toute entité, rejeter loin de lui tout symbole de lui-même, briser toutes les personnifications qui l’ont absorbé et ont fini par le dévorer : interrogeant la nature, observant les phénomènes, formulant leurs lois, il doit prendre pour dernière devise : Science et Droit.

Et c’est pour cela que nous nous séparons de tous les hommes de transaction, retenus au passé par leur éducation, leurs préjugés, leur position et qui voudraient se mettre au niveau de l’esprit moderne, en prenant pour idéal une religion éclose il y a dix-huit siècles. Non, loin de nous ces chimères ! il faut couper le câble qui nous fait encore talonner sur cet écueil.

La France, en particulier, cherche en ce moment sa voie.

L’heure est décisive ; il s’agit pour elle de s’engager sans retour dans les voies de l’avenir ou de reculer à jamais vers le passé. Certains partis, exploitant l’effarement où l’ont plongée les bouleversements de la guerre étrangère et de la guerre civile, lui proposent de rompre avec les traditions de sa grande Révolution, et de revenir au christianisme ; la religion qui, en réalité, n’est qu’une arme, un instrument de soumission, est présentée comme un but, comme un idéal.

Il faut arracher ce masque.

Les questions sociales sont les questions capitales : ou la France renouvellera son organisation sociale, ou la France périra. — Quelle base, quels éléments trouvera-t-elle dans la religion qu’a fondée Jésus ? C’est ce que nous avons recherché dans l’Histoire des Prolétaires, d’où les pages qu’on va lire sont extraites ; c’est ce que nous avons cru utile d’exposer de nouveau.

Dégagée des hypocrisies qui l’enveloppent, la doctrine chrétienne se résume en un mot : la servilité !

Un peuple veut vivre ; c’est à la mort qu’on le convie.


ÉTUDE SUR LES DOCTRINES SOCIALES DU CHRISTIANISME

 

I. JÉSUS.

La Judée. — Les pharisiens, les sadducéens, les esséniens. — Jean-Baptiste. — Jésus. La résignation. — Jésus change de tactique. — Haine aux riches. — Lazare. — Les premiers disciples de Jésus. — Le patriotisme juif. — Jésus au désert. Entrée de Jésus à Jérusalem. — Jésus et les pharisiens. — L’abandon de Jésus. — Son arrestation. — Condamnation de Jésus. — Les crimes et délits de Jésus.

Ceux qui chercheraient dans ce chapitre une polémique religieuse, seraient trompés.

Quand on ne croit pas en Dieu, on ne discute pas la divinité de Jésus.

Nous considérons Jésus comme nous considérons Hercule et Thésée, et nous ne nous occupons de son œuvre que comme d’un phénomène historique.

Quatre évangiles sur cinquante-quatre ont été reconnus par l’Église, par cette raison indiscutable qu’il y a quatre vents, quatre points cardinaux et quatre genres de chérubins.

Ce sont les évangiles de Mathieu, de Marc, de Luc et de Jean.

Nous n’avons plus les originaux de ces évangiles ; nous ne savons pas d’une manière précise à quelle époque ni comment ils ont été composés ; le texte a en été si souvent remanié, que Mill, dans sa célèbre édition du Nouveau Testament, a relevé plus de trente mille variantes. C’est d’après eux cependant que nous allons esquisser la vie de Jésus.

Au moment où Jésus parut sur la scène du monde, la Judée, déjà si souvent conquise et reconquise, avait perdu sa dernière trace d’autonomie : réunie à la Samarie et à l’Idumée, elle formait une sorte d’annexe de la province de Syrie, et était administrée par un procurateur, une sorte de préfet romain.

Avec un indomptable patriotisme, les Juifs ne cessaient de s’insurger contre cette domination. Tout Juif conservait et entretenait l’espoir de la délivrance. Les Romains réprimaient avec énergie tous ces mouvements d’indépendance. Il en résultait une agitation constante, une surexcitation chronique qui jetaient la population dans toutes les exaltations et dans toutes les chimères. Depuis la captivité de Babylone, il y avait sur chaque colline, dans chaque vallon, un prophète, inspiré de Dieu, qui promettait à la Judée un messie, une rénovation complète de toutes choses [1].

Trois sectes se partageaient alors la Palestine, les pharisiens, les sadducéens, les esséniens.

Les pharisiens, dont les docteurs chargés de copier et de transmettre la loi, s’appelaient scribes, s’attachaient à la lettre minutieuse de la loi, aux pratiques extérieures du culte, combattaient toute nouveauté.

Les sadducéens, haute aristocratie, sceptique, espèce de cour politique semblable au collège des cardinaux à Rome, dédaignaient les pratiques extérieures du culte pour s’en tenir à la justice positive de la loi.

Les esséniens formaient une secte austère, peut-être parce qu’elle était composée surtout de misérables. Ils ne buvaient jamais de vin, mangeaient des végétaux, des racines, du miel sauvage ; vivaient en commun, ne se mariaient pas, adoptaient plutôt des enfants pour se recruter.

À côté d’eux, mêlés à eux, étaient les zélateurs, qui avaient à la fois un but religieux et politique : la destruction de l’influence des pharisiens et l’affranchissement de la Judée. C’étaient des hommes hardis, déterminés, pleins de foi dans leur œuvre. « L’enthousiasme, dit Josèphe, était l’âme de ce parti : sa doctrine, une liberté et une égalité parfaite. » Les Romains les craignaient, mais ils avaient beau les livrer aux supplices, dit encore Josèphe, la douleur ne put faire consentir aucun d’eux à donner à l’empereur le nom de maître. « Ils semblaient prendre plaisir à voir le fer les mettre en pièces et le feu les consumer. » Tous ces hommes, en proie à la persécution, à la misère, résultant de l’oppression, attendaient le héros, le libérateur promis par Isaïe qui viendrait récompenser le juste et exterminer l’impie.

Un homme, nommé Jean-Baptiste, était leur interprète, entretenait leurs colères, soutenait leurs espérances. Austère comme eux, vêtu d’un manteau de poil de chameau, se nourrissant de sauterelles et de miel sauvage, il groupait autour de sa parole, sur les bords du Jourdain, les ardents de son parti. Écho de leurs passions, il attaquait les riches, les deux sectes dominantes, surtout les pharisiens. « Race de vipères, s’écriait-il, la cognée est au pied de l’arbre et le frappera jusqu’aux racines ! Tout arbre qui ne porte pas de bons fruits sera coupé et jeté au feu. » Il disait aux riches qui lui demandaient ce qu’il voulait d’eux : « Il faut partager votre pain avec ceux qui ont faim, et, si vous avez deux vêtements, en donner un à ceux qui n’en ont point. »

Il excitait avec un zèle infatigable le peuple contre ses oppresseurs, les citoyens pauvres à la haine et au mépris des citoyens riches ; il sapait les fondements de la société si rudement qu’Hérode le fit arrêter, « craignant, dit Josèphe, qu’il soulevât quelque sédition dans le peuple. »

À tout homme, il faut un initiateur. Tout maître commence par être disciple.

Jean fut le précurseur de Jésus.

Jésus était né dans la Galilée. Nous ne connaissons presque rien de sa jeunesse, ni de sa famille. Elle ne crut en lui qu’après sa mort. De son vivant, elle le considérait comme fou. « Nul n’est prophète dans son pays, » a dit Jésus lui-même.

Jésus était allé trouver Jean avant son arrestation, il avait écouté sa parole, s’était inspiré de ses doctrines : il avait hâte d’entrer en scène à son tour.

Jean prêchait seulement.

Jésus fit des miracles.

Jean avait voulu débarrasser le peuple d’Israël de tous les imposteurs, prophètes, charlatans qui l’exploitaient, l’amusaient de leurs promesses. Il était ardent et violent, mais précisément parce qu’il était convaincu, à ceux qui lui avaient demandé :

— Es-tu Élie, es-tu prophète ? Il avait répondu :

— Non !

Trouvant que Jésus compromettait sa cause, du fond de sa prison, il envoya vers lui deux messagers pour lui demander des explications.

Mais alors Jésus n’est plus un disciple : il parle en maître ; il se substitue à Jean, et prétend que Jean n’est que son prophète.

Les disciples de Jean le renient et se séparent de lui pour toujours.

Jésus poursuit son œuvre à part. Il n’avait point le tempérament passionné de Jean : il était plus mystique, plus doux. Il n’était pas grand parleur. Il préférait agir, se créer une légende, faire en sorte que les prophéties messianiques lui fussent applicables. De là des miracles.

La philosophie de sa doctrine se composait des traditions de l’Orient ; sa morale était celle des anciens rabbins, transformée par son tempérament.

Tout d’abord quand il s’adresse aux pêcheurs des villages de Béthsaïde, de Magdala, de Corosaïm, du haut de la petite colline de Caphamaûm, qui domine le lac de Tibériade, il leur prêche la résignation.

« Qu’importe le bonheur sur cette terre où tout est périssable ? Le bien-être est un danger plus qu’un avantage. La vraie félicité se trouve dans les cieux. Il faut imiter les oiseaux qui ne sèment pas, ils récoltent ; Dieu les nourrit, il vous nourrira (Math., v. 3-10). Si quelqu’un vous frappe sur la joue gauche, tendez-lui la droite… »

Les pêcheurs et les montagnards auxquels il s’adressait, restaient froids, secouaient la tête : Est-ce que chaque jour ils n’avaient pas à arracher leur nourriture à la nature, et Dieu la leur donnait-il donc ? la Résignation ? c’est bien commode à prêcher ; mais ils étaient las des excès du fisc qui les dépouillait jusqu’à la peau : ils étaient exténués de misère, et altérés de vengeance contre les Romains qui avaient si durement réprimé leurs dernières insurrections. C’était une revanche qu’il leur fallait, revanche sur les riches, revanche sur l’étranger, et le messie qu’ils attendaient, ce n’était point un messie pacifique, c’était un messie vengeur, exterminateur, qui livrerait la Judée à leurs appétits, et relevant le trône d’Israël dans toute sa gloire, leur apporterait richesses et liberté.

Jésus n’était point le messie qu’ils voulaient : ils l’abandonnèrent, et le laissèrent se résigner tout seul.

Jésus veut alors se refaire un auditoire ; il comprend qu’il faut reprendre la tradition de Jean, être l’écho, la voix, l’interprète des passions, des colères, des espérances de cette foule de misérables ; il devient plus radical que Jean ; il prêche ouvertement la révolte et la guerre civile.

« Ne croyez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre, non, je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive » (Math., X, 34 ; 35).

« Je suis venu apporter le feu sur la terre ; et tant mieux si elle brûle déjà » (Luc, XII, 49-62).

« À l’avenir, dans toute maison de cinq personnes il y en aura trois contre deux et deux contre trois… »

À cette foule affamée, et ayant toute l’avidité furieuse de la misère, il montre un but précis : la satisfaction immédiate de ses appétits, comme résultat de cette guerre sociale.

« Je vous assure, dit-il, que quiconque aura pour moi quitté sa maison, ou ses terres, ses frères, ses sœurs, son père, sa femme ou ses enfants, recevra dès ce temps-cile centuple en maison, en terres, en parenté. Plusieurs qui étaient les derniers seront les premiers, et plusieurs qui étaient les premiers seront les derniers. »

Pas de transactions avec les riches. Il veut rester pur de leur contact.

Un jeune homme se présente, et lui demande à quelles conditions on peut devenir son disciple :

« Vends tout ce que tu possèdes ; donne-le aux pauvres ; viens ensuite et suis-moi. » (Math., XIX, 21-24.)

Il y a de l’étonnement, peut-être même quelques murmures. Ces gens n’auraient point été fâchés de compter quelques riches avec eux pour leur donner du lustre. Les préjugés des rangs sociaux sont entretenus par le respect des pauvres.

Mais Jésus leur répond durement :

« Voilà des hommes riches et qui tiennent à leur argent. Je vous déclare qu’il serait plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille, qu’à eux d’entrer dans le royaume des cieux. »

Il racontait la parabole de Lazare, pauvre, couvert d’ulcères, couché à la porte du riche, et attendant les miettes de celui-ci. Le pauvre meurt et est porté dans le sein d’Abraham ; le riche meurt et du fond de l’enfer il s’écrie :

« Père Abraham ! aie pitié de moi, et envoie Lazare afin qu’il trempe dans l’eau le bout de son doigt et qu’il me rafraîchisse la langue, car je souffre cruellement dans cette flamme. »

Abraham lui répond : « Mon fils, songe que tu as eu ta part de bien pendant ta vie, et Lazare sa part de mal. Maintenant il est consolé, et toi, tu es dans les tourments. » (Luc, XVI, 19-25.)

Ce n’est donc point parce qu’il était mauvais riche qu’il est dans les tourments, mais seulement parce qu’il était riche. Et Jésus s’écriait :

« Malheur à vous, riches ! malheur à vous qui êtes maintenant rassasiés, car vous aurez faim ! Malheur à vous, qui riez maintenant, car vous gémirez et vous pleurerez. » (Luc, VI, 24-26.)

Et alors, tous ces malheureux en guenilles applaudissaient ces paroles de Jésus. Ils se paraient de leur pauvreté comme d’une vertu ; ils aimaient à s’appeler pauvres (ébionites), faisant de cette qualification le synonyme « d’amis de Dieu », et cette appellation persistera jusqu’au onzième siècle parmi les chrétiens judaïsants de la Batanée et du Hauran, qui se vantaient de posséder parmi eux des descendants de Jésus.

Ils se disaient en même temps : « C’est là un pur ! on ne peut point le soupçonner de trahison avec des gens de cette sorte ! »

Et le bruit de sa renommée se répandait peu à peu, parmi tous les misérables de la Judée, les pauvres, les vagabonds, tous ceux qui avaient été chassés de la société régulière par le contre-coup de révolutions précédentes ; ils arrivaient vers lui, venaient écouter l’interprète de leurs colères, le flatteur de leurs aspirations, l’homme qui personnifiait leurs besoins et leurs désirs, leur Messie par conséquent.

Ce grand courant d’enthousiasme entraînait en même temps quelques hommes d’un rang élevé, des femmes nerveuses, déclassées, avides de nouveautés, Jeanne, Suzanne, et surtout Marie, la grande et belle courtisane de Magdala.

À mesure que cette foule grossissait, un double courant s’établissait entre elle et Jésus. Jésus devenait de plus en plus son fidèle interprète ; il n’était plus que son organe : ce n’était plus lui qui parlait, c’étaient tous ces misérables qui parlaient par ses lèvres. Les dieux ne disent que ce qu’on leur fait dire.

Jésus tient toujours à être le plus exagéré, le plus radical de tous.

Une femme étrangère l’implore pour sa fille ; ses disciples en ont pitié. Jésus répond :

« Il ne faut pas jeter aux chiens le pain des enfants d’Israël. »

Et il passe impassible.

D’un côté il flatte les passions de cette foule de malheureux contre les riches ; de l’autre, il flatte ses instincts patriotiques et d’autant plus ardents qu’ils sont plus comprimés : « Je ne suis venu que pour sauver les enfants d’Israël ; ne vous occupez pas des étrangers, n’allez pas chez eux ! »

Cette double propagande effraye les classes supérieures, les gens riches, les conservateurs du temps, les hommes d’ordre ; les ouvriers et les laboureurs mêmes qui le prennent pour un homme de désordre, un perturbateur, une sorte de révolutionnaire qui amènera la guerre civile et troublera les affaires ; et Jésus apprenant l’exécution de Jean, craignant le contrecoup des colères qu’il avait déchaînées, quitte le territoire du tétrarque et va dans le désert.

Alors l’imagination populaire le grandit de tout le prestige de la persécution. Habituée à vivre dans le surnaturel, l’oreille pleine de la grande voix d’Isaïe, de Jérémie, d’Élie, l’œil prêt aux prodiges, elle l’entrevoit à travers les mirages du désert, dans une grandeur surhumaine, faisant jaillir des miracles à chaque geste, comme le grand despote, le héros légendaire, annoncé par les prophètes, à la date précise déterminée par une prédiction de Daniel ; elle fait toute la terre, le ciel, les nuages, le soleil, complices d’un si grand événement, et attend chaque jour avec une foi croissante qu’ils affirment d’une manière éclatante la mission de Jésus. Elle le voit comme grand roi d’Israël appelé à faire dominer la religion mosaïque sur toute la terre, à venger Israël de ses ennemis, à remporter des victoires plus éclatantes que celles de David, à distribuer des richesses plus grandes que celles de Salomon. Cela ne fait point de doute. Les apôtres se disputent les meilleures places auprès du trône, et se précipitent en imagination à la curée. La foule veut un jour proclamer Jésus roi.

Jésus, dans cette solitude du désert, au milieu très probablement d’un petit nombre de disciples, se grandissant de toute leur foi, en dehors de toute contradiction, acquiert cette foi en lui qui est l’élément indispensable de toutes les grandes œuvres, de tous les grands efforts, de tous les grands dévouements, et que comprennent difficilement nos esprits, disposés au scepticisme par leurs habitudes critiques.

Cette foi qu’il a acquise en lui-même, il la réclame des autres. La foi ! voila son moi d’ordre.

Il se grandit de tout l’enthousiasme qui revient à lui après avoir passé par l’âme de ses disciples. Il est austère, farouche, hors nature. C’est alors qu’il formule tous ces préceptes qui jetteront l’humanité épouvantée dans le cauchemar du Moyen âge. Il parle politique, en ignorant qui ne connaît rien à l’organisation des sociétés, mais avec d’autant plus de passion et en termes d’autant plus irritants.

Il fulmine ses malédictions contre les villes qui l’avaient renié, raillé ou avaient douté de lui : « Malheur à toi, Chorazin ! malheur à toi, Bethsaïde ! car si Tyr et Sidon eussent vu les miracles dont vous avez été témoins, il y a longtemps qu’elles feraient pénitence dans le cilice et sous la cendre ! Malheur à toi, Capharnaüm, qui crois t’élever jusqu’au ciel, tu seras abaissée jusqu’aux enfers !… »

À certains moments, en face de ces menaces toujours plus violentes, toujours plus acerbes, ses disciples perdent pied dans l’épouvante !

Il sent qu’il ne peut rester à ce diapason et que, après avoir soufflé le feu dans leurs artères, il faut un dénouement à son œuvre.

Ici il est admirable. Au milieu de ce vertige, de cet enivrement de surnaturel, de popularité, il avait ses heures sombres de découragement et de doute. Celui qui inspire la foi en supporte la responsabilité, tandis que le croyant se laisse conduire eu aveugle, sans rien ressentir des appréhensions de l’avenir.

Il comprend bien que son prestige du désert sera fort diminué dans une ville comme Jérusalem, où règnent les pharisiens, à l’esprit étroit, casuistique, pédantesque, tout enflammé de haines religieuses par l’habitude d’une vaine scolastique, et que dans sa lutte contre cette puissance organisée il périra.

Cependant il n’hésite pas. Il sent que rien n’est fait tant qu’il n’aura pas abordé le centre de la Judée ; et il se dévoue à son parti. Il se dit à lui-même : « Qu’importe que je périsse, pourvu que mon nom et par conséquent mon œuvre soient sauvés ! J’ai dit ce que j’avais à dire : le temps d’agir est venu. »

Il agit cependant en chef de parti, en homme habile : il avait l’habitude de faire organiser sa propagande, de faire tâter le terrain avant de se risquer à aborder une contrée : ici encore, il envoie deux émissaires à Jérusalem, puis il se rend dans la grotte des Oliviers où il entend leurs rapports. Là il y eut probablement des doutes, des hésitations, des lâchetés se déguisant sous le prétexte de la prudence. Jésus est inébranlable : il faut agir ! Non point platoniquement, mais avec énergie.

« Que celui qui a une bourse et un sac les prenne, dit-il, et que celui qui n’en a pas vende son manteau pour acheter une épée » En face de la contradiction, Jésus s’exaspère et s’écrie :

« Amenez ces gens qui sont mes ennemis et qui n’ont pas voulu m’avoir pour roi, et tuez-les en ma présence. » (Luc, XIX, 27.)

Devant cette volonté de Jésus, on s’incline et on décide une grande manifestation lors de son entrée à Jérusalem, à l’époque où les fêtes de Pâques y amenaient des Hébreux de tous les points de la Judée.

Jésus se retire, probablement en Galilée, pour attendre le jour suprême.

Les prophéties annonçaient que le Messie viendrait monté sur un âne. Jésus monte sur un âne, et quelques jours avant Pâques, il se met en marche pour Jérusalem, au milieu d’une foule composée surtout de Galiléens. Or, les Galiléens sortaient d’une insurrection, et la répression en avait fait un tas de vagabonds et de bandits, en lutte avec tout l’ordre social existant.

Ils agitaient autour de Jésus des branches de palmiers et d’oliviers et criaient :

« Hosanna, au fils de David ! Béni soit le roi qui vient au nom du Seigneur ! »

Les habitants paisibles, les pharisiens, les bons bourgeois de Jérusalem en voyant avancer cette bande furent émus.

« Fais-les donc taire ! » disaient-ils à Jésus.

Mais Jésus voulant probablement forcer Jérusalem à le craindre, bien loin de les modérer, répondit :

« Si ceux-ci se taisent, les pierres crieront ! »

Il prend pied ainsi à Jérusalem, mais n’y couche pas. Le lendemain, il revient au temple. Ses disciples veulent lui faire admirer la grandeur des constructions. Jésus répond avec dédain :

« De tous ces édifices, je vous le déclare, il ne restera pas pierre sur pierre ! »

Une veuve passait en ce moment, et dans le tronc mettait une petite obole. Jésus continuant son système d’attaques contre les riches, dit :

« Elle a donné plus que les autres : les autres ont donné de leur superflu, elle, de son nécessaire. »

Puis, comme sous les portiques du temple s’étaient établis, selon la coutume, vingt jours avant Pâques, les marchands d’objets destinés aux cultes, d’animaux destinés aux sacrifices, des changeurs de monnaie, comme le font sous le porche de nos églises les marchands de christs et de chapelets, Jésus les chasse à coups de fouet.

Les pharisiens, les gens dignes, pratiques, positifs, habitués à la casuistique religieuse, lui disent :

« De quel droit agis-tu ainsi ? Qui t’en a donné l’autorisation ? »

Jésus s’exalte, et leur répond par l’anathème :

« Malheur à vous, hypocrites, sépulcres blanchis, beaux au dehors, mais au dedans remplis d’immondices, serpents, race de vipères, qui dévorez la maison des veuves, qui paraissez des hommes justes et qui n’êtes remplis que d’iniquités, vous n’éviterez pas la géhenne ! Tout le sang innocent répandu sur la terre, depuis Abel jusqu’à Zacharie, retombera sur vous, et par contre-coup, sur le peuple que vous trompez. »

Il se croit encore au désert, et avec cette foi en lui qu’il a contractée au milieu de ses disciples, il s’écrie :

« Jetez bas le temple, et je le rebâtirai dans trois jours. »

Les pharisiens, avec un scepticisme tranquille, discutent :

« On a mis quarante-six ans à construire ce temple et tu veux le rebâtir en trois jours !»

Jésus leur répond par de nouvelles invectives. Le peuple, cette foule que les pharisiens méprisaient, qu’ils traitaient de vile canaille, ignorante de la loi, écoutait avec avidité ce langage qui répondait à ses passions. Les pharisiens épouvantés n’osaient arrêter Jésus.

Jésus se croit maître de la situation. Étourdi de son succès, de son impunité, avec son inexpérience d’homme du désert, habitué à ce que sa parole ne rencontrât que des échos, il perd la notion de la réalité et s’écrie:

« Je suis descendu du ciel, je suis issu de Dieu. Tout ce que le père fait, le fils le fait… Celui qui me voit, voit aussi mon père ! »

Et du haut du vertige où il s’était perdu, du haut de la popularité qui le proclamait Messie, il retombe blasphémateur impuissant. Tous les prophètes avaient dit : « Dieu est un. » — : « Je suis le premier et le dernier », a dit l’Éternel. Contre tout imposteur aspirant à ce titre, l’ordre du Deutéronome était formel.

Les bandes galiléennes qui l’avaient amené en triomphe à Jérusalem l’abandonnent. Ceux-là qui l’acclamaient cherchent des pierres pour le lapider.

Jésus leur dit :

« J’ai fait devant vous plusieurs bonnes œuvres : pour laquelle voulez-vous me lapider ?

— Ce n’est pas pour une bonne œuvre que nous voulons te lapider, mais à cause de ton blasphème, et parce qu’étant homme, tu te fais Dieu ? » (Jean, X, 31.)

Jésus se retrouve seul avec ses douze apôtres. Il mesure toute la grandeur de sa chute ; il voit l’anéantissement de son prestige, l’écroulement de tous ses projets : il se sent perdu ; il l’annonce dans le dernier repas qu’il fait avec ses derniers amis :

« Mes enfants, je ne resterai plus longtemps avec vous, » dit-il.

Pierre lui demande :

« Où allez-vous donc ?

— Je vais où tu ne peux me suivre : tu viendras plus tard.

— Pourquoi ? Je donnerais ma vie pour vous. »

Jésus, qui connaît bien le caractère de ses apôtres, lui répond :

« Tu donnerais ta vie pour moi ? Hélas ! moi je t’assure que tu me renieras avant que le coq ait chanté trois fois. »

Puis il passe avec ses douze apôtres le torrent de Cédron et se retire dans un jardin d’oliviers.

Oh ! alors presque seul, presque abandonné, renversé de sa popularité, se voyant condamné à l’impuissance, il pleure !

Et pendant qu’il se voit rouler dans l’abîme, lui et tous ses rêves, ses apôtres sommeillent avec indifférence. Il les réveille trois fois : trois fois ils se rendorment en balbutiant.

Il sue alors la sueur de l’angoisse. « Il tombe dans une sorte d’agonie, dit Luc, et il lui vient une sueur comme des grumeauxde sang qui coulent jusqu’à terre. »

Mais quand l’incertitude cesse, quand il se trouve en face d’un danger réel, palpable, alors, il se redresse : il retrouve tout son courage devant les soldats qui viennent pour l’arrêter :

« Dormez maintenant, dit-il à ses apôtres avec une ironie sanglante, vous le pouvez, je n’ai plus besoin de vous. »

Ils étaient armés. Cette ironie les fouaille.

