La fausse réfutation des bienfaits du libre-échange par Galiani

Contre les Physiocrates, qui défendaient depuis une décennie la liberté du commerce des grains, l’abbé Ferdinando Galiani publia en 1770 des Dialogues dont l’ambition et l’effet étaient de les tourner en ridicule et qui, quant au fond, renvoyaient dos à dos les différentes solutions, dans un scepticisme soi-disant philosophique. Contraints de réagir, face à la popularité immense de ce brûlot dirigé contre leur école et leurs principes, les partisans du libre-échange composèrent plusieurs répliques : Morellet abandonna provisoirement son Dictionnaire de commerce pour écrire une Réfutation ; l’abbé Roubaud chercha à répondre à l’humour par l’humour, dans des Récréations économiques ; et enfin Le Mercier de la Rivière, nullement désarçonné par l’entrée en lice d’un adversaire un peu déroutant, réaffirma très sérieusement ses arguments en faveur de la liberté du commerce dans un gros livre intitulé : L’intérêt général de l’État ou la liberté du commerce des blés, démontrée conforme au droit naturel,  etc., avec la réfutation d’un nouveau système, publié en forme de dialogues sur le commerce des blés.

Cette réplique de Le Mercier de la Rivière incita Galiani à une réponse, qui utiliserait encore davantage le ridicule, la parodie et la farce. Il écrivit alors L’intérêt général de l’État ou la liberté des bagarres.

Après les fameux Dialogues, il s’agissait là d’une nouvelle mauvaise plaisanterie, où l’abbé assimilait l’échange à un vol, la concurrence à la guerre, et mille autres sophismes étriqués qu’il aurait été impossible de soutenir sérieusement. Galiani était habile : son recours à l’humour glaçait la rhétorique physiocratique et portait le débat au-delà des questions de faits et des rapports de cause à effet. On ne discutait plus les arguments rationnels — leur temps était passé, et l’abbé inaugurait celui des pétitions de principes et du détournement de la discussion par les automates du sophisme.     B.M.


La fausse réfutation des bienfaits du libre-échange par Galiani

[Le manuscrit de La liberté des bagarres est conservé à la Bibliothèque nationale (Nouvelles acquisitions françaises, 22253) et a fait l’objet d’une publication sous la direction de S. L. Kaplan en 1979. Nous publions aujourd’hui le huitième chapitre.]

Le Mercier de la Rivière, L’Intérêt général de l’État ou la liberté du commerce des blés Ferdinando Galiani, L’Intérêt général de l’État ou la liberté des bagarres

Résumé des vérités exposées dans les chapitres précédents. Simplicité de leur enchaînement. La justice de la liberté du Commerce est confirmée solennellement par les Édits de nos Rois. Propriété et Liberté sont deux Lois fondamentales de toute Société bien constituée. Le droit de propriété a souvent été blessé en France ; mais il n’en est pas moins la base naturelle et invariable de notre droit public.

Résumé des vérités exposées dans les chapitres précédents, et répétition monotone de la même chanson. La justice de la liberté des promenades est confirmée solennellement par les Édits de nos Rois. Promenade et liberté sont deux Lois fondamentales de toute Société. Le droit de promenade a souvent été blessé en France. Mais il n’en est pas moins la base invariable et naturelle de notre digestion.

La chaîne des idées que je viens de vous présenter, n’est pas difficile à saisir : le premier droit naturel et commun de tous les hommes, c’est le droit à l’existence ; et ils ne se réunissent en Société que pour s’assurer les moyens d’exister : Ainsi les Lois qui sont indispensablement nécessaires pour leur procurer ces moyens doivent être les lois essentielles et fondamentales de leur Société.

La chaîne des idées que je viens de vous présenter n’est pas difficile à saisir, car elle n’est pas bien longue et je tourne toujours autour du pot. Le premier droit naturel c’est Ie droit de marcher, et les hommes ne se réunissent aux Tuileries que pour s’assurer les moyens de se promener. Ainsi les lois qui sont indispensablement nécessaires pour leur procurer ces moyens, doivent être des lois fondamentales de leur Société, et c’est toujours la même chose que je dis, comme chacun voit.

