François Bidet, Frédéric Bastiat, l’homme, l’économiste (1906)

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INTRODUCTION

L’attention du public, qui semblait depuis si longtemps indifférente à Frédéric Bastiat, lui est revenue durant ces dernières années. L’Académie des Sciences morales et politiques, dont l’auteur des Harmonies fut membre correspondant, a contribué, pour sa part, à ce revirement de l’opinion. A deux reprises, en effet, elle a proposé comme sujet de concours pour le prix Léon Faucher : La vie et l’œuvre de Bastiat. Cette initiative n’est pas restée stérile, puisque différents mémoires ont été par la suite déposés à l’Académie, dont deux, celui de M. P. Ronce et celui de M. G. de Nouvion, ont reçu des récompenses et ont été publiés, tandis que je préparais encore le présent ouvrage. Le livre de M. Ronce nous apporte des renseignements inédits sur la vie de Bastiat et celui de M. de Nouvion contient une exposition très complète de sa carrière politique pendant la révolution de 1848.

Quel que soit le mérite de ces travaux, je n’ai pas cru pour cela devoir abandonner mon étude, car ils n’ont pas épuisé, tant s’en faut, tout l’intérêt qui s’attache à la personnalité de Bastiat. Il n’y a pas seulement à considérer en lui l’auteur de ces Sophismes qui ont rendu son nom  si populaire en France, le polémiste au bon sens éveillé, spirituel et vainqueur, que tout le monde connaît, l’initiateur et l’apôtre du Libre-échange. Bastiat est encore le théoricien des Harmonies  Économiques, le représentant le plus compréhensif, le plus limpide et plus généreux de l’école optimiste et libérale, celui en qui se résume et se condense tout un mouvement économique antérieur. Il est aussi l’auteur des Pamphlets, le critique clairvoyant et impitoyable des doctrines socialistes, celui qui, le premier, a su donner de ces utopies une réfutation véritable, rigoureuse et méthodique. Qu’il s’agisse d’analyser l’état d’âme des novateurs, de retrouver dans les traditions historiques et littéraires de la France le secret de leur force et la source de leurs illusions, de mesurer l’empire qu’elles exercent sur l’intelligence des masses comme sur les institutions politiques du pays, de développer toutes les conséquences possibles de leurs systèmes, de montrer comment ils sont en contradiction avec la vraie nature de l’homme et comment ils excluent toute idée du droit et de la liberté individuelle, la critique de Bastiat est toujours fondée sur la psychologie la plus exacte des individus, sur l’intuition la plus sûre des mobiles qui les font agir, sur l’observation la plus rigoureuse des circonstances qui les enserrent ; elle est toujours logiquement déduite des principes généraux ; elle reste le plus souvent inattaquable. A ce titre, les Pamphlets  nous apparaissent comme l’une des premières applications que l’on ait faites en France de la psychologie à l’étude des sociétés et si, à certains égards, elle laisse encore à désirer, si, depuis, des philosophes de plus large envergure ont poussé l’analyse plus avant que ne l’avait fait Bastiat, il n’en garde pas moins le mérite d’avoir le premier dessiné les traits essentiels de cette critique, de l’avoir conduite avec une grande sûreté de méthode, de l’avoir exposée avec une clarté parfaite, avec une véritable éloquence.

Considéré sous cet angle, Bastiat est vraiment un initiateur, et il est assez piquant de constater que le même écrivain qui, dans les Harmonies  Économiques,  a résumé  Je  rêve social,  tout optimiste et tout enthousiaste, d’une génération d’âmes généreuses, de poètes et de croyants, est aussi le premier en France qui ait appliqué les procédés de la critique scientifique à l’étude des idées et des systèmes économiques. Ainsi son œuvre participe d’une double tendance : elle exprime le passé, elle prépare l’avenir.

De ces trois aspects fondamentaux de la pensée de Bastiat, aucun n’est indifférent ; c’est pourquoi nous nous efforcerons de les mettre également en lumière dans le cours de ce travail.

Mais avant d’aborder l’étude de l’économiste, nous croyons indispensable de faire connaitre l’homme, de montrer quelles influences ont agi sur le développement de son individualité, et comment il fut amené à prendre parti et à jouer un rôle dans les controverses et les révolutions qui agitèrent son époque et son pays. Utile toujours à qui veut connaître un écrivain, cette étude offre, lorsqu’il s’agit de Bastiat, un intérêt particulier. Elle nous montrera quel accord profond il eut à cœur de réaliser entre les aspirations les plus intimes de sa sensibilité, son rôle d’homme politique et son œuvre de polémiste. S’étant formé, dès le début de sa carrière, un idéal de justice, il en fit la règle de sa vie, le critérium de ses doctrines, le but pratique de tous ses efforts ; il l’aima avec l’ardeur d’un croyant et il employa toute son activité à le faire pénétrer dans l’esprit de ses contemporains et à le faire triompher dans le monde des faits politiques et sociaux.

