F. Galiani, cet économiste italien qui a secoué la France

720px-Flag_of_Brazil_svgLa richesse théorique s’étant fait jour au dix-huitième siècle nous étonne, nous fascine peut-être, et pourtant la compréhension de ce mouvement idéologique, dont les Lumières ne sont qu’une part — la plus connue peut-être — ne semble jamais complète. Certains épisodes décisifs, du moins dans le domaine de la pensée économique, sont encore sous-estimés. L’œuvre de Ferdinando Galiani en est une illustration. Par son combat, par ses erreurs aussi, il a plus qu’aucun autre fait changer l’état d’esprit des Français sur les questions économiques. Cet article s’assigne donc l’objectif de dresser un bilan des œuvres et de la vie de celui qui fut, à l’exception possible de Pellegrino Rossi, le plus français des économistes italiens.


F. Galiani, cet économiste italien qui a secoué la France

par Benoît Malbranque

(Laissons Faire, n°4, septembre 2013)

 

     Bien qu’italien par sa naissance, Galiani appartient, par ses activités d’économiste et par sa vie même  à l’histoire littéraire de notre pays, tout comme Richard Cantillon et Melchior Grimm au cours du même siècle. Né à Chieti, dans l’Italie méridionale, en 1728, il s’installa à Paris en 1759, et s’inséra immédiatement dans la sphère des philosophes de l’époque. Après dix ans passés à Paris, il fut enjoint de retourner en Italie, pour son plus grand malheur. « Je suis inconsolable d’avoir quitté Paris » écrivit-il quelques mois après son départ à Mme d’Epinay. « Paris est ma partie. On aura beau m’en exiler, j’y retomberai. » (Correspondance, I, p.15-16) [1]

     Quand il était arrivé en France, Galiani emportait avec lui la reconnaissance unanime que ses premiers écrits lui avaient valu. Outre un plaisant Recueil des morts du bourreau, il fut surtout célébré pour un traité sur la monnaie, qu’il écrivit à l’âge de 22 ans, et sur lequel il nous faut nous arrêter un instant.

     Les mérites de Galiani en matière de théorie monétaire sont clairs, bien que trop peu connus. Vingt-cinq ans avant Adam Smith, et quinze ans avant Turgot, Galiani avait consigné dans un écrit célèbre les vues les plus pures et les plus éclairantes sur la nature et les fonctions de la monnaie. Publié en 1751, Della Moneta défend en effet la thèse de la monnaie-marchandises : la monnaie possède en elle-même une valeur, dite valeur intrinsèque, séparément de son usage en tant que monnaie. « L’or et l’argent ont une valeur en tant que métaux, antérieure à leur existence comme monnaie. » [2] Cela peut se justifier en considérant de façon abstraite les raisons de l’usage des métaux comme monnaie, eu égard, notamment, à sa fonction de réserve de valeur. La justification peut aussi être fournie, a posteriori, par une analyse de la naissance de la monnaie, et dans l’étude des raisons du choix des métaux. Ce que fait Galiani :

« Les hommes n’ont pas estimé les métaux parce que grâce à eux ils instituèrent la monnaie, mais ils les utilisèrent en tant que monnaie parce qu’ils les estimaient et qu’ils leur étaient utiles. Leur choix ne fut ni libre ni capricieux, ce fut une nécessité allant de pair avec la nature même des métaux, et avec les exigences de la monnaie. » [3]

     En outre, il indique bien qu’il s’agit là du résultat de principes économiques, dont le pouvoir politique essaierait en vain d’empêcher l’application.

