Takumi Tsuda, un passionné de l’école libérale française

Présentation d’un professeur japonais passionné du libéralisme français, et qui a beaucoup fait pour sa popularisation : Takumi Tsuda. C’est à ce professeur japonais que nous devons la redécouverte de l’oeuvre de Vincent de Gournay, l’inventeur du laissez-faire, qui était tombée dans l’oubli pendant plus de deux siècles.


Takumi Tsuda, un passionné de l’école libérale française

par Benoît Malbranque

Le Japon n’est pas connu comme un grand pays de libéralisme — en vérité, l’un des rares économistes autrichiens au Japon, Hiroyuki Okon, qualifia même un jour son pays de « désert libéral ». On y compte pourtant, comme partout ailleurs, quelques individus de grand mérite qui travaillent au développement des idées de liberté individuelle et de responsabilité individuelle au pays du soleil levant.

Aujourd’hui, je n’ai pas l’intention de recenser toutes ces personnes, car j’en ai choisi une, à laquelle je voue une grande admiration, le professeur Takumi Tsuda. Mais avant de vous faire découvrir ce monsieur, quelques mots sur ce désert libéral, ou plutôt sur ses quelques oasis.

On compte par exemple au Japon un Mises Institute, qui travaille sous la houlette du Tokyo Liberty Club, responsable de nombreuses activités et publications. De très nombreuses traductions d’œuvres des économistes autrichiens sont désormais disponibles en japonais grâce à leur travail de traduction. Sur ce point, une mention spéciale doit être attribuée à Tatsuya Iwakura, traducteur infatigable de Mises, Rothbard et Hoppe (voir son blog et quelques-unes de ses nombreuses traductions sur Amazon).

Sa dernière traduction est Anatomy of the State par Murray Rothbard :

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Après cette très rapide introduction au libéralisme au Japon (pour en savoir plus, cf. l’interview en anglais de Marc Abela, du Tokyo Liberty Club), passons à ma célébrité japonaise préférée : le professeur Takumi Tsuda.

Si j’ai choisi ce professeur, c’est d’abord parce que son travail l’a plusieurs fois rapproché de moi. Il est le spécialiste au Japon de l’école libérale française, et notamment de Turgot et de son maître Vincent de Gournay.

L’année passée, j’ai travaillé en profondeur l’œuvre de Vincent de Gournay pour préparer la publication d’un livre sur Les Économistes Bretons, qui s’ouvrirait sur une large étude de Gournay, natif de Saint-Malo, et pionnier de l’économie politique. Très tôt dans mes recherches, je me suis aperçu que beaucoup des informations que j’avais recueillies étaient dues à ce professeur japonais.

J’ai à de nombreuses reprises rappelé le rôle fondamental de Gournay dans l’histoire du libéralisme en France pour qu’il me soit permis de ne pas m’y attarder ici. Gournay est l’inventeur du « Laissez-faire, laissez passer », et le précurseur des physiocrates et de l’école classique en économie politique. (cf. notamment L’impulsion décisive. Histoire du cercle de Vincent de Gournay et Les économistes bretons, pionniers du « Laissez-faire »)

Ce qu’il est important de savoir, c’est ce que nous devons à Takumi Tsuda d’avoir redécouvert Gournay. Aussi étonnant que cela puisse paraître, c’est lui qui a donné, au Japon, la première édition de ses œuvres (en 1983 puis 1993). Comment est-ce possible que depuis la mort de Gournay en 1759, personne en France n’avait publié les œuvres d’un libéral si important, et qu’il a fallu qu’un japonais le fasse à notre place ?

La première raison est bien sûr que Vincent de Gournay est tombé dans un très grand oubli. Mais cette raison n’est pas suffisante, puisqu’en 1897 Gustave Schelle publiait un gros volume sur Vincent de Gournay (300pages, Paris, Guillaumin).

L’autre raison, plus importante, c’est que les œuvres de Gournay avaient été perdues, et que c’est Takumi Tsuda qui les a retrouvées. Gournay avait fourni tous ses papiers à l’abbé Morellet, un proche de Turgot, qui préparait un grand Dictionnaire de Commerce et qui avait donc le plus grand besoin d’une telle matière. Sauf qu’on ne sait trop comment, ces œuvres se sont perdus. Est-ce à cause de la Révolution, que Morellet a effectivement traversée en perdant beaucoup au passage ? Nul ne le sait. En tout cas, pendant deux siècles, il fut impossible de mettre la main dessus.