« Maître, faut-il te défendre ? »

Toute résistance était inutile. Jésus se livre aux soldats qui l’attachent. Les apôtres s’enfuient. Seul Pierre le suit de loin, conciliant la prudence et la curiosité.

Jésus était poursuivi comme blasphémateur et comme insurgé : comme blasphémateur il relevait de la juridiction du Sanhédrin juif ; comme insurgé, de Pilate, le procurateur romain.

Jésus est d’abord conduit chez Caïphe, le grand-prêtre. Il comparaît au point du jour devant le Sanhédrin réuni pour le juger.

« Es-tu le Messie ? lui demande-t-on.

— Si je vous le disais, vous ne le croiriez pas

— Es-tu le fils de Dieu ?

— Oui, répond Jésus alors avec assurance, ne voulant pas démentir devant des juges ce qu’il avait dit devant le public, et remettant à sa condamnation la justification de son orgueil.

— Qu’avons-nous besoin de témoins ? disent alors les juges. Nous l’avons entendu de sa propre bouche. Il mérite la mort. »

Le grand prêtre déchire sa robe en signe d’horreur et de désolation.

Il était de règle dans l’administration romaine de ne point s’occuper des querelles des sectes juives entre elles.

Le Sanhédrin pouvait condamner Jésus ; mais le Sanhédrin était prudent : puis Jésus avait encore des partisans dans le peuple. Il valait mieux laisser à Pilate la responsabilité et le soin de l’exécution.

Les Juifs amènent Jésus devant lui, et comme c’est la question de blasphème qui les préoccupe, ils la soumettent à Pilate.

Pilate, en Romain dédaigneux de ces vaines chicanes, leur répond :

« Cela m’est bien égal. »

Mais alors les Juifs se ravisent et l’accusent :

1° D’avoir agité le peuple. — C’était vrai.

2° D’avoir refusé le tribut. — Jésus, à une question insidieuse, avait eu cependant le soin de répondre : « Rends à César ce qui est à César ! »

3° D’avoir voulu se faire roi. — C’était habile de la part des Juifs : car cette accusation formulée par eux attestait leur soumission aux Romains.

Pilate, avec le dédain d’un homme fort et raisonnable pour un jeune homme qui paraît impuissant, et ne voyant dans toute cette affaire qu’une querelle de Juifs, qu’il méprisait également à quelque parti qu’ils appartinssent, lui dit :

« Est-ce que je suis Juif, moi ? Voyons ! qu’as-tu fait ? Tes compatriotes et tes prêtres t’ont mis entre mes mains, en t’accusant d’avoir voulu te faire roi.

— Mon royaume n’est pas de ce monde, dit Jésus avec cette subtilité des gens ignorants. — S’il était de ce monde, mes gens combattraient pour me délivrer des Juifs. »

Il voulait sauver les apparences ; il n’avait pas même un disciple auprès de lui.

Les Juifs ont soin de dire à Pilate qu’il est Galiléen, de cette race de rebelles et d’insurgés.

Pilate était fort ennuyé de cette affaire ; mais s’il acquittait Jésus, il ameuterait contre lui tout le Sanhédrin : l’affaire serait portée à Rome ; il serait obligé de s’expliquer : cela lui créerait une foule d’embarras ; s’il condamnait Jésus au contraire, un homme isolé, abandonné de tous, personne ne s’en inquiéterait.

Il le condamna donc pour se débarrasser de cette affaire importune, prêtant ainsi la force du pouvoir civil à une haine religieuse. Les chrétiens prendront terriblement leur revanche contre les Juifs en se servant du même procédé.

Jésus fut conduit sur le sommet du Golgotha et crucifié entre deux larrons. C’étaient probablement deux insurgés comme Jésus.

Du haut de cet atroce instrument de supplice, où se comptaient toutes les minutes de l’agonie, où les blessures vives faites aux pieds et aux mains par renfoncement des clous n’étaient point la cause de la mort ; où l’on succombait quelquefois au bout de trois ou quatre jours, dévoré par la soif, en proie à de terribles maux de tête et de cœur, Jésus se vit abandonné de tous.

Quelques femmes seules, Marie de Cléophas, Marie de Magdala et Jeanne, contemplaient son agonie.

Quant à ses autres disciples, ils avaient fui.

Et puis des badauds juifs, des sacristains rancuniers, de ces gens qui applaudissent toujours à la force et insultent les victimes, venaient le railler, le bafouer et le plaisanter agréablement.

« Ah ! le voilà, celui qui s’est appelé le fils de Dieu ! Que son père, s’il veut, vienne maintenant le délivrer ! » — « Il a damné les autres et il ne peut se sauver lui-même. S’il est roi d’Israël, qu’il descende de la croix et nous croirons en lui ! » — « Eh bien ! toi qui détruis le temple de Dieu et le rebâtis en trois jours, sauve-toi, voyons ! » Au haut de sa croix, les Romains avaient attaché par ironie un écriteau : « Jésus, roi des Juifs ! »

« Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Jésus, devant tant d’opprobre et en proie à tant de souffrances, pourquoi m’as-tu abandonné ? »

Jésus, abandonné du peuple, abandonné de ses disciples, en ce moment prenait possession de l’avenir.

C’est une histoire terriblement révolutionnaire et séditieuse que celle de la Passion de Jésus.

Il y a là le Sanhédrin, un tribunal sacré, un grand prêtre, Caïphe, un préfet romain, Pilate, des soldats qui deviennent bourreaux ; et tous ces instigateurs et instruments, toutes ces autorités constituées, d’un bout à l’autre de ce récit, sont tournés en ridicule ou voués au mépris et à l’infamie. Les conservateurs, les partisans de l’ordre religieux et social de cette époque ont, en crucifiant Jésus, atteint avec un succès hors ligne le contraire du but qu’ils s’étaient proposé :

Mort l’instigateur, vive l’œuvre !

Aujourd’hui, dans tous nos tribunaux, dans nos cours d’assises, dans l’enceinte des conseils de guerre, partout où, en France, on condamne au nom de l’ordre, de la famille, de la propriété, de la religion, de la morale publique, au-dessus du juge, le contemplant, se trouve un christ.

Certes quand le juge vient prendre place à son tribunal, et quand, levant les yeux, il rencontre ce regard, il devrait se sentir plein de trouble, de doute et de recueillement : car il y a là planant au-dessus de lui dix-neuf siècles qui crient à Caïphe, à Pilate, à la justice humaine : « Tu peux te tromper ! C’est toi qui, en condamnant, peux être le coupable ! C’est celui-là que tu déclares criminel qui peut être l’homme juste ! Suppose qu’on t’amène Jésus entre deux gendarmes : non, sans doute, tu ne le crucifieras pas ; mais tu lui appliqueras quantité d’articles du Code pénal qui, superposés, le relégueront en prison à perpétuité.

Allons ! tu es sur ton siège ! interroge Jésus !

« Votre nom ?

— Jésus de Nazareth.

— Votre profession ?

— Messie.

— Accusé, ayez une attitude plus convenable, et gardez ces impostures pour les imbéciles que vous traînez à votre suite. Vous reconnaissez avoir fait des prophéties ?

— Oui.

— Très bien. Art. 479 du Code pénal. 15 francs d’amende.

« Il est notoire que vous avez fait des réunions publiques illicites, dans lesquelles se trouvaient des gens porteurs d’armes apparentes ou cachées, que vous avez formé une association illicite. Un an de prison.

« Mais ce n’est pas tout. Vous avez formé des attroupements tumultueux ; en vertu de la loi du 7 juin 1848, je ne vous condamne qu’à six mois de prison, mais je ne suis pas bien sûr que vous ne dussiez être condamné à dix ans de réclusion.

« Vous êtes affilié à une société qui ressemble fort à l’Internationale, et vous y remplissez une fonction. Vu la loi du 14 mars 1872, cinq ans de prison.

« Vous ne nierez pas que vous vous êtes rendu coupable de manœuvres à l’intérieur tendant à troubler la paix publique. Vu la loi du 27 février 1848, deux ans de prison.

« Le vagabondage est constant. Art. 71, six mois et dix ans de surveillance.

« Vous ne nierez pas qu’à votre entrée à Jérusalem votre bande ne poussât des cris séditieux en votre honneur, et que, loin de les empêcher, vous les avez encouragés. Vu l’art. 8 de la loi du 25 mars 1822, deux ans de prison.

« Vous ne nierez point avoir distribué des signes et symboles destinés à propager l’esprit de rébellion et à troubler la paix publique. Vu l’art. 6 de la loi du 11 août 1848, deux ans de prison.

« Vous ne nierez pas être valide et avoir mendié en réunion. D’après l’art.275, deux ans de prison.

« Mais voici qui est plus grave : vous avez exercé ou tenté d’exercer des actes de violence, car vous avez dit : « Amenez ces gens qui sont mes ennemis et tuez-les en ma présence. » (Luc, XIX, 27.) Art. 279, cinq ans de prison.

« Il n’y a pas seulement là menace, il y a, en outre, provocation à un crime. Art. 2 de la loi du 17 mai 1819, cinq ans de prison.

« Vous avez excité à la haine et au mépris du gouvernement, tenté de renverser le gouvernement établi ; vous avez pris de fausses attributions, car vous avez prétendu être le roi d’Israël. Tous crimes et délits dont le premier emporte seul, d’après l’art. Ierde la loi du 26 mai 1819 et l’art. 3 de la loi du 11 août 1848, la peine de quatre ans de prison.

« Vous avez excité à maintes reprises les citoyens à la haine et au mépris les uns contre les autres, ainsi que l’attestent le témoin Luc (XVI, 19-25 ; VI, 24-25 ; XII, 49-52) et le témoin Mathieu dans plusieurs endroits. Art. 7 de la loi du 11 août 1858, deux ans de prison.

« Vous avez outragé la morale publique et religieuse en vous prétendant fils de Dieu. Loi du 17 mai 1819, art. 8, un an de prison.

« Vous avez tourné en dérision une religion reconnue par l’État Art. 1erde la loi du 25 mars 1822, cinq ans de prison.

« Vous avez appelé les ministres du culte « sépulcres blanchis », et par conséquent vous les avez outragés. Art. 6 de la loi du 25 mars 1822 et loi du 11 août 1848, deux ans de prison.

« Vous avez attaqué la propriété, car vous avez dit : « vends tout ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres (ainsi que l’atteste le témoin Mathieu, IX, 21-24) ; malheur à vous ! riches, car vous gémirez et vous pleurerez (ainsi que l’atteste le témoin Luc, XVI, 19-25, etc., etc.). Il faut imiter les oiseaux qui ne sèment pas, ils récoltent ; Dieu les nourrit, il vous nourrira », etc. Art. 3, loi du 11 août 1848, trois ans de prison.

« Vous avez attaqué les droits de la famille, car vous avez dit : « À l’avenir, dans toute maison de cinq personnes, il y en aura trois contre deux et deux contre trois, … quitte ton père et ta mère, ta femme, tes enfants, etc. » Art. 3 de la loi du 11 août 1848, trois ans de prison.

« Vous avez enfin fait l’apologie de faits qualifiés crimes, car vous avez dit : « Non, je ne suis pas venu apporter sur la terre la paix, mais le glaive, » ainsi que l’atteste le témoin Mathieu (X, 34-35) ; et à diverses reprises avez formulé des menaces contre des villes : « Malheur à toi ! Chorazin ; malheur à toi ! Bethsaide », etc. Art. 3 de la loi du 27 juillet 1849, deux ans de prison.

« Jésus, je renonce à poursuivre. Vous pouvez vous retirer, car les délits dont vous êtes coupable, en négligeant tous ceux qui ne sont point nettement qualifiés, entraînent pour vous plus d’années de prison que vous ne pourrez en faire.

« Gendarmes, emmenez Jésus ! »

C’est bien. Voilà Jésus condamné. Tu l’envoies en prison. Pilate l’envoyait au Golgotha ; il y a progrès. Tu as appliqué la loi, tu crois avoir sauvé la société : c’est bien.

Ô Jésus, le criminel, Jésus, le perturbateur, Jésus, le commensal des gueux, Jésus, le compagnon des misérables de la Judée, lorsque Pilate dit à ses gardes : « Emmenez-le! » tu avais déjà acquis l’immortalité ; mais lorsque tu eus parcouru la voie douloureuse, du haut de ton gibet, si tu avais pu jeter un coup d’œil sur l’avenir, toutes tes souffrances se seraient évanouies, car tu aurais vu la légende emportant sur ses grandes ailes ton souvenir, et criant à toute la terre, de siècle en siècle, avec une voix formidable : « Ce criminel, c’est un Dieu ! »

Et pourquoi un Dieu ? qui l’a fait Dieu ? — Sa condamnation ! Au moment où elle fut prononcée, il n’avait plus déjà d’auditoire, il était menacé de la lapidation par ceux-là mêmes qui avaient fait son triomphe. Que Caïphe et le Sanhédrin eussent abandonné Jésus pleurant au jardin des Oliviers, il ne laissait même pas une trace dans l’histoire. Il disparaissait comme tant d’autres de ces agitateurs et de ces prophètes, qui avaient appelé en vain les Juifs à l’indépendance, sans léguer une idée à la postérité.

Et maintenant, vous tous prêtres à idées étroites, fanatiques de la casuistique, de la scolastique, enfermés dans vos formules, pharisiens à jamais en dehors de l’humanité ; aristocrates considérant la religion comme la base de vos privilèges ; magistrats qui prêtez votre bras séculier aux haines des sectes, et qui sanctionnez par vos arrêts des dogmes théologiques et métaphysiques ; conservateurs qui dites : — il faut de la religion pour le peuple ! et requérez contre ceux qui veulent y substituer la science : Oh ! vous tous, partisans de l’ordre actuel et qui croyez que vous pourrez à l’aide de quelques violentes sentences lancées devant lui empêcher le progrès de passer, regardez donc cette victime des persécuteurs au nom de laquelle vous voulez persécuter, ce martyr dont vous vous acharnez depuis dix-huit siècles à faire un bourreau !

Entendez donc chacune des gouttes de sang qui coulent de ses plaies, chacune de ses blessures béantes qui vous crient avec une effrayante ironie : — Qui êtes-vous donc vous tous, inquisiteurs, pourchasseurs d’hérétiques, brûleurs de libres-penseurs, persécuteurs, laïques et prêtres, de tous les novateurs sociaux et religieux, vous tous qui avez marqué votre place dans l’histoire par les trainées de sang et de ruines que vous y avez tracées ! vous tous qui vous plaçant en face de l’humanité, lui avez dit : tu n’iras pas plus loin ! et avez fauché, écrasé, abattu tous les novateurs qui lui donnaient le mot d’ordre de l’avenir : — En avant ! en avant ! qui donc êtes-vous ? vous qui parlez en mon nom ? vous qui prétendez m’adorer? qui donc ? sinon les descendants de Caïphe et de Pilate[2] !


II. ÉTABLISSEMENT DU CHRISTIANISME.

La Résurrection. — La Pentecôte. — Paul. — Les synagogues juives. — Les premiers chrétiens à Rome. — Internationale céleste et terrestre. — Les chrétiens devant les Romains. — Les lois contre les associations. Le cosmopolitisme. — La léthargie. — La résignation. — Saintes et Messalines. — Les idéologues. — Le christianisme et le césarisme. — La mort des dieux.

 

Jésus mort, Marie de Magdala, dans l’hallucination de son amour, le ressuscita. Dès lors le supplicié devient dieu. Du moment qu’il est apparu une fois, il doit apparaître à tous ses disciples. Lequel d’entre eux consentirait à ne pas savoir reçu un pareil témoignage d’affection ?

Le miracle commencé se propagea grâce à la bonne foi des uns et à la bonne volonté des autres. C’est ainsi que l’histoire de la Résurrection se forma et que le christianisme prit dès lors pour mot d’ordre la célèbre formule : Credo quia absurdum [3].

Les Juifs avaient un droit précieux : le droit de réunion ; et c’est grâce à sa pratique qu’ils sont parvenus à conserver leur tradition, au milieu des divers peuples chez lesquels ils ont vécu. Les disciples de Jésus en usèrent pour créer une assemblée ou synagogue nouvelle qui s’appela galiléenne ou nazaréenne. Elle était composée de cent vingt personnes. Ce fut là que fut décidée la propagation du christianisme. Les disciples de Jésus choisirent pour se séparer le jour de la Pentecôte qui attirait beaucoup de Juifs à Jérusalem. La scène de leurs adieux fut d’une telle exaltation que les bons badauds les croyaient gris : — Il n’est que neuf heures du matin ! répétait Pierre pour détruire ce soupçon.

Trois hommes contribuèrent surtout à la fondation du christianisme : Pierre, homme d’action, dévoué, mais d’intelligence bornée ; Jean le théosophe, qui créa la divinité de Jésus ; Paul, homme actif, d’initiative, intelligent, qui détermina le mouvement de l’Église, et, au lieu de faire du christianisme une secte juive, le propagea comme une religion universelle, et posa les principes de sa doctrine. Le maigre sol de la Judée avait déjà projeté loin de lui des émigrations juives que retrouvèrent partout les apôtres. Elles restaient fortement unies dans chaque localité par le lien de la synagogue. La synagogue décernait des honneurs, rendait des décrets, faisait acte de municipalité religieuse. C’était là une organisation toute préparée à recevoir la nouvelle doctrine. Les cadres étaient faits. Tout le monde pouvait prendre la parole dans la synagogue, jeter ses idées en avant, soulever les passions religieuses, qui, repliées sur elles-mêmes, étaient fort violentes. Pour les nouvelles doctrines, la difficulté consiste à trouver un public, à pouvoir le grouper ; les apôtres, dès le premier moment, eurent leur public sous la main.

Beaucoup de chrétiens primitifs étaient des Zélateurs juifs qui considéraient comme un devoir de poignarder quiconque manquait à la loi. Tous les Juifs, surtout les pauvres, rêvaient la revanche contre l’étranger, la domination universelle du peuple élu de Dieu. Ils haïssaient le Romain qui leur faisait élever des édifices et les employait comme ouvriers d’une foule de métiers. Quoique allégés de certaines charges, point persécutés, ils étaient inquiets, remuants, toujours prêts à jeter les hauts cris, à se plaindre. Ils pouvaient se haïr entre eux ; à l’étranger, ils présentaient une formidable union de haine envieuse.

Le christianisme les trouva tels, les développa dans ce sens. L’Ecclesia, mot emprunté à la démocratie athénienne, devient le nom de la petite démocratie chrétienne, qui se greffe sur la synagogue juive. C’était une société de secours mutuels, où on ne recevait pas en proportion de sa mise, mais en proportion de ses besoins. Cette association, très avantageuse pour les pauvres, prenant pour base la communauté des biens, les attira vite, et, doublant l’instinct religieux d’un grand espoir lointain et d’un intérêt immédiat, conquit des fidèles, dévoués jusqu’au fanatisme. Il y a dès lors une formule d’excommunication, s’exprimant avec une ambiguïté terrible : « extirpation d’une âme d’Israël. »

Le prosélytisme s’étendit de la synagogue à la société hellénique. Il s’empara du pauvre, toujours avide d’espérance et par conséquent de nouveauté, de la femme qui, traitée en esclave dans la société grecque, était à l’époque de l’indépendance grecque toujours portée à la démagogie ou au despotisme. Une large place lui fut faîte : elle remercia par un dévouement absolu, un zèle ardent de propagande.

Dès les premiers temps de cette fusion entre l’élément hébreu et l’élément hellénique, il y eut jalousie. Les Grecs se plaignaient qu’ils fussent le moins bien partagés dans les distributions de secours. Cette difficulté provoqua la fondation de l’économie politique religieuse, la création du Diaconat. Chaque église eut des diacres. C’étaient eux qui avaient l’argent, donnaient les secours, étaient par conséquent les grands propagateurs. Les femmes furent admises à cette fonction.

Les chefs de l’Église eux-mêmes ne s’entendaient point entre eux. Pierre, Jacques, le frère de Jésus, espèce de talapoin juif, Jean, fils de Zébédée, étaient restés juifs, observateurs de la loi, se souvenaient de Jésus comme homme, mais ne comprenaient rien à son œuvre. Paul, au contraire, s’étant frotté à une civilisation plus large, méprisait ce puritanisme juif, qui ne voulait que l’initiation aux juifs, n’admettait que des circoncis. Il dit à Pierre : « À toi l’Évangile de la circoncision, à moi l’Évangile du prépuce ! »

Et il partit à pied, se nourrissant de pain et de légumes, ardent, violent, dévoué à sa tâche, plein de foi en lui, vivant de son métier de tapissier, sans femme, farouche, austère, en même temps ayant des idées assez larges pour savoir faire des concessions de formes à ceux sur lesquels il voulait agir, et ne reculant devant rien pour accomplir son œuvre.

« Les fatigues, les prisons, les coups, la mort, dit-il, j’ai goûté tout cela avec surabondance. Cinq fois les Juifs m’ont appliqué leur trente-neuf coups de corde ; trois fois j’ai été bâtonné ; une fois j’ai été lapidé ; trois fois j’ai fait naufrage ; j’ai passé un jour et une nuit dans l’abîme. Voyages sans nombre, dangers de voleurs, dangers venant de la race d’Israël, dangers venant des gentils, dangers dans les villes, dangers dans le désert, dangers sur la mer, dangers des faux-frères, j’ai tout connu. Fatigues, veilles répétées, faim, soif, jeûnes prolongés, froid, nudité, voilà ma vie ! »

Grand exemple pour tous ceux-là qui, s’enfonçant dans leur mollesse et leur apathie, s’arrêtent au moindre obstacle et disent : il n’y a rien à faire.

Paul, s’adressant à une société païenne, prit un parti radical : il supprima la Loi[4] pour supprimer le péché. Les juifs étroitement liés par son observation, toujours en contravention, bridés dans chacun de leurs actes par le scrupule, étaient fort gênés, obligés de tourner le dos à la société païenne, devenaient misérables ; et Paul, s’étant imbu dans la Grèce des grandes idées philosophiques qui remplissaient son atmosphère, substitua à la Loi étroite l’idée de fraternité bien autrement facile à propager : « Toute la Loi est contenue dans ce mot : tu aimeras ton prochain comme toi-même ! » Mais cette fraternité est subordonnée à l’immolation de l’individu dans Jésus : « Il n’y a plus ni juifs ni hellènes ; il n’y a plus d’hommes ni de femmes, car vous êtes tous une même chose en Jésus-Christ. La tête de l’homme, c’est Christ. » Paul s’indigne contre les juifs qui en restent à la loi et ne comprennent pas cette fraternité dans leur absorption par un homme. Il est prêt à prononcer l’anathème contre eux. Ils lui rendent cette haine, car c’est d’eux que viennent les violences, les persécutions contre lui. Ils le font arrêter à Jérusalem ; et c’est comme prisonnier, livré par eux, qu’il viendra à Rome.

Il ne faut pas exagérer les conversions qu’il avait faites en Grèce et en Asie Mineure. Ceci est bon à dire pour ceux qui, n’admettant point aux grandes choses d’humbles commencements, se découragent, si, du jour au lendemain, leurs vœux ne sont pas comblés. Les églises dont il est question étaient de petites communautés composées de dix, douze, quinze personnes : elles furent des jalons qui restèrent debout, montrèrent la voie : elles furent le point central nécessaire à toute agglomération ; mais voilà tout. Quant à Paul, son zèle et son dévouement n’étaient récompensés dans beaucoup d’entre elles que par l’ingratitude. On prenait son ardeur pour du désordre ; et en le voyant si indomptable et si actif, on disait : c’est un brouillon !

Quand il arriva à Rome, il y avait déjà des chrétiens, parce qu’il y avait des juifs, la plupart affranchis, pauvres, mais ayant une synagogue, en rapports fréquents avec Jérusalem. Ces juifs étaient portefaix, commissionnaires, faisaient de petits commerces, mendiaient, habitaient un quartier infect, au pied du Janicule, sorte de Cour des miracles, où la police laissait s’agiter en paix les populations qui y grouillaient, tant que leurs rixes ne troublaient pas l’ordre général. Ce fut dans une misérable auberge du port, connue sous le nom de Taberna Meritoria, que débarqua le christianisme à Rome. « La grosse affaire du moment, dit M. Ernest Renan, était l’arrivée d’Agrippine au pouvoir, l’adoption de Néron par Claude et sa fortune toujours satisfaisante. Nul ne pensait au pauvre juif qui prononçait pour la première fois le nom de Christus dans la colonie syrienne, et communiquait la foi qui le rendait heureux à ses compagnons de chambrée. D’autres survinrent bientôt ; des lettres de Syrie, apportées par les nouveaux arrivants, parlaient du mouvement qui grandissait sans cesse. Un petit groupe se forma. Tout ce monde sentait l’ail : ces ancêtres des prélats romains étaient de pauvres prolétaires, sales, sans distinction, sans manières, vêtus de fétides souquenilles. Leurs réduits présentaient l’odeur de misère. On fut bientôt assez nombreux pour parler haut. On prêcha dans le ghetto. Les juifs orthodoxes résistèrent.

« Que des scènes tumultueuses se soient produites alors, que ces scènes se soient renouvelées plusieurs soirs de suite, que la police romaine soit intervenue, que, peu soucieuse de savoir de quoi il s’agissait, elle ait adressé son rapport à l’autorité supérieure et mis les troubles sur le compte d’un certain Christus dont on n’avait pu se saisir, que l’expulsion des agitateurs ait été décidée, il n’y a rien dans cela que de très plausible. Les fondateurs de cette première église de Rome, détruite par l’arrêté de Claude, sont inconnus. Mais nous savons les noms de deux juifs qui furent exilés à la suite des émeutes de la porta portese… Aquila et Priscille sont les deux plus anciens membres connus de l’église de Rome. Ils y ont à peine un souvenir ! La légende toujours injuste, car toujours elle est dominée par des motifs politiques, a chassé du panthéon chrétien ces deux obscurs ouvriers, pour attribuer l’honneur de la fondation de l’église de Rome à un nom plus illustre, répondant mieux aux orgueilleuses prétentions de domination universelle que la capitale de l’empire, devenue chrétienne, ne put abdiquer. »

Le christianisme, à Rome, comme en Judée, fut un mouvement de prolétaires. Ce ne sont jamais les heureux et les puissants qui font les révolutions. Les Romains ignoraient la pitié ; les juifs avaient des institutions charitables qu’ils avaient empruntées à l’Égypte, où aux temples étaient annexées des caisses des pauvres. Les éranies grecques, sociétés de secours mutuels, de crédit, d’assurance, persistaient, se réunissaient pour célébrer certaines fêtes, admettaient les femmes. Les patriciens romains contrariaient leur établissement à Rome, exigeaient une autorisation préalable, limitaient le nombre des assistants, leur défendaient de constituer un fonds commun, enfin essayaient d’empêcher leur développement, comme la bourgeoisie française essaye d’empêcher le développement des associations ouvrières.