« Non seulement les métaux qui composent la monnaie, mais aussi toutes les autres choses au monde, sans en excepter aucune, possèdent une valeur naturelle qui leur est propre et qui dérive de principes certains, généraux et constants. Ni le caprice, ni la loi, ni le Prince, ni aucune autre chose ne peuvent faire violence à ces principes et à leur effet. » [4]

     On le voit, Galiani témoigne d’une profondeur de pensée et d’une justesse qui nous surprend déjà chez des auteurs du dix-neuvième siècle, et qui doit nous émerveiller de la part d’un jeune homme de 22 ans, écrivant en 1750. Le petit ouvrage de Galiani, en outre, parait devancer bon nombre des héros sur lesquels les historiens se penchent avec admiration dans leurs histoires de la pensée économique. Par exemple, Galiani y défend la théorie subjectiviste de la valeur, avec une modernité et une force de conviction admirable. Avec simplicité, il écrit : « L’estimation, c’est-à-dire la valeur, est une idée de proportion entre la possession d’une chose et celle d’une autre selon l’opinion qu’en a quelqu’un. » [5]

***

     Être l’auteur, à 22 ans, d’un traité prouvant une telle sagesse et une telle hauteur de vue sur l’une des questions économiques les plus controversées et, à tout prendre, les plus complexes, est bien ce que l’on appelle un bon départ. Seulement, l’histoire ne s’arrête pas là, et c’est la suite du récit qui justifiera le titre de cet article, et les mots de Marmontel, sur lesquels il se fonde : « L’abbé Galiani était de sa personne le plus joli petit arlequin qu’eût produit l’Italie ; mais sur les épaules de cet arlequin, était la tête de Machiavel. » [6] Voici en effet un homme qui, malgré ses qualités d’économiste et sa conviction en faveur de la liberté économique, accéléra, pour s’amuser, le déclin des physiocrates et accompagna, pour faire rire, leur doctrine jusque dans le tombeau. [7] Il le fit avec la publication de ses Dialogues sur le commerce des blés dont nous étudierons les effets. Mais avant cela, rappelons un instant le contexte historique et l’importance de cette question du commerce du blé.

     À l’époque où Galiani publiait son Della Moneta et construisait sa réputation d’économiste, sur la scène intellectuelle française, la question du commerce des grains commençait en effet à recevoir une très vive attention. Les plaintes nourries et nombreuses énoncées par Pierre Le Pesant de Boisguilbert, dans son Traité de la nature, culture, commerce et intérêt des grains (1707) et dans ses divers autres écrits, avaient très tôt signalé l’urgence d’une libéralisation. Les grands économistes écrivant au cours de la première moitié du dix-huitième siècle, adressèrent le sujet : Jean-François Melon, dans son Essai politique sur le commerce (1734), Nicolas Dutot, avec ses Réflexions politiques sur les finances et le commerce (1735), et Richard Cantillon, dont l’Essai sur le Commerce, se diffusa à l’état de manuscrit de la mort de l’auteur en 1734 jusqu’à sa parution finale en 1755.

     À partir de 1750, la France, confrontée aux mauvaises récoltes et à l’approvisionnement difficile de certaines régions, vit revenir ce grand sujet avec une vigueur inouïe. « Vers 1750, raconta Voltaire, la nation, rassasiée de vers, de tragédies, de comédies, de romans, d’opéras, d’histoires romanesques, de réflexions morales plus romanesques encore, et de disputes sur la grâce et les convulsions, se mit à raisonner sur les blés. » [8] En vérité, dès 1748, Claude Dupin publiait un Mémoire sur les blés, défendant une libre exportation et une importation soumise à des droits de douane selon une échelle mobile. [9] La question du commerce du blé redevenait brûlante.

     En 1754, Claude Jacques Herbert écartait comme nuisibles les quelques dispositions réglementaires admises par Dupin, et, revenant aux réclamations de Boisguilbert, il se prononçait pour une liberté complète. [10] Peu surprenant, ainsi, que son Essai sur la police générale des grains ait été particulièrement apprécié par le marquis d’Argenson. « Je viens de lire une nouvelle brochure ayant pour titre Essai sur la police générale des grains, notera-il ainsi dans son journal. On y propose de laisser ce commerce tout à fait libre, et l’on montre que par là l’on aurait en tout temps autant de blé qu’il en faudrait, même dans les années les plus stériles. Enfin j’ai donc lu un ouvrage dans mon goût, par où la liberté parfaite du commerce produirait la meilleure police. » [11] Peu contestée en théorie, la liberté du commerce des grains ne recevait d’opposition véritable que par la législation française, qui conservait toute la force prohibitive qu’on lui avait jadis fournie.