De là il suit que la propriété mobilière, la propriété de ses travaux et des biens acquis par ses travaux, doit être solidement établie dans chacun des membres de la Société ; il suit encore que l’institution de la propriété foncière doit être regardée comme une Loi fondamentale, parce qu’elle est une condition morale essentielle à la multiplication des productions dont nous avons besoin pour exister ; il suit enfin qu’en vertu de ces divers droits de propriété, chaque homme doit jouir d’une pleine et entière liberté dans les échanges qu’il peut se proposer, soit de ses travaux contre des productions, soit de ses productions contre des travaux. De là il suit que le remuement des pieds et l’allongement des genoux et des jambes doit être solidement établi dans chacun des membres de la Société. Il suit encore que l’institution des souliers, des bas, et des culottes doit être regardée comme une Loi fondamentale, parce qu’elle est une condition morale essentielle à la multiplication des pas dont nous avons besoin pour nous promener. II suit enfin qu’en vertu de ces divers mouvements, chaque homme doit jouir d’une pleine et entière liberté dans les coups qu’il peut se proposer de donner, soit de ses coudes contre les grosses bedaines, soit de ses pieds contre les larges fesses.

Dans une Société juste et bien constituée, cette liberté n’est ainsi qu’une conséquence naturelle et nécessaire des premières Lois fondamentales ; elle doit par conséquent être regardée comme étant une Loi fondamentale elle-même : et comment lui refuser cette qualification, quand on voit qu’elle est un des principaux germes moraux de l’abondance des productions nécessaires à notre existence ?

Dans une Société juste et bien constituée, cette liberté n’est ainsi qu’une conséquence naturelle et nécessaire des premières Lois fondamentales, et si on me laissait faire, je répèterais toujours les mêmes mots et la même pensée pendant 418 pages in 8° sans discontinuer.[1]

[1] C’était la longueur de l’ouvrage de Lemercier de la Rivière : L’Intérêt général de l’État ou la liberté du commerce des blés (1770). (B.M.)

Pour vous faire voir combien cette liberté qui doit régner dans les échanges, cette liberté qui devient celle du Commerce tant intérieur qu’extérieur, est précieuse dans ses effets, je n’ai fait qu’emprunter les expressions de nos Souverains : si malgré ce que je vous ai dit, vous doutez cependant qu’elle soit également juste dans ses principes, c’est encore à la même autorité que j’aurai recours pour achever de vous persuader. Vous apprendrez de la bouche de nos monarques « qu’il est plus que raisonnable que chacun fasse son profit de ce qu’il a, et qu’en ce faisant, il accommode lui, son pays, et autrui par bénéfice des dits commerces et trafic. » [1]

[1] Les Édits d’Henri II et d’Henri IV, cités au chapitre précédent.

Pour vous faire voir combien cette liberté qui doit régner dans les promenades, cette liberté qui devient celle du commerce tant intérieur qu’extérieur est précieuse dans ses effets, je n’ai fait qu’emprunter les expressions de nos Souverains ; si malgré ce que j’ai dit, vous doutez que des idées aussi sublimes et neuves puissent avoir été découvertes, et imaginées avant que les Éphémérides du Citoyen parussent, c’est encore à vos yeux que j’aurai recours pour achever de vous persuader et de vous faire bailler. Vous apprendrez de la vive bouche de nos Monarques trépassés, qu’il est plus que raisonnable que chacun fasse son profit de ce qu’il a, et qu’en ce faisant, il accommode lui, son pays, et autrui par bénéfice des dits commerces et trafic. [1]

[1] Les Édits de Henri II et d’Henri IV cités au chapitre précèdent. De bonne foi aurait-on pu s’imaginer si je n’eusse pas rapporté ce passage qu’un trait pareil put se trouver dans nos Édits ? Y a-t-il rien de plus tranchant et de plus décisif pour terminer une bonne fois toutes nos Questions Économiques ? Tout n’est-il pas dit après cela ? Aussi je ne citerai plus aucun autre mot de nos Lois pour prouver qu’elles sont entièrement de mon avis en tout, et surtout pour la liberté indéfinie des Bagarres en y admettant même la concurrence des fiacres et des filous étrangers.

Que veut dire cette expression, il est plus que raisonnable ? Que signifie-t-elle, si ce n’est qu’il est conforme à la raison divine, à cette justice essentielle et immuable que notre faible raison doit toujours consulter quand elle ne veut pas s’égarer. [ … ]

Que veut dire cette expression, il est plus que raisonnable ? Que signifie-t-elle, si ce n’est qu’il est conforme à la raison divine, à cette justice essentielle et immuable que notre faible raison doit toujours consulter quand elle ne veut pas s’égarer. [1]

[1] Ce qui est conforme à la raison humaine est assurément raisonnable. Ainsi par conséquent ce qui est conforme à la raison divine est assurément plus que raisonnable. Je ne suis point né Théologien. J’ai pourtant trouvé à moi tout seul cette explication, et je défie Scot* et toute son école de subtiliser mieux. Je ne m’en suis pas vanté cependant, c’est que je suis modeste.

* Duns Scot (1266-1308), théologien écossais fondateur de l’école scolastique dite scotiste. (B.M.)

——

Sur Galiani, voir aussi Ferdinando Galiani, cet économiste italien qui a secoué la France

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.