Elles se transformèrent sous la persécution : elles devinrent des associations funéraires, destinées à rendre des honneurs aux tombeaux. Elles furent d’autant plus étroitement unies qu’à Rome, au milieu de ce tas d’étrangers, l’idée de patrie n’existait plus. Les Romains purs étaient remplacés par des Grecs, des Syriens, des Égyptiens, des Orientaux, affranchis ou esclaves. Tous ces éléments épars éprouvaient le besoin de se créer une patrie factice qui pût aider, compléter leur individualité isolée et faible. Ce fut là le milieu où les semences du christianisme purent germer et se développer rapidement.

À toute cette masse de pauvres, d’esclaves fugitifs, grouillant dans leur misère, au plus profond de l’ombre, le christianisme venait apporter une chaude lueur d’espoir, une immense joie, une espérance. Le peuple est sentimental, et c’était le sentiment de la fraternité, le plus doux au cœur des déshérités, des abandonnés, des désespérés qu’éveillait le christianisme. « La multitude des fidèles, disent les Actes des apôtres, n’avait qu’un cœur et qu’une âme, et aucun d’eux ne regardait ce qu’il possédait comme lui appartenant, car ils jouissaient de tout en commun. Aussi n’y avait-il pas de pauvres parmi eux ; ceux qui avaient des champs et des maisons les vendaient et en apportaient le prix aux pieds des apôtres ; puis on faisait la part de chacun selon ses besoins. Et chaque jour, ils rompaient le pain en pleine concorde, avec joie et simplicité de cœur. »

Il faut faire la part de l’exagération de ces paroles qui donnent l’idéal pour une réalité : mais n’est-ce donc rien qu’un pareil idéal ? Peu à peu, il se transforme, il devient corps, et tel qui en est le martyr, est prêt à attester qu’il l’a connu. Le pauvre, le souffreteux, l’individu broyé par le laminoir social, se sent si diminué, si rapetissé par la misère, qu’il n’ose plus compter sur ses propres forces pour sortir du bourbier dans lequel il croupit. Il attend une main qui se tende vers lui. Il n’est plus capable de lutter seul : il faut qu’on l’aide ; et alors, on est le bienvenu lorsqu’on vient lui dire : « Nous t’apportons un état social où toi qui n’as jamais eu que des privations tu auras le nécessaire ; où le superflu n’appartiendra plus à nul, mais sera partagé entre tous » ; et séduit par ces belles promesses, plein de reconnaissance pour ceux qui les lui font, croyant d’autant plus facilement au dévouement des autres qu’il n’en envisage pas la réciprocité, il se lève et il marche à la conquête de leur réalisation. Le plus souvent il ne rencontre que souffrances et que déceptions ! Qu’importe ? pour contempler son idéal, son regard passe par-dessus les obstacles et les périls qui se dressent devant lui. Au lieu de l’atteindre, il se casse le cou ; mais en tombant, il le voit encore, et il dit : je l’ai atteint !

Les martyrs chrétiens avaient plus de foi que d’intelligence, mais leur héroïsme atteste l’enthousiasme qu’avait provoqué en eux l’idée de ce communisme en Dieu, et ils avaient la consolation, s’ils ne le voyaient point se réaliser complètement sur terre, de le rêver par-delà la mort. Ils avaient en même temps à la disposition de leurs désirs, une utopie terrestre et une utopie divine. C’était une révolution sociale dans cette vie et dans l’autre. Il y avait dans ce dualisme une pensée éminemment consolatrice : quand l’idéal fuyait sur cette terre, on espérait le trouver dans le ciel.

La mort devenait ainsi une complice dont on n’avait à craindre ni l’indiscrétion ni les bavardages. Les déceptions du présent étaient compensées par les illusions de l’avenir. Tous les misérables s’embrassaient dans ce rêve, qui devenait leur seule patrie. Ce christianisme primitif était une Internationale à la fois terrestre et céleste.

Or, on sait que les dieux de Rome n’étaient point des dieux cosmopolites. Ils ne discutaient point, mais leur salut était lié à celui de la cité. Cicéron se moquait des augures, mais avait été augure lui-même. Plus d’un patricien sceptique devait dire : — Il faut de la religion pour le peuple ! d’autant plus que cette religion était nationale, faisait partie des institutions et des traditions de la cité.

A Rome, les juifs attirèrent l’attention du pouvoir civil sur cette larve qui grossissait et menaçait l’empire d’un monstre, comme ils l’avaient attirée à Jérusalem contre Jésus et contre Paul.

Les Romains cependant ne se mêlèrent point des questions de dogmes, de doctrines.

Selon Tertullien, ils définissaient le chrétien, « un homme ennemi des dieux, des empereurs, des lois, des mœurs et de la nature entière. »

Un proconsul ordonne que Speratus et Cittinus soient décapités, attendu « qu’ils sont chrétiens et qu’ils refusent de rendre hommage à l’empereur. »

C’est seulement au nom de l’union, de l’ordre politique et de la religion, au nom des traditions de la cité qu’eut lieu la persécution.

Le christianisme, pour les Romains, couve une révolution sociale destructive de l’empire. Il était ennemi au même titre que les barbares. Dans leur instinct, les Romains ne se trompaient pas. M. Ernest Havet a défini le christianisme : Une première invasion des barbares.

Symmaque s’écriait : « Pensez que Rome vous parle et vous dit : Grands princes, pères de la patrie, respectez mes années pendant lesquelles j’ai toujours observé les cérémonies de mes ancêtres : ce culte a soumis l’univers à mes lois ; c’est par là qu’Annibal a été repoussé de mes murailles, et que les Gaulois l’ont été du Capitole. C’est pour les dieux de la patrie que nous demandons la paix ; nous la demandons pour les dieux indigènes. Nous n’entrons point dans des disputes qui ne conviennent qu’à des gens oisifs, et nous voulons offrir des prières et non des combats. »

L’hérésie fut grecque, provenant de la discussion ; la résistance romaine, au nom de la tradition politique de la cité, more majorum.

Les chrétiens dans leur ardeur insultaient les dieux. C’était un outrage à la cité, comme le serait, de nos jours, un outrage au drapeau de la nation.

Des faits nous attestent la violence de leurs actes. Leur faiblesse avait déjà l’intolérance du sectaire. Ces persécutés sont les provocateurs.

Ils se plaignent que les images des dieux blessent leurs yeux. Eh bien ! nous libres-penseurs du dix-neuvième siècle, nous sommes blessés aussi de la vue de vos cathédrales, de vos églises, de vos pompes, chrétiens ! et nous le sommes avec d’autant plus juste raison que ce n’est point une religion que nous venons vous opposer, mais une certitude : vous nous forcez à les entretenir pour notre part proportionnelle, et cependant votre dieu, votre vierge, vos saints ne représentent point notre patrie, comme les vieux dieux du Capitole. Eh bien !nous ne demandons point qu’on les renverse « parce qu’ils nous blessent les yeux ». Il est vrai que nous avons assez foi dans la vérité pour espérer qu’ils tomberont d’eux-mêmes en poussière.

Les chrétiens ne se contentaient pas d’être intolérants envers les dieux de la cité ; ils refusaient encore d’obéir à ses lois : dans cette organisation fondée sur la guerre, ils refusaient le service militaire. Tertullien ordonne de déserter. Est-ce que Mathieu n’a pas dit : « qui se sert de l’épée périra par l’épée » ? Il y avait des légions répandues de la Seine à l’Euphrate : la solde était trop faible ; elles créaient un César qui l’augmentait ; puis, leurs besoins croissant en proportion de leur pouvoir, elles recommençaient. Le chrétien avait son César céleste. Il laissait le Rhin et le Danube aux barbares et abandonnait son poste en disant : Je suis chrétien !

La foule n’était pas loin de considérer les chrétiens comme alliés des barbares. Elle établissait une solidarité entre les deux fléaux ; et puis les masses ont besoin de boucs émissaires comme elles ont besoin de dieux et de héros. Dans les calamités de ces sombres époques, après avoir crié panem et circenses[5], elles criaient, à la nouvelle de quelque désastre : christianos ad leonem[6]. Deux incendies éclatent dans le palais de Nicomédie, un incendie éclate à Rome, il y a une sédition en Syrie, une autre en Arménie : — C’est la faute aux chrétiens ! disent les poltrons romains comme nos bourgeois aujourd’hui disent : — C’est la faute à l’Internationale !

Les conservateurs romains se défendaient contre le christianisme, comme nos conservateurs actuels se défendent contre le mouvement social de nos jours, tantôt avec violence, tantôt avec faiblesse, persécutant un jour, tremblant le lendemain, et s’en allant vers l’abîme en prenant pour guide une logique faite de peur et de haine combinées.

« Ils passaient sans doute pour des hommes d’ordre, dit Renan, pour des modèles de prudence et de sagesse, les étourdis qui crurent sérieusement, l’an 36, avoir raison du christianisme au moyen de quelques coups de fouet. »

Les conservateurs de tous temps et de tous pays ne se sont pas contentés de jouer avec le progrès le rôle de Georges Dandin. Ils y ajoutent la fatuité de croire à leur infaillibilité, et, en moutons de Panurge, ils mettent les pas dans les pas de leurs devanciers, sans s’apercevoir que le chemin suivi par ceux-ci les a conduits à l’abîme.

« L’empire romain, dit M. Renan, avait lié sa destinée à la loi sur les cœtus illiciti et les illicita collegia[7]. Les chrétiens et les barbares, accomplissant en ceci l’œuvre de la conscience humaine, ont brisé la loi : l’empire qui s’y était attaché a sombré avec elle. »

Aujourd’hui l’oligarchie bourgeoise fait la même chose que l’oligarchie romaine : elle lie sa destinée à un dieu auquel elle ne croit plus elle-même, et à des lois répressives sur l’association. Elle devrait cependant savoir que les conservateurs de tous les pays, s’ils sont parvenus parfois à transformer le cours du progrès en débordements, n’ont jamais su conserver qu’une seule chose réelle : leur imbécillité.

En général, ceux qui leur portent le coup le plus décisif sont des gens intelligents sortis de leur caste : en 1789, Mirabeau est noble ; et aujourd’hui ceux qui attaquent avec le plus de violence la bourgeoisie sont des fils de bourgeois.

Au deuxième siècle, le christianisme quitte le pied du Janicule, les bas-fonds de la société où il s’agitait, pour venir prendre place à la cour impériale même.

Il faut, quand on veut juger le christianisme, se rappeler qu’il a mis plus de trois siècles à constituer sa doctrine ; que, pendant ces trois siècles, il s’est développé au milieu des civilisations antiques, à Rome, en Grèce, dans des villes peuplées de sophistes, de disputeurs de métier, au milieu d’une atmosphère toute remplie des traditions des philosophes et des luttes des écoles ; qu’il s’est imprégné de toutes ces émanations, et que c’est de cette manière que, peu à peu, il s’est formé et constitué. Il n’y a point de générations spontanées politiques et sociales.

Moins que tout autre, le christianisme a le droit de réclamer une philosophie nouvelle. En réalité, il n’en a pas. Il n’a fait que développer, pousser à des conséquences extrêmes, encore pleines de réticences et de contradictions, les doctrines philosophiques que Rome avait empruntées à la Grèce. Le christianisme est un petit-fils de Platon et de Zénon. Pourquoi, hélas ! à la place, ne triomphèrent pas Épicure et Aristote ?

C’est encore au césarisme que nous sommes redevables de cet égarement de l’humanité, et à tous les crimes dont la responsabilité pèse sur lui, nous devons ajouter celui-là et augmenter d’autant, s’il est possible, notre haine contre lui.

Sous l’écrasement du césarisme, l’homme, au lieu d’agir, se tait et songe. Il se replie sur lui-même, il se consume dans sa propre observation. C’est alors qu’apparaît l’étude raffinée de l’homme intérieur, la psychologie. Elle a été ressuscitée en France, sous Napoléon Ier, par Maine de Biran ; sous les Césars romains, Sénèque, Dion Chrysostome disent : « Mon ami, tu veux devenir philosophe, exerce-toi d’abord chez toi, et, dans le silence, observe longtemps tes penchants et tes forces. » Horace, dans sa villa, « pense à lui-même ». Au lieu d’agir, ils s’enferment dans le silence, songent en croyant penser, et ils ne savent protester que par une résignation qu’ils prennent pour de la dignité. Quand Néron, pour justifier l’assassinat de sa mère Agrippine, prétendait qu’elle avait voulu le faire tuer, et que le sénat, ratifiant ce mensonge avec l’enthousiasme de la servilité, mettait le jour de la naissance d’Agrippine au nombre des jours néfastes, « Thraséas, dit Tacite, qui n’avait marqué son mépris pour d’autres adulations que par le silence et la froideur, sortit alors du sénat. » Au lieu de lutter contre cette tyrannie et d’essayer d’y résister, il préférait s’entretenir avec son philosophe Démétrius de l’immortalité de l’âme et, se faisant ouvrir les veines, aller chercher le repos et la liberté dans la mort.

C’est cette tendance à la rêverie interne et à la résignation qui favorisa les progrès du christianisme dans les hautes classes de la société.

Et puis on s’ennuyait dans cette nuit du césarisme, comme l’attestent les splendides orgies dont l’histoire nous a laissé le souvenir. Les rudes matrones romaines avaient fait place à des femmes oisives, curieuses, avides de sensations nouvelles, en quête du chimérique et de l’impossible. Les vieilles pratiques extérieures du culte ne pouvaient leur suffire. Poussées par l’ennui, par le vide de leur existence, elles se jetèrent dans la religion comme dans la débauche. Dévoyées, hors nature, elles devinrent des saintes ou des Messalines.

Pour les hommes, dans les hautes classes, il n’y avait plus de patrie, pas plus que dans les classes misérables. Et comme les dieux étaient ceux de la patrie, ils étaient bien près de disparaître dans ce cosmopolitisme né de la fusion violente de tant de peuples divers. Alors à quoi se rattacher ? Où trouver ce point d’appui dont tout homme a besoin dans la vie ? Le christianisme s’offrait, on le prit.

Le monde se tait ; ceux qui ont obtenu ce silence se disent : il ne pense pas ; et pendant ce temps la pensée, repliée sur elle-même, se transforme, se tend sous cette compression, se bande d’une force énorme, toute prête à s’élancer pour frapper et écraser les gens superficiels qui croient penser parce qu’ils parlent.

Les petites synagogues de l’Asie Mineure projettent autour d’elles des disciples ; le ghetto de Rome monte peu à peu vers les hauts quartiers ; les petits groupes prennent çà et là des adhérents ; l’idée se propage dans les causeries de la place publique ; les grandes routes ouvertes par la domination romaine deviennent ses artères, et un beau jour tous ces discoureurs, qui ne s’entendaient même pas entre eux et se disputaient, les descendants du criminel Jésus, du tapissier Paul, sont assez grands pour mettre la main sur le trône des Césars et s’y asseoir dans la personne de Constantin.

Pendant les trois premiers siècles, les gens avisés considérant les chrétiens devaient se dire : ce sont des idéologues !

Cela prouve que le monde appartient aux idéologues.

Ce mouvement est analogue à celui qui se produit depuis le seizième siècle en France : à cette époque, contre l’Église et la monarchie coalisées, se dresse la libre pensée : elle a eu le malheur de ne point trouver pour véhicule la synagogue juive ; mais il n’en est pas moins vrai que, peu à peu, elle a fait son chemin, et qu’elle est à la veille de prendre possession de notre société comme le christianisme a pris possession de la société antique.

Constantin, en adoptant le christianisme, fut dans son rôle de César.

La vieille aristocratie romaine faisait obstacle au césarisme. Elle protestait contre lui au nom des traditions de la cité. Elle gardait ses dieux. Pour détruire son influence, César avait introduit dans le sénat des Espagnols et des Gaulois. Constantin, mû par la même pensée, fit un sénat chrétien.

Depuis l’empire, deux éléments étaient en contradiction : le particularisme romain et le cosmopolitisme césarien. Si avili que fût le premier, il était encore gênant. Ses représentants avaient en vain été ruinés, dépouillés, écrasés : debout auprès des vieux dieux du Capitole, ils conservaient encore un prestige, une grandeur traditionnelle qui projetaient leur ombre jusque sur le soleil impérial. Constantin, en se faisant chrétien, en appelant autour de lui des chrétiens, brisa violemment cette entrave au libre développement de son despotisme. En reniant les dieux de Rome, il se faisait dieu lui-même.

Cependant, il n’osa accomplir cette révolution dans la patrie du vieux Capitole. Cette terre était tellement imprégnée de souvenirs qu’il lui parut impossible de pouvoir faire germer sur elle les nouveaux éléments de sa puissance. Il fonda Byzance, et Rome, malgré sa ruine, conserva un si formidable prestige que pas un empereur chrétien n’osa rentrer dans ses murs.

Voici les chrétiens au pouvoir. Dès qu’ils sont forts, ils deviennent persécuteurs. Ils attaquent les temples, brisent les statues.

En 313, Constantin établit la liberté des cultes en laveur des chrétiens, mais commence aussitôt à persécuter les vieilles coutumes romaines.

Sur les six empereurs qui le séparent de Théodose, il n’y en a qu’un d’intelligent : Julien. Celui-ci, avec un patriotisme romain, veut relever le polythéisme ; ses efforts sont impuissants. Les empereurs deviennent les chefs de la nouvelle Église : Gratien saisit le patrimoine des dieux ; Théodose, par la loi du 9 mai 381, interdit aux chrétiens qui ont apostasié le droit de tester ; par une loi du 20 mars 383, il leur défend de rien recevoir par testament, en dehors de leurs père et mère ; par une loi du 27 février 396, il leur interdit enfin l’entrée des temples et les sacrifices. Alors le polythéisme, étant persécuté, va chercher un appui extérieur, comme l’avait fait le christianisme. Il devient à son tour l’allié des barbares. Rome fait nommer par Alaric Attale empereur d’Occident (409), pour l’opposer à Honorius, empereur d’Orient. Attale se montre incapable. Alaric le dégrade devant son armée, et alors livre Rome à ses Goths. Le polythéisme antique disparaît sous ses ruines. L’imbécile Honorius lui donne le coup de pied de l’âne par ses lois de proscription de 412 et de 415.

Ils ne vivaient plus, du reste, tous les pauvres dieux du Capitole depuis la chute de la République. Ils voyaient passer devant eux la pourpre des Césars, et s’asseoir au sénat, des étrangers ! Toutes les traditions qui faisaient leur grandeur et leur puissance avaient été successivement brisées et détruites. Ils restaient dans leur isolement, ennemis pour les barbares qui se faisaient Ariens, comme les Vandales, les Goths, les Visigoths, les Huns ; coudoyés par des divinités improvisées, faites de bassesse et de turpitude ; suspects au César, oubliés du peuple ; n’ayant plus pour eux que les souvenirs des vieux Romains et toute cette vermine d’église qui vit de tous les dieux et de tous les autels : ils étaient bien morts. Maintenant à leur place s’étend sur le monde la grande ombre, et malheureusement terriblement lourde et épaisse, du gibet de Jésus[8].


III. L’ABUS DE CONFIANCE DU CHRISTIANISME.

Le christianisme est un mouvement de prolétaires. — L’abus de confiance du christianisme. — La grande duperie du christianisme. — Le millénarisme. — L’antéchrist. — La cité terrestre et la cité céleste. — Le monothéisme. — Les fétiches chrétiens. — Les anges de la génération. — Le progrès social par le christianisme. — L’égalité à Rome. — Les esclaves sont des hommes. — Sénèque, Dion, Épictète. — Réhabilitation de l’esclave. — Hypocrisie chrétienne. Les esclaves et la Bible. — Paul. — La liberté dans la tombe. — L’esclavage est un bien. — Augustin : théorie de l’esclavage. — Jésus zootechnicien. — La résignation. — Les pères de Tartuffe. — L’esclave maudit de Dieu.

 

En Judée, dans le désert, en Asie Mineure, en Grèce, à Rome, au pied du Janicule, partout ce sont des misérables, des vagabonds, des esclaves fugitifs, les plus malheureux des prolétaires qui se groupent d’abord autour du christianisme.

Maintenant se pose une terrible interrogation : Comment a-t-il tenu ses promesses ? Comment se fait-il que de mouvement de prolétaires, il soit devenu une théocratie semblant n’avoir d’autre but que de maintenir dans leur enfer les damnés de l’ordre social ? Il y a une explication banale qui se présente immédiatement à l’esprit et qui, dans une certaine mesure, est vraie ; c’est la trahison continuelle du peuple par ceux qui, à l’aide de leurs séductions, de leurs caresses, de leurs flatteries, ont obtenu de lui le pouvoir.

Mais il y en a encore une autre plus profonde et plus grave, celle-là : c’est l’abus de confiance dont le christianisme s’est rendu coupable envers ses disciples plébéiens.

Jésus avait dit : « Je vous assure que quiconque aura pour moi quitté sa maison, sa femme ou ses enfants, recevra dès ce temps-cile centuple en maisons, en terres, en parenté. Plusieurs qui étaient les derniers seront les premiers, et plusieurs qui étaient les premiers seront les derniers. »

Ceci ne s’était point encore réalisé. De là quelques doutes pouvaient bien surgir sur la réalité de la mission de Jésus. Beaucoup de juifs persistaient à ne point reconnaître dans Jésus le messie annoncé par Isaïe et Ézéchiel. Et puis la résurrection des corps, annoncée, promise, ne s’était pas manifestée ! Le mal continuait à régner sur la terre ; les opprimés restaient opprimés. Les juifs convertis et convaincus remirent tous ces miracles et ces prodiges au second avènement de Jésus sur la terre.

Quand aurait lieu cet avènement ? Voilà où apparaît l’abus de confiance, la grande équivoque du christianisme.

Est-ce que Jésus n’a pas dit : « Je dis que plusieurs parmi vous ne seront pas morts lorsqu’ils verront le fils de Dieu venant dans sa gloire. Je vous dis que cette génération n’aura pas disparu, lorsque toutes ces choses arriveront. »

Quelles choses ? La fin du monde actuel, le règne de Dieu.

Paul déclare que les vivants sont réservés pour aller au-devant du Christ sur les nuages.

Jean dit dans l’Apocalypse : « L’ange saisit le dragon, le serpent antique qui n’était que Satan, et il l’enchante pour mille ans ; et alors ressuscitent, pour vivre et régner pendant les mille ans avec Jésus, les âmes des saints-martyrs qui ont confessé son nom. »

Et Jean répète que la dernière heure est arrivée, que le moment est proche, que le règne de Dieu arrive, et avec lui, celui de tous les chrétiens. N’ayant pu avoir la curée terrestre que Jésus leur avait promise dans le désert, ils flairent maintenant la curée céleste. Les opprimés espèrent leur revanche : ce seront eux qui seront les maîtres de la terre, et qui opprimeront les autres !

Cette croyance prit diverses formes, mais sous ces formes diverses se montre toujours la haine des oppresseurs, la haine des maîtres et le triomphe des petits. Ce sont d’abord dix rois qui ravagent d’une manière effroyable le monde en le gouvernant : les terres sont abandonnées et sans culture ; les armées sont multipliées. Alors s’élèverait un César formidable, un despote tout puissant, mêlant les choses humaines aux divines, commettant d’effroyables forfaits qu’il n’est pas permis de dévoiler : il souillerait tout, il tuerait tout….

Mais au milieu de ces effroyables ruines, sur cette terre désolée, au moment où le désespoir courberait l’humanité tout entière, alors, en face de cet odieux tyran, apparaîtrait le bon tyran, en face de ce Néron, quelque chose comme un Marc-Aurèle, en face de l’Antéchrist enfin, le Christ !

L’Antéchrist et les rois ses alliés le savent : c’est pour cela qu’ils ne cessent de persécuter ceux qui confessent le nom du Christ et qui espèrent en lui : mais malheur à eux ! car ils seront traînés devant le Christ, juge implacable, qui les condamnera et les livrera au supplice qu’ils auront mérité, tandis qu’il établira l’égalité et le bonheur sur toute la terre.

Irénée nous a laissé une description complète de ce bonheur : « Viendra le temps, dit-il, où naîtront des vignes dont chacune aura dix mille sarments, qui auront chacun dix mille grosses branches, lesquelles en pousseront chacune dix mille petites, qui donneront chacune dix mille grappes, dont chacune aura dix mille grains qui fourniront chacun vingt-cinq mesures de vin. Et lorsqu’un des fidèles saisira une de ces grappes, celle d’à côté s’écriera : — Je suis une meilleure grappe, prends-moi, bénis par moi le Seigneur. De la même manière, chaque grain de froment produira dix mille épis, et chaque épi contiendra dix mille grains, et chaque grain dix livres d’excellente et pure fleur de farine. Les autres fruits et les semences et les herbes suivront la même marche dans la même proportion. Les animaux qui se nourriront de ces produits de la terre, seront doux, vivront entre eux en intelligence, et se soumettront aux hommes avec la plus grande humilité. C’est là ce que Papius, le disciple de Jean, l’ami de Polycarpe, un homme du bon vieux temps nous apprend dans le quatrième des cinq livres qu’il a écrits…. »

Irénée va plus loin : on y goûtera tous les plaisirs. « Les jeunes filles s’y divertiront dans la compagnie de jeunes garçons : les vieillards auront les mêmes privilèges et leurs chagrins se convertiront en plaisirs… » Lactance confirme : « Pendant mille ans, les justes qui seront vivants au moment de l’époque de la Jérusalem céleste, y procréeront un nombre infini d’enfants qui seront saints et chers à Dieu ! »

On le voit : les promesses étaient positives, formelles ; l’utopie prenait corps, approfondissait les rêves, jusqu’à y déposer un nombre déterminé de grains de raisin ; elle était, en même temps, dans la tradition juive : elle avait été prédite par Ezéchiel : « Tu es pauvre ! tu es misérable ! tu souffres toutes les douleurs ! viens à nous pour goûter toutes ces joies, toutes ces délices, pour devenir maître à ton tour, toi, l’opprimé ! »

Ils allaient. C’est ainsi que les foules ignorantes se jettent dans les promesses de tous les sauveurs qui, avec une formule magique, leur promettent de faire arriver le bonheur sur la terre. Ils allaient, prenant leurs rêveries pour des faits accomplis, s’exaltant et donnant à ce mensonge leur sang, leur chair, leur vie.