     La décennie 1750-1760 verra une profusion d’ouvrages et de brochures venant réclamer la libéralisation du commerce des blés, ou, moins fréquemment, pour défendre les règlements. Le plus significatif de ces ouvrages libéraux, outre le très fameux Ami des Hommes, ou Traité de la population (1756) du marquis de Mirabeau, fut les Observations sur la liberté du commerce des grains (1759), par Claude-Humbert Piarron de Chamousset.

     Cette profusion, encore le résultat d’un intérêt vif pour cette question du commerce des grains, gagna encore en ampleur avec la constitution d’une véritable école de pensée économique dévouée à la défense de la liberté économique. Le mouvement physiocratique, en effet, était en train de se constituer. En 1756, l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert publia les premiers articles du futur maître François Quesnay, dont « Fermiers », « Grains », et « Hommes ». L’année suivante, le marquis de Mirabeau, jouissant alors d’une popularité considérable après la publication de l’Ami des Hommes, rencontra Quesnay et se convertit à sa doctrine. Le Tableau économique, schématisation de la pensée économique des Physiocrates, sort des presses royales en 1759, et la Théorie de l’impôt, rédigée par Mirabeau avec l’aide de Quesnay, paraît en 1760.

     Après la mobilisation générale que provoqua la création de l’école physiocratique, le flot des publications en faveur de la liberté du commerce des grains se mit à atteindre des proportions considérables. Tous les disciples de Quesnay, de Dupont de Nemours à Le Trosne, en passant par Louis Abeille, se mirent à écrire sur la question. Les Principes sur la liberté du commerce des grains de ce dernier, publiés en 1768, c’est-à-dire un an avant l’œuvre de Galiani dont nous allons parler, donnent d’ailleurs une idée assez juste du ton des discussions de l’époque, du moins dans le camp des libéraux, juste avant sa contre-attaque :

« Les partisans de la liberté n’ont cessé de dire et de répéter que l’unique police, en matière de subsistances, consistait à laisser aller les choses d’elles-mêmes ; à ne faire sentir la main de l’administration que contre les obstacles à une entière liberté ; que le Commerce des grains, qui, parmi nous, est à peine effrayé, se montera tout seul ; que la sûreté, pour tous les temps, pour toutes les circonstances, sera le fruit immédiat d’une exportation et d’une importation entièrement libres. La simplicité de ce plan d’Administration ne pouvait qu’étonner et peut-être indisposer ceux qui, sur d’autres matières, se sentent la capacité de tout voir, de tout régler, de tout conduire. Mais des évènements aussi décisifs qu’effrayants, et toujours les mêmes, avertissent ceux qui écouteraient leur amour-propre avec le plus de complaisance, que le régime d’un Commerce aussi compliqué que celui des grains est au-dessus des forces de l’homme le plus supérieur, que par conséquent, il est indispensable de l’abandonner à lui-même. » [12]

     En 1769, Galiani prit le contre-pied des économistes de l’époque, et, avec l’aide active de Diderot [13], il publia des Dialogues sur le commerce des blés, ouvrage amusant et léger moquant les partisans de la libéralisation, et réclamant, à ce qu’il semblait, une réglementation du commerce. Cinq ans plus tôt, la libéralisation partielle du commerce avait été suivie par de mauvaises récoltes, et les prix non seulement n’avaient pas baissé comme attendu (et comme promis), mais avaient même augmenté. Dans cette optique, et sans nier le talent de Galiani, et l’adéquation de son style avec une époque qui n’aimait réfléchir qu’en riant, il est compréhensible que le succès fut considérable.