En 1976, Takumi Tsuda étudiait depuis plusieurs années déjà les écrits connus de Gournay avec une grande précision. Il avait recueilli quelques informations et partit en France à la recherche des œuvres perdues. À Gournay-sur-Aronde, dans l’Oise, il ne trouva rien. À Paris, quelques documents intéressants furent récupérés. La bibliothèque de l’Assemblée Nationale contenait un volume de Remarques de Vincent de Gournay sur la traduction de Child, qu’il n’avait encore jamais vu ; aux archives du ministère des Affaires étrangères, une autre copie, partielle celle-ci, fut découverte. Mais ces trouvailles n’étaient rien par rapport à la découverte majeure que Takumi Tsuda allait effectuer en Bretagne. C’est dans les archives de la Bibliothèque municipale de Saint-Brieuc que le professeur japonais trouva les Manuscrits complets de Gournay.

Revenu au Japon, Takumi Tsuda prépara une première édition comprenant la traduction du Traité sur le commerce de Joshua Child, avec les longues notes ajoutées par Gournay, lesquelles forment presque une réponse complète. En 1983 parut à Tokyo le Traité sur le commerce de J. Child (traduction et remarques de Vincent de Gournay), aux éditions Kinokuniya Company Ltd.

Takumi Tusda, sentant l’importance de l’œuvre de Gournay, ajouta à son édition une introduction très engagée dénonçant les erreurs d’interprétation qui avaient été faites sur l’économiste breton, et qui avaient fini par le faire oublier. Intitulée « Un économiste trahi, Vincent de Gournay (1712-1759) », cette introduction fut l’acte de renaissance de Gournay dans le monde académique.

Takumi Tsuda en 2007

Cette publication historique fut peu à peu remarquée en France. En 1987, Simone Meyssonnier publia un ouvrage très documenté sur « La genèse de la pensée libérale en France au XVIIIe siècle » (S. MEYSSONNIER, La balance et l’horloge. La genèse de la pensée libérale en France au XVIIIe siècle, Montreuil 1989), lequel, en se servant de la publication de Takumi Tsuda, présentait Gournay comme le pionnier du libéralisme en France.

Mais les cercles universitaires français, parfois lents à répondre. En France, à part l’ouvrage de Simone Meyssonnier, la réaction fut presque inexistante. Cela motiva Takumi Tsuda à poursuivre son travail d’éditeur, à partir des documents qu’il était le seul à avoir obtenu. En 1993 parut ainsi les Mémoires et lettres de Vincent de Gournay (Tokyo : Kinokuniya Co., 1993).

L’écho de cette deuxième publication fut plus important que le premier. Désormais, toute la scène académique effectuant des recherches sur l’histoire de la pensée économique française ou sur le libéralisme français se devra de connaître Vincent de Gournay et de lui accorder la place de pionnier qu’il mérite. Coïncidant avec une nouvelle génération de chercheurs dans ce domaine, la redécouverte de Gournay eut une grande portée. En 1999, Loïc Charles fit sa thèse sur La liberté du commerce des grains et l’économie politique et considéra Gournay comme le grand précurseur du libéralisme sur cette question importante.

En 2008, Simone Meyssonnier publia une édition française du Traité sur le commerce de J. Child suivi des remarques de Vincent de Gournay (Paris, L’Harmattan). Enfin, en 2011, après plusieurs années de travail, et sur la base du travail de Takumi Tsuda, une équipe de chercheurs réunis autour notamment de Loïc Charles, déjà cité, et Christine Théré (éditrice des Œuvres économiques de François Quesnay), publia un ouvrage déjà classique : Le cercle de Vincent de Gournay : Savoirs économiques et pratiques administratives en France au milieu du XVIIIe siècle (Paris, INED). Inutile de le cacher, toute cette redécouverte était due au japonais Takumi Tsuda, qui doit être reconnu comme un très grand parmi ceux qui essaient de faire revivre cette tradition libérale française jadis si florissante.

En 2007, Takumi Tsuda fut invité à Paris par la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, pour parler de Vincent de Gournay. Voici son discours, qui fut fait en français, langue que le professeur Tsuda maîtrise fort bien, et qui illustre toute son admiration pour nos penseurs libéraux, et notamment pour Gournay.

Permettez-moi d’abord de vous remercier chaleureusement d’avoir apprécié ma modeste contribution à la redécouverte d’un penseur français du XVIIIe siècle trop longtemps délaissé.

Aujourd’hui, votre présence rend honneur à l’activité et à l’œuvre de Vincent de Gournay, ancien intendant du commerce sous Louis XV.