Équivoque terrible qui fit des martyrs et qui se trouve dans toutes les prédications de Jésus. Dans sa doctrine, dans ses paroles et dans l’esprit de tous, il y a un quiproquo continuel, entre le ciel et la terre, la cité terrestre et la cité de Dieu : le naïf croit à la cité terrestre.

Jésus ne s’annonce-t-il pas aux Juifs comme roi d’Israël ? Mais dans sa défense devant Pilate, il se dérobe par cette réponse : Mon royaume n’est pas de ce monde !

Ses disciples ne cesseront de jouer avec cette équivoque : fraternité. Mais si, esclave, tu en réclames les bénéfices, on te répondra : fraternité, oui, mais en Dieu, après la nouvelle résurrection ! Égalité ? mais ne t’avise pas de la vouloir, on te répondra : égalité, oui, mais en Dieu ! Communauté ? oui, mais en Dieu ! Bonheur promis ? ah ! naïf, que viens-tu de dire ? ce monde n’est qu’une vallée de larmes : tu n’auras de bonheur que par-delà la tombe, s’il plaît à Dieu.

Ce christianisme primitif fut une grande aspiration vers une utopie céleste et terrestre, divine et humaine ; en réalité, comme toutes les utopies, il fut une immense duperie.

Au bout de dix-huit siècles, non seulement elle dure encore par elle-même, mais elle s’est tellement infiltrée dans notre organisme, dans notre vie, elle a acquis une telle force d’accumulation, elle nous a donné de telles habitudes de crédulité, que nous sommes prédisposés à un enthousiasme, qui peut aller jusqu’à la mort, pour tous les charlatanismes.

C’est dans ce quiproquo, dans ce jeu de mots entre le ciel et la terre, dans ce tour de passe-passe qu’il faut chercher l’explication de tous les succès du christianisme et de toutes ses fluctuations apparentes. Aujourd’hui encore, dans notre époque de critique, de large publicité, de science, il ose réclamer les bénéfices de cette situation et continuer ce double jeu.

D’abord, entre ses prétentions et ses doctrines, il y a incompatibilité absolue : mais au lieu de renoncer aux unes ou aux autres, il a gardé les deux, pensant qu’en matière de foi un peu plus ou un peu moins de logique importait peu.

***

Une des grandes prétentions du christianisme est d’avoir réalisé un grand progrès social dans les faits et dans les idées.

Examinons.

Le christianisme prétend avoir remplacé le polythéisme par le monothéisme. Le monothéisme est un progrès fatal de l’esprit humain. À mesure que sa puissance d’abstraction se développe, il passe du fétichisme au polythéisme, du polythéisme au monothéisme, et du monothéisme à l’athéisme. Démocrite, Épicure, Lucrèce étaient arrivés à ce dernier terme, « avaient regardé d’un œil fixe le fantôme qui menaçait les hommes du haut des cieux. » Le christianisme a donc été un recul, non un progrès.

Bien plus, les chrétiens n’en sont même pas à la divinitas dont parle le recueil de Sénèque le père : la croyance en l’homme-dieu n’exige pas un effort d’abstraction comme la conception du monde-dieu d’Apollonius par exemple ; mais l’homme-dieu ne suffit pas aux chrétiens : il leur faut encore des fétiches. Chaque fonction de la vie a son dieu déterminé : Augustin le constate : « Les dieux que nous, nous appelons des anges, d’un nom moins haut. » Tertullien ajoute : « La fonction de faire tomber dans le ventre de la mère le germe de l’homme, de le façonner, de l’élaborer est accomplie certainement par une puissance ministre de la volonté divine…. Les Romains avaient imaginé une déesse nourrice : nous, nous chargeons les anges de ces offices divins. »

Ai-je besoin d’ajouter que toutes les superstitions fétichiques restaient en vigueur ; qu’on se frottait avec l’huile des lampes sacrées ; qu’on croyait à toutes sortes de sortilèges ? Aujourd’hui nous voyons encore les mêmes pratiques ; les pèlerinages de Lourdes et de la Salette l’attestent. Il serait curieux que les chrétiens de cette époque eussent été moins superstitieux que les chrétiens de nos jours. Cela ne prouverait pas positivement en faveur du progrès par le christianisme, et condamnerait la thèse même que soutiennent ses partisans.

Mais au point de vue social, le christianisme a-t-il accompli un progrès ? Est-ce à lui que l’humanité est redevable de l’affranchissement de l’esclavage ? Voyons les faits.

L’écrasement du césarisme, en abattant l’orgueil patricien, avait fait de l’égalité. Tandis que les affranchis venaient s’asseoir au sénat, de vieux patriciens ruinés venaient les solliciter, implorer leur faveur, et les femmes, portant les plus grands noms de Rome, se faisaient inscrire dans des lupanars pour gagner leur vie. De là résultait une assez grande indifférence pour la race. On ne rougissait plus de n’être pas de haute extraction. Horace dit, en parlant de son père : « Je ne crains point qu’on me reproche un jour que je fus comme lui crieur public ou receveur, et moi je ne m’en serais pas plaint. Il n’a que plus de mérite de m’avoir fait élever comme il l’a fait, et moi je ne lui dois que plus de reconnaissance. Jamais je ne rougirai d’un tel père…. Content de mes parents, je n’en voudrais point prendre à leur place qui fussent anoblis par des consulats et des chaises curules. »

Sénèque le rhéteur rabaissait l’orgueil de la naissance en disant : « Remontez à l’origine d’un noble quelconque, vous arrivez à un homme de néant. »

Juvénal venait, disant plus durement : « Qu’étaient les pères des premières familles de Rome ? des esclaves fugitifs ou pis encore, que je ne veux pas nommer ! »

Alors les philosophes, engagés dans cette voie, en arrivaient à reconnaître que les esclaves étaient des hommes. C’était d’autant plus facile que les esclaves et les maîtres étaient de même race, et que les chances de la guerre auraient pu intervertir les rôles. Dion s’écrie : « Amis, et les esclaves aussi sont des hommes : ils ont bu le même lait que nous, quoique un mauvais destin les ait opprimés ; mais si je vis, ils goûteront bientôt l’eau de la liberté. »

Sénèque et Musonius faisaient de la sujétion de l’esclave un argument justificatif de la tyrannie des Césars : — Quoi, disaient-ils, vous vous plaignez des tyrans, et vous, n’êtes-vous pas, dans vos maisons, les plus superbes et les plus cruels des tyrans ?

Sous Auguste, un rhéteur pouvait dire sans provoquer de protestations : « La nature a fait les esclaves égaux aux maîtres, et les inégalités, introduites par les lois, n’ont aucun fondement réel et légitime. »

Un autre rhéteur dit en s’indignant contre les caprices des maîtres : « Quel crime ont donc commis ces esclaves ? Celui de naître. »

Hermogène disait de son côté : « Des guerres s’élevèrent. Il s’ensuivit des captivités et la servitude qui est contraire au droit de la nature : car originairement et par le droit naturel, tous les hommes naissaient libres. »

Dans Plaute, un captif dit à son maître : « Songe que la fortune dispose des hommes et les afflige à son gré : j’étais libre, je suis esclave, déchu du premier rang à la dernière bassesse ; je commandais, j’obéis aux ordres d’un autre. Mais si je trouve un maître tel que je fus à l’égard de mes gens, je n’aurai pas à craindre d’injustice, ni de commandement trop dur.

— Parle sans crainte.

— Je fus libre aussi bien que ton fils. L’ennemi m’a ravi, comme à lui, la liberté. Il sert chez nous, comme je sers aujourd’hui chez toi. Il y a un Dieu qui entend et qui voit toutes nos actions : selon que tu me traiteras ici, ce Dieu veillera sur lui dans l’Élide…. Autant tu regrettes ton fils, autant mon père me regrette. »

Zénon, le fondateur du stoïcisme, avait dit : « Tous les hommes sont égaux, la vertu seule établit entre eux des distinctions. Tous les méchants sont esclaves, le sage est seul libre, car il est seul maître de ses inspirations et le méchant ne l’est pas. Il y a, en outre, tel esclavage qui vient de la conquête, tel autre qui vient d’un achat : à l’un et à l’autre correspond le pouvoir du maître qui est un mal. »

« Esclave, crie Épictète au maître, tu ne supporteras pas ton frère ? Il tire comme toi son origine de Jupiter même ! Il est son fils comme toi, il est né des mêmes semences divines…. Tu ne te rappelles plus qui tu es ni qui tu commandes : tu commandes à des êtres qui sont tes frères par nature, à des enfants de Dieu ! Mais je les ai achetés, et eux, ils ne m’ont pas acheté. Mais tu ne fais pas attention aux lois de Dieu. » Et il conclut que tout être raisonnable est libre. « Esclave ou non, dit une comédie, il est de la même chair. — Qui est né pour le bien est bien né, fût-il un nègre. C’est un Scythe, c’est un misérable ! Est-ce qu’Anacharsis n’était pas un Scythe ? »

Sous l’impulsion de ces idées, au contact des étrangers qui abondaient dans Rome, sous l’influence des voyages continuels, en Europe et en Asie, des riches Romains, se produisait un sentiment de charité, de pitié, de fraternité cosmopolites : « C’est un homme ; je ne donnerais pas de pain à un homme ! » s’écrie Sénèque le père. Et il s’indigne contre l’usage des eunuques et des gladiateurs.

Il a, à propos de ceux-ci, un mot profondément humain : — Qu’as-tu fait, malheureux, pour être condamné à assister à un pareil spectacle ?

C’est Sénèque le fils, Juvénal qui nous ont laissé le tableau de l’existence horrible de l’esclave à Rome : « Leur multitude grandissait immensément tous les jours, dit Tacite, tandis que les hommes libres diminuaient dans la même proportion. » Sénèque disait tristement : « Nous avons autant d’ennemis que d’esclaves. »

Et comment n’eussent-ils pas été ennemis ? Q. Flaminius faisait mettre à mort un de ses esclaves pour montrer à un de ses amis comment on tuait un homme. Dans les festins, dans les gigantesques orgies de l’empire, où, couchés sur les lits, hommes et femmes passaient les nuits à manger et à boire, et, quand ils étaient repus, se gorgeaient de Falerne pour se faire vomir, et, dans l’abrutissement et le vertige de l’ivresse, se livraient à tous les excès, à toutes les insanités, à toutes les violences, il y avait des tas d’esclaves condamnés à l’immobilité et au silence. Un mouvement, une toux, un mot, et le fouet sillonnait les chairs et les déchirait, et accompagnait les éclats de rire des convives. À terre, rampant, ils essuyaient les crachats, ramassaient les vomissements de leurs maîtres ivres, des affranchis de la veille encore plus exigeants que leurs compagnons de débauches, de femmes qui, pour tromper leur insatiabilité hystérique, trouvaient un appoint à leurs jouissances dans les souffrances des autres.

Dans Juvénal, une femme dit à son mari :

« Fais dresser une croix pour cet esclave.

— Mais pour quel crime a-t-il mérité son supplice ? Où est le témoin ? Qui l’accuse? Il s’agit de la mort d’un homme.

— Imbécile ! Un esclave est-il un homme ! Soit ! il n’a rien fait, mais qu’il soit mis en croix, je le veux, je l’ordonne ; ma volonté, voilà ma raison. »

Hoc volo, sic jubeo : sit pro ratione voluntas [9].

« Je hais, dit Ovide, la femme qui déchire avec ses ongles le visage de ses servantes et qui leur enfonce des aiguilles dans les bras. »

Une esclave était séduite par son maître : la femme du maître en était jalouse, et alors elle s’en vengeait.

« Que de fois, dit Properce, la maîtresse a arraché les cheveux de sa malheureuse esclave et a porté la main sur son tendre visage ! Que de fois elle l’a chargée de tâches injustes et trop lourdes ! Souvent elle l’a jetée dans les ténèbres d’un cachot immonde et a refusé du pain à sa faim, de l’eau à sa soif… »

Enfin, tels de ces esclaves mâles servaient aux plaisirs du maître. Épilés, afin qu’ils conservassent un aspect d’enfant, alors même qu’ils étaient devenus hommes, ils étaient livrés à tous les appétits brutaux.

« Si je te bats quelquefois, dit Martial à un esclave, c’est pour avoir le plaisir de prendre sur un visage tout en larmes les plaisirs que tu me refuses. »

Dion fait la description suivante des esclaves prostitués :

« On rassemble comme de vils corps des femmes[10] et des enfants, prisonniers ou qu’on s’est procuré de toute autre manière à prix d’argent, afin de les livrer à la luxure. Les maîtres des haras accouplent avec violence la bête à la bête : ici des hommes furieux asservissent violemment des hommes à la brutalité de leurs appétits… Je pourrais me contenter de dire que les esclaves sont des hommes. »

Le peuple commençait à s’en apercevoir. Tacite[11] raconte que le préfet de Rome Pédanius Secundus fut assassiné par un esclave. D’après une loi ancienne, on devait exécuter les quatre cents esclaves qui habitaient sous le même toit. « Il y eut en faveur de ces innocents, dit Tacite, un concours de peuple qui alla jusqu’à la sédition, et dans le sénat même plusieurs blâmaient hautement cette sévérité. » Caius Cassius, un conservateur, parla en faveur de la vieille loi ; les esclaves furent condamnés, « mais on ne pouvait exécuter l’arrêt : la multitude s’était attroupée ; elle s’armait de pierres et de flambeaux » ; on fut obligé d’avoir recours à la force.

On voit que la pitié pour l’esclave pénétrait un peu dans les mœurs.

Les philosophes, du reste, protestaient, non seulement par des cris d’indignation dont leurs ouvrages nous apportent l’écho, mais encore par leur propre exemple. Plutarque nous a dit avec quelle bonhomie il traitait ses esclaves. Sénèque, mangeant avec les siens, malgré ses soixante millions de fortune, écrivait à son ami Lucilius :

« J’ai appris volontiers par ceux qui me viennent de toi la familiarité dans laquelle tu vis avec tes esclaves. Cela est digne de ta sagesse et de ton instruction. Sont-ce des esclaves ? non, mais des hommes. Des esclaves ? des compagnons de vie. Des esclaves ? d’humbles amis. Des esclaves ? dis plutôt des frères en servitude, si tu réfléchis que la fortune a le même empire sur eux et sur toi. »

Obéissant à cette impulsion, les empereurs, même les plus cruels, firent des lois pour sauvegarder l’esclave. Néron chargea un magistrat de recevoir leurs plaintes. La loi Petronia, rendue vers ce temps, défendait de les livrer aux bêtes. Sous Adrien et sous Antonin, le droit de vie et de mort est enlevé au maître, réservé aux magistrats, sinon en cas de légitime défense, ou s’il trouve l’esclave couché avec sa femme ou sa fille. Le préfet de la ville est chargé de limiter la cruauté des chatiments. Domitien défend de châtrer les esclaves.

Non seulement les philosophes obtiennent ces résultats d’empereurs qui essayaient de compenser leur despotisme par quelques faveurs accordées à des esclaves qui subissaient toutes les tyrannies, mais encore ils relèvent la dignité de l’esclave.

Ils osent soutenir que l’esclave est un être moral, capable de vertu. Le quatrième livre d’Appien ne semble écrit que pour apporter des faits à l’appui de cette démonstration. Non seulement on s’efforce de protéger l’esclave, mais encore on le réhabilite.

Dans Plaute, dans Térence, l’esclave se redresse devant l’injure et dit à son maître : — Je suis homme comme toi !

Silius Italicus raconte l’histoire de Tagus, noble Espagnol qu’Asdrubal avait fait mettre en croix. Un de ses esclaves vengea son maître en tuant Asdrubal. Il est pris et soumis aux plus atroces supplices.

« Ni les feux et les lances ardentes, ni les coups de verges qui déchirent le corps, ni les mains industrieuses des bourreaux qui enfoncent la douleur jusque dans la moelle des os, ni les flammes allumées sur les blessures toutes vives ne se donnaient de relâche : spectacle horrible à voir, horrible à raconter ! L’art de la cruauté distendait les membres du malheureux autant que le voulait la science de la torture ; … pour lui, son âme demeurait inébranlable ; il surmontait les souffrances et s’en riait comme s’il n’eût été que simple spectateur ; il tourmentait et excitait les bourreaux fatigués, et demandait à grands cris la croix où son maître avait été attaché. »

Il est vrai que s’ils osent conclure à l’égalité morale, les philosophes n’osent conclure à l’égalité civile. C’est à cette égalité que se borne Sénèque. Lucien établit l’égalité dans la mort.

Que font les apôtres, les docteurs chrétiens ? Rien de plus ! Est-ce que Paul connaît une autre égalité et une autre fraternité qu’en Dieu ?

Entre les philosophes et les apôtres chrétiens, il y a cependant une différence : les apôtres chrétiens ont, de plus que les philosophes, l’hypocrisie : ils ont, de moins qu’eux, le sentiment profond et désintéressé de l’humanité.

La Bible n’est pas tendre pour les esclaves. Elle fait dire à Noé : « que Chanaan soit maudit, qu’il soit l’esclave des esclaves ! »

L’Ecclésiaste porte cette malédiction contre l’esclave : « À l’esclave le pain, la correction et le travail. Il travaille quand on le châtie. Le joug et la courroie font courber le cou le plus dur et le travail continuel assouplit l’esclave. La torture et les fers à l’esclave malicieux… »

L’Évangile se tait sur les esclaves. Les apôtres ne veulent pas appeler les esclaves à la liberté. Paul dit expressément : « Esclaves, obéissez aux maîtres selon la chair avec crainte et tremblement, dans la simplicité de votre cœur, comme au Christ. Que les esclaves soient soumis à leurs maîtres, leur complaisant en toutes choses, ne les contredisant point, ne les trompant point, mais faisant preuve de toute bonne fidélité, afin qu’ils ornent en tout la doctrine du sauveur, notre Dieu… »

Les chrétiens conservaient des esclaves et étaient restés moins bienveillants envers eux que des philosophes comme Sénèque.

Jean Chrysostome raconte qu’une riche matrone chrétienne faisait attacher de jeunes filles esclaves à sa litière et les faisait battre sous ses yeux.

Il est vrai que Paul dit aux maîtres :

« Maîtres, donnez aux esclaves la justice et l’égalité, sachant que vous aussi vous avez un maître au ciel ; persévérez dans la prière, veillez pour prier et rendre grâces… »

Mais est-ce d’après Jésus, d’après la Bible que Paul parle ainsi ? Non, mais d’après Épictète, Horace, Sénèque, tous les déclamateurs de l’époque. Le christianisme n’apporte rien : il reste dans les données de la philosophie du temps.

Il y a même un recul: Ignace écrit à Polycarpe : « Ne méprisez pas les esclaves, mais aussi qu’ils ne désirent pas d’être affranchis par la communauté de l’Église, de peur de devenir esclaves de leurs passions. »

Au moins les philosophes n’interdisaient pas aux esclaves de relever la tête et d’aspirer à rentrer en possession de leur individualité. Le chrétien, abusant de l’équivoque que nous avons signalée, le maintient pendant cette vie dans son état d’abjection et de servitude. C’est la liberté au-delà de la tombe comme dans Lucien ; mais Lucien n’eût point trouvé ce merveilleux moyen de duper l’esclave, en lui faisant craindre, s’il devenait libre, de devenir l’esclave de ses passions.

Chrysostome ajoute à la même thèse un autre argument : « L’esclavage est un bien parce qu’il est une occasion de mérite pour le chrétien…. L’autorité apostolique ordonne de rester soumis à son maître. »

Pour préserver les esclaves du dangereux esclavage de leurs passions et pour leur donner des occasions de mérite, les Épiscopes possèdent des esclaves.

Au commencement du cinquième siècle, il y en a qui appartiennent à l’église de Rome, comme aux églises d’Afrique et d’Orient.

Le 1erconcile d’Arles, le 2econcile d’Orange frappent d’excommunication ceux qui oseraient s’emparer des esclaves des clercs.

Quant aux traitements qu’ils peuvent supporter de la part de leurs maîtres, l’Église se montre bien plus tolérante que les philosophes.

D’après le 11concile d’Arles, si un esclave est poussé au suicide par les rigueurs de son maître, c’est l’esclave qui est coupable.

Le concile d’Elvire décrète dans son cinquième canon « que si une femme dans la fureur de la colère a frappé à coups d’étrivières une de ses esclaves, de manière qu’elle rende l’âme au milieu des souffrances dans les trois jours, si c’est volontairement, après sept années, si c’est par accident, après cinq années de légitime pénitence, elle sera admise à la communion des fidèles. »

Avouons que cette pénitence, pour une vie humaine, est bon marché.

Non seulement l’Église est plus dure pour les esclaves que les philosophes, mais encore elle est loin de les réhabiliter comme eux, d’admettre leur égalité morale.

Le concile d’Elvire (305) défend de promouvoir à la cléricature des affranchis.

Dans le cinquième siècle, Léon Ier« s’indigne qu’on admette pêle-mêle aux ordres sacrés des gens qui ne se recommandent pas par la dignité de leur origine » ; de ce qu’il y ait des esclaves élevés au sacerdoce, « comme si la vileté servile avait le droit d’atteindre à cet honneur. Le sacré mystère est pollué par leur contact. »

Comment donc l’esclave ainsi avili pourrait-il être traité en homme ?

S’il n’est pas obéissant, tant pis pour lui : l’insulte, d’abondance, sans limites, et puis les coups, les étrivières, la bastonnade. Il faut de l’ordre et de la paix dans l’ergastule, car de la paix domestique se composent la paix et l’ordre dans la cité. (Cité de Dieu, lib. XIX, c. XIV.) Cet ordre s’appelle la force ; et s’il n’y a que les sanglots et les gémissements de l’esclave à le troubler, il n’en existe pas moins.

Augustin est encore allé plus loin : au lieu de réhabiliter l’esclave, comme l’avaient fait les philosophes, il a fait la théorie de l’esclavage pour le justifier.

« La condition servile, dit-il, est imposée à bon droit aux pécheurs. La coulpe, non la nature, a mérité aux esclaves leur nom. Le droit de la guerre autorisait à tuer les vaincus ; mais conservés par les vainqueurs, ils furent appelés esclaves, ce qui est encore la peine du péché ; car quand on fait une juste guerre, on combat pour le péché et contre le péché ; et toute victoire, quand elle est remportée, même par les méchants, par une décision de la divine justice, humilie les vaincus et corrige ou punit des péchés. Donc la cause première de la servitude, c’est le péché. » (Cité de Dieu, lib. 19.)

Et ailleurs :

« Dieu a ordonné son Église de telle sorte que toute puissance ordonnée dans le siècle soit honorée, et quelquefois même par des hommes meilleurs qu’elle. La première et quotidienne puissance de l’homme sur l’homme, c’est celle du maître sur l’esclave. Presque toutes les maisons ont cette sorte de puissance. Il y a des maîtres, il y a des esclaves ; ce sont des noms différents. Et que dit l’apôtre enseignant aux esclaves à être soumis aux maîtres ? Esclaves, obéissez à vos maîtres selon la chair, parce qu’il est un maître selon l’esprit. Celui-là est le vrai maître, le Maître éternel. Ceux-ci sont les maîtres temporels, selon le temps…. Lorsque tu marches dans la voie, lorsque tu vis dans la vie, Christ ne veut pas te faire superbe. Tu as eu le bonheur de devenir chrétien, et cependant tu as un homme pour maître ; tu n’es pas son esclave, mais l’esclave de celui qui t’a ordonné de l’être. Christ n’a pas fait des esclaves des hommes libres, mais des mauvais esclaves de bons esclaves. Combien les riches sont-ils redevables à Christ, qui met le bon ordre dans leurs maisons ? »

Jésus n’est pas venu pour affranchir les esclaves, il est venu pour les améliorer. C’est un zootechnicien du bétail humain. Il ne les délivre point de la servitude, mais il les rend meilleurs pour l’usage du maître. Jésus est un dresseur d’esclaves qui emploie les promesses du ciel au lieu d’employer les coups pour les rendre plus dociles et plus soumis. C’est un autre moyen d’éducation, mais le résultat est le même : et les riches auraient dû évidemment favoriser une religion qui, en donnant à l’esclave un mirage pour but, l’apaisait, le rendait humble, presque content de son sort.Le christianisme, d’après cette doctrine d’Augustin, détournait l’esclave de sa revendication incessante, de son ambition de liberté, en lui montrant au delà de la mort une compensation.Qu’il souffre dans cette vie en patience et qu’il ne songe point au droit, il n’en a pas ! Sa soumission est donc une vertu.Il doit obéir, c’est là son rôle, et Jésus lui ordonne de le remplir en conscience. S’il est bon esclave, s’il reçoit les coups et les rebuffades de son maître sans se plaindre, peut-être sera-t-il récompensé dans le ciel. Le ciel devient ainsi un prix de la servilité, un encouragement à l’obéissance passive.

Et puis se représente l’équivoque continuelle, l’hypocrisie constante, la tartufferie du christianisme dès le premier jour: il laisse une ombre d’espoir. « L’apôtre avertit l’esclave d’être soumis à son maître jusqu’à ce que l’iniquité passe et que toute domination humaine soit anéantie… »

— Mais quand ? peut dire l’esclave impatient.

— « Jusqu’au jour où Dieu sera tout en tous. »

Attends jusque-là, naïf, le front dans la poussière et l’espoir au fond du cœur. De pareilles réponses ne compromettent pas le Père de l’Église. Elles ne le brouillent point avec les puissants du jour, car il peut dire :

« Ne voyez-vous donc pas ce qu’il y a au fond de ces vagues protestations ? C’est l’obéissance immédiate et la résignation ! »

Nous vous faisons des esclaves prêts à aimer leur esclavage. Y eut-il jamais service plus grand ?