« Depuis l’instant qu’il est devenu public, écrira Melchior Grimm, tout le monde se l’arrache : le patriarche de Ferney suspend ses travaux apostoliques ; nos philosophes quittent la table et négligent l’Opéra-comique ; la femme sensible, son amant ; la coquette, la foule qui s’empresse autour d’elle ; la dévote, son directeur ; l’oisif, son désœuvrement ; tous et toutes veulent rester en tête-à-tête avec notre charmant abbé ; l’Economiste seul pâlit, écume et s’écrit : c’en est fait de mes Apocalypses. » [14]

     Arrivés au bon moment, les Dialogues de Galiani profitèrent aussi de la haine qu’avait l’abbé Terray, alors Contrôleur général des finances en France, pour les défenseurs de la libéralisation totale, afin de se diffuser davantage. Non seulement le gouvernement aida activement les ventes du livre, mais quand l’année suivante Morellet voulut publier une réfutation, son ouvrage fut immédiatement interdit. Parurent néanmoins des comptes-rendus critiques dans les Éphémérides du Citoyen, notamment par Dupont de Nemours, et deux livres de réfutation : les Récréations Économiques, ou lettres à M. le Chevalier de Zanobi, principal interlocuteur des Dialogues sur le commerce des blés (1770) par l’abbé Roubaud, et De l’intérêt général de l’Etat, avec la réfutation d’un nouveau système publié en forme de Dialogues sur le commerce des blés (1770) par Mercier de la Rivière, autre physiocrate.

     On pourrait croire, à partir de ces éléments, qu’il s’agissait d’une controverse habituelle entre un partisan du protectionnisme et des partisans du libre-échange. Il s’agissait pourtant de bien autre chose. Les intentions de la dispute, d’abord, méritent d’être abordées, car elles sont peu communes pour un économiste. « Avec ce livre, expliquera Galiani dans sa correspondance privée, je ne voulais qu’amuser mes amis » (lettre à M. Pellerin, 24 mars 1770, Cor., T.1, pp.85-86) En outre, la morale de son histoire n’était peut-être pas celle que le lecteur en aura retiré, et même à ses amis Galiani n’aura de cesse de réclamer de faire attention à ce qu’il n’écrit pas, et « lire aussi le blanc des ouvrages ». Ainsi, quand Morellet dit préparer une réfutation des Dialogues, Galiani écrit à Mme d’Epinay :

« Il [Morellet] s’apercevra à la deuxième ou à la troisième lecture de l’ouvrage, que le chevalier Zanobi ne croit ni ne pense un mot de tout ce qu’il dit ; qu’il est le plus grand sceptique et le plus grand académique du monde ; qu’il ne croit rien, en rien, sur rien, de rien. Mais de grâce, madame, ne lâchez pas ce mot qui est la clef du mystère. Attendons et amusons-nous à voir combien de temps Paris restera sans m’entendre et à s’échauffer sur une question interminable. » (lettre à Mme d’Epinay, 27 janvier 1770, Cor., 1, p.57)

     En effet, les économistes français s’échauffaient sur ses Dialogues, qui parais-saient, et qui étaient en effet une critique vigoureuse de leurs principes libre-échangistes. Les avaient-ils mal lu ? C’est ce dont se plaindra Galiani, qui parlait tout le temps dans sa correspondance de l’époque ce que ses Dialogues avaient été mal compris, et qu’il n’y avait pas dit ce qu’on croyait qu’il avait dit.

« Je ne cesse de m’étonner que les économistes n’aient pas entendu mon livre, que l’impôt que je veux établir sur l’exportation et l’importation ne doit pas être éternel, mais destiné uniquement à racheter les péages et les droits des halles aliénés, après quoi on pourra le diminuer de beaucoup. L’exportation ne l’emportera pas autant sur la circulation intérieure, d’abord que celle-ci sera facilitée. Il est vrai que je ne me suis pas assez expliqué sur cela ; mais j’ai écrit si à la hâte le dernier dialogue, la veille de mon départ, que je m’étonne moi-même qu’il ne soit pas plus mauvais qu’il n’est. » (Lettre de Galiani à M. Baudouin, 26 avril 1770, Cor., 1, pp.103-104)

« On m’a cru le seul, le premier, le plus redoutable adversaire de l’exportation, et on me dit les plus grossières injures à ce titre, quoique assurément personne n’ait mieux, ni avec plus d’énergie loué l’édit et la liberté. » (Lettre de Galiani au comte de Schomberg, 19 mai 1770, Cor., 1, p.148)