Gournay a été longtemps un homme de légende. Parfaitement indifférent à sa réputation personnelle, il n’a signé aucun mémoire, ni ses propres écrits ni ceux qu’il écrivait à la demande d’autrui. Cette modestie a empêché que le projet d’édition de ses oeuvres conçu par Turgot et Montaudouin de la Touche, juste après sa mort, n’aboutisse.

Une autre conséquence des difficultés d’identification est le doute qui pèse sur l’authenticité de la célèbre formule “Laissez faire, laissez passer”.

Elle a fait l’objet de débats entre commentateurs : puisque Gournay est mercantiliste, il a pu dire “laissez faire”, mais il n’a pas pu dire “laissez passer”, disait-on, tantôt mercantiliste, tantôt précurseur de la Physiocratie, libéral ou protectionniste… quoi qu’il en soit, on le classait selon les schémas préétablis.

Mais le “laissez faire, laissez passer” de Gournay n’est pas celui de Thomas Legendre, un proche de Colbert, censé avoir dit “Laissez nous faire”, formule de commerçant privilégié. Ni celui, catégorique, des Physiocrates. Il n’est pas non plus celui, abstrait et général, des libre-échangistes du XIXe siècle.

Gournay a écrit à Grenoble un mémoire intitulé “Réflexions sur la contre-bande”, il a placé à la fin cette phrase :

Laissez faire, laissez passer, ces deux mots, étant deux sources continuelles de richesses.”

Il a écrit ceci en 1753, il y a exactement deux siècles et demi.

En fait, Gournay a revendiqué au milieu du XVIIIe siècle, à la fois la liberté et la protection pour faire face à une double concurrence anglaise puis allemande.

Les rapports entre les deux notions de liberté et de protection sont équivoques à nos yeux, voire contradictoires mais ce qu’il écrit précisément c’est qu’il faut “protéger la liberté”.

Que voulait-il dire par là ? Sans doute qu’il faut redécouvrir la liberté propre à la nature humaine voilée par les vieilles institutions, les usages et les façons de penser anciennes.

Il faut assurer la liberté en la débarrassant de ces entraves, autrement dit, aiguiser la liberté.

Gournay était convaincu de pouvoir transformer la réalité en supprimant toutes les contraintes imposées par l’ordre établi, avant même de chercher à élaborer un système théorique de la science économique.

Il s’opposait à toutes sortes de réglementations des corporations. Il n’a cessé de déplorer les pertes dues à la révocation de l’Édit de Nantes. Sans y mêler aucunement ses opinions religieuses.

En suivant la tradition humaniste, il prêche avec zèle comme une tâche urgente la rationalisation et l’humanisation de l’économie.

La science n’a pas de frontières. Il y a environ 40 ans, quand j’ai commencé mes recherches en France, je fus frappé par les facilités qui m’ont été accordées pour consulter les précieuses archives et documents sur Gournay, etc. J’éprouve une grande reconnaissance à l’égard du personnel des universités, instituts, archives et bibliothèques de votre pays. Sans la collaboration de ce personnel accueillant, je n’aurais pu mener à bien mon travail.

Je vous remercie de votre attention.

Nous ne pouvons achever cette présentation du travail admirable de Takumi Tsuda sans évoquer quelques auteurs que ce professeur a également parfaitement, tandis que tellement de chercheurs français continuent à les négliger.

C’est d’abord Richard Cantillon, qui doit être considéré comme l’un des fondateurs de l’économie scientifique. Takumi Tsuda a réédité au Japon en 1979 son Essai sur la nature du commerce en général (éditions Kinokuniya, 1979), à partir du texte manuscrit de la Bibliothèque municipale de Rouen [ps: l’édition de l’institut coppet est disponible ici]. C’est aussi Turgot : le professeur japonais a édité le Catalogue des livres de sa bibliothèque, qui nous fournit de précieux renseignements sur les centres d’intérêts et les sources potentielles d’influence du ministre de Louis XVI. C’est enfin J.-J.-L. Graslin, grand économiste du XVIIIe siècle qui, à cause de son opposition aux Physiocrates, a été marginalisé, à qui Takumi Tsuda consacra un bel article. (Note on J.-J.-Louis Graslin, Economic Review, 1962, vol. 13, issue 1, pages 80-84)

Voilà assez, je crois, pour admirer Takumi Tsuda, et saluer sa contribution à notre connaissance de l’histoire de la pensée libérale française.

Benoît Malbranque

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