Nous vous faisons des esclaves, et avec une telle habileté que ces esclaves se figurent trouver en nous des libérateurs. — Rions ! vos augures riaient entre eux. C’étaient des naïfs. Nous, on nous appelle Pères de l’Église : nous sommes les pères de Tartuffe !

Écoutez :

« L’iniquité ou l’adversité a fait l’homme esclave de l’homme : l’iniquité, ainsi qu’il a été dit : Chanaan maudit sera l’esclave de ses frères ; l’adversité, ainsi qu’il est arrivé à Joseph vendu par ses frères qui est devenu l’esclave d’un étranger… Il y a même un certain ordre naturel qui soumet les femmes aux hommes, les enfants aux parents, et là c’est justice que la raison la plus débile soit soumise à la plus forte. Donc, dans les dominations et les servitudes, il est d’une évidente justice que ceux qui sont supérieurs par la raison soient supérieurs par la domination. » (Quest. in Genes., lib. I.)

Ainsi l’esclavage est une conséquence du péché. L’esclave est maudit de Dieu. Qui pourrait avoir pitié de ce maudit ? C’est un excommunié de l’humanité. Il est anathème, marqué par le doigt de Dieu. Si votre sympathie s’élançait vers lui, retenez-la ! Elle irait contre les fins de Dieu et deviendrait un péché !

Qui donc prétendra que cette théorie de l’esclavage est supérieure à celle d’Epictète ? Qui donc oserait mettre les paroles d’Augustin au-dessus de la lettre de Sénèque à Lucilius ?

À quoi bon, du reste, cette discussion ? Les faits sont là, écrasants, qui répondent aux imposteurs qui, ayant honte des véritables doctrines du christianisme, veulent le parer, le masquer, le farder pour le présenter à notre civilisation du dix-neuvième siècle. Ils disent que le christianisme a affranchi l’esclave ; pourquoi donc y a-t-il des esclaves d’église au cinquième siècle ? pourquoi y a-t-il des esclaves au douzième siècle ? Les derniers serfs affranchis, avant la Révolution, n’ont-ils pas été les serfs de l’Église ? Pourquoi donc au dix-septième siècle, Bossuet justifie-t-il l’esclavage ? Pourquoi donc les derniers pays d’esclaves sont-ils des pays catholiques : l’Espagne et le Brésil[12] ?


IV. LE DROIT DIVIN ET LA GRÂCE.

Le droit divin. — Le bon despote. — Le communisme de Platon. — Tu omnia ! — Toute religion conclut au despotisme. — La théorie du droit divin. — Pas de droit, des devoirs ! — Droit du maître, devoir du sujet. — L’inquisition. — Le droit d’après Gaïus et Ulpien. — Plus de justice, la grâce, c’est-à-dire la chance. — Le césarisme divin. — Paul. — La résignation. — L’humanité à plat ventre. — Le mépris de soi. — La religion de l’envie. — La colère de Dieu.

 

La théorie d’Augustin ne se borne pas, du reste, simplement à l’esclave : c’est la théorie complète de la servitude, car ce n’est pas autre chose que la théorie de la dépendance de l’homme à l’homme, en vertu du droit divin.

C’est une théorie née encore du césarisme. Le césarisme, comme nous l’avons déjà dit, refoulant l’homme sur lui-même, et le poussant à la résignation, l’habituait à se désintéresser des questions politiques, de l’action, de la vie, et à ne réclamer que la tranquillité et la paix de se replier sur lui-même et de rêver à l’aise. Ce que des philosophes placés dans ces conditions demandaient, c’était un bon empereur.

Ils étaient les héritiers de Platon qui, avec son communisme mystique, avait créé une cité de Dieu, gouvernée par un bon tyran, un bon despote. Dès qu’on abandonne l’individu, qu’on ne reconnaît plus son droit, on arrive précisément à la promiscuité dans la servitude et à l’absorption d’une société dans un homme. Platon, refusant de tenir compte de la nature humaine, avait taillé une société idéale sans s’inquiéter si jamais les hommes pourraient y vivre. C’est le procédé employé par tous les utopistes. Dans leur orgueil, se plaçant au-dessus de l’humanité, ils veulent la reformer d’après le type qui leur plaît, et si elle résiste, en vertu de l’instinct de la conservation, à se laisser enchaîner sur ce lit de Procuste, et à se plier à ses dimensions, ils disent : il faut faire son bonheur malgré elle ! Et s’ils n’ont pas eux-mêmes la force, ils cherchent un bon tyran, qui réalise leurs vœux : car ils savent qu’un tyran est la négation de la nature humaine.

Il était commode sous le régime césarien de reprendre la même thèse. Le grand Trajan ! le vertueux Antonin ! le philosophe Marc-Aurèle ! voilà l’idéal. Les droits du peuple ? ils n’existent pas. Ceux du prince ? ils n’ont pas de limites. Représentant des Dieux sur la terre, tous les biens lui appartiennent, il est tout : Tu omnia[13], comme s’écrie le Sénat en acclamant Probus.

Mais les despotes se chargeaient eux-mêmes de démontrer in anima vili[14] à ces théoriciens du despotisme, que le despotisme n’admet même pas ceux qui essayent de le justifier: parce qu’une justification, étant une pensée, est un empiétement sur lui : et tandis que Denys de Syracuse avait fait vendre Platon, comme esclave, Sénèque le condamnait lui-même en s’avilissant à faire l’apologie du meurtre d’Agrippine, et en recevait pour récompense l’ordre de s’ouvrir les veines.

Voilà à quoi aboutit cette utopie de l’amélioration forcée des hommes par le bon despote : elle ne se borne pas à les martyriser, elle les déshonore encore !

Mais toute religion, partant d’un despote divin, voyant, sous le nom de Providence, un maître absolu chargé de faire le bonheur de l’humanité malgré elle, doit, sous peine de se nier elle-même, adopter cette erreur. Tout roi est fils de Dieu. La providence divine implique la providence humaine.

Il faut rendre justice au christianisme : il est logique sous ce rapport. Ses adeptes et les pères de l’Église n’ont cessé de soutenir l’inféodation de la société dans un homme et la soumission absolue des peuples aux maîtres politiques.

Les proverbes juifs disaient à chaque ligne : « Crains Dieu et crains le roi. »

Paul dit : « Les princes et les magistrats doivent être obéis. » (Lettre à Tite.)

Pierre : « Soyez soumis à vos maîtres, lors même qu’ils sont fâcheux et malfaisants. »

« Sois soumis à César », répète Ambroise.

Tertullien dans son Apologétiquefait l’éloge de la soumission des chrétiens.

Paul avait jeté les bases de la théorie de cette obéissance : « Toute puissance vient de Dieu, celui qui s’oppose aux puissances s’oppose à l’ordre de Dieu. Le prince est le ministre de Dieu pour exercer sa vengeance. « Ép. aux Rom. XIII, 1, 7.)

Augustin développe cette théorie du droit divin absolu des princes, délégués de Dieu, sur les sujets qui doivent seulement leur obéir. Il dit :

« D’après le droit humain, Dieu a fait les riches et les pauvres du même limon ; et c’est une même terre qui les porte. C’est donc par le droit humain que l’on peut dire : cette villa est à moi, cette maison est à moi, cet esclave est à moi ; mais le droit humain n’est pas autre chose que le droit impérial. Pourquoi ? parce que c’est par les empereurs et les rois du siècle que Dieu distribue le droit humain au genre humain. Ôtez le droit des empereurs ; qui osera dire : cette villa est à moi, cet esclave est à moi, cette maison est à moi ? C’est par le droit des rois que les possessions sont possédées. » (Augustin, Evan. Jean, trait. VI, 25, 26.)

Tu omnia! Jamais théorie aussi complète du communisme césarien n’a été faite avec autant de crédulité. César, l’empereur, le roi, le prince, le maître, en un mot, quelque nom qu’il porte, est, de par le mandat qu’il a reçu de Dieu, le maître absolu de ses sujets et de leurs biens. Les sujets ne possèdent, ne mangent, n’existent, ne respirent, ne travaillent, n’ont le droit de vivre que par lui. Instrument de Dieu, c’est lui qui est chargé d’exécuter ses volontés : et lui résister, ce n’est pas seulement commettre un crime de lèse-majesté, mais un sacrilège !

Devant une pareille puissance, les sujets n’ont pas de droits, ils n’ont que des devoirs positifs. Ils ont plus que des devoirs positifs, ils doivent encore de la reconnaissance à leurs gouvernants : car les gouvernants, élus de Dieu, commandent, quoi qu’ils fassent, dans l’intérêt de ceux qu’ils gouvernent ; leur despotisme est un service qu’ils rendent à ceux sur lesquels ils l’exercent.

Que restera-t-il de l’individu ainsi absorbé par le droit divin du maître ? Il n’a plus de droits : qui donc a des devoirs ?

Du moment que tu n’as pas de droits, je ferai toujours plus pour toi que tu ne saurais le réclamer : bien loin que tu puisses protester, tu devras toujours me remercier.

Le prince pour satisfaire ses plaisirs ou son ambition, arrache le dernier morceau de pain de la bouche de ses sujets : de quoi se plaindraient-ils ? Pourquoi réclameraient-ils ? Au contraire, ils doivent de la reconnaissance au prince de ne pas les avoir fait écorcher vifs.

Qui l’en empêchait ? Est-ce qu’on ne doit pas de la reconnaissance à Dieu de ne pas faire tous les jours un déluge et de ne pas détruire toutes les villes sous une pluie de feu comme Sodome et Gomorrhe ? Tout le mal que le maître absolu ne fait pas est un bien.

Cette doctrine tombant au milieu de la société barbare a soudé plus étroitement la servitude personnelle. Du moment que l’individu doit toujours obéir, celui-là qui, par la force, par le hasard de la naissance, est parvenu à dominer, a le droit de réclamer obéissance.

Cette suppression du droit de l’individu aboutit simplement au droit du maître et au devoir perpétuel du sujet.

C’est là que doivent arriver tous les utopistes, qui, imbus encore, quoi qu’ils pensent, des idées de théocratie politique, continuent la tradition du droit divin, en soumettant les individus à un certain devoir social qui n’a ni limites ni fixité. Car, qui sera l’appréciateur de l’étendue de ce devoir ? le gouvernant : c’est-à-dire l’arbitraire.

C’est la Politique tirée de l’Écriture Sainte, par laquelle Bossuet a essayé de justifier l’absolutisme de Louis XIV.

Le clergé était logique, lorsqu’au lendemain du 2 décembre, il chantait le Te Deumen l’honneur de l’assassin et baisait ses bottes sanglantes.

Cette politique est habile de la part de l’Église. Pour faire des fidèles, il faut des êtres broyés. L’idéal pour elle est d’avoir un peuple ignorant, docile à un despote. Du moment qu’il ne reste plus qu’un homme dans une nation, il suffit d’un confesseur auprès de lui pour que la nation appartienne à l’Église.

L’Église ira encore plus loin. Elle a un César spirituel : le pape. Sa grande ambition, son but constant sera d’en faire un César temporel.

Absorber le monde entier, le pétrir, comme le boa pétrit sa proie, avaler toujours sans jamais digérer, enfermer dans sa sombre enveloppe les corps et les intelligences, de manière qu’il n’y ait qu’un seul individu vivant sur la terre, le pape ; et encore lui-même esclave de la tradition et du passé : voilà le rêve du christianisme.

À l’intelligence qui proteste et résiste, l’inquisition ! Augustin le dit dès lors : — Compelle intrare. Contrains-les d’entrer dans le formidable appareil d’étouffement.

Barbeyrac appelait Augustin : « le grand patriarche des persécuteurs chrétiens. » Il avait tort : Augustin n’a fait que leur donner des formules : sa doctrine venait de plus haut !

Certes Rome était bien aplatie, bien écrasée sous le césarisme : eh bien ! le christianisme aggrave ce poids en s’y ajoutant.

Le césarisme romain était un césarisme utilitaire, pratique, résultant de l’instinct des masses à se personnifier dans un homme. Platon avait ébauché la théorie du césarisme providentiel : le christianisme arrive et assied le maître à côté de Dieu.

Sous le césarisme romain, on reconnaissait l’existence du droit si on le pratiquait peu. Le césarisme supprimait le droit public au profit d’un homme, mais il organisait la justice civile.

L’idée de droit ne périssait pas : elle se formulait au contraire ; elle prenait conscience d’elle-même. Les jurisconsultes reconnaissaient qu’il y avait un droit naturel ; et ils le définissaient.

Gaïus, sous l’influence des idées stoïciennes, définit le droit naturel : quod naturalis ratio inter omnes homines constituit [15]. Ulpien, sous l’influence des idées d’Épicure : quod natura omnia animalia docuit [16]. Pour le premier, le fondement du droit naturel est la raison de l’homme ; pour le second, les lois naturelles.

Ulpien ajoutait que « tous les hommes naissent libres, que tous sont égaux… » Sans doute, le césarisme, l’esclavage protestaient, et les légistes ont été des instruments de despotisme ; mais y a-t-il en France une seule de nos lois qui soit à la hauteur des encyclopédistes du dix-huitième siècle ?

Il n’y en a pas moins là de précieux germes d’avenir qui fructifieront, si le christianisme ne les étouffe pas comme il a étouffé ceux qu’avait déposés la philosophie en Grèce et à Rome.

Le christianisme nie le droit dont Gaïus et Ulpien constataient l’existence : l’individu ne vaut pas par lui-même ; il n’a que des devoirs : le premier de tous, que dis-je ? le seul, l’unique, c’est la soumission.

Il est vrai qu’Épictète dit : « Traitez-moi, Seigneur, à votre volonté… ce qui plaît à Dieu arrive… je lui obéis, je le suis, je l’approuve, je célèbre et je bénis sa volonté. »

Mais les stoïciens conservent toujours l’effort, l’énergie individuelle ; s’ils se replient sur eux-mêmes, ils ne s’abandonnent pas complétement. Avec eux, il y a tout au plus collaboration de Dieu dans la vertu humaine.

Il n’en est plus de même pour les chrétiens. Le chrétien doit être inerte. La vertu est indépendante de lui. C’est Dieu qui la produit. « Tout doit être rapporté à Dieu, sinon on s’attribue l’œuvre du Seigneur. »

Avec le christianisme, la justice disparait, s’évanouit, se perd : il n’y en a plus trace.

Est-ce que la Providence n’est pas toute-puissante ? Est-ce que sa volonté n’est pas souveraine ? Hommes et peuples, grains de sable sous son souffle. Est-ce que le grain de sable a une volonté, a une conscience, peut quelque chose sur sa destinée quand il tourbillonne sous l’ouragan ?

Tel l’homme.

Dieu le voit. Dieu juge comme il l’entend. Il est le maître. Que peut faire l’homme ? Le prier, le supplier, et attendre en se résignant.

Que l’homme soit juste, qu’il s’efforce par ses œuvres d’atteindre la justice, pourquoi donc ? la justice de Dieu est en dehors de toutes les autres justices. Est-ce que la Bible ne nous prouve pas que souvent c’est le petit, le criminel, le paresseux qui est l’élu ? L’oisif Abel est préféré au travailleur Caïn ; Jacob fraude son frère, trompe son père ; il est l’élu. Lévy, maudit de Jacob pour trahison et pour meurtre, est le père de la tribu sainte. Judas vend son frère Joseph : il est chef du peuple et il lui donne son nom.

Quelle est donc la justice de Dieu ? Comment la reconnaître ? Comment être dans son esprit ? Impossible.

Dieu a peut-être une justice ; mais inconnue, impénétrable à l’homme. Celui-ci n’a pas à en tenir compte. Il n’y a d’autre justice que la volonté de Dieu.

Aussi regardez les Juifs dans leur malheur, écoutez leurs prophètes : ils n’agissent pas, ils ne raisonnent pas ; ils attendent le bon plaisir de Dieu, le hasard du Messie. Ils ne croient point dans la puissance de l’homme, ils ne croient qu’au miracle. Chacune des sept captivités juives finit par un miracle. Et qu’est donc le peuple juif lui-même ? sinon un miracle perpétuel.

Partout se montre le césarisme divin. Le Juif unifie tout, le crime et le salut. Un seul perd tout, Adam ; un seul sauve tout, le Christ.

Et pourquoi sauve-t-il ? Il sauve parce qu’il l’a voulu. La volonté de Dieu est arbitraire : et l’homme n’a pas à lui en demander compte.

Loin de là, il faut qu’il croie : c’est là la condition du salut. Paul le dit : Nulle justice en dehors de la foi. « La justice de Dieu est révélée sans le concours de la loi, par la grâce de Dieu, au moyen de la rédemption en Jésus Christ, en faveur de ceux qui croient en lui. » (Paul, Rom. III, 21.)

Le mal est dans l’homme. Comment seul pourrait-il se guérir ? La « loi », donnée par Dieu à son peuple, n’a pas pour but de rendre l’homme juste, puisqu’il y manque toujours fatalement, est en état perpétuel de péché ; et une chose divine ne peut aller contre son but.

Le but de la « loi » est, au contraire, d’augmenter le nombre des péchés afin de montrer à l’homme qu’il est trop faible à lui seul pour leur résister M. de Pressensé, qui prétend que le trait essentiel de la doctrine de Paul est l’idée de justice, dit lui-même : « Paul rejette la justification par les œuvres, parce qu’en réalité les conditions n’en ont jamais été remplies et que nos prétendues bonnes œuvres sont encore empoisonnées du péché…. Une race tombée si bas ne peut être relevée que par pure grâce…. Le salut a pour cause première la souveraine liberté de Dieu… »

Toujours la même thèse : esclavage du sujet, souveraineté illimitée du maître : pas de droits à l’homme, rien que des devoirs : césarisme céleste et terrestre. Le christianisme est logique.

L’homme n’ayant pas de droits n’a rien à réclamer de Dieu. Augustin, conséquent avec lui-même, nous dit : Dieu aime qui lui plaît, le moins méritant si cela lui convient ; il donne à qui il veut, il damne qui il veut. Point d’autre loi que son bon plaisir.

Que doit faire l’homme ? rien. Tout effort vers la justice serait inutile, puisqu’il n’y a pas de justice : il n’y a que la souveraine liberté de Dieu. L’homme est impuissant par lui-même, ne peut rien : le mérite, c’est la faveur de Dieu ; le démérite, c’est de n’être pas aimé par lui.

Le salut est donc une affaire de chance, de hasard.

L’homme n’a qu’une chose à faire : se résigner, se soumettre, s’incliner devant l’arbitraire divin, le supplier, l’implorer.

C’est le dernier écrasement de l’individu, la déclaration absolue de son impuissance ; il ne peut même pas être juste : il ne peut être que plat. Il ne peut même pas agir en vue d’un but déterminé, il ne peut que prier. Il ne lui reste même pas l’orgueil de la lutte, de l’effort : il n’a que l’humilité de la résignation.

Il faut que l’homme prenne l’habitude de courber le front, de se mettre à genoux, de se rabaisser à ses propres yeux, de se dégrader, de se mépriser devant la grande entité qu’il appelle Dieu. En se dégradant devant Dieu, être invisible, intangible et dont il n’a pas une perception très nette, il se dégrade devant les ministres qui le représentent, il s’aplatit devant le pouce et l’index levés d’un prêtre, il courbe le front sur son passage. L’homme s’avilit devant l’homme.

C’est bien : vous avez pris l’habitude de vous avilir devant un prêtre, un ministre de Dieu, et de vous agenouiller devant lui, et de le supplier. Mais est-ce qu’en vertu du droit divin le maître n’est pas aussi un ministre de Dieu ? Est-ce que tout supérieur n’est pas un de ses représentants ? Pourquoi donc ne ramperiez-vous pas devant lui et ne vous abaisseriez-vous pas jusqu’à lécher ses ordures ? Est-ce que l’humilité n’est pas une vertu ? Est-ce que la bassesse n’est pas un mérite ? Il est agréable à Dieu de voir les hommes vautrés dans le mépris d’eux-mêmes.

Voilà ce qu’a fait le christianisme : il a jeté les peuples à plat ventre.

À plat ventre devant Dieu, à plat ventre devant le prince, l’homme devient un reptile ; il rampe, mais mord. L’hypocrisie de la servilité devient sa seconde nature. Il passe sa vie à envier, intriguer, essayer de se faufiler jusqu’à la grâce du maître. On n’entre point la tête haute dans le paradis dont la faveur ouvre la porte : on entre à quatre pattes. Le chrétien ne doit pas lever la tête vers le ciel. Il se tapit dans l’ombre, et de là envie les élus. Le christianisme est la religion de l’envie parce qu’il est la religion du hasard. Ce culte est une loterie.

Donc point de justice : le hasard. L’homme n’ayant point de droits, implacabilité contre lui. Dieu en donne l’exemple. D’après Paul, il ne peut que punir. Sa colère est continue, antérieure même à la naissance de l’homme. « Nous sommes les enfants de sa colère. »

Est-ce que l’homme n’est pas, dans la révolte de sa dignité, en état de « péché » continuel contre tous ses maîtres ? De là l’oppression du Moyen âge et de la monarchie. Asservissement devant Dieu, asservissement de l’homme à l’homme : la grâce dans le ciel, la faveur sur la terre ; tout cela se tient et se résume dans un mot : oppression et abaissement de l’homme.


V. L’ASCÉTISME.

Le césarisme est la cause de l’ascétisme. — La résignation des stoïciens. — Le corps et l’esprit. — Origine identique de la débauche et de l’ascétisme. — Le désir de l’impossible. — L’ascétisme en Égypte. — Jacques, le frère de Jésus. — Haine à la chair ! — La femme dans le christianisme. — L’abstinence. — La femme trompée. — Origène. — Saint-Antoine. — Les tentations. — Les acrobates de l’ascétisme. — Les démons. — L’ascétisme ramène à la débauche. — Le mépris de la femme.

 

Ces bases données, le christianisme a mis une sorte de volupté, de raffinement, d’acharnement dans son œuvre d’abaissement de l’homme. Il éprouve une sorte de jouissance à le mâcher, le broyer à ne laisser qu’une masse informe, engrais propre à la culture de toutes les superstitions et de toutes les bassesses.

Il est vrai que le christianisme peut invoquer une circonstance atténuante : le césarisme.

Si le césarisme n’avait pas existé, est-ce que la résignation des stoïciens aurait existé ? Est-ce qu’on aurait eu ce désintéressement de la vie publique, de toute action sous quelque forme qu’elle se produisît, que nous avons signalé.

La plupart des stoïciens méprisent le monde dans lequel ils vivent, sont obligés de se mépriser eux-mêmes, comme Sénèque. Pour échapper à ce mépris, on se spiritualise.

À Rome, dès le commencement de l’empire, le stoïcisme pythagoricien est enseigné, sinon pratiqué par Sextius Attale, Sotion, Sénèque, Julius Canus, Thraséas, Helvidius, Priscus, Musonius. Des jeunes gens renonçaient à la viande, au vin, devenaient de vrais ascètes. Mépris du monde, des jouissances matérielles, et, comme conséquence, aspiration à a mort ; mais la mort n’était qu’un repos : ce qui leur manquait pour vaincre les révoltes de la nature ainsi violentée et la tromper, c’était l’espoir par-delà la tombe.

Platon, le véritable père du christianisme, avait déjà dit : « Le corps nous remplit d’amours, de désirs, de craintes, de mille chimères, de mille sottises… » En spiritualiste qu’il était, il avait oublié de se poser une toute petite question : — Si le corps des hommes n’existait pas, y aurait-il des hommes ?

Qu’importe ? Dans cette sombre nuit, dans ces brouillards du césarisme où l’homme perd la notion de la réalité, la même question se posait. Sénèque, pour excuser son corps, établissait un dualisme entre lui et son esprit :

« Cette enveloppe mortelle empêche l’homme de s’élever jusqu’à la connaissance de ce qui est immortel… L’esprit écrasé, aveuglé, souillé se voit écarté du vrai et jeté dans l’erreur… Tous les combats qu’il livre à cette chair pesante sont une résistance au poids qui l’entraîne et l’abîme dans la matière !… etc., etc. »

La furia de la mort apparaît.

Les auditeurs d’Épictète, dans un de ses dialogues, lui disent : « Épictète, nous ne pouvons plus supporter les liens du corps : nous en sommes las… La mort n’est rien. Il y a une parenté naturelle entre nous et Dieu. »

Que répond Épictète ? Il ne conteste point et ne le pouvait pas : il conseille tout simplement la résignation : « Attendez les ordres de Dieu. »

Plutarque dit qu’il faut se réjouir aux funérailles de l’homme de bien, que la mort a délivré de la servitude du corps.

Voilà où aboutissait chez les philosophes l’idéal d’un homme hors nature, toujours bon, au-dessus de la souffrance, des tentations et des besoins du corps.

Il prouvait une chose : la profonde lassitude de l’époque, le profond découragement qui, sous le despotisme césarien, s’emparait de tous ceux qui lui étaient soumis. On ne savait plus vivre ; on n’avait plus d’espoir que dans la mort.

Le césarisme, négation de la nature, avait jeté l’humanité hors de la nature.

Deux choses nous le prouvent : la doctrine ascétique des philosophes, les débauches de tout le monde.

L’ascétisme et la débauche ont une origine identique : le désir de l’impossible, l’aspiration au-delà des forces de l’homme, l’insatiabilité de sensations nouvelles. La débauche et l’ascétisme sont des effets distincts d’une même affection : l’hystérie.

Écoutez Juvénal, Suétone, Tacite, peignant la société de leur temps : ils montrent à tout instant la fureur de tous ces puissants de ne pouvoir posséder le monde tout entier et en faire un instrument de jouissances.

À la volupté se joignait la férocité : les raffinements de cruauté se mariaient aux raffinements de plaisirs. Ici Icare tout sanglant tombait sur la loge de l’empereur ; là Prométhée, enchaîné à un rocher, était déchiré par un ours aux applaudissements du peuple. Des condamnés enduits de poix et de résine illuminaient la nuit les jardins de Néron !…

C’était une orgie sans fin, une ivresse, une fureur, un delirium tremens [17], où se confondaient toutes les voluptés et toutes les atrocités, où disparaissait la limite entre la jouissance et la douleur, où on tourbillonnait dans le vertige de désirs impossibles.