A ce titre, la vie de Bastiat est l’un des plus beaux exemples que nous offre l’histoire de dévouement absolu à un idéal, d’honnêteté  politique et intellectuelle, de droiture et de désintéressement.

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Extrait de la 2e partie

POUR LE LIBRE-ÉCHANGE

Le nom de Bastiat est lié très intimement au mouvement libre-échangiste français, dont il fut à la fois l’initiateur le plus convaincu et le plus téméraire, le théoricien le plus limpide elle plus absolu, le polémiste le plus alerte et le plus brillant. On sait ce qu’il faut entendre par ces mots de mouvement libre-échangiste. Sous l’influence de causes diverses, dont la plus importante était le développement inattendu de la grande industrie, une révolution profonde était en voie de s’accomplir dans le régime douanier des puissances de l’Europe occidentale, et l’ancien système d’isolement et de restrictions, connu sous le nom de système protecteur, tombait graduellement, pour faire place au système tout opposé de la liberté commerciale.

Le marché intérieur, devenant insuffisant pour alimenter une production industrielle toujours croissante, l’Angleterre, la première en date parmi les nations européennes, éprouva le besoin de se créer des débouchés au dehors et, pour obtenir pour ses produits le libre-accès des pays voisins, elle fut amenée à leur ouvrir les portes du marché national.

Adam Smith et les physiocrates avaient préparé ce mouvement, dès la fin du XVIIIe siècle, en montrant quelles entraves le régime protecteur apportait au libre développement de l’industrie. Leurs inconvénients apparurent plus clairement encore aux économistes de la génération suivante, qui furent les témoins du prodigieux essor de l’industrie britannique, et qui, par suite, comprirent mieux toute l’étendue de la révolution, qui devait en résulter, dans les relations commerciales des peuples. Leurs idées, conformes à la fois aux intérêts des grands producteurs et à ceux des ouvriers, firent peu à peu la conquête de l’opinion publique, et elles ne tardèrent pas à avoir leur répercussion dans la vie politique du pays. En 1827, la diminution des droits qui frappaient les blés, sous le ministère Huskisson, fut un premier succès pour les libre-échangistes ; dix-sept ans s’écoulèrent, puis, en 1844, Richard Cobden créa la ligue contre la loi des grains, l’anticorn law league, et entreprit toute une campagne de discours et de pamphlets, en vue d’obtenir l’abolition complète des lois céréales. On sait comment, en 1846, le ministère de sir Robert Peel devait donner satisfaction aux ligueurs. L’abrogation des droits sur les blés fut une première et large brèche dans le vieil édifice protectionniste ; les autres restrictions douanières, et, finalement, le fameux acte de navigation ne tardèrent pas à les suivre dans leur chute.

C’est en 1845 que Bastiat, publiant son livre : Cobden et la ligue, révélait au public français, qui jusque-là ne s’en doutait guère, le mouvement économique dont l’Angleterre était le théâtre. L’année suivante, paraissaient les articles d’Alcide Fontevraud dans la Revue Britannique et l’Annuaire de l’économie politique, et les Études sur l’Angleterre, de Léon Faucher. Nous ne reviendrons pas sur l’histoire de l’agitation libre-échangiste en France, dont nous avons donné un aperçu à propos de la vie de Bastiat ; mais, ce que nous devons faire ici, c’est d’étudier le régime protecteur, tel que le pratiquèrent la Restauration et la Monarchie de Juillet, et de noter les points d’appui qu’il rencontrait alors dans l’opinion française, dans le gouvernement, enfin dans les doctrines économiques par lesquelles on prétendait le justifier. Ayant ainsi bien mesuré les forces du parti prohibitionniste, la puissance des intérêts matériels qu’il mettait en jeu, et la portée des arguments  qui militaient en leur faveur, nous serons mieux à même de comprendre le point de vue radicalement opposé dont Bastiat fit comme le centre de ses attaques ; les ressources polémiques qu’il lui fournit, la valeur de l’un et des autres, enfin les raisons qui expliquent l’avortement final de sa campagne, et l’échec momentané, dont furent frappées en France les idées qui triomphaient, au même moment, en Angleterre.

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