« On est encore trop loin de pouvoir établir une libre exportation. Ceux qui l’ont voulu avec enthousiaste précipitation, étourderie, la feront absolument manquer et replongeront la France dans la plus affreuse servitude ; et vous le voyez déjà, le peuple invoque le despotisme à son secours. » (Lettre de Galiani au comte de Schomberg, 19 mai 1770, Cor., 1, pp.149-150)

« Quand tout Paris réuni n’aurait pas entendu mon livre, je suis sûr que vous l’entendez, et vous me rendrez la justice d’avouer à toute la France que la liberté et l’exportation n’ont eu, jusqu’à cette heure, d’autre véritable ami que moi. Vous trancherez le mot, et vous direz au public qu’on l’avait trompé et indignement abusé par un édit illusoire où l’on faisait semblent d’accorder une liberté illimitée, pendant qu’en effet on n’en accordait aucune. On faisait semblant de permettre la libre circulation intérieure ; mais on laissait subsister tous les droits, les péages, les entraves qui l’interceptaient : on promettait de les ôter, mais on n’y destinait aucun fonds, on ne songeait à aucun moyen pour opérer ce bien. On se donnait les airs en même temps d’accorder une exportation illimitée, mais on en fixait le taux à 12 liv. 10 sols par quintal, et cette petite restriction a suffi pour fermer le port de Nantes et tout le cours de la Loire pendant trois ans. Elle a suffi pour ramener l’arbitraire, les permissions particulières, la faveur aux vivriers, la défense aux honnêtes marchands, etc. C’est moi, oui c’est moi, qui me suis récrié le premier sur cette surprise.

Lorsque vous aurez mis au grand jour le véritable plan de mon livre, mon système, mes conseils, donnés à la France, vous aurez, mon cher abbé, morfondu celui qui m’a écrit cette étrange lettre que j’ai reçue, qui me dit du plus grand sang-froid : Vous êtes très décidé contre la liberté. J’offre le combat ; nous nous entendons très bien l’un et l’autre. En vérité, s’il entend de même tout mon livre, il ne m’entend guère. Je vous le répète, j’ai eu le malheur d’être obscur. Cependant, je me flattais que vous, au moins, vous m’auriez entendu ; et pour ôter tout équivoque, je vous l’avais répété dans ma lettre. Je suis pour et non contre, comme le chevalier Zanobi. Oui, je suis pour, et tout mon livre vise à ce pour, mais je le suis sans fanatisme, parce que le fanatisme ou l’enthousiasme ne m’a jamais paru bon à rien qu’à faire une émeute. Voilà la seule différence entre les économistes et moi, leurs principes et les miens. » (Lettre de Galiani à l’abbé Morellet, 26 mai 1770, Cor., 1, p.98)

     Voilà donc quelqu’un de bien étrange que ce monsieur, que l’on croit adversaire, et qui se croit allié. S’il était pour, pourquoi ne l’avait-il pas dit ; et si, après avoir livré un livre impropre au public, il s’en était aperçu, pourquoi ne pas avoir rectifié le tir, et expliqué au peuple que son texte avait ligué contre les partisans de la liberté du commerce, que lui n’était pas adversaire de leur principe ?

     La réponse malheureusement, réside dans une querelle de personne. Car avec ce livre, au fond, Galiani ne souhaitait pas d’abord disputer des principes, sur lesquels, il le reconnaissait, il était d’accord. Il voulait plutôt mener la controverse avec les économistes de l’époque, les physiocrates, qu’il haïssait, et qu’il surnommait avec quelque ironie « les Badots, les Ponts et les Rivières », en référence à l’abbé Baudeau, à Dupont de Nemours, et à Mercier de la Rivière. Voici donc, en vérité, sa motivation principale, et sa source de satisfaction :