On était hors nature. Quand on a épuisé la débauche, on se lance dans l’ascétisme. Si la statue du commandeur n’était pas apparue, Don Juan se serait fait trappiste.

Turpitude morale, turpitude intellectuelle, turpitude physique, tel était l’état de la société.

Les Grecs, fatigués du vain spiritualisme de Platon, des discussions oiseuses que provoquait sa dialectique, cherchaient des formules pour falsifier leur intelligence.

Le platonisme se rencontra à Alexandrie avec le judaïsme ; c’est dans ce creuset, rempli déjà du délétère communisme égyptien, que fut élaboré le véritable christianisme, celui d’Augustin, le christianisme du Moyen âge, et qu’il se montre dans toute sa vérité, avec ses conséquences.

Les Platoniciens étaient bien préparés à l’ascétisme. Il est vrai que Platon, dans sa République, s’était préoccupé de l’amélioration des races ; mais c’était pure inconséquence. Ses disciples plus logiques d’Alexandrie la méprisaient.

Maxime de Tyr disait : « J’oserai le dire : l’âme généreuse verra sans regret la décadence et la dissolution du corps ; c’est comme un captif qui verrait pourrir et s’écrouler les murs de sa prison, attendant avec impatience la lumière et la liberté… Que sont pour l’âme ces peaux, ces os, ces chairs ? Des haillons d’un jour, quand ce ne sont pas de pesantes chaînes… »

Avant lui, Philon, le Platon juif, avait déjà montré comme modèles « des hommes pauvres, sales, livides, semblables à des cadavres, et portant sur leur visage la détresse, la maladie, la faim » !

Les Esséniens et les thérapeutes remplissaient déjà ces conditions : ces derniers se retiraient dans les solitudes, habitant chacun leur ermitage. Ils ne se réunissaient que tous les sept jours pour chanter des cantiques et lire les Écritures.

Or, nous avons montré l’influence qu’avait eue l’Essénianisme sur Jésus.

Jacques, son frère, en est une preuve. Voici le portrait enthousiaste qu’Hégésippe trace de lui :

« Il fut saint depuis sa naissance. Il ne but jamais de vin et ne mangea jamais de viande. Il ne se coupa jamais les cheveux et ne prit jamais un bain. Il avait coutume de prier pour les péchés du peuple : la peau de ses genoux en devint calleuse comme celle d’un chameau. C’est pour cette extrême justice qu’il fut appelé le Juste… »

Jésus n’avait-il pas dit : « Prie et veille ! … N’aie qu’un manteau, point de chaussures !… Ne t’inquiète point de ton pain quotidien !… »

En un mot, il s’agissait de forcer l’homme à faire abstraction de lui-même. C’était là une doctrine juive. Paul la reprend et établit le dualisme existant entre la chair et l’esprit : « Marchez en esprit et résistez aux désirs de la chair. La chair conspire contre l’esprit et l’esprit contre la chair.

« Les œuvres de la chair sont : la fornication, l’impureté, la lasciveté, l’idolâtrie, les maléfices, les haines, les disputes, l’envie, les colères, les altercations, les factions, les hérésies, les jalousies, l’ivresse, les débauches et autres choses semblables. Le fruit de l’esprit, au contraire, est l’amour, la joie, la paix, la patience, l’honnêteté, la bonté, la foi, la douceur, la tempérance. Ceux qui sont acquis à Jésus-Christ ont crucifié leur chair avec ses passions et ses désirs. » (Épître aux Galates.)

Haine à la chair, par conséquent haine à la femme !

On a voulu faire du christianisme le triomphe de la femme : elle y a cru elle-même.

Les femmes, comme les autres opprimés, comme les autres prolétaires, ont été les dupes de l’équivoque du christianisme que nous avons signalée. Elles sont allées à lui croyant qu’il leur apportait l’indépendance, l’émancipation, l’égalité que leur avait refusée si obstinément la vieille civilisation grecque et romaine ; et après les avoir bien accueillies d’abord, comme il l’avait fait pour tous les petits, après les avoir flattées, leur avoir donné des dignités, les avoir séduites, brusquement il se sépare d’elles, ou plutôt montre la séparation qu’il avait cachée tout d’abord. — Qui es-tu, femme ? dit-il ; la fille d’Ève, celle qui, s’étant laissée séduire par le serpent, séduit l’homme et le perd ; c’est toi l’éternelle cause du péché depuis le paradis terrestre jusqu’à la fin du monde : tu pèches par cela même que tu existes, et plus tu es femme, c’est-à-dire plus tu es belle, plus tu es coupable, car plus tu es provoquante. Tu es le mal, car tu es la jouissance de cette chair maudite. Tu es le mal, car tu représentes l’amour détourné de son idéalisme funéraire. Tu es le mal, car tu es la vie, sa perpétuité, et nous, nous représentons la tombe. Tu es le mal, parce que tu es le bonheur dans cette vallée de larmes, et que nous n’admettons de bonheur que dans la tombe.

Arrière donc, femelle de l’homme, la grande tentatrice, la voix de Satan, celle qui cueille le fruit de l’arbre de science ! Arrière ! Le contact de l’homme et de toi constitue une souillure. Augustin ne leur permet de se rapprocher l’un de l’autre que pour empêcher les chrétiens de disparaître de la terre, en s’éteignant et, par-là, de nuire à la gloire de Dieu. Jérôme va plus loin : le mariage est toujours un vice ; tout ce qu’on peut faire, c’est de l’excuser, de le sanctifier. On en a fait un sacrement pour le purifier. On l’arrose d’eau bénite pour laver cette infamie. Le baptême lave le péché de naissance ; le mariage lave le péché de procréation.

La femme n’a pas su garder son corps pur, elle a obéi au démon de la chair. C’est bien : le sacrement l’enchaîne, la voilà rivée à perpétuité à l’homme. Elle lui appartient. « Femmes, obéissez à vos maris », a dit Paul. C’est l’esclavage jusqu’à la mort. Et l’esclavage de la femme est double. Le prêtre, tout en la livrant à un homme, la garde dans sa dépendance. Il se met en tiers dans l’alcôve : il intervient entre le mari et la femme pour dompter le démon, et elle, docile, se met à ses genoux, et implore, et lui livre l’homme auquel il l’a liée : en récompense, lui le prêtre, il la méprise tellement qu’il va chercher hors nature la satisfaction de ses passions.

Cette haine de la chair s’est maintenue si furieuse qu’elle est restée dans nos mœurs, qu’elle est encore implantée dans nos lois ; etque le mariage, au lieu d’être un contrat privé, est resté un sacrement indélébile que nulle volonté, pas même celle des deux parties intéressées, ne peut rompre. Notre société reste partagée en deux classes inégales en droits : les orthodoxes du mariage et les païens du mariage, les unions bénites et celles qui ne le sont pas.

À cette question « peut-on abandonner une femme dont on a des enfants pour prendre une épouse ? », le pape Léon Ier répond : « Chasser une esclave de sa couche pour prendre une épouse d’une certaine ingénuité, ce n’est pas de la bigamie, c’est un progrès dans l’honnêteté. »

Au XIXsiècle, mettez « fille du peuple » au lieu d’« esclave », et vous trouverez ces mots dans la bouche de toutes les mères bourgeoises, appuyés de l’autorité du prêtre !

Haine à la chair ! Le chrétien logique est Origène, qui, ne pouvant résister à ses appétits, prit un couteau et se châtra.

Jésus n’avait-il pas dit : « Il y a des hommes qui sont eunuques dès le sein de leurs mères ; il y en a d’autres qui sont faits eunuques par les hommes ; il y en a enfin qui se sont faits eunuques eux-mêmes en vue du royaume du ciel. » Sextus disait de son côté : « Vous voyez des hommes qui, pour assurer leur santé, coupent et rejettent leurs membres ; combien n’est-il pas préférable d’en faire autant pour conserver la chasteté ? »

Mutilation, destruction, anéantissement du corps, voilà à quoi aboutit logiquement le christianisme, parce qu’il est un spiritualisme.

Le chrétien logique, c’est encore le saint Antoine que la légende a immortalisé.

Entendant un jour dans une église ces paroles de l’Évangile : « Allez, vendez ce que vous avez, donnez-en la valeur aux pauvres, et vous aurez un trésor dans le ciel ! » il s’empresse de les mettre à exécution et s’enfonce dans le désert (vers 280 ap. Jésus) entre le Nil et la mer Rouge. Il s’enferma pendant vingt ans dans une ruine, caché même aux yeux de ses disciples qui, deux fois par an, venaient lui apporter sa nourriture.

Son exemple fut suivi. L’Église se peupla de solitaires. Ils furent bientôt si nombreux qu’ils furent forcés d’associer leurs solitudes.

C’est là l’origine des premiers monastères.

Là, un but constant, une tâche continue : abaissement de l’homme, destruction de l’individu dans le saint communisme. Dans chaque monastère, il n’y avait qu’une volonté, celle du supérieur. Cassien raconte que, visitant un de ces monastères, le supérieur donna à un des cénobites un si violent soufflet que le bruit en fut entendu de très loin. La victime ne fit pas paraître le moindre signe de mécontentement ni de confusion pour un pareil traitement. Elle était arrivée à ce degré voulu d’humilité qui n’est autre que le mépris de soi-même.

On cherchait les sites les plus arides. On ne voulait avoir de la nature que les fléaux, la stérilité du désert, la chaleur intolérable du soleil. Là, entre chacun, il y avait rivalité de macération. L’orgueil persistait chez ces saints et en faisait les acrobates de l’ascétisme. C’est à qui vaincrait la faim et le sommeil. Le vieux Dorothée n’étendait jamais ses membres sur le sol, répondant à ceux qui lui conseillaient un peu de repos : « Si tu peux persuader aux anges de dormir, tu le persuaderas aussi à un homme qui cherche la vertu. » Ils essayaient de dompter la faim : ne vivant que de pain desséché et d’eau, beaucoup ne mangeaient que deux fois par semaine ; et lorsqu’ils mangeaient, ils essayaient de s’absorber dans une contemplation spirituelle pour oublier la souillure qu’ils commettaient. Isidore disait à Pallade : « J’ai honte de me nourrir avec un élément étranger à l’esprit, moi qui suis un esprit, et qui, suivant la qualité que j’ai reçue de Dieu, ne devrais me nourrir que de la céleste ambroisie dans le paradis de délices. » Ils ne voulaient pas être hommes, ils avaient honte d’être hommes ; et ils essayaient d’arriver, par une sorte d’hypnotisme, à un état cataleptique. « Une fois, disait le fameux Macaire, j’essayai de maintenir de telle sorte mon esprit pendant cinq jours, que rien ne pût le détacher de Dieu et qu’il ne pensât à aucun autre objet. Je m’enfermai et je dis à mon esprit : — Veille maintenant à ne pas descendre du ciel : tu t’y trouves avec les anges, les archanges, toutes les puissances supérieures, les chérubins, les séraphins et avec Dieu, leur auteur commun : tiens-toi donc ferme et ne tombe dans aucun souvenir de ce monde. Mais quand j’eus persévéré dans cet état deux jours et deux nuits, le démon entra dans une telle irritation contre moi, qu’il se changea en flamme et mit en feu tout ce qui était dans ma cellule, au point que la natte sur laquelle j’étais brûlait, et qu’il me semblait que j’étais moi-même tout en feu… » Tous étaient en proie à une folie, à un vertige, à des hallucinations perpétuelles. Ils ne rencontraient pas souvent Dieu, mais ils vivaient entourés de démons, qui « obstruaient l’air », qui étaient partout, leur soufflaient l’épouvante, les livraient à tous les supplices, les livraient à toutes les horreurs ; et au-dessus de tous, le plus effroyable, le plus horrible de tous, parce qu’il se présentait sous les formes les plus séduisantes : le démon de la chair ! Ils en avaient l’incessante obsession, et plus leur esprit s’acharnait à le repousser, plus il s’acharnait à leur souiller la luxure, un délire satyriasique qui poussait les uns à la folie et les plus lâches à suivre l’exemple d’Origène.

D’autres, vaincus par ces dangers créés par leur imagination et inconnus à l’homme vraiment homme, se tordent et tombent ; et, forcés de s’avouer que le corps ne laisse pas prescrire ses droits, ils changent de thèse, et de l’excès de la macération et de l’austérité, ils se jettent dans la débauche, en disant : « Rien ne souille le sage et le pur…. Les choses de la terre ne peuvent pas plus altérer son âme, que les ordures des fleuves ne salissent la pureté de la mer. S’il craignait que quelque chose le souillât, il le fuirait ; mais il use de tout, parce qu’il a conscience de son inviolable pureté. »

« L’homme n’est ni ange ni bête, a dit Pascal, mais le malheur est que qui veut faire l’ange fait la bête. »

Le porc de saint Antoine est un symbole : la spiritualité aboutit à l’animalité ; et saint Antoine, voulant devenir un Dieu, arrivait à être aussi cochon que son compagnon.

Quand on ne mange pas, on ne s’idéalise pas : on pense à la faim : quand on ne boit pas, on pense à la soif : et quand ou attache une importance au-dessus de toute chose à la continence, on est en proie à l’obsession de l’amour ; et de tous ces grands et éthérés appétits spirituels, il ne reste que la fureur des appétits matériels.

De même que la débauche tourne en ascétisme, l’ascétisme devient débauche, parce que l’homme ne méconnaît jamais impunément les lois de la nature.

Écoutez le tableau que font Cyprien, Jérôme, Augustin, Sulpice-Sévère, des mœurs de l’Église des premiers siècles : ils représentent les prêtres intrigants, cherchant à accaparer des richesses, valets des puissants, parasites de leur table, captant les héritages, courant après les femmes, le tout entremêlé de pénitences grotesques et de jeûnes ridicules.

La haine du corps a pour résultat direct : l’adultère. L’hypocrisie entre dans lit nuptial : elle y reste. Sous prétexte qu’une épouse ne doit pas être traitée comme une maîtresse, l’homme cherche des maîtresses au-dehors et la femme se fait traiter en maîtresse par des amants.

Aussi la grande histoire des mœurs chrétiennes est-elle l’histoire de l’adultère avec toutes ses passions, toutes ses violences doublées d’hypocrisie, ses crimes, ses assassinats et ses ridicules. Tout le Moyen âge chante le cocuage ; Rabelais en fait l’histoire ; et depuis Molière jusqu’à nous, c’est à lui qu’appartient notre scène.

Pourquoi ? C’est que les idées d’austérité et de mépris de la chair ont irrité, par la contrainte, les appétits sexuels et ont tué le sentiment de la famille. Saint Bernard le dit lui-même : « Qu’y a-t-il de commun, fait-il dire par le bon chrétien à ses parents, entre vous et moi ? Qu’ai-je reçu de vous si ce n’est le péché et le malheur ? Je ne reconnais tenir de vous que ce seul corps corruptible. Ne vous suffit-il pas, misérables que vous êtes, de m’avoir lancé misérablement au milieu des misères de ce monde ? de m’avoir, pécheurs vous-mêmes, engendré pécheur par votre péché ?… Si ton père était étendu sur le seuil de sa porte ; si ta mère, le sein découvert, te montrait les mamelles qui t’ont nourri ; si elle tenait dans ses bras ton fils encore enfant : foule aux pieds ton père et ta mère, passe outre, et sans verser une larme, vole vers l’étendard de la croix… »

Ni amante, ni femme, ni mère, mais l’instrument de damnation : la tentatrice d’Adam, le premier péché, la perte de l’humanité : un objet de mépris par conséquent.

Et les femmes avaient espéré dans le christianisme, et encore aujourd’hui, comme les victimes de Jaggernaut, elles se laissent broyer sous sa lourde hypocrisie. Non, point d’espoir pour elles, pas plus que pour le prolétaire !


VI. NÉGATIONS SOCIALES.

Mépris du travail. — Le christianisme est un recul. — Le christianisme est une religion de mort. — La fin du monde. — L’idée de l’humanité chez les philosophes. — Platon, père de l’Église. — Augustin. — Le dernier mot du christianisme. — Qu’a sauvé Jésus ? — Le droit divin. La grâce. Le dualisme. — La peste noire.

 

Le mépris de la chair, la haine du corps, la négation de la vie ne sauraient honorer le travail qui est un accroissement de vie, un agrandissement de l’homme, une augmentation de son être, puisqu’il a pour résultat la possession d’une plus grande somme d’utilité.

Les ascètes juifs étaient logiques.

« Les Esséniens, d’après Philon, ne connaissaient pas même en songe les marchands, les boutiquiers, les marins, ni aucun de ces métiers dont on fait si facilement abus pendant la paix et qui nourrissent la convoitise. Leur amour de la vertu consiste à mépriser la richesse, les honneurs et les plaisirs…. Ce qui montre leur charité, leur bienveillance, leur merveilleuse égalité, c’est la loi de tout mettre en commun. »

Mettre en commun, quoi ? on ne travaille que le moins possible. Le travail est l’ennemi. On s’y résigne dans la plus petite mesure. N’est-ce pas autant de dérobé à la contemplation de Dieu ?

L’ascétisme essénien exerça son influence logique sur le christianisme, et le grand caractère de la civilisation chrétienne fut le mépris du travail.

Et cela, nous ne sommes point les premiers à le constater.

Voici, du reste, une autorité que nul ne récusera parmi ceux qui pourraient nous accuser de partialité. M. Guizot a dit :

« Si j’avais à rechercher quel a été le mal le plus profond, le vice le plus funeste de cette ancienne société, qui a dominé en France jusqu’au seizième siècle, je dirais sans hésiter que c’est le mépris du travail. »

— Mais, dit-on : ce mépris n’est pas spécial au christianisme : il pèse sur toute la société antique.

Eh ! sans doute les dieux antiques, comme tous les dieux, étaient jaloux du travail de l’homme, de ses conquêtes sur la nature qui était regardée comme leur domaine. Aux Cnidiens voulant couper un isthme, la Pythie avait répondu : Ne percez pas l’isthme, car Jupiter vous eût donné une île pour séjour s’il l’avait voulu. Pline impute aux mineurs la responsabilité des tremblements de terre qui sont les vengeances de la mère commune, mutilée dans ses entrailles par la cupidité parricide de ses enfants.

Mais cependant Apollon avait enseigné la médecine, Poséidon la navigation, Hermès le commerce : l’agriculture est un don de la grande déesse Déméter. Hésiode avait dit : « La paresse est haïe des Dieux. » Socrate, lui-même, avait renfermé sa morale dans ce mot : « Bien faire », et il donnait à cette maxime l’application la plus pratique : « l’homme le meilleur est celui qui, comme laboureur, remplit le mieux son devoir de labourage ; comme chirurgien, ceux de l’art médical…. etc. » À Athènes le travail n’était pas méprisé. Enfin, peu à peu, l’idée de son importance, de son utilité, de sa grandeur se dégageait. En même temps que les philosophes commençaient à haïr et maudire l’esclavage, ils arrivaient par une conséquence naturelle à comprendre le véritable caractère du travail. Dion mettait un manœuvre au-dessus d’un beau parleur. Sénèque disait : si l’humanité écoute la voix du sage, elle comprend qu’elle n’a que faire de soldats. Enfin Lucain se demandait si la lutte de l’homme contre la nature, pour en tirer une plus grande somme d’utilité, ne valait pas mieux que cette perpétuelle lutte de l’homme contre l’homme ; il se demandait s’il ne valait pas mieux s’occuper de s’enrichir tous que de s’appauvrir réciproquement, en se dépouillant les uns les autres.

« Ah ! s’écrie-t-il en décrivant les lignes de César, tant de travaux ont été faits en pure perte. Et cependant ce grand nombre de bras auraient pu ou joindre Sestos à Abydos, ou séparer Éphyra du large royaume de Pélops ou donner à la navigation le long golfe de Malée, ou bien améliorer quelque autre partie du monde malgré les résistances de la nature. »

Hélas ! cette voix s’élevait trop tard, était trop isolée. La société romaine, ayant vécu par la force, devait périr par la force. Il eût fallu un pas de plus, pas difficile à franchir : la reconnaissance de l’égalité du travailleur, sa liberté ! et le Césarisme ne connaissait que l’égalité de la servitude. Les voix des philosophes se perdaient dans le grand fracas du choc des peuples les uns contre les autres. On ne les comprenait pas encore.

Mais le christianisme a-t-il réhabilité le travail ? Allons donc ! Ici, comme partout, il fut un recul, de beaucoup en retard et arriéré sur le mouvement philosophique. Est-ce que le chrétien ne doit pas être humble ? Le salarié est fier : l’idéal du chrétien, c’est le mendiant.

Est-ce que le chrétien doit s’occuper de ce monde, de ce corps, de toutes ces choses maudites d’ici-bas ? Est-ce que sa vraie patrie n’est pas le ciel ? Pourquoi donc travaillerait-il ? Le travail peut être excusable, comme une de ces fatales conditions de la nature que, dans sa lutte contre elle, l’esprit ne peut jamais vaincre impunément : mais voilà tout ; il est indécent, comme l’union de l’homme et de la femme. Il va contre le but du chrétien.

Si l’idée du travail avait été mal dégagée dans l’antiquité, il faut reconnaître au moins à celle-ci un ardent désir d’apprendre, de s’instruire, d’agrandir l’activité intellectuelle de l’homme. Le chrétien intervient, et défend toute étude, si ce n’est la vaine discussion des textes et des formules des saintes Écritures : mais quant aux sciences terrestres, elles sont une des formes de la volupté, et doivent être rejetées comme elle. Partout, sous toutes ses formes, le christianisme, au lieu d’être un développement de l’homme, est une mutilation. Au lieu de l’animer, il le momifie : s’il n’est pas parvenu à anéantir et à pétrifier le monde entier, il faut en rendre hommage à la perpétuelle révolte de l’homme qui, si incliné, si abaissé qu’il fût par lui, n’en a toujours pas moins protesté, d’une manière plus ou moins consciente, contre sa dégradation.

Le christianisme est une religion de mort, une négation de la vie. Son idéal n’est jamais sur la terre, dans l’ordre de choses actuel. Il est en dehors, avec le millénarisme plein d’espoir, comme avec l’effroyable croyance à la fin du monde.

La fin du monde ! Voilà la vraie foi du Moyen âge. De nombreux actes commencent par ces mots : « À l’approche du soir du monde… » Justin, Lactance, Tertullien, Cyprien, Hilaire, Ambroise, Jérôme, Grégoire le thaumaturge, Basile de Séleucie, Jean Chrysostome, Sulpice Sévère ne cessent de l’annoncer. Le pape Grégoire le Grand l’attendait de quart d’heure en quart d’heure. Il écrivait à l’empereur Maurice (591) que les siècles allaient avoir un terme : « sans aucun retard, le ciel, la terre, les éléments seront consumés par le feu, et le juge terrible paraîtra accompagné des anges, des archanges, des trônes et des dominations, des principautés et des puissances, etc. » Que faire en prévision d’un pareil cataclysme ? Attendre, se résigner, en tremblant d’épouvante. À certains moments, dans la sombre vision de l’an 1000, des peuples tout entiers, saisis de vertige par cet effroyable cauchemar, tourbillonneront insensés dans l’épouvante.

Toute cette société chrétienne ne vivra qu’avec une seule idée : la mort ! La vie du chrétien, c’est l’attente de la mort. Il ne rencontre, il ne voit dans la vie que des fantômes et des démons. Le christianisme est une danse macabre.

Comment une telle préoccupation n’amènerait-elle pas le mépris de toutes choses ? Prises, saccages, pillages de villes, crimes de toutes sortes, hécatombes humaines, qu’importe ? Il n’y a là que le corps qui souffre : l’esprit est en extase !

Paul a dit :

« Notre vrai séjour est dans le ciel… Ayez le goût des choses d’en haut, et non de celles qui sont sur la terre… Tant que nous habitons le corps, nous sommes des hôtes et des étrangers éloignés du Seigneur. »

Et c’est avec cette religion de mort qu’on parle de reconstituer notre vie : mais voyez donc son passé, voyez donc surgir des ténèbres profondes du Moyen âge des légions de spectres hâves, contemplez-les à la sinistre clarté des premiers mots de l’Ecclésiaste : Vanitas vanitatum et omnia vanitas[18] ! et osez donc, dans votre conscience d’homme, parler ensuite du christianisme au nom de l’humanité !

Quel recul en-deçà du sentiment de solidarité humaine, affirmé alors par tous les philosophes !

« L’homme, disait Plutarque, n’est pas une plante terrestre, faite pour demeurer immobile et qui ait des racines fixées à la terre où il est né. »

Sénèque : « Un homme doit être sacré pour un homme, car ils sont les membres d’un même corps. »

Marc-Aurèle : « Je suis par nature un être raisonnable et sociable. J’ai un pays et une patrie ! Comme Antonin, j’ai Rome ; et comme homme, j’ai le monde. »

Et il y avait longtemps déjà que Térence avait donné la formule de vie du véritable homme : — « Je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m’est étranger » : Homo sum, nihil humant a me alienum puto.

Le christianisme vient et dit : Pour moi, il n’y a d’humain que la mort !

Au moment où les philosophes se dressent devant les Césars et disent :

Annæus Cornutus à Néron : — Tes livres ne vaudront jamais ceux de Chrysippe !

Helvidius Priscus à Vespasien : — Il est en toi de tuer, en moi de mourir !

Demetrius le Cynique à Néron : — Vous me mènerez à la mort, mais la nature vous en menace !

Paul arrive et dit : — Obéissez à vos maîtres.

Épictète, lui, affirmait la liberté humaine :

« Je veux commander à tes pensées.

— Qui t’a donc donné ce pouvoir ? Comment peux-tu vaincre les pensées et les volontés d’autrui ?

— Par la terreur.

— Tu ignores donc que rien ne peut dompter la volonté qu’elle même. Si tu dis « je te ferai mettre des chaînes aux pieds », celui qui fait cas de ses jambes s’écrie : Oh ! ne le fais pas, je t’en prie, aie pitié de moi ! Mais celui qui n’estime que sa volonté répond : si cela te paraît bon, enchaîne-moi.

— Tu n’en es pas ému ?

— Je n’en suis pas ému.

— Je te montrerai bien que je suis le maître.

— Et comment le serais-tu ? Jupiter m’a créé libre. Penses-tu qu’il eût fait la faute de permettre que son fils fût traîné en esclavage ? Tu es le maître de mon cadavre, prends-le.

— Ainsi, lorsque tu t’approcheras de moi, tu ne me respecteras point ?

— Je te ferai couper la tête.

— Très bien : j’oubliais qu’il fallait t’honorer comme la peste, et qu’on devrait t’élever un autel comme celui de la fièvre à Rome. Je le sais, un corps est plus fort qu’un corps, plusieurs sont plus forts qu’un seul, un brigand est plus fort que celui qui ne l’est pas. Mais il n’y a point de force qui puisse accabler un homme droit ! »

Que fait le christianisme ? Il dit à l’homme : Sois humble, aplatis-toi, ne pense pas, crois !

La philosophie, devenant athée, enseignait cette haute morale individuelle, l’égalité des hommes, revendiquait pour eux la liberté, posait les notions du droit : le christianisme arrive, avec ses idées étranges, ses pratiques occultes, son goût du merveilleux, ses superstitions bêtes, et, dans l’ombre qu’il fait, il jette l’humanité dans l’ascétisme, dans le mépris d’elle-même, dans la mort. Y a-t-il là progrès ?

Que produit la conjonction des idées juives avec les idées grecques ? Elle produit le néoplatonisme, qui devient le véritable christianisme d’Augustin.

L’antiquité était dominée par deux grandes écoles : celle d’Aristote et celle de Platon.

Aristote établissait les bases de la méthode d’induction ou d’observation, en posant en principe qu’il fallait aller du particulier au général.

Platon, au contraire, s’était abîmé dans la Méthode à priori en faisant des idées de grandes entités immortelles, supérieures à l’humanité.

Aristote cherchait la réalité, Platon la fuyait : c’était Platon que devait forcément suivre la nouvelle religion.

« Platon revit dans les pères de l’Église », a dit M. Cousin. Bien plus : il est, plus que Jésus, le véritable père du christianisme : Jésus n’est qu’une légende ; Platon est une doctrine !

Pitié pour Jésus, insensé qui a succombé à une tâche dont il ne connaissait pas lui-même le caractère ; admiration pour le dévouement, le courage, l’énergie de Paul ; haine à Platon, d’autant plus ardente que c’est encore lui qui domine ceux-là mêmes qui ne sont plus chrétiens ; c’est sa méthode, sa dialectique perfide qu’on nous impose ; c’est cette méthode qui prépare les croyants à toutes les absurdités ; c’est elle, ce sont les idées de vaine spiritualité propagées par elle que le progrès trouve sans cesse en présence et qui le ramènent en arrière, alors même qu’elles prétendent le servir. Platon doit être haï par nous plus que César, parce qu’il a fait la théorie du césarisme, non seulement matériel, mais encore spirituel, et que dans sa langue, avec juste raison, roi et Dieu sont synonymes ; il doit être haï plus que Dominique et Torquemada, parce qu’il a fait la théorie de l’inquisition ; il doit être haï plus que tous les oppresseurs, tous les dupeurs du peuple, tous les charlatans religieux, parce qu’il est le théoricien de tous les utopistes qui conduisent l’humanité aux abîmes, de tous les sophistes qui ont trouvé chez lui des arguments pour justifier toutes les atrocités, toutes les lâchetés, toutes les infamies, et lui ont emprunté son constant et outrageant mépris du faible, mépris de la femme, mépris du prolétaire, aboutissant au mépris de l’homme qu’il broie avec indifférence dans son communisme mystique. C’est cet homme que nous font admirer nos professeurs de philosophie éclectique ! Je le comprends : il y a en lui le germe de toutes les palinodies et des arguments pour tous les mensonges.

Il est bien le véritable père du christianisme : Augustin a reconnu lui-même Platon pour son maître, et Augustin est le maître non seulement du Moyen âge, mais encore des temps modernes. Tout le Moyen âge a passé son temps à raisonner sur les textes d’Augustin, et non seulement le Moyen âge, mais la Réforme y mais le dix-septième siècle, mais l’Église actuelle.

Quand Luther apparaît, il dit : « Tout Augustin est avec moi. » Descartes est un de ses disciples. C’est avec ses arguments que Bossuet justifiera l’esclavage et les dragonnades des Cévennes ! C’est avec eux encore qu’aujourd’hui certains hommes s’avisent de parler aux peuples au nom du droit divin et disent : « On doit obéir au prince, alors même qu’il est injuste, parce qu’on doit toujours respecter en lui la puissance de Dieu qui l’a établi sur nous. »

Voilà le dernier mot d’Augustin, le dernier mot du christianisme : esclavage à tous les degrés, esclavage de l’intelligence et esclavage des corps ; suppression des volontés, destruction de l’individu, abaissement de l’homme ; anéantissement de l’humanité devant tous les maîtres, représentants du Maître des maîtres : Dieu !

Le christianisme n’est qu’une échelle de servitudes : c’est là toute la féodalité.

***

Et maintenant se pose cette question :

— Qu’a donc sauvé Jésus ?

À cela nous sommes obligés de répondre :

— Rien !

Loin de sauver, il a perdu : le christianisme a été un recul de l’humanité, car il a consacré dans le monde trois négations sociales :

1° Le droit divin, c’est-à-dire la sanctification de l’oppression et l’anéantissement de l’individualité humaine dans le devoir de l’obéissance irraisonnée ;

2° La grâce, c’est-à-dire la suppression de l’idée de justice ; la faveur et le hasard substitués à l’effort individuel ; le bon plaisir du maître, Dieu, César, roi, prince, à la place du droit ;

3° Le dualisme de l’esprit et du corps, la haine de la chair, de la vie, c’est-à-dire les hypocrisies et les rages brutales des appétits sexuels, avec le mépris de la femme ; le mépris du travail, par conséquent, du travailleur.

Voilà dix-huit siècles que l’individu proteste et se révolte contre ces castrations ! Vaines tentatives jusqu’à ce jour : il est englué dans la grande utopie céleste ; on l’a pris par cet abus de confiance ; il y reste.Le sceptique bourgeois maintient sa femme et ses enfants dans cette nuit et se fait donner le viatique : — si ça ne fait pas de bien, ça ne fait pas de mal !

Ah ! pauvre dupe ! regarde donc derrière toi tout ce cloaque qui s’appelle le Moyen âge, toutes ces lueurs de bûchers qui brillent sinistrement au milieu de ces brouillards malsains, toutes ces silhouettes de pendus qui sont tes pères ! Ne sens-tu pas peser sur ta poitrine toute cette lourde masse d’oppression ? Est-ce que le droit divin de tout maître sur son sujet ne te garrotte pas encore ? Est-ce que tu n’es pas désagrégé, épuisé, usé par les miasmes fétides qui remplissent l’atmosphère de Voltaire et de Diderot ? Et tu dis : Ça ne fait pas de mal ! Malheureux ! sais-tu de quoi tu meurs ? — De la peste noire[19] !

CONCLUSION.

Certes, pas un homme qui ne connaisse le mal que fait le prêtre : mais on a une tendance à limiter ce mal ; on ne voit que la surface, on ne pénètre pas au fond, on n’en voit pas bien la tradition. Ce que nous avons voulu faire dans ce livre, c’est donner un coup de sonde au plus lointain et au plus noir du christianisme pour en montrer l’abîme.

Plus d’un de ceux qui se croient affranchis de son joug, sont encore ses très humbles sujets et esclaves. Parce qu’ils rient du prêtre, ils se figurent libres. Le jour même ils obéissent à sa doctrine.

En France, le bourgeois volontiers se dit fils de Voltaire et déclare qu’il « n’aime pas la calotte. »

C’est bien ; mais le même bourgeois se déclare conservateur. Conservateur de quoi ? sinon des préjugés enracinés dans notre société par le christianisme.

Ce même bourgeois a voté pour tous les plébiscites et pour tous les candidats officiels. Il s’est montré également fidèle et dévoué à tous les gouvernements. Il n’a pas changé, ce sont les gouvernements qui ont changé. Il n’a jamais rien attendu des institutions, mais tout des hommes. Il a toujours espéré, acclamé et applaudi un sauveur : hier, Napoléon III, aujourd’hui M. Thiers, demain M. Gambetta ou tout autre : voilà toute sa politique. Il lui faut une sorte de dieu social qui fasse ses affaires pour lui. Il attend son salut non de lui-même, mais d’un messie. Il ne croit pas dans sa volonté, dans son intelligence, dans son droit, il croit dans un maître. Il ne demande pas la liberté, il ne sait qu’en faire ; il demande de « l’ordre ». Il ne sait point que l’ordre doit être le résultat de l’accord des droits individuels : son ordre est un ordre arbitraire, capricieux qui peut être créé par la volonté supérieure du sauveur qu’il a invoqué. Il ne se préoccupe point de la notion de loi, il ne songe point au droit : il est tout prêt à plonger dans tout despotisme, croyant, malgré les expériences décevantes qu’il a subies, que les hommes élevés sur le pavois par son engouement, peuvent créer de l’ordre, de la richesse, de la prospérité.Il leur attribuerait volontiers le beau et le mauvais temps, les bonnes et les mauvaises récoltes, et est tout prêt à les en rendre responsables. Un gouvernement, ce n’est point pour lui une organisation chargée d’administrer certaines choses communes, certains intérêts collectifs : un gouvernement, c’est un homme ; et cet homme représente la Providence.

Oh ! bourgeois naïf, toi qui te prétends voltairien, tu es tout simplement le disciple d’Augustin. Au moment même où tu te moques du droit divin d’Henri V, tu en appliques la doctrine : tu ne crois point à toi, mais à l’entité que tu crées : tu ne crois point au droit, mais au devoir ; tu ne crois point à la liberté, mais à l’obéissance !

De là, ta foi à la grâce, non à la Justice. Tu as cru à ta Providence, tu cherches à obtenir ses faveurs ; tu rampes devant elle, tu cherches à la flatter, à la séduire ; tu ne comptes point sur ton énergie, sur ton intelligence ; tu comptes sur le bon plaisir du pouvoir. Tu représentes l’asservissement volontaire dont la masse des Français donne un si triste exemple. Tous fonctionnaires casés, numérotés, figés et n’attendant notre avenir que de notre servilité, nous sommes encore un peuple de courtisans, cherchant par l’intrigue ce que nous ne saurions attendre de notre travail et de la justice.

L’Église est l’antichambre du ciel ; le christianisme nous a appris qu’il vaut mieux prier que travailler. Tâcher d’attirer sur soi un regard favorable de Dieu ; voilà le but du chrétien. Il s’humilie, se fait bien humble, bien petit, bien rampant ; nul comme lui n’a l’adoration toute orientale de la puissance.

Quand, ainsi abaissés, nous sortons de l’église, comment relèverions-nous la tête ? Comment quitter sitôt notre humble attitude ? On prend vite l’habitude de se courber, de ramper surtout quand, depuis l’enfance, on nous montre cette position comme la réelle de l’homme. On transporte dans la vie les mœurs qu’a enseignées la prière. On ne parle pas, on psalmodie ; on ne réclame pas, on ne demande pas ; on implore, on supplie. De bas en haut, depuis le garçon de bureau, sacristain du fonctionnaire, jusqu’au Dieu qui est le chef de l’État, tous nous représentent la grâce, la faveur, le hasard. Attendre ce hasard, essayer de s’approcher du bon plaisir et de le saisir et de l’attirer à son profit : voilà l’idéal de la majorité des Français.

Nous croyons au Dieu pouvoir : nous lui rendons le culte qu’il mérite.

Et ce culte c’est la négation de la morale. Là où n’existe point la notion sévère de la justice, il n’y a point de dignité. Quand tout est arbitraire, on tâche de profiter de cet arbitraire. Nulle autre considération plus haute ne vient vous retenir. De là ces trafics impudents, cette corruption se traduisant en pots de vin, en scandales financiers, en votes de complaisance. L’officier qui sait qu’il dépend de la faveur de son général lui fait la cour au lieu d’étudier. Le magistrat ferme le livre de la loi et demande le mot d’ordre du maître. Le fonctionnaire ne songe à ses administrés que pour les faire marcher au pas. Le chef fait un signe : c’est bien ! Armée, magistrature, fonctionnaires obéissent. Le lendemain du coup d’État de décembre on acclame Napoléon III, bandit s’il eût échoué. Il a réussi : vite, demandons-lui une place, de l’avancement, réchauffons-nous aux rayons de ce soleil qui se lève. Cet homme est un assassin ; qu’importe ? Il dispose des faveurs : et il n’y a d’autre justice que la grâce. Paul et Augustin nous l’ont appris depuis dix-huit siècles.

Telle est l’application, à l’heure actuelle, des négations sociales consacrées par le christianisme. Elle se retrouvent dans chacun des actes de notre société. Non seulement elles dominent notre organisation politique, mais elles sont encore assises à chaque foyer et gouvernent chaque ménage. La loi a repris le précepte de saint Paul : — Femmes, obéissez à vos maris ! Cela est devenu un article du Code. Le Code lui-même, en transportant le mariage de l’église à la mairie, lui a gardé son caractère de sacrement. Le maire officie. Ce n’est point un acte, c’est une cérémonie ; ce n’est point une question d’enregistrement, c’est un sacrement social, irrévocable comme tout bon sacrement.

Si le mari ruine et bat sa femme, la femme, à grand-peine, peut se séparer de corps, mais garde le nom de l’homme, reste rivée à lui, sans espoir, jusqu’à sa mort. La femme est considérée comme mineure perpétuelle, tenue en méfiance, ainsi que le mérite la descendante d’Ève, la tentatrice du malheureux Adam ! Les mœurs restent aussi chrétiennes que la loi. La loi excuse l’assassinat de la femme par son mari ! Les mœurs le tolèrent ! Il se trouve des écrivains pour le justifier. Il se trouve un public pour discuter cette thèse.

Nous avons encore toutes les hypocrisies spiritualistes de l’ascétisme, de la haine contre la chair, avec toutes les dépravations qui en résultent. Nos théâtres sont soumis à la censure et roulent sur l’équivoque. Dire et ne pas dire, sous-entendre les choses les plus naturelles, en parler à voix basse, les envelopper de mystère, de manière à les rendre plus provoquantes et plus irritantes, cela s’appelle de la décence, le respect de la morale publique, et n’est, en définitive, que le mépris de la femme, le mépris de la vie, l’expression moderne de l’ascétisme chrétien.

De même encore chez nous, comme héritage du christianisme, le mépris du travail. Écoutez : il y a les arts libéraux et les arts serviles. Les arts libéraux sont le domaine de la bourgeoisie, représentent une sorte de sacerdoce et d’honneur.

L’avocat fait un métier : mais quand il en parle, il invoque aussitôt sa mission, et il monte sur son trépied. Il n’officie pas sans avoir endossé la robe du prêtre. Le militaire forme une autre caste à part. Il se considère comme étant dans un camp, il place la nation dans un autre. Debout, près de la providence humaine, ministre de ses ordres, instrument de ses volontés, il croit volontiers qu’il a la tâche extrahumaine de réprimer tous les mauvais instincts et toutes les mauvaises passions du peuple qui produit et travaille et de le sauver de lui-même.

Le christianisme maintient l’esprit de caste en haut et en bas. Le peuple lui-même est le premier à l’établir. L’ouvrier dit volontiers : Nous autres les travailleurs !… Non ! disons-le bien haut ! Nous tous qui, du matin au soir, cherchons à utiliser de plus en plus les forces internes ou externes de la nature, celles qui sont inhérentes à notre organisation et celles qui lui sont étrangères, nous sommes égaux : il n’y a d’inégalité qu’entre ceux qui ne travaillent pas et ceux qui travaillent, entre les paresseux et les laborieux, entre les capables et les incapables, entre les exploiteurs et les exploités. Rejetons loin de nous cette doctrine chrétienne, logique avec les prémisses posées par le christianisme, mais négation de l’homme. Le christianisme a été partisan de l’esclavage antique ; il a représenté le servage jusqu’à la veille de la Révolution : il le défend encore aujourd’hui, il s’indigne contre les revendications du peuple ; il lui prêche la soumission, la résignation, et l’engage à accepter sans se plaindre toutes les servitudes légales.Quand nous, libres penseurs, révolutionnaires, nous venons vers lui et, lui montrant son droit, lui indiquant les grands horizons de l’avenir, nous l’exhortons à se lever et à marcher, nous trouvons, en face de nous, le prêtre qui lui dit : travaille, sue, pioche : c’est ton lot, dans cette vallée de larmes ; laisse-toi gouverner, diriger, exploiter, spolier et voler par cens, qui représentent le droit divin, puisqu’ils sont puissants : garde, quant à toi, précieusement ton hérédité de misère : tu n’as point de droits ; tu n’as que le devoir de travailler. « Travaille, vilain, travaille », et laisse-toi gouverner par ton roi, tes prêtres et tes nobles. Oui, nous en sommes encore là : partout nous trouvons le prêtre avec sa doctrine de la soumission passive, à genoux devant la force, et prêt à la consacrer. Pie VII sacre le 18 brumaire. Le lendemain du 2 décembre,

… dans son bénitier Sibour lave leur linge.

Rien de pins logique.

Plus l’humanité est avilie, est souillée, est broyée, plus grande est la joie du prêtre, car plus grande est sa puissance. Sa grandeur est faite de l’abjection de l’homme. Quand l’homme est fort, le prêtre disparaît. Quand l’homme est faible, il courbe la tête sous la bénédiction et la malédiction du prêtre ; il se rapetisse devant lui, il lui prête son dos, ses épaules, son échine comme marchepied : il lui sert de piédestal vivant, croyant, dans sa naïveté, qu’en s’abaissant pour élever le prêtre, il s’élève lui-même.

Le prêtre arrose d’eau bénite cette imbécillité abjecte. À son contact, l’homme, ainsi courbé, s’immobilise, et, paralysé, ne peut à jamais se relever. La vie fait place à la pétrification. Ces êtres, le front à terre sous les aspersions du goupillon, n’ont plus que l’apparence humaine ; en réalité, ce ne sont plus des hommes ; c’est une sorte de pâte organique, maniable et pétrissable sous l’index du prêtre, prenant à son gré toutes les formes, préparée pour toutes les absorptions. C’est la proie que le boa enduit de sa bave, écrase dans ses replis, et lentement, mais sûrement ingurgite, décompose et digère.

Le prêtre, c’est bien le serpent. Il a le pouvoir fascinateur. Il séduit d’abord, étouffe ensuite. Il glisse, ondoie, caresse, étrangle et mord.

Mais l’homme, attiré d’abord par l’hypnotisme du prêtre, entraîné dans l’abîme par l’hallucination du ciel, le mirage du bonheur dans cette vie et au-delà de la tombe, a une tendance perpétuelle à se redresser sur cette pente où il se sent glisser et dont il ne voit pas le fond. À travers son vertige, il a une instinctive perception de l’abîme où il roule. Il étend les bras, crispe ses muscles, essaye de se retenir à quelque point d’appui en se sentant perdre pied et en s’apercevant que cette route du ciel n’est qu’un bourbier.

De bonne heure, dès le premier jour, le christianisme a prévu cette révolte.

Ses fondateurs, par leurs propres angoisses, ont compris qu’une pareille mutilation de l’homme ne se ferait point sans protestation et sans insurrection de la nature humaine. Quand l’homme se sent sous la main de la mort, il se redresse et lutte en efforts terribles.

Alors, ils se sont dit : — Ton agonie est une rébellion ! Malgré toutes nos séductions, nos promesses, tu résistes, tu veux rester homme ; à l’obéissance que nous exigeons de toi, tu opposes une perception instinctive du droit ; à l’abrutissement que nous t’ordonnons, tu opposes les luttes de ton intelligence. C’est bien ! Tu ne viens pas seul vers nous, nous t’entraînerons de vive force ! Tu ne te couches pas de ton plein gré sur le lit de Procuste, nous t’y garrotterons ! Tu ne veux pas te rapetisser, te diminuer, t’amputer, te châtrer toi-même ? Nous t’enfermerons dans notre géhenne, nous te serrerons dans notre étau, nous te broierons si bien que tu ne garderas plus forme humaine, et si tu résistes encore, c’est bien ! Nous allumerons un bûcher, nous dresserons une potence, nous jetterons aux gémonies ton cadavre rebelle, et nous damnerons ton âme.

C’est là toute l’histoire du christianisme. Basé sur les négations de la nature humaine que nous avons constatées, il sait que l’homme ne peut s’y plier complètement. C’est pour cela que le despotisme politique ou religieux ne compte jamais que sur le mensonge et la force.

Plus que toute autre religion, le christianisme a été d’une violence poussée jusqu’à la férocité, parce qu’il a exprimé avec plus d’énergie que toute autre la négation du droit et de la liberté humaine. Il a été logique avec lui-même. Quand on a pour idéal la destruction de l’homme, on ne doit pas hésiter à tuer tous ceux qui refusent de se laisser engrener dans l’appareil à godiveau céleste. Le boucher ne demande pas le consentement de la brebis : si elle refuse d’entrer à l’abattoir : « Chien, mords-la ! »

Inquisiteur, prépare tes chevalets, tes outres pleines d’eau avec lesquelles tu gonfleras le corps du patient, tes brodequins de fer avec lesquels tu lui broieras les pieds, tes coins avec lesquels tu lui broieras les genoux, tes roseaux que tu lui enfonceras sous les ongles, tes tenailles ardentes, ton plomb fondu, ton huile bouillante, tes poulies pour donner l’estrapade, tes auto-da-fé, tes bûchers ; aiguise l’épée qui massacrera les Albigeois, arme l’arquebuse de Charles IX pour la nuit de la Saint-Barthélemy ; monte en croupe derrière les dragons qui violeront, pilleront et tueront dans les Cévennes ; taille la plume qui signera la révocation de l’édit de Nantes ; aiguise le couteau de Trèstaillon ! Souffle au légat du pape ces mots : « Tuez-les tous ; Dieu saura bien reconnaître les siens ! » Dis avec Bonald, au dix-neuvième siècle, trente ans après la déclaration des Droits de l’Homme : « Il n’y a qu’une peine pour le sacrilège : la mort ! Il faut renvoyer le coupable devant Dieu, son juge naturel » ; incarne-toi dans la peau de Veuillot, dicte à Pie IX son syllabus ; fais tout cela et pis encore, tu es logique ! tu ne nous étonneras pas ; nous n’admirerons qu’une chose : la puissance de la nature humaine que, malgré tous tes massacres et tous tes supplices, non seulement tu n’es pas parvenu à vaincre, mais qui n’a cessé de protester, du fond du cachot où tu l’enchaînais, au plus noir de la nuit du Moyen âge, et qui, aujourd’hui, trempée dans ce terrible baptême de fer et de sang, se redresse plus fière et plus libre, et, te clouant à ton pilori d’infamie, te crie : « Je te méprise et je te pardonne ! »

Oui, mépris et pardon : ce terrible acharnement des persécuteurs chrétiens, cette exaspération, ce prurit sanguinaire qui, dès le premier jour, se manifestent dans les guerres entre les catholiques et les Ariens, qui continue sans interruption par les massacres des Vaudois, des Albigeois, des Hussites, des protestants, par les guerres entre les protestants eux-mêmes, qui s’affirme encore dans notre législation, dans les déclamations des curés de campagne, dans les mandements des évêques, dans les encycliques du pape, ne sont que l’expression d’un phénomène pathologique fort simple.

Rien ne se crée, rien ne se perd : tel est le principe consacré par la science moderne.

Appliquez ce principe à l’étude du prêtre, non seulement du prêtre, mais du chrétien, et vous constatez immédiatement ceci : le christianisme étant la négation la plus complète de la nature humaine, la nature humaine qui ne perd pas ses droits transforme son action. Les insensés ont cru supprimer la nature ; ils l’exaspèrent. L’homme ne trouvant plus la satisfaction normale de ses besoins sociaux, la cherche hors nature, en dehors de la société : ses instincts d’amativité, ses besoins altruistes, se résorbent en haine ; tous ses sentiments affectueux tournent en haine : il tue, il torture, parce qu’il ne peut aimer : il s’acharne à mutiler et à détruire l’homme, parce qu’il est jaloux du développement de l’homme ; la rage persécutrice est une des formes de l’hystérie religieuse.

Claude Frollo aime Esmeralda, et Esmeralda le repousse : alors, son amour devient furieux ; ce corps qu’il aime, il le livre au bourreau, à la torture, à la potence : il condamne cette bouche qui lui refuse des baisers à l’horrible rictus de l’agonie ; il brûle de larmes ces yeux dans lesquels il n’a trouvé qu’aversion, et quand elle échappe et qu’il lui demande : — M’aimes-tu ? et qu’elle répond : — Non ! il la jette à la Recluse du Trou-aux-Rats et s’en va chercher Tristan.

Vis à vis de la société qui vit au grand jour, tel, dans l’ombre, chaque prêtre : quand il ne peut la saisir, quand elle échappe à son étreinte, quand elle le repousse, il appelle le bourreau.

De Maistre l’a dit : le bourreau est l’accessoire obligé du dieu chrétien — parce que c’est un dieu d’humilité, un dieu jaloux, un dieu envieux, un dieu qui ne règne que sur la tombe et n’admet pas que l’homme ait un autre idéal que la mort.

Alors, à la tombe par charretées, ceux qui ne veulent point y aller de plein gré ! À la tombe, dans l’enfer, en purgatoire, tous ces damnés qui croient que la vie est bonne et que l’homme a d’abord à satisfaire ses besoins et ses instincts naturels. À mort ! voilà le mot d’ordre apporté au monde par le christianisme !

Quand on ne peut pas prouver, on bâillonne ; quand on ne peut pas démontrer, on tue. Le christianisme, plus que toute autre religion, repose sur un dogme, sur un article de foi, sur un mystère, qu’il faut croire par soumission, uniquement parce que le prêtre dit : — Cela est.

La science n’a point ces procédés : elle ne s’impose que par son évidence. Elle prouve le mouvement en marchant. Elle ne dit pas : — Je suis la lumière, et si vous ne me croyez pas, je tue. Elle prouve, en éclairant, qu’elle est la lumière.

Le prêtre, ébloui, se redresse furieux, du fond de sa nuit et lui crie : — Anathème ! Mais ce n’est pas vrai, tu n’es pas la lumière ! C’est moi ! C’est moi, entends-tu ! Parce que je l’affirme ! Tu es la lueur de l’enfer, tu es la voix du diable ! Tu es mensonge, erreur !

Il bave dans sa fureur impuissante, il halète de rage, il écume, il se tord, il tombe en convulsions en essayant, en vain, d’étouffer cette clarté sous son lourd éteignoir.

Nous plaignons le prêtre du dix-neuvième siècle, nous en avons pitié. Voyez-le, accroupi dans l’ombre, plaçant honteusement en cachette, du fond de son confessionnal, l’obstacle avec lequel il espère faire dérailler la société qui passe devant lui et s’élance vers l’avenir ! La société passe, la science passe, le progrès passe. Le prêtre a fait verser du sang, couler des larmes ; il a commis son crime, il peut s’en repaître ; mais il n’a pas accompli son œuvre, il a constaté une fois de plus son impuissance de détruire la vie, de bâillonner la vérité.

Eh bien ! nous comprenons sa fureur, nous comprenons son désespoir, nous comprenons sa haine, sa malédiction, sa rage ; c’est la rage du banqueroutier perpétuel ; c’est le désespoir du fou qui veut arrêter sa chimère et la sent filtrer entre ses doigts : c’est la malédiction de Sisyphe qui sent toujours retomber plus lourdement le rocher qu’il a soulevé et qui voit chacun de ses efforts n’amener qu’une nouvelle douleur.

De là ses accès de folie ; il ne parle plus, il bredouille.

Voyez les cléricaux de l’Assemblée de Versailles : écoutez Du Temple, Cazenove de Pradines, de Gavardie, Dupauloup ; ce sont des inquisiteurs qui bégayent.

Leurs rages, quoique ayant encore parfois des effets terribles, n’effrayent plus : elles font rire. Quand le pape excommunie en bloc toute l’Italie, tout le monde hausse les épaules ; quand il fulmine son syllabus, on n’éprouve qu’un sentiment d’étonnement. On se dit : — Ah çà ! cela se passe au dix-neuvième siècle. Il y a quelque part un homme pour écrire ces choses-là. Et quand on voit un concile, composé de prélats de toute la chrétienté, déclarer que cet homme est infaillible, on est partagé entre la pitié, le mépris et l’épouvante.

Du reste, les papes, Grégoire XVI dans son encyclique du 9 novembre 1846, Pie IX dans ses allocutions du 9 décembre 1854, du 9 juin 1862 et dans son encyclique du 8 décembre 1864 ont eu soin de nous montrer tout l’abîme qui sépare le catholicisme de la société moderne. Ce sont des documents qu’on ne connaît pas assez ; nous sommes si oublieux en France !

Voici quelques extraits du dernier :

« Certes nos prédécesseurs n’eurent jamais pour le salut des âmes de souci plus vif que celui d’étouffer et de condamner toutes les hérésies et erreurs…

« C’est pourquoi nos prédécesseurs se sont opposés avec une vigoureuse énergie aux entreprises criminelles de ces hommes qui… s’efforcent par leurs écrits de renverser les fondements de la religion catholique et de la société civile…

« Car vous le savez très bien, vénérables frères, de notre temps il s’est trouvé en grand nombre des hommes qui, appliquant à la société civile le principe absurde et impie du naturalisme, ainsi qu’ils l’appellent, osent enseigner « que la parfaite raison de la société publique et le progrès civil exigent absolument une société humaine constituée et gouvernée en dehors de toute considération de religion, comme si elle n’existait pas, ou du moins sans faire de distinction entre la vraie et les fausses religions. »

« Et, contrairement à la doctrine des Écritures sacrées, de l’Église et des saints Pères, ils n’hésitent pas à affirmer « que la meilleure condition pour une société, est celle où le pouvoir laïque n’a pas charge de réprimer par des peines édictées les violateurs de la religion catholique, si ce n’est dans les limites où la paix publique l’exige. »

« En vertu d’une idée absolument fausse du gouvernement social, ils n’hésitent pas à propager cette opinion erronée et très nuisible au salut de l’Église catholique et des âmes, qualifiée du reste par notre prédécesseur d’excellente mémoire, Grégoire XVI, à savoir que « la liberté de conscience et des cultes est le droit propre de chaque homme ; et qu’il existe pour les étrangers un droit de manifester et de déclarer avec une liberté que ne peuvent limiter ni l’autorité ecclésiastique ni l’autorité civile, leurs convictions quelles qu’elles soient ou par la parole, ou par la presse, ou par d’autres moyens. »

« En affirmant ces témérités, ils ne réfléchissent pas qu’ils prêchent la liberté de la perdition…, etc.

« Par des opinions et des machinations aussi impies, ces esprits faux s’efforcent d’enlever de l’instruction et de l’éducation de la jeunesse la doctrine salutaire de l’influence de l’Église catholique, et d’infester, de dépraver insensiblement par leurs erreurs pernicieuses et leurs vices, les âmes tendres et souples des jeunes gens.

« Et n’omettez pas d’enseigner que la puissance royale a été établie non seulement pour exercer le gouvernement de ce monde, mais surtout pour la protection de l’Église, et qu’il n’est rien de plus profitable et de plus glorieux pour les souvenirs des États et des rois que de laisser, comme notre très sage et très courageux prédécesseur, saint Félix, l’écrivait à l’empereur Zénon, l’Église catholique user de ses lois et ne permettre à personne d’attenter à sa liberté. »

Et, lorsque le pape a demandé ainsi, que pour « protéger la liberté de l’église », on attente à toutes les libertés de l’homme, il fait le catalogue des erreurs qui doivent être poursuivies et condamnées.

Après avoir constaté, avec une ignorance parfaite des questions qui agitent la philosophie moderne, les erreurs contenues sous ces mots : panthéisme, naturalisme, rationalisme absolu, rationalisme modéré, indifférentisme, latitudinarisme, socialisme, communisme, il énumère les erreurs concernant les rapports de la société civile et de l’Église. Voici les principales :

Art. 45. Toute la direction des écoles publiques dans lesquelles la jeunesse d’un État chrétien est élevée, si on en excepte dans une certaine mesure les séminaires épiscopaux, peut et doit être attribuée à l’autorité civile, et cela de telle manière qu’il ne doit être reconnu à aucune autre autorité le droit de s’immiscer dans la discipline des écoles, dans le régime des études, dans la collation des grades, dans le choix ou l’approbation des maîtres.

Art. 47. La bonne constitution de la société civile demande que les écoles populaires, qui sont ouvertes à tous les enfants de chaque classe du peuple et en général que les institutions publiques destinées aux lettres, à une instruction supérieure et à une éducation plus élevée de la jeunesse, soient affranchies de toute autorité de l’Église, de toute influence modératrice et de toute ingérence de sa part, et qu’elles soient pleinement soumises à la volonté de l’autorité civile et politique suivant le désir des gouvernants et le niveau des opinions générales de l’époque.

Art. 56. Les lois de la morale n’ont pas besoin de la sanction divine, et il n’est plus du tout nécessaire que les lois humaines se conforment au droit naturel ou reçoivent de Dieu le pouvoir de l’abroger.

Art. 57. La science des choses philosophiques et morales, de même que les lois civiles, peuvent et doivent être soustraites à l’autorité divine et ecclésiastique.

Art. 59. Le droit consiste dans le fait matériel ; tous les devoirs des hommes sont un mot vide de sens, et tous les faits humains ont force de droit.

Art. 63. Il est permis de refuser l’obéissance aux princes légitimes et même de se révolter contre eux.

Art. 67. De droit naturel, le lien du mariage n’est pas indissoluble, et dans différents cas le divorce proprement dit peut être sanctionné par l’autorité civile.

Art. 77. À notre époque, il n’est plus utile que la religion catholique soit considérée comme l’unique religion de l’État, à l’exclusion de tous les autres cultes.

Art. 78. Aussi c’est avec raison que dans quelques pays catholiques la loi a pourvu à ce que les étrangers qui s’y rendent y jouissent de l’exercice public de leurs cultes particuliers.

Art. 79. Il est faux que la liberté civile de tous les cultes et que le plein pouvoir laissé à tous de manifester ouvertement et publiquement toutes leurs pensées et toutes leurs opinions, jettent plus facilement les peuples dans la corruption des mœurs et de l’esprit et propagent la peste de l’indifférentisme.

Art. 80. Le pontife romain peut et doit se réconcilier et transiger avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne.

Voilà ce que dit le pape.

Voici ce que dit la Déclarations des Droits de l’homme :

Art. 1er. Les bommes naissent et demeurent libres et égaux en droits.

Art. 2. Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression.

Art. 4. La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Ainsi l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi.

Art. 5. La loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas.

Art. 10. Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi.

Art. 11. La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme. Tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement.

Telles sont les pièces du procès. Vous avez entendu d’un côté l’Eglise, de l’autre la Révolution.

En tête de nos constitutions, en tête même de l’exécrable constitution de l’empire, se trouve l’affirmation des principes de 1789. Les légitimistes, M. de Falloux lui-même, disent : — Nous acceptons 1789 !

Eh bien ! dans cette France de 1789, dans la France de la Révolution, voici la place que tient le prêtre, l’homme de Rome, l’homme du Syllabus, l’homme qui ne « doit pas se réconcilier et transiger avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne. »

Mis en possession d’églises, d’édifices innombrables, dont la flèche domine toutes les villes et tous les hameaux ; dont les cloches remplissent l’air, attestant qu’il est partout et que nul ne peut lui échapper ; de séminaires où il élève ses recrues, il prélève sur le budget de l’État une somme de 49 millions, qui chaque année, augmente : le budget de l’instruction publique est de 36 millions.

Ce n’est pas tout : des départements et des communes, il touche une somme minimum de 31 millions : soit, une part dans l’impôt général de 80 millions.

À ces 80 millions, vous, nous, tous, libres penseurs, contribuons.

Ce n’est pas tout : ces hommes qui sont assis au conseil supérieur de l’instruction publique, ce sont des évêques et des archevêques : les voilà encore dans le conseil départemental de l’instruction publique, ils nomment et destituent l’instituteur. Voici le curé qui entre dans l’école, la loi de 1850 à la main, disant à l’instituteur : — Vous devez d’abord, avant toute autre, l’instruction religieuse ; c’est mon livre, le catéchisme, que vous devez mettre, avant tout autre, entre les mains, de vos enfants ! Et maintenant, attention ! Je suis là, appuyé sur l’évêque ! Ah ! vous êtes laïque, mais vous ne devez avoir de la laïcité que l’habit : votre école doit être une école religieuse : vous ne devez pas avoir pour but d’apprendre à lire, à compter, à écrire aux enfants, vous ne devez avoir qu’un but : les préparer à leur première communion ! Ce n’est pas du côté de la société et de la vie que vous devez tourner vos regards, c’est du côté de l’église ! Allons ! Endossez la robe du chantre et venez prendre place au lutrin.

Mais le laïque, si broyé qu’il soit, résiste, ne se plie pas assez facilement. — À la porte le laïque ! À la porte, l’instituteur marié ! À la porte, l’institutrice ! Place au frère ignorantin, le modèle de toute chasteté et qui, ayant toute science infuse de par la grâce de l’Esprit-Saint, au lieu de brevet, est suffisamment pourvu avec la lettre d’obédience.

Le prêtre est partout : il a l’assistance publique : on le trouve dans les prisons, à l’armée, sur chaque vaisseau. L’armée lui prête ses canons et ses soldats pour célébrer ses fêtes. Généraux, fonctionnaires, magistrats, professeurs suivent ses processions et courbent la tête sous la bénédiction de l’évêque.

Quant à ses charges, il n’en a pas : il est exempt du service militaire, il en fait exempter tous ses acolytes. Les autres vont se faire tuer ; lui les exhorte, quelquefois les enterre.

Quand le prêtre a pris sa place partout, dans toute la société, quand il tient l’éducation d’une main, l’assistance de l’autre, il descend dans la congrégation. Les articles 291 et 292 du Code pénal lui sont inconnus. La congrégation se forme, se développe, enfonce ses racines dans le sol, en fait émerger de vastes casernes, d’immenses bâtiments, séquestre, enferme des multitudes, fouille de ses tentacules toutes les couches sociales pour en aspirer la vie et la richesse.

Et puis, chaque dimanche au moins, à jour fixe, à heure fixe, au son des cloches, ébranlant l’air de leurs volées, dans cinquante mille églises, construites dans ce but, le prêtre monte en chaire, et trouve un auditoire. Là il est chez lui, il est à l’aise, il peut déverser sans gêne sa bave sur cette société qui le paye et qui lui fournit sa tribune ; il peut calomnier, il peut mentir ; nul ne peut lui répondre. Il a, pour lui, la femme qu’il a déjà prise la veille au confessionnal, l’enfant qu’il épouvante des terreurs de l’enfer ; il a les préjugés soigneusement entretenus par lui, obstruant tous les cerveaux ; il a l’habitude qui machinalement fait courber les têtes, plier les genoux, et conduit à heure fixe, à jour fixe, toutes ces longues files devant son autel ; il a le ciel enfin pour domaine : tandis qu’on condamne pour escroquerie la somnambule du coin, on respecte et on protège le charlatanisme de ses miracles ; il a enfin Dieu pour complice : voilà sous quel aspect le prêtre se présente à nous.

Nous, libres penseurs, nous, fils de la Révolution, dans cette société qui prétend prendre pour base les principes de 1789, nous sommes traqués, persécutés, chassés comme bêtes puantes : devant nous, se dérobent les fonctions réservées au prêtre ou au protégé du prêtre : on nous rejette de l’école de l’État : on ferme notre école libre : si nous élevons une chaire, on brise notre chaire : si nous parlons, on nous bâillonne : nous écrivons un livre : halte ! nous dit le colportage, s’il n’est approuvé par un archevêque. Nous publions un journal, du doigt on nous désigne au Ministère public : le Ministère public nous saisit : loi de 1822, cinq ans de prison, 6000 francs d’amende, qui doublent avec le gérant et peuvent tripler avec l’imprimeur. Nous nous réunissons quelques amis : associations illicites, article 291 et 292, loi de 1834, prison, amende ! Pendant ce temps, le prêtre du haut de sa chaire, dans le fond de son confessionnal, nous calomnie à l’aise ; il nous traite « d’abjects matérialistes » ; il prétend que nous sommes des voleurs, des pillards, des assassins ! Et quand il nous a ainsi traités, si nous le prenons, et si, lui courbant la tête, nous la lui plongeons dans son histoire, il s’écrie que nous violons sa liberté, et appelle le gendarme. Le gendarme vient, suivi du geôlier.

Nous sommes trahis, enfin, abandonnés au moment de la lutte, souvent par les meilleurs d’entre nous : — Où est ta femme ? Où est ta fille ? Au prêtre, à la messe, au couvent, chez tes ennemis implacables, toi, libre penseur ! L’habitude est si puissante…

D’un côté, cette force insolente : de l’autre, cette faiblesse !

Eh bien ! nous acceptons la lutte avec autant de confiance que le prêtre montre de terreur.

À la persécution qu’il réclame, nous lui opposons la liberté. Quand il demande qu’on nous tue, qu’on nous emprisonne, nous lui offrons le grand air, la pleine lumière.

De quel côté est cette charité, dont il a le nom toujours sur les lèvres ? Il est vrai qu’il n’est pire menteur que celui qui s’en va répétant partout : — je ne mens jamais !

Et, si sans cette liberté, nous avons déjà tant fait, avec cette liberté nous sommes sûrs de vaincre.

Il y a des symptômes terribles auxquels ne se méprend pas le prêtre.

Voyez ces révoltes intérieures qui produisent en Allemagne les Vieux Catholiques. Voyez les commencements d’insubordination de la raison opprimée, qui ne peut encore s’affranchir, mais qui cherche à voler de ses propres ailes, s’en allant, malheureuse aveugle, se heurter à tous les angles de la vieille tradition, sans pouvoir y échapper ; écoutez Lacordaire, écoutez le P. Félix intitulant ses conférences : — le progrès par le christianisme ! Lisez les élucubrations du P. Gratry ; assistez enfin au mariage du P. Hyacinthe. Autant d’efforts, autant de symptômes de la crise. Ils sentent bien qu’il y a quelque chose, en dehors, au-delà du syllabus : mais leur cerveau a pris le pli ; ils restent embourbés dans la tradition du séminaire : atrophiés, déjetés, dès l’enfance, hors de la vie, façonnés, réduits à l’état de monstres, ils ne peuvent recouvrer l’entière possession d’eux-mêmes : la robe du prêtre reste attachée à leurs épaules comme la tunique de Nessus.

Dans le protestantisme, même travail. Les protestants sentent que l’Évangile ne leur suffit pas : plus d’un sourit aux miracles ; la Bible paraît un bien vieux livre pour guider la civilisation moderne : l’homme Dieu est relégué dans la légende : et les protestants libéraux, deviennent de purs moralistes, attardés encore dans le spiritualisme. Demain nous verrons un de leurs pasteurs descendre de sa chaire et s’écrier : — J’ai usurpé ! pasteur ! quelle prétention ! quel titre ! Est-ce que vous êtes un troupeau ! Allons ! jetez votre Bible au feu, et, à la place, prenez le grand livre de la science moderne : la nature !

Cela arrivera un jour, et à un jour peut-être plus rapproché qu’on ne le croit. Elle chemine ! la science, elle s’avance à pas lents ; elle a contre elle le préjugé, la routine, cette couche d’ignorance si épaisse qu’il faut un long et rude frottement pour l’enlever ; mais elle a deux actifs moteurs qui, d’ici peu, la porteront partout : l’instituteur, le médecin.

L’instituteur : oh ! certes, nous ne nous abusons pas, et l’instituteur actuel est loin du rôle qu’il est appelé à jouer dans l’avenir. Paria, mal payé, esclave du curé, comme de toutes les autorités, obligé de saluer le garde champêtre, sans sécurité du lendemain, sans stabilité, en dehors de la considération due à son importante fonction, il est dans une situation indigne de sa tâche. Et sa tâche jusqu’à présent a été rétrécie, amoindrie, déviée de son véritable sens. Le gouvernement lui a dit : Tu me feras des sujets bien dociles et soumis qui voteront toujours pour mes candidats et ratifieront mes volontés dans les plébiscites. Tu seras pieux, parce que la religion est un de mes moyens de gouvernement. À l’école normale, c’est là l’instruction qu’a reçue l’instituteur. Il est laïque : on lui a dit : — Tu seras catholique. « Il faut de la religion pour le peuple, » répète l’éclectisme universitaire. L’instituteur est peuple : il est l’instituteur du peuple. Il faut qu’il soit catholique. Même méthode, on lui bourre la tête d’affirmations sans preuves. On lui demande de répéter ces affirmations aux enfants qu’il est chargé d’élever. En France, sous l’influence du dogmatisme religieux, nous considérons l’éducation comme un exercice mnémotechnique : beaucoup de mémoire, point de jugement : voilà l’idéal. Du lycée à l’école, mêmes procédés : et ces procédés sont les procédés du prêtre : quand nous croyons être affranchis de son joug, parce que nous ne le voyons pas lui-même dans notre école, c’est son esprit qui la domine.

Il faut bien le dire : mais qu’importe ? Que l’enfant apprenne à lire dans le catéchisme, il pourra lire Voltaire. L’instituteur lui met entre les mains le suprême moyen de connaissance : le livre. Ce livre, mauvais aujourd’hui, demain sera le bon : et ce sera le médecin qui l’indiquera et le mettra dans la main de l’écolier de la veille.

Le médecin a d’abord cette grande chose : la méthode. Tout médecin est fils de Bacon, comme le prêtre est fils de Platon. Il arrive à l’amphithéâtre et au lit du malade avec sa logique de bachelier. — Quitte ta logique de Port-Royal ! lui dit la science. Observe, analyse, compare, et de la comparaison des faits entre eux, conclus. Si le médecin tente d’oublier ce conseil, aussitôt la réalité l’y ramène.

La méthode scientifique devient peu à peu pour lui une habitude ; il la transporte dans chacune des actions de sa vie, et bientôt elle fait reculer et elle efface tous les préjugés dont l’avaient chargé sa famille et le lycée.

Aussi quand il entre dans le monde, le voilà le véritable missionnaire du progrès !

Il connaît tous les secrets de la vie, d’une science profonde et non mensongère ; il s’assied à tous les foyers. Il a place dans toutes les intimités. Du moment qu’il met le pied sur le seuil, rien ne lui est plus caché. C’est le confesseur de toutes les souffrances et de toutes les douleurs de la femme. C’est le consolateur de la mère ; et véritable consolateur, celui-là, parce qu’il sent, étant homme ! C’est l’espoir, c’est le sauveur ! Il ne promet pas le ciel, lui ; mais il se met entre l’homme et la tombe : il arrête la mort, il lutte contre elle, il la repousse, il donne la vie ! À toute heure, jour et nuit, par tous les temps, toujours dévoué, prêt à répondre à tous les appels, l’oreille ouverte à tous les gémissements, écho de toutes les plaintes, il accourt relevant par sa seule présence les têtes que courbent la douleur et le désespoir. Il est le second père de l’enfant, il le sauve contre toutes les misères qui l’attendent et se jettent sur lui ; il ne quitte l’homme que lorsqu’il a exhalé son dernier soupir, et tandis que le prêtre avec ses cierges, son sombre costume, ses litanies sinistres vient lui dire : — prépare-toi à la mort ! il lui dit, lui, l’homme de courage : — lutte pour la vie !

Il est athée, matérialiste, ce médecin ; il a ouvert des cerveaux ; il sait que la pensée n’est que le résultat de fonctions organiques ; il sait quelles lésions suffisent pour la détruire.

Eh bien ! lui qui a vu des cadavres, qui les a tailladés, qui a vécu au milieu d’eux, il acquiert dans ce contact le respect de l’homme ! tandis que le prêtre qui refuse de voir le corps et ne veut penser qu’à l’esprit acquiert le mépris de l’homme !

La lutte a lieu maintenant entre le prêtre et le médecin, tous les deux symbolisent la science et la foi ; l’un est la vie, l’autre la tombe ; ne craignons rien : la vie vaincra.

C’est en vain que les prêtres voudraient s’emparer de la science, pour la fausser ! n’ayons point peur des facultés de médecine qu’ils pourraient créer. Elles seront les instruments de leur propre ruine. La science qu’ils apprendront détruira leur foi. Combien y a-t-il maintenant, à Montpellier, d’étudiants vitalistes ?

Donc, ne les craignons pas. À leurs principes de persécution, opposons nos principes de liberté. Rejetons-les dans leurs églises ; qu’ils nous laissent libres, nous les laissons libres.

Cela se résume dans une formule bien simple : chacun payera son prêtre comme son boulanger.

Et auparavant l’article 1er de la prochaine constitution, reprenant le premier amendement de la constitution des États-Unis, sera ainsi conçu :

— Nulle loi ne pourra réglementer la liberté d’association, la liberté de réunion, la liberté de la presse et la liberté de conscience.

 

 

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[1] Les marabouts arabes jouent, en ce moment, un rôle analogue en Algérie.

[2] Bibliographie : Michel Nicolas, Histoire des doctrines religieuses des juifs. — Prideaux, Histoire des Juifs. — Les Évangiles. — Peyrat, Histoire élémentaire et critique de Jésus.— Renan, Vie de Jésus. — Strauss, Vie de Jésus. — Salvador, Jésus et sa doctrine.

[3] Je crois parce que c’est absurde. (Note de l’éditeur)

[4] La « Loi » que les Juifs croyaient révélée à Moïse par Jehovah.

[5] Du pain et les jeux du cirque (note de l’éditeur).

[6] Les chrétiens aux lions (note de l’éditeur).

[7] Rassemblements illicites (note de l’éditeur).

[8] BIBLIOGRAPHIE : Actes des apôtres. — Épitres de Paul. — Ernest Renan, Les Apôtres. Saint Paul. — De Potter, Histoire du christianisme. — Fleury, Histoire ecclésiastique. — Bengnot, Histoire de la destruction du paganisme. — Réville, Histoire de la divinité de Jésus. — Consulter avec de grandes réserves : De Pressensé, Histoire de l’établissement du christianisme. — De Broglie, L’Église et l’empire romain.— Reuss, Histoire de la théologie chrétienne au siècle apostolique. — Néander, Histoire de l’établissement du christianisme par les apôtres.

[9] Je le veux, je l’ordonne ; la raison, c’est ma volonté ! (Juvénal, sat. VI, v. 223)

[10] Du reste, en France, la prostitution est encore un esclavage ; et c’est la police qui est la pourvoyeuse.

[11] Tacite, Annales, lib. XIV, 42, 43, 44, 45.

[12] BIBLIOGRAPHIE : Les auteurs dont les noms sont cités dans le texte. —Ernest Havet, Les origines du christianisme. — J. Denis, Histoire des théories morales dans l’antiquité. — Aubertin, Sénèque et saint Paul. — Fleury, Recherches sur les rapports de Sénèque et saint Paul. — Rivière, Le christianisme et l’esclavage.— Troplong, De l’influence du christianisme sur le droit civil.— Michelet, La bible de l’humanité. — Jean Reynaud, Origène(Encyclopédie nouvelle). — Nourrisson, Philosophie de saint Augustin, etc., etc.

[13] Tu es tout (note de l’éditeur).

[14] Par une expérience réalisée sur un être sans valeur (note de l’éditeur).

[15] Le droit qu’une raison naturelle établit entre tous les hommes (note de l’éditeur).

[16] Le droit naturel est celui que la nature a enseigné à tous les animaux (note de l’éditeur).

[17] Délire tremblant (note de l’éditeur).

[18] Vanité des vanités, tout est vanité (note de l’éditeur).

[19] BIBLIOGRAPHIE : Matter, Vacherot, Jules Simon, Histoire de l’École d’Alexandrie. — Buhle, Traité de l’histoire de la philosophie.— Ritter, Histoire de la philosophie ancienne et chrétienne. — Paul Janet, Histoire de la philosophie morale.

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