« Je ne procurerai aucun changement dans l’administration des blés ; mais, au moins, j’ai réussi à faire découvrir que les gens que j’estimais pour la pureté de leurs intentions économiques, et qui paraissaient philosophes, sont une véritable petite secte occulte, avec tous les défauts des sectes, jargon, système, goût pour la persécution, jargon, système, goût pour la persécution haine contre les externes, clabaudement, méchanceté, petitesse d’esprit. Ils sont les véritables jansénistes de saint Médard de la politique. Ils seraient à craindre, s’ils n’avaient pas pris le parti de faire dans le genre ennuyeux. (Lettre de Galiani à M. De Sartine, 27 avril 1770, Cor., I, pp.113-114)

« Dupont achève de me prouver ce que j’avais depuis longtemps soupçonné, que les économistes sont une véritable secte d’Illuminés. Ils ont des prophéties, des fables, des visions, et par-dessus tout cela l’ennui narcotique. […] Quesnay ne rejette du nombre de ses disciples aucun imbécile, pourvu qu’il soit enthousiaste. » (Lettre de Galiani à Mme D’Epinay, 5 mai 1770, Cor., 1, p.131)

« Les économistes croyaient qu’avec quatre mots vagues et une douzaine de raisonnements généraux, on savait tout, et je leur ai prouvé qu’ils ne savaient rien. » (Lettre de Galiani à Mme d’Epinay, 6 novembre 1773, Cor., II, pp.274-275)

     Au final, Galiani avait voulu plaisanter pour causer la perte des économistes physiocrates, et de ce point de vue, il a réussi. Malheureusement, ce n’était pas un sujet pour plaisanter. Vingt-cinq années plus tard, c’est à cause de la cherté du pain, notamment, qu’on prenait la bastille. Ainsi, si cet aperçu historique avait une morale, une conclusion pour le lecteur contemporain, ce serait celle-ci : les sujets économiques sont d’une importance capitale ; ils conditionnement beaucoup, et marquent la vie des gens. Il ne faut jamais les aborder en plaisantant.

 

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[1] Sauf mention contraire, toutes les citations de cet article sont tirées des deux tomes de la Correspondance de Galiani, dans son édition de 1881.

[2]Ferdinando Galiani, De la monnaie [Della moneta, 1751], Paris, Economica, 2005, cité dans Christian Tutin (éd.), Une histoire des théories monétaires par les textes, Flammarion, 2009, p.101

[3] Ibid., p.103

[4] Ibid., p.99

[5] Ibid., p.101

[6]Œuvres de Marmontel, Tome 1, Mémoires, Paris, 1819, p.181

[7] Selon Auguste Lebeau, (Condillac économiste, Paris, 1903) ce furent les Dialogues qui portèrent le coup fatal à la secte des économistes.

[8] Voltaire, article « Blé » de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert

[9] Charles Dupin, Mémoire sur les blés, avec un projet d’édit pour maintenir en tout temps la valeur des grains à un prix convenable au vendeur et à l’acheteur, Paris, 1748

[10] Claude Jacques Herbert, Essai sur la police générale des grains, Paris, 1755

[11] Marquis d’Argenson, Journal et mémoires, édition J.B. Rathery, Tome VIII, 1866, p.220 Le marquis d’Argenson était en effet un grand promoteur de la liberté du commerce des grains. Cf. « La politique économique du marquis d’Argenson », Laissons Faire, N°2, Juillet 2013

[12] Louis Abeille, Principes sur la liberté du commerce des grains, Paris, 1768, pp.44-45

[13] Diderot avait insisté pour que Galiani publie ses Dialogues, et avait révisé et corrigé le texte avec Mme d’Epinay. Diderot écrira à Mademoiselle Volland : « Je me suis prosterné devant lui pour qu’il publiât ses idées. Je ne l’ai jamais écouté de ma vie avec autant de plaisir. » (cité dans Galiani, Cor., 1, 1881, note 1 p. 70)

[14] Grimm, Correspondance, 1er janvier 1770, édition Tourneux, Paris, 1878, p.418 ; Cité dans Condillac économiste, par Auguste Lebeau, Paris, Guillaumin, 1903, p.22